« Toute la philosophie, de l’aveu unanime des philosophes, se proposant de procurer le bonheur aux hommes, se divise en trois parties, d’après la division naturelle des choses : or, le péripatéticien paraîtra si éloigné d’enseigner les mêmes doctrines que Platon à cet égard, que, de tous les nombreux philosophes qui diffèrent de Platon, aucun ne me semble en différer autant que lui. La première séparation entre eux a lieu dans la question la plus générale, la plus vaste, la plus fondamentale : celle qui a pour objet de donner la mesure du bonheur. En effet, le péripatéticien nie que la vertu seule en soit une cause suffisante ; mais rabaissant la dignité et la puissance de la vertu, il se persuade qu’elle a besoin du concours de la fortune, afin d’offrir un vrai bonheur ; au lieu qu’abandonnée à elle-même, il lui reproche de ne pouvoir faire parvenir à la félicité. Ce n’est pas ici le lieu de faire voir tout ce qu’une semblable proposition a d’abject et de monstrueux, ainsi que beaucoup d’autres qu’il a proférées ; mais je crois qu’il en résulte clairement que, comme il n’y a ni parité ni analogie entre Platon et Aristote, quant au but de la philosophie et à la définition du bonheur ; puisque l’un s’écrie, à chaque occasion et à haute voix, que le plus juste est le plus heureux, tandis que l’autre ne fait suivre la vertu par le bonheur, qu’autant que la naissance, la beauté et les autres choses pareilles l’accompagnent.
« Il allait à la guerre chargé d’or comme une jeune fille (Homère, Iliade, B, v 872) ; »
Il en résulte, dis-je, une divergence dans le but et dans la philosophie qui y conduit. Aristote ne marchant que par un chemin qui doit aboutir à un terme bas et mesquin, il ne se peut qu’il arrive vers un but placé sur une élévation.
« Voyez-vous où est cette roche élevée, escarpée et effrayante, c’est là que se repose l’oiseau qui se fie sur la légèreté de ses plumes.
« Il est impossible d’arriver sur ce sommet élevé à cet autre animal au museau pointu, à l’esprit artificieux.
« Pour que le renard puisse se mesurer avec les jeunes aiglons, il faut, ou que par un sort funeste, privés de leurs parents, ceux-ci aient été entraînés sur la terre, ou que s’étant enduit des plumes légères que la nature lui refuse, il se soit guindé, par leur aide, avec effort, de son humble tanière vers la roche escarpée. Mais tant que chacun des deux conserve le rang qui lui est attribué par la nature, il ne saurait y avoir de communauté entre les animaux terrestres et les nourrissons du ciel. »
Après quelques autres phrases il continue :
« Les choses étant ainsi, tandis que Platon s’est efforcé d’exalter les âmes des jeunes gens vers les régions sublimes où réside la divinité, et de la sorte, de leur faire contracter une alliance intime avec la vertu et le vrai beau, en les engageant à mépriser tout le reste ; viens nous montrer, ô Péripatéticien, en quels termes tu nous enseignes les mêmes vérités ? comment mèneras-tu au même but les amis de Platon ? où puiseras-tu une élévation de langage comparable à celle de cette école, pour qu’avec l’audace des Aloades, tu tentes de trouver le chemin du ciel ? Ceux-ci espérèrent pouvoir y parvenir en entassant montagne sur montagne : Platon nous a appris au contraire qu’on ne pouvait y parvenir que par le retranchement de toute préoccupation des intérêts humains. Quel nouveau secours viens-tu présenter à la jeunesse pour la même entreprise ? Quel est le langage qui nous mène à la vertu ? dans quels écrits d’Aristote l’as-tu trouvé, ou dans quel ouvrage de l’un de ses disciples ? Mens si tu le veux, j’y consens ; pourvu que tu nous donnes quelque chose d’élevé. Mais tu ne saurais m’en citer aucun, il n’est pas un seul des chefs de cette secte qui t’y autorise. Les œuvres d’Aristote qui peuvent se rattacher à cette question, sont intitulées Morales à Eudémus, à Nicomaque et Grandes morales : eh bien, on n’y découvre que des sentiments mesquins, bas, de la dernière trivialité, sur la vertu, et tels qu’en pourraient exprimer un prolétaire sans éducation, le plus jeune enfant, une simple femme. Cependant ce diadème, si j’ose ainsi parler, ce sceptre royal que Jupiter a donné à la vertu et que rien ne peut lui ravir ; car ce que Jupiter a accordé du mouvement de sa tête est irrévocable (Homère, Iliade, A, v 325) ; voilà ce qu’ils veulent lui enlever. Ils ne lui concèdent pas le droit de faire des heureux : ils la mettent sur le même rang que la richesse, la gloire, la noblesse, la santé, la beauté, et tout ce qui s’allie avec le vice ; en sorte qu’aucune de ces choses, possédée sans la vertu, n’est suffisante pour rendre heureux celui qui la possède ; mais également la vertu seule, sans toutes ces choses, ne serait pas capable d’assurer la félicité de celui qui l’aurait. N’est-ce pas là anéantir ou réduire au plus bas, la dignité de la vertu ?
« Assurément.
« Néanmoins, ils prétendent élever la vertu au-dessus de tous les autres biens.
« Comment cela ?
