« Thalès de Milet, l’un des sept sages, a professé que l’eau était l’élément universel. Cet homme semble avoir ouvert la carrière de la philosophie, et c’est de lui que la secte ionienne a pris son nom ; laquelle a donné naissance à la plupart des sectes venues ensuite. Après avoir été en Égypte pour se former à la philosophie, il revint à Milet, étant déjà vieux : il dit donc que tout provient de l’eau et tout doit retourner en eau. Il a été amené à cette conjecture, d’abord, parce que le germe d’existence de tous les animaux est une substance aqueuse ; il est donc rationnel d’en déduire que toutes choses tirent leur origine de l’eau. Ensuite il prouve que toutes les plantes ne se nourrissent et ne portent fruit qu’à l’aide de l’humidité ; tandis qu’elles se dessèchent, lorsqu’elles en sont privées. Troisièmement, il dit que le feu, même du soleil et des astres, ne s’alimente que des évaporations de l’eau, aussi bien que l’univers entier : ce qui a fourni à Homère l’idée d’attribuer à l’eau le principe créateur :
Ὠκεανοῦ ὅσπερ γένεσις πάντεσσι τέτυκται (Homère)
L’océan qui est la cause génératrice de toutes choses.
Voilà pour ce qui concerne Thaïes.
« Anaximandre de Milet dit que le principe des choses est l’infini ; car c’est de lui que tout sort, c’est en lui que tout vient se détruire ; aussi se crée-t-il et su détruit-il, sans relâche, des mondes infinis. Il nous apprend pourquoi il est infini ; c’est pour qu’il n’y ait pas cessation d’être, quelque part que ce soit, et que l’engendrement soit toujours actif. Ce philosophe pèche en ce qu’il ne nous explique pas ce que c’est que l’infini, si c’est l’air, ou l’eau ou la terre ou quelques autres corps : il pèche en nous rendant compte de la matière, sans nous donner sa cause créatrice ; car l’infini ne peut être autre chose que la matière, et cependant la matière n’a aucune vertu (innée) due à son énergie ; si l’on ne suppose ce qui la met en œuvre.
« Anaximène de Milet enseignait que l’air était l’élément des choses, car tout vient de l’air, et tout se résout en air : tel que notre âme, dit-il, qui n’est qu’un souffle d’air et qui exerce sur nous son empire. Le vent et l’air embrassent tout l’univers : ces deux mots πνεῦμα et ἀὴρ sont pris comme synonymes. Il pèche en posant en fait que les animaux se forment d’un air simple et uniforme ; car il est impossible que la matière soit l’unique principe d’existence, et l’on doit y adjoindre la cause efficiente : ainsi l’argent ne suffit pas pour produire une coupe, à moins d’un ouvrier, qui est l’orfèvre. Il en est de même de l’airain, du bois et des autres matières.
« Héraclite et Hippasus de Métaponte reconnaissent dans le feu le principe de toutes choses : c’est de lui que tout est sorti, c’est en lui que tout doit finir, disent-ils. Lorsqu’il s’éteindra, l’univers se reconstruira. D’abord la portion la plus compacte se condensera en soi-même, qui est la Terre : puis la Terre venant à se détendre naturellement de la contraction opérée par le feu, produira l’Eau : l’air se formera de la vaporisation de cette dernière : puis, de nouveau, l’univers et tous les corps qu’il renferme se consumeront par la combustion. Le feu est donc le principe, parce que tout eu sort : il est le terme, parce que tout vient s’y résoudre.
« Démocrite qu’Épicure a suivi en majeure partie, donne pour éléments aux êtres les corpuscules insécables, seulement conçus par la pensée, qui n’ont rien de commun avec le vide, qui sont ingénérés, éternels, impérissables, infrangibles, incapables de prendre une figure formée de parties inaltérables et perceptibles par la seule pensée. Ces corps se meuvent dans le vide et à l’aide du vide : quant au vide, il est infini, de même que ces corps, qui sont infinis. Tous les corps ont trois accidents : la forme, la grandeur et la pesanteur. Démocrite n’en avait admis que deux, la grandeur et la forme. Épicure y a ajouté la pesanteur ; car il est de toute nécessité, disait-il, pour que les corps soient mis en mouvement, qu’ils aient reçu le choc de la pesanteur, sans lequel ils seraient immobiles. Les formes des atomes sont indéfinissables, mais non infinies : ainsi ils n’ont ni la forme d’un hameçon, ni celle d’un trident, ni celle d’un anneau ; car ces formes seraient faciles à briser ; au lieu que les atomes sont infrangibles et exempts de toute impression extérieure. On les nomme atomes, non parce qu’ils sont la dernière molécule des corps ; mais parce qu’ils ne peuvent être coupés : ils sont sans atteinte venant du dehors et sans mélange de vide ; en sorte qu’en disant atome, on entend un corps infrangible, impassible, sans mélange de vide. On comprend ce que veut dire le terme atome, ce sont des éléments toujours persistant et sans vie : en un mot la monade.
« Empédocle, fils de Méton, natif d’Agrigente, admet quatre éléments : le feu, l’air, l’eau, la terre, plus deux puissances archiques : l’amitié et la contention, dont l’une tend à réunir, l’autre à diviser. Voici comment il le dit :
« Écoutez d’abord quelles sont les quatre bases de toutes choses : l’étincelant Jupiter, Junon qui communique la vie, Pluton et Nestis qui inonde de ses larmes la source de mortalité. »
Il entend par Jupiter l’ardeur éthérée ; par Junon qui communique la vie, l’air ; la terre, par Platon ; quant à Nestis et la source de mortalité, c’est comme le germe et l’eau. »
On peut juger ainsi la discorde qui règne entre les premiers philosophes physiciens. Leur opinion sur les éléments ne présuppose ni Dieu, ni créateur, ni ordonnateur, ni cause première de toutes les choses, ni même des Dieux, ni des puissances incorporelles, ni des natures intellectuelles, ni des substances raisonnables, ni en un mot rien qui, dans ces éléments, soit en dehors des sens. Anaxagore est donc le premier qu’on cite parmi les Grecs, qui, dans ses entretiens sur les éléments, ait fait apparaître le Νοῦς (l’esprit) comme cause de toutes choses. On rapporte de lui, qu’émerveillé plus qu’aucun de ceux qui l’avaient précédé, du système de la nature, il abandonna ses champs à la dépaissance des troupeaux ; et le premier parmi les Grecs rectifia l’enseignement concernant les éléments : il ne se borna pas comme ses devanciers à traiter de la substance considérée dans les choses ; mais il rechercha la cause qui la fait mouvoir. Dans le principe, dit-il, toutes choses étaient confondues, l’esprit y pénétrant, les tira du chaos, pour y établir l’ordre. Ce qui doit causer notre étonnement, c’est que, après avoir enseigné de la sorte la divinité, il ait pu passer pour athée aux yeux des Athéniens ; parce qu’au lieu de célébrer la divinité du soleil, c’était le créateur du soleil qu’il nommait Dieu, et peu s’en fallut qu’on ne le fît périr, en le lapidant. On prétend qu’il ne conserva pas pur et intact ce dogme qu’il avait enseigné, en ce qu’en effet il avait bien placé l’esprit au-dessus de toutes choses ; mais il n’avait plus expliqué par l’esprit et le raisonnement, l’ordre de l’univers. Écoutons, à cet égard, la manière dont Socrate accuse ce personnage illustre, dans le traité de l’âme, de Platon.