« Qui supporterait l’idée que cette vaste maison, formée du ciel et de la terre, à laquelle, en considérant l’immensité et la plénitude de sagesse qu’on y découvre, nous donnons le nom d’univers, (Κόσμος), ait été mise dans l’ordre que nous admirons par des atomes, mus sans aucun ordre ; en sorte que le désordre aurait été un principe d’ordre ? Comment admettre que les mouvements les plus réguliers, et les révolutions les mieux établies, seraient issus d’une impulsion sans dessein ? Comment comprendre que l’harmonie si parfaite de la mécanique céleste ait été exécutée par des instruments ignorants et discordants ?
Quel mode d’action a pu faire que, d’une substance unique et la même dans tous les êtres, douée d’une nature indestructible, sauf, disent-ils, la différence de formes et de grandeurs, soient sortis des corps divins, sans souillure, et éternels (ils le renient ainsi), en possession d’un bonheur infini, suivant la dénomination qu’Épicure lui-même a employée : (ἑμακραίωνα) ; tant ceux qui se laissent voir (φαινόμενα) : le soleil, la lune, les astres, la terre et l’eau ; que ceux qui restent invisibles (ἀφανῆ) : Dieux, démons et âmes ; car ils ne peuvent pas nier qu’ils existent, quelque bonne volonté qu’ils en eussent ? Puis viennent les animaux et les plantes : les uns doués d’une grande longévité : savoir, parmi les oiseaux, assure-t-on, les aigles, les corbeaux, les phénix ; parmi les animaux terrestres, les cerfs, les éléphants et les serpents (δράκοντες) ; parmi les habitants des eaux, les baleines ; entre les arbres, les palmiers, les chênes, les persées (περσέαι) : arbres dont les uns conservent leurs feuilles (ceux qui en ont fait le calcul, en reconnaissent quatorze), les autres poussent et perdent leurs feuilles, suivant la saison. La plus grande partie des plantes et des animaux n’ont qu’une vie promptement écoulée et d’un terme court : de ce nombre est l’homme, comme l’a dit la Sainte-Ecriture.
« L’homme, né de la femme, vit peu (Job, XIV, 1). »
Ce sont, disent-ils, les variations qui se rencontrent dans les accrochements des atomes qui sont causes de cette différence dans la durée d’existence. Il en est parmi les atomes qui, prétendent-ils, sont tassés et pressés les uns contre les autres, à la manière des feutres, en sorte qu’il devient tout à fait difficile de les séparer complètement ; d’autres, au contraire, ont une cohésion plus humide et plus lâche. Voilà ce qui fait que les atomes sont plus ou moins adhérents, et qu’ils brisent les liens de leur connexion, ou plus tôt ou plus tard : les uns, étant les produits d’atomes homogènes : les autres, devant leur mixtion à des atomes hétérogènes.
