- Est-elle un vice opposé à la religion ?
- A-t-elle plusieurs parties ou espèces ?
Objections
1. Apparemment non. Car un des contraires n'entre pas dans la définition de l'autre. Or la religion entre dans la définition de la superstition, car, à partir du texte de S. Paul (Colossiens 2.23) : « Ces préceptes ont réputation de sagesse avec leur culte arbitraire (superstitions) », la Glose la définit : « La religion pratiquée avec excès. » Donc la superstition n'est pas un vice contraire à la religion.
2. On lit dans les Étymologies d'Isidore : « On appelle superstitieux d'après Cicéron ceux qui, à longueur de journée, priaient et offraient des sacrifices pour que leurs fils leur survivent (superstitesfierent). » Mais cela peut se faire selon le culte de la vraie religion. Donc la superstition n'est pas un vice contraire à la religion.
3. La superstition semble impliquer un excès. Mais la religion ne peut connaître d'excès ; jamais, nous l'avons dit, nous ne pouvons rendre à Dieu ce que nous lui devons. Donc la superstition ne peut s'opposer à la religion.
En sens contraire, S. Augustin nous dit « Tu touches la première corde, sur laquelle on rend son culte au Dieu unique, et voici que tombe le monstre de la superstitition. » Culte du Dieu unique — c'est-à-dire religion — et superstition s'opposent donc bien.
Réponse
La religion est une vertu morale, nous l'avons dite. Nous avons aussi enseignés que la vertu morale s'établit dans le juste milieu. Le vice peut donc doublement s'y opposer : par excès et par défaut. Or, on peut outrepasser la mesure vertueuse par excès, non seulement au point de vue de la quantité, mais aussi relativement aux autres circonstances de l'action. Ainsi rencontrons-nous des vertus, comme la magnanimité et la magnificence, où l'excès vicieux ne consistera pas à tendre à un objet plus élevé que celui de la vertu, mais peut-être à un objet moindre ; et pourtant il y aura excès par rapport au juste milieu, si l'on fait quelque chose pour qui on ne le doit pas, quand il ne le faut pas, ou avec quelque autre abus dans les circonstances de l'acte, comme le montre Aristote. Ainsi donc la superstition est un vice qui s'oppose à la religion par excès ; non que l'on rende à Dieu plus d'hommage que ne fait la vraie religion, mais par le fait qu'on rend le culte divin à qui on ne le doit pas, ou d'une manière indue.
Solutions
1. Par métaphore, il nous arrive de parler de bonté là où il y a malice. Nous parlerons par exemple d'un « bon » voleur. De même, on emprunte parfois le nom des vertus pour désigner des actions mauvaises. Ainsi vous trouverez « prudence » pour « ruse » dans ce texte de S. Luc (Luc 16.8) : « Les fils de ce monde sont plus prudents que les fils de lumière. » C'est de cette manière qu'on donne à la superstition le nom de religion.
2. L'étymologie nous reporte à l'origine du mot ; le sens, au contraire, à la chose qu'on s'est proposé de désigner en employant ce mot. Or, ces deux points de vue peuvent être différents. Le mot lapis, pierre, dérive de laesio pedis, blessure du pied, et pourtant ce n'est pas là ce qu'il signifie, sinon le fer qui blesse le pied serait une pierre. De même le mot superstition ne nous reporte pas nécessairement à ce qui en est l'origine.
3. La religion ne peut connaître d'excès dans sa mesure essentielle, mais bien dans sa mesure relative ; par exemple lorsqu'on fait dans le culte divin quelque chose que l'on ne doit pas faire.
Objections
1. Apparemment non. « Si l'un des opposés est multiple, l'autre l'est aussi », dit Aristote. Mais la religion, qui est l'opposé de la superstition, ne comporte aucune multiplicité d'espèces, et tous ses actes sont relatifs à une seule. Il n'y a donc pas plusieurs espèces de superstition.
2. L'opposition s'établit par rapport à un même terme. Religion et superstition s'opposeront donc par rapport à ce qui nous ordonne à Dieu, puisque c'est là-dessus que porte la religion, on l'a dit. On ne pourra donc, pour distinguer des superstitions d'espèce différente, tenir compte des procédés divinatoires qui servent à connaître les événements humains, ou de certaines observances humaines.
3. Par ailleurs, puisque la Glose sur le texte de S. Paul déjà cité explique le mot de « superstition » par « religion simulée », il faudrait mettre la simulation au nombre des espèces de superstition.
En sens contraire, S. Augustin distingue diverses espèces de superstitions.
Réponse
En matière de religion, nous venons de le dire, la vie consiste à dépasser dans les circonstances de l'acte le juste milieu de la vertu. Nous avons exposé autrefois que n'importe quelle espèce de dérèglement dans les circonstances ne pouvait suffire à changer l'espèce du péché. Il faut pour cela que ce dérèglement engage un objet ou une fin distincte, car c'est là ce qui donne à nos actes leur espèce morale, on l'a montré plus haut.
Pour distinguer les différentes espèces de superstition nous partirons donc tout d'abord de l'objet. Nous pouvons en effet rendre le culte divin au vrai Dieu à qui nous le devons, mais d'une manière indue : ce sera la première espèce de superstition. Mais nous pouvons aussi rendre ces mêmes honneurs à qui n'y a pas droit : une créature quelconque. Voilà une autre forme de superstition, qui est elle-même un genre, que nous allons diviser en de nombreuses espèces en considérant cette fois les diverses fins du culte divin.
Son premier but c'est d'honorer Dieu : ce point de vue nous permet de distinguer une première espèce : l'idolâtrie qui se propose indûment de rendre à la créature l'hommage dû à Dieu. En rendant son culte à Dieu, l'homme cherche aussi à recevoir de lui quelque enseignement. Nous aurons, par rapport à cette seconde fin du culte, la divination superstitieuse, qui interroge les démons, concluant avec eux des pactes tacites ou exprès. Le culte nous offre enfin certaines règles d'action prescrites par le Dieu qu'il honore. À cette finalité se rattacheront les pratiques superstitieuses. S. Augustin touche ces trois points lorsqu'il écrit : « Est superstitieux tout ce qu'ont fait les hommes en fabriquant et honorant les idoles » — première espèce ; ou encore, ajoute-t-il, « tout ce qui est consultation des démons ou pacte symbolique accepté et conclu avec eux » — c'est notre deuxième espèce. La troisième est indiquée un peu plus loin en ces termes : « Appartiennent à ce genre de superstition toutes les ligatures, etc. »
Solutions
1. Selon Denys « le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n'importe quel défaut ». De ce principe nous avons conclue qu'à une même vertu s'opposent plusieurs vices. Ce que dit Aristote est vrai des opposés dont la multiplicité dépend de cela même à quoi ils s'opposent.
2. La divination et les pratiques dont il s'agit se rattachent à la superstition parce qu'elles dépendent de certaines activités des démons. Elles se rattachent ainsi aux pactes conclus avec eux.
3. Les mots de « religion simulée » signifient dans ce texte « le cas où l'on applique à une tradition humaine le nom de religion », ainsi que la Glose elle-même le dit. Il s'agit donc simplement du culte rendu au Dieu vrai, mais d'une manière indue — si par exemple on voulait, au temps de la grâce, suivre dans le culte de Dieu les rites de la loi ancienne. C'est le sens littéral de la Glose.
1°. Celle qui consiste à rendre au vrai Dieu un culte indu (Q. 93). — 2°. L'idolâtrie (Q. 94). — 3°. Les pratiques superstitieuses (Q. 95).