« Ils disent aussi que la santé est préférable à la richesse. Mais toutes ces choses ont cette imperfection commune de ne pouvoir ni l’une ni l’autre conférer le bonheur, si elles ne s’appuient l’une sur l’autre. Lorsque l’un des professeurs de ces dogmes et de cette secte vient à enseigner celui qui cherche dans son âme tout le bonheur réservé à l’humanité, il lui dit :
« L’homme heureux ne saurait monter sur la roue des suppliciés : celui qui éprouve toutes les adversités de la famille de Priam ne saurait passer pour être en jouissance du bonheur suprême (Morales à Nicomaque, l. I, ch. 11). »
Or, il n’est pas improbable que l’homme le plus vertueux ait à lutter contre de semblables adversités ; ils en tirent donc cette conséquence que la félicité peut n’être pas du tout associée à la vertu, et que si elle s’y unit quelquefois, cette union n’est pas indissoluble.
« Le vent jette à terre les feuilles qui ornent la forêt ; mais la forêt en repousse de nouvelles. Telle est la génération des hommes : l’une finit, l’autre commence (Homère, Iliade, Z, v. 147). »
« Mais, ô poète, ton exemple est bien petit et bien timide ; car, avant que la saison du printemps ne revienne, il s’écoule un long temps, pendant lequel aucun changement ne s’opère ; au lieu que si tu veux caractériser exactement la mobilité, la caducité de la race humaine, compare-lui la félicité d’Aristote. Elle pousse et se dessèche bien plus rapidement que les feuilles : elle n’attend pas la révolution annuelle ; mais dans la même année, dans le même mois, que dis-je, dans le même jour et à la même heure, elle naît et périt. Beaucoup de choses périssent, et parmi elles tout ce qui vient de la fortune : tels sont les dérangements dans la santé du corps, qui sont infinis, la pauvreté, le déshonneur, et tout ce qui est pareil : choses pour lesquelles les secours de la vertu qui s’y unit, sont impuissants ou insuffisants. Elle est, en effet, sans moyen pour éloigner l’adversité et pour conserver la prospérité. Or, quel est le philosophe, élevé dans ces doctrines et s’y complaisant, qui pourra les associer aux leçons de Platon, et qui pourra confirmer les autres dans les sentiments qu’elles inspirent ? Il est de toute impossibilité qu’en prenant de là son point de départ, on puisse jamais se pénétrer des dogmes herculéens ou divins de Platon : savoir, que la vertu est douée d’une solidité et d’une beauté inaltérables ; qu’il ne lui manque rien pour donner le bonheur ; qu’aucune chose ne saurait le lui enlever ; que, quand même la pauvreté, la maladie, l’infamie, la poix brûlante, la potence, et toutes les calamités tragiques viendraient l’assaillir, toujours l’homme juste sera heureux. Cette philosophie, semblable au héraut qui, dans les jeux gymniques, proclame l’athlète vainqueur, crie à haute voix que l’homme le plus juste est le plus heureux, parce qu’il cueille le fruit de la félicité sur l’arbre de la justice. Divise autant que tu le voudras, et subdivise les biens, les distinguât en triples, quadruples, multiples ; tout cela ne fait rien à notre affaire, et jamais, par toutes ces divisions, tu ne nous ramèneras à Platon. Qu’importé, en effet, si, comme tu le dis, tels biens sont adorables, comme les Dieux, tels sont louables, comme les vertus, d’autres sont des moyens d’action, comme la richesse et la force, d’autres sont des secours, comme les traitements curatifs ? Qu’importe si, en restreignant tes divisions, tu distingues les biens en deux classes, dont ceux-ci sont des fins, ceux-là ne sont point des fins ; nommant fins ceux pour lesquels les autres nous servent, et non fins ceux qui ne sont reçus qu’en vue des premiers ? Qu’importé de savoir si tels biens sont des biens dans l’acception la plus générale, et tels autres ne sont pas biens pour tous ; que les uns sont des biens de l’âme, les autres des biens du corps, les troisièmes des biens extérieurs ; ou encore que tels biens sont des moyens de puissance, que tels sont des positions (διαθέσεις), ou des habitudes ἕξεις ; les uns, dus à la situation ou à la nature intime ou sont des énergies, les autres sont des fins, d’autres, des matières, d’autres, des instruments ? A quoi est-il utile d’apprendre à diviser le bien sous la décuple section des dix catégories ? En quoi cela nous donnera-t-il la pénétration des pensées de Platon ? Tant que, soit par homonymie ou comme tu voudras, en appelant bien ce qui tient à la vertu, tu iras chercher toutes les autres choses, comme nécessaires à la félicité, dépouillant la vertu de la capacité de faire des heureux (Platon ne recherche les autres choses que par surcroît, plaçant le complément du bonheur dans la seule vertu) ; il ne pourra rien y avoir de commun entre vous, et tu devras faire usage de tout autre langage que celui de Platon.
« De même qu’il n’y a point d’alliance jurée possible entre les lions et les hommes ; de même que les loups et les agneaux n’auront jamais un sentiment pareil (Homère, Iliade, XXII, 262). »
« De même, entre Platon et Aristote, il n’y aura jamais d’unanimité sur la question capitale et fondamentale du bonheur. Et si l’on ne doit pas ajouter qu’ils sont toujours animés de mauvais sentiments l’un contre l’autre, il n’en est pas moins vrai qu’ils enseignent les dogmes les plus opposés sur cette matière. »