« Quel est donc celui qui a fait ce triage, pour réunir ou pour éloigner ces divers principes ? Qui a mis ensemble ceux-là, qui devaient former le soleil ? Qui a mis à part ceux-ci, dont la lune devait être composée ? Qui a combiné chaque atome d’après la convenance relative à la nature de chaque astre ? Jamais, en effet, les atomes solaires, par leur quantité, par leurs qualités, par la manière dont ils sont unis, n’auraient pu servir à produire la lune, comme les agencements des atomes lunaires n’auraient jamais fait le soleil. Jamais l’Arcture, encore qu’il ait une éclatante lumière, ne pourrait se glorifier d’avoir les atomes de Vénus, ni les Pléiades d’avoir ceux d’Orion. C’est avec un grand sens que Paul a établi leur différence :
« autre, dit-il, est la gloire du soleil, autre est la gloire de la lune, autre est la gloire des astres. L’astre diffère de l’astre en gloire (1ère aux Corinth., XV, 41) »
Et quand bien même cette concentration des atomes aurait été inaperçue par eux, puisqu’ils sont inanimés ; il ne fallait pas moins qu’elle procédât d’un agent doué de savoir. Quand même elle eût été sans élection de leur part, et de nécessité ; puisqu’ils sont privés de raison ; il ne fallait pas moins qu’un directeur habile eût présidé à leur rapprochement. Et quand ils se seraient prêtés volontairement à l’accomplissement de cette œuvre, il n’en fallait pas moins qu’un architecte admirable réglât la distribution de l’ouvrage. Ou comme un général d’armée, ami de la discipline, il n’aurait pas pu laisser son armée débandée, agglomérant et confondant toutes les armes qui la composent ; mais il aurait mis d’une part la cavalerie, puis ensemble les hoplites, ailleurs, et en corps compacts, les lanciers, d’autre part les archers et les frondeurs, tous dans le rang qu’ils doivent occuper ; afin que les hommes d’une même arme combattissent ensemble. S’ils traitent ces comparaisons de dérisoires, parce que je me permets de rapprocher ce qu’il y a de plus grands corps de ce qu’il y a de plus petit, nous allons descendre à ceux qui sont les plus petits de tous. »
Après d’autres réflexions, il ajoute :
« S’il n’y a eu pour les atomes, ni mot d’ordre, ni élection, ni arrangement d’un chef, et que d’eux-mêmes ils se soient tirés et débarrassés de la cohue et de la confusion qui régnait dans leur premier écoulement ; si, ayant traversé toute la foule qui affluait de toutes paris, les semblables se sont joints aux semblables, sans être conduits par un Dieu ; comme le veut le poète ; si, se reconnaissant mutuellement, ils sont accourus vers le même lieu pour s’y concentrer à la manière des troupeaux ; certes on peut dire que la démocratie des atomes est bien admirable, puisqu’ils vont au-devant les uns des autres, comme des amis qui s’accueillent et s’embrassent pour rester désormais unis dans une même demeure ; où les uns se sont arrondis d’eux-mêmes dans une conglobation qui a produit l’éclatant flambeau du soleil, afin de créer le jour ; les autres se sont dispersés en une foule de pyramides enflammées, que nous nommons astres, pour tapisser toute la concavité du ciel ; les troisièmes se sont rangés en voûte, afin de donner un appui solide à l’éther vaguant dans l’espace, et pour circonscrire dans leur sphéricité les corps lumineux qui s’y appuient ; enfin, les troupes d’atomes vulgaires, se choisissant sous le ciel les demeures qui leur plaisaient, se sont partagé son immensité, en une foule de petites stations et de maisons à leur convenance. »
Après d’autres observations de ce genre, il poursuit :
« Cependant ces hommes imprévoyants n’aperçoivent pas les choses visibles, tant il s’en faut qu’ils puissent embrasser, d’un coup d’œil, les invisibles. Ils ont l’air de ne pas se douter des levers et des couchers réguliers, tant des autres astres que ceux plus admirables encore du soleil ; de ne pas reconnaîtra les bienfaits en tous genres que les hommes en retirent, lorsque ce flambeau s’allume, pendant le jour, pour éclairer notre travail, et qu’il s’éclipse, pendant la nuit, pour en favoriser l’interruption,
« L’homme sortira, est-il dit, pour se rendre à son travail jusqu’au soir (Psaume 103,23). »
Ils n’observent pas, non plus, l’autre révolution de cet astre qui, conduit par ses atomes, amène les diverses saisons, les temps favorables aux travaux, enchaîne et accomplit les successions invariables de température. Quand bien même ces misérables ne le voudraient pas, le Seigneur suprême qui a fait toutes ces choses, ainsi que le croient tous les hommes réfléchis, est aussi celui qui a tracé cette route au soleil.
