Il faut ensuite étudier l'emploi qu'on fait du nom de Dieu en l'invoquant, par mode de prière et de louange. De la prière, on a déjà parlé (Q. 83). Reste à traiter de la louange.
- Faut-il louer Dieu oralement ?
- Doit-on, dans les louanges de Dieu, employer des chants ?
Objections
1. Non, si l'on en croit le Philosophe : « Ce n'est pas la louange qu'il faut aux meilleurs, mais davantage et mieux. » Or Dieu est au-dessus de tout ce qu'il y a de meilleur. Donc on ne lui doit pas la louange, mais quelque chose de plus. Aussi l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 43.30) dit-il que Dieu « dépasse toute louange ».
2. Louer Dieu c'est lui rendre un culte, car c'est faire acte de religion. Or le culte de Dieu doit venir du cœur plus que des lèvres. Notre Seigneur, en S. Matthieu (Matthieu 15.7), cite ce reproche d'Isaïe (Ésaïe 29.13) : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais leur cœur est loin de moi. » Donc la louange de Dieu réside davantage dans le cœur que sur les lèvres.
3. Les louanges verbales qu'on adresse aux hommes veulent les provoquer à mieux faire. De même que les méchants s'enorgueillissent des éloges qu'on leur fait, les bons y trouvent un stimulant pour le bien, selon les Proverbes (Proverbes 27.21) : « Comme l'argent est éprouvé au creuset, ainsi fait-on l'épreuve de l'homme aux louanges qu'il reçoit. » Mais nos paroles ne peuvent provoquer Dieu à mieux agir, tant parce qu'il est immuable que parce qu'il est le souverain Bien, et ne peut progresser. Donc il ne faut pas louer Dieu vocalement.
En sens contraire, le Psaume (Psaumes 63.6) s'écrie « La joie sur les lèvres, je dirai ta louange. »
Réponse
Nous employons des paroles pour nous adresser à Dieu avec une toute autre raison que pour nous adresser à un homme. Envers celui-ci nous employons des paroles pour exprimer les pensées de notre cœur, qu'il ne peut connaître autrement. Et c'est pourquoi nous employons à son égard la louange vocale pour faire connaître à lui et aux autres la bonne opinion que nous avons de lui ; cela pour provoquer à mieux faire celui que nous louons, et pour porter ceux qui entendent sa louange, à l'estimer, à le respecter et à l'imiter.
Mais envers Dieu nous employons des paroles non pour révéler nos pensées à celui qui lit dans les cœurs, mais pour engager nous-mêmes et ceux qui nous entendent à le révérer. C'est pourquoi la louange vocale est nécessaire, non pour Dieu mais pour celui qui le loue, dont l'amour est porté à Dieu par cette louange, selon cette parole du Psaume (Psaumes 50.23) : « Qui offre le sacrifice d'action de grâce, celui-là me rend gloire. » Et dans la mesure où le cœur de l'homme s'élève vers Dieu par la louange divine, il s'éloigne de tout ce qui lui est contraire, selon Isaïe (Ésaïe 48.9) : « Pour mon honneur, je vais patienter avec toi, et non pas t'exterminer. » En outre, la louange de nos lèvres sert à entraîner vers Dieu le cœur de ceux qui nous entendent, ce qui fait dire au Psaume (Psaumes 34.2) : « Sa louange sera sans cesse dans ma bouche », et ensuite : « Qu'ils écoutent, les humbles, qu'ils jubilent ! Magnifiez le Seigneur avec moi ! »
Solutions
1. Nous pouvons parler de Dieu de deux manières. D'abord en le considérant dans son essence. À ce point de vue, comme il est incompréhensible et ineffable, sa grandeur le met au-dessus de toute louange. Mais sous ce rapport, on lui doit révérence et culte de latrie. De là ce que nous lisons dans le Psautier de S. Jérôme (64.2) : « Pour toi mon Dieu, le silence est louange », pour ce qui est du premier point ; et pour ce qui est du second : « Qu'on acquitte envers toi son vœu. » Nous pouvons aussi parler de Dieu en considérant ses œuvres, qu'il ordonne à notre usage. C'est à ce point de vue qu'on doit à Dieu la louange. Nous comprenons alors les paroles d'Isaïe (Ésaïe 63.7) : « je vais rappeler les miséricordes du Seigneur, je proclamerai ses louanges pour tout ce qu'il nous a donné. » Nous lisons aussi dans Denys : « Les louanges saintes des théologiens, c'est-à-dire la louange divine, consistent à disposer les noms divins dans leurs paroles et dans leurs hymnes d'après les manifestations bienfaisantes de la Théarchie », c'est-à-dire de la divinité.
2. La louange qu'expriment nos lèvres est inutile à celui qui la donne si elle n'est pas accompagnée de la louange du cœur, car il dit à Dieu sa louange lorsqu'il médite ses merveilles. Mais la louange extérieure et vocale a l'efficacité d'éveiller ces sentiments intérieurs chez celui qui la chante, et de provoquer les autres à louer Dieu, on vient de le dire.
3. Nous ne louons pas Dieu pour son utilité, mais pour la nôtre, nous venons de le dire.
Objections
1. Il semble que non, car S. Paul écrit aux Colossiens (Colossiens 3.16) : « Enseignez-vous et exhortez-vous mutuellement, par des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels. » Nous ne devons introduire dans le culte de Dieu rien de plus que ce qu'autorise l'Écriture. Ce texte nous montre que dans la louange divine, ce ne sont pas nos lèvres, c'est notre esprit qui doit chanter.