Comment, aveugles que vous êtes, ce sont les atomes qui vous donnent les orages et les pluies, afin que la terre produise les aliments qui vous soutiennent, ainsi que les autres animaux ! Ce sont eux qui ramènent l’été, pour que vous cueilliez les fruits délicieux suspendus aux arbres ! Mais pourquoi n’adorez-vous pas les atomes, en leur offrant, comme sacrifices, ces mêmes fruits ? Ingrats que vous êtes ! pourquoi ne décernez-vous pas aux atomes mêmes les prémices de tant de biens, que vous tenez d’eux, leur en abandonnant une faible portion ? »
Plus bas il dit encore :
« Ce peuple, si nombreux et si mélangé d’étoiles que, dans leur divagation en tout sens et leur diffusion générale, ont créé les atomes, s’est donc distribué les places, par une convention synallagmatique, comme on se partage des terres coloniales, ou les appartements d’une maison commune ; sans avoir eu besoin du directeur de la colonie, ni du maître de l’hôtel qui présidât au partage. Ils conservent religieusement et paisiblement leur lot, sans transgresser les limites de contiguïté qui les séparent de leurs voisins. Jamais ils ne dépassent les bornes qui leur ont été marquées dès le principe ; comme si des rois atomes leur en avaient fait la loi. Mais les atonies n’ont point de monarques : ils n’en ont pas besoin. Au lieu de cela, écoutez les oracles divins ;
« les œuvres du Seigneur sont dans le jugement, depuis leur origine : depuis leur création, il a distribué les rôles de chacune d’elles, il a classé dans un ordre admirable ses créatures pour l’éternité, et leur principe doit durer pendant toutes leurs générations. »
En continuant, il dit encore :
« Quelle est donc cette armée qui marche en ordre comme sur une terre unie, sans un seul soldat avant-coureur, ni traînard : bien qu’elle n’ait pas de chef pour s’opposera leur marche trop prompte, ni d’arrière-garde pour faire rentrer dans le rang ceux qui s’attardent ? Ils s’avancent d’un pas toujours égal, et également couverts de leurs boucliers. C’est l’armée toujours unie, toujours inébranlable, toujours imperturbable, qu’aucun obstacle n’arrête : l’armée des astres. Quelques-uns de leurs mouvements échappent à nos regards, lorsqu’ils prennent une direction oblique ou une inclinaison éloignée ; néanmoins ceux qui se livrent à la contemplation des astres, les retrouvent à leurs époques, en les voyant reparaître dans les régions d’où ils s’étaient éclipsés. Que ces disséqueurs d’atomes, ces diviseurs de ἀμερῆj (impartibles), ces collecteurs d’éléments inconciliables, ces inventeurs d’infinis, viennent donc nous dire d’où procède le mouvement circulaire des corps célestes, leurs conjonctions, leur périodicité ; non pas en tant qu’ils sont le produit d’une concentration, contre toute raison, d’atomes lancés dans l’espace, comme avec la fronde ; mais comme la marche régulière d’un chœur de danse qui s’avance avec mesure, et suivant le rythme, décrivant un cercle ou revenant sur son orbite ? Comment des voyageurs nombreux, répandus sur une même route, qui marchent sans accord, sans un commun but, et sans se connaître l’un l’autre, auraient-ils pu faire un semblable mouvement de retour au même point ? Le prophète a eu raison de classer, parmi les impossibles dont on n’a pas d’exemple, que des étrangers inconnus, ne fussent-ils que deux, tendissent au même but.
« Est-ce que deux voyageurs, dit-il, entreront dans une même hôtellerie, s’ils ne se connaissent pas ? »
Après avoir fait usage de ces preuves et d’une foule d’autres contre le système des atomes, il poursuit l’examen de cette question sous plusieurs aspects : savoir, sous la considération des éléments partiels de l’univers, sous celle des animaux de toute espèce qui en peuplent l’étendue, enfin sous celle de la nature de l’homme. Après avoir donc tiré de courts passages de cette dernière section de son ouvrage, je mettrai fin à ce livre.