2. Sur ce texte de S. Paul aux Éphésiens (Éphésiens 5.19) : « Chantez et psalmodiez dans vos cœurs au Seigneur », S. Jérôme écrit : « Qu'ils entendent cela, les jeunes gens qui dans l'église ont la charge de chanter les psaumes : ce n'est pas avec sa voix mais avec son cœur qu'on doit chanter pour Dieu. Qu'ils n'imitent pas les acteurs qui se gargarisent avec des drogues pour s'adoucir la gorge, et qu'ils évitent de faire entendre dans l'église des modulations et des chants de théâtre. » Donc il ne faut pas introduire de chants dans la louange de Dieu.
3. Louer Dieu convient aux petits comme aux grands selon l'Apocalypse (Apocalypse 19.5) : « Dites votre louange à votre Dieu, vous tous qui êtes ses serviteurs et le craignez tous, les petits et les grands ! » Or les dignitaires de l'Église ne doivent pas chanter. S. Grégoire dit en effet : « Par le présent décret, je prescris que, dans cette église, les ministres de l'autel ne doivent pas chanter. » Les chants ne conviennent donc pas à la louange divine.
4. Sous l'ancienne loi on louait Dieu avec des instruments de musique et des voix humaines, selon ce verset du Psaume (Psaumes 33.2) : « Louez le Seigneur sur la cithare, jouez pour lui sur la harpe à dix cordes, chantez-lui un cantique nouveau ! » Or l'Église a abandonné l'usage des instruments, comme la cithare et la harpe, pour ne pas paraître imiter le judaïsme. Pour le même motif il ne faut donc pas employer le chant dans la louange de Dieu.
5. La louange du cœur l'emporte sur celle des lèvres. Or le chant met obstacle à cette louange spirituelle. Ceux qui chantent sont distraits par leur application à chanter, et ne font pas attention au texte. Ceux qui les entendent saisissent moins facilement les paroles, que le chant rend inintelligibles. Il ne faut donc pas les employer à la louange de Dieu.
En sens contraire, S. Ambroise a institué le chant dans l'Église de Milan, comme le rapporte S. Augustin dans ses Confessions.
Réponse
Nous avons dit la nécessité de la louange vocale pour entraîner le cœur humain vers Dieu. Tout ce qui peut contribuer à ce résultat aura donc sa place dans la louange divine. Or, c'est évident, des mélodies diverses provoquent en l'âme humaine des dispositions différentes. Aristote dans sa Politique et Boèce dans le prologue de son traité sur la Musique, l'ont remarqué. On a donc décidé de façon salutaire d'employer des chants dans la louange divine, pour exciter plus de dévotion dans les cœurs tièdes. S. Augustin le dit dans ses Confessions : « je suis amené à approuver la coutume de chanter à l'église pour que les sons agréables à entendre réveillent dans les âmes faibles des sentiments de piété. » Et parlant d'expérience : « J'ai pleuré à tes hymnes et à tes cantiques, tant les accents suaves de ton Église m'ont vivement ému. »
Solutions
1. « Cantiques spirituels » peut s'entendre non seulement du chant intérieur de l'âme, mais aussi du chant de nos lèvres, pour autant que de tels cantiques éveillent la dévotion spirituelle.
2. S. Jérôme ne blâme pas purement et simplement le chant ; il critique ceux qui chantent à l'église d'une manière théâtrale, non pour porter à la dévotion, mais pour se faire valoir ou pour flatter la sensibilité. S. Augustin est du même avis : « Quand il m'arrive d'être ému plus par le chant que par ce qu'on chante, je me reconnais coupable et pécheur, et j'aimerais mieux alors ne pas entendre celui qui chante. »
3. C'est exciter les âmes à la dévotion d'une manière plus noble que de le faire par l'enseignement et la prédication plutôt que par le chant. C'est pourquoi les diacres et les prélats, qui ont cette fonction, ne doivent pas s'adonner au chant, pour ne pas se soustraire à des tâches supérieures. Comme dit S. Grégoire : « C'est une coutume très répréhensible que les ministres établis dans l'ordre du diaconat se consacrent à la musique vocale, quand il leur conviendrait de vaquer à l'office de la prédication et à la gestion des aumônes. »
4. Aristote remarque que « l'on doit bannir de l'enseignement l'usage de la flûte, ou de tout autre instrument analogue, comme la cithare, et n'admettre que ce qui est capable d'améliorer les auditeurs ». Les instruments de musique de ce genre, en effet, touchent l'âme par des émotions agréables plus qu'ils ne forment en elle de bonnes dispositions intérieures. Dans l'Ancien Testament, on en faisait usage à un double titre. Le peuple étant plus endurci et charnel, il fallait le toucher par ce moyen, comme par la promesse de biens terrestres. D'autre part ces instruments matériels avaient un sens figuratif.
5. Si l'on s'adonne au chant pour la jouissance qu'on y trouve, l'âme est distraite et ne peut être attentive au sens des paroles. Mais si l'on chante par dévotion, on médite plus attentivement ce qu'on dit, parce qu'on s'arrête longuement aux mêmes objets; et d'autre part, dit S. Augustin : « Tous les sentiments de notre âme trouvent dans le chant des modulations qui s'adaptent à leurs nuances diverses, et les font vibrer par une secrète harmonie. » Il en va de même pour les auditeurs. Et même s'ils ne comprennent pas ce qu'on chante, ils savent néanmoins pourquoi l'on chante : pour louer Dieu, et cela suffit pour exciter leur dévotion.
Étudions maintenant les vices opposés à la religion. Certains ont en commun avec elle qu'ils pratiquent un culte divin. Les autres manifestent au contraire leur opposition totale, par le mépris de tout ce qui touche au culte de Dieu.
La première catégorie se rattache à la superstition, la seconde, à l'irréligion. Aussi étudierons-nous : 1°. La superstition proprement dite (Q. 92) et ses parties (Q. 93 et 94-96). — 2°. L'irréligion et ses parties (Q. 97-100).