Après elle, nous étudierons les vices opposés (Q. 138).
- La persévérance est-elle une vertu ?
- Fait-elle partie de la force ?
- Quel rapport a-t-elle avec la constance ?
- A-t-elle besoin du secours de la grâce ?
Objections
1. Il semble que non, parce que, selon Aristote « la continence est plus importante que la persévérance ». « Mais la continence n'est pas une vertu », dit-il aussi. Donc la persévérance n'est pas une vertu.
2. « La vertu est ce qui fait vivre droitement » selon S. Augustin. Mais lui-même dit aussi : « On ne peut appeler persévérant aucun homme tant qu'il vit et qu'il n'a pas persévéré jusqu'à la mort. »
3. « Tenir ferme » dans l'œuvre vertueuse est requis pour toute vertu selon Aristote. Mais cela ressortit à la fonction de la persévérance, car Cicéron définit celle-ci : « Demeurer ferme et constant pour un motif bien considéré. » Donc la persévérance n'est pas une vertu spéciale, mais une condition de toute vertu.
En sens contraire, Andronicus affirme : « La persévérance est l'habitus concernant les choses auxquelles il faut s'attacher ou non, et celles qui sont indifférentes. » Mais un habitus qui nous ordonne à bien faire quelque chose, ou à l'omettre, est une vertu. Donc la persévérance est une vertu.
Réponse
D'après Aristote « la vertu concerne le difficile et le bien ». C'est pourquoi, lorsqu'il se présente une raison spéciale de bonté ou de difficulté, il y a une vertu spéciale. Or l'œuvre de la vertu peut comporter de la bonté et de la difficulté pour deux motifs. D'une part à cause de l'espèce même de l'acte qui tient à la raison de son objet propre. D'autre part à cause d'une durée prolongée, car le fait même de s'obstiner longtemps à une tâche difficile présente une difficulté spéciale. C'est pourquoi s'attacher à un bien jusqu'à son achèvement ressortit à une difficulté spéciale. On sait que la tempérance et la force sont des vertus spéciales parce que l'une gouverne les plaisirs du toucher, ce qui est de soi difficile, et l'autre gouverne les craintes et les audaces concernant les dangers mortels, ce qui est également difficile de soi. Et de même la persévérance est une vertu spéciale à laquelle il appartient, dans l'une ou l'autre œuvre vertueuse, de résister longuement si c'est nécessaire.
Solutions
1. Aristote entend ici la persévérance au sens où l'on persévère dans des actions où il est très difficile de tenir bon longtemps. Or il n'est pas difficile de supporter longtemps des événements heureux, mais des maux. Or les maux que sont les dangers mortels ne sont généralement pas à supporter longtemps parce que, le plus souvent, ils passent vite. Aussi n'est-ce pas à leur sujet qu'on loue le plus la persévérance. Parmi les autres maux, les principaux sont ceux qui s'opposent aux plaisirs du toucher, parce que de tels maux sont envisagés à propos des nécessités de la vie, par exemple le manque d'aliments ou d'autres ressources, qui parfois demanderont à être supportés longtemps. Ce n'est pas une difficulté pour celui qui n'en retire pas beaucoup de tristesse et qui ne prend pas un grand plaisir dans les biens opposés : on le voit chez l'homme tempérant, en qui ces passions ne sont pas violentes. Mais cela est extrêmement difficile chez celui que ces passions touchent vivement, car il n'a pas la vertu parfaite qui peut modifier ces passions. C'est pourquoi, si l'on prend la persévérance de cette façon, elle n'est pas une vertu parfaite mais, dans le genre vertu, un être inachevé.
Mais si nous prenons la persévérance en ce sens qu'un individu s'obstine longtemps à poursuivre un bien difficile, cela peut convenir aussi à celui qui possède une vertu accomplie. Et si tenir bon lui est moins difficile, il persiste pourtant dans un bien plus parfait. Aussi une telle persévérance peut-elle être une vertu parce que la perfection de la vertu est attribuée selon la raison de bonté plus que selon la raison de difficulté.
2. On donne parfois le même nom à la vertu et à son acte. C'est ainsi que, pour S. Augustin, « la foi, c'est croire ce que tu ne vois pas ». Il peut cependant arriver que tel ait l'habitus de la vertu, sans en exercer l'acte ; ainsi un pauvre peut avoir l'habitus de la magnificence, dont pourtant il n'exerce pas l'acte. Mais parfois quelqu'un qui a un habitus commence à exercer l'acte, mais ne le termine pas, par exemple si l'entrepreneur commence à bâtir et n'achève pas la maison.
Il faut donc conclure que le nom de persévérance est pris parfois pour l'habitus dans lequel on choisit de persévérer, et parfois pour l'acte par lequel on persévère. Et parfois celui qui possède l'habitus de persévérance choisit de persévérer et commence l'exécution en persistant quelque temps ; cependant il n'achève pas l'acte parce qu'il ne persiste pas jusqu'à la fin. Or la fin est double : celle de l'œuvre, et la fin de la vie humaine. De soi, il appartient à la persévérance qu'on persévère jusqu'au terme de l'œuvre vertueuse ; ainsi, que le soldat persévère jusqu'à la fin du combat, et le magnifique jusqu'à l'achèvement de son ouvrage. Il y a des vertus dont les actes doivent durer pendant toute la vie, comme la foi, l'espérance et la charité, parce qu'elles regardent la fin ultime de toute la vie humaine. Voilà pourquoi, à l'égard de ces vertus qui sont principales, l'acte de persévérance ne s'achève pas avant la fin de la vie. C'est en ce sens que S. Augustin parle de persévérance pour désigner un acte consommé.
3. Quelque chose peut convenir à la vertu de deux façons. D'abord, en raison de l'intention portant proprement sur la fin. Ainsi, persister dans le bien jusqu'au bout relève de la persévérance, dont c'est la fin spécifique. En outre, cela convient à la vertu par comparaison de l'habitus avec son sujet. Et ainsi persister immuablement est un attribut de toute vertu, en ce qu'elle est, comme tout habitus, une qualité difficile à perdre.
Objections
1. Il semble que non, car selon Aristote la persévérance concerne les tristesses relevant du toucher. Mais cela se rattache à la tempérance. Donc la persévérance fait partie de la tempérance plus que de la force.
2. Toute partie d'une vertu morale concerne certaines passions, que cette vertu gouverne. Mais la persévérance ne comporte pas de modération apportée aux passions, car plus ces passions sont violentes, plus celui qui persévère selon la raison est digne d'éloge. Il apparaît donc que la persévérance ne fait partie d'aucune vertu morale, mais de la prudence, qui perfectionne la raison.
3. S. Augustin dit que « personne ne peut perdre la persévérance ». Mais l'homme peut perdre les autres vertus. Donc la persévérance l'emporte sur toutes. Mais la vertu principale est plus forte que sa partie. Donc la persévérance ne fait partie d'aucune vertu, c'est plutôt elle qui est la vertu principale.
En sens contraire, Cicéron fait de la persévérance une partie de la force.
Réponse
Comme nous l'avons dit plus haut, la vertu principale est celle à laquelle on attribue principalement quelque chose qui ressortit à la louange de la vertu, en tant qu'elle le réalise à l'égard de sa matière propre, dans laquelle il est très difficile et très bon de l'observer. Et par suite nous avons dit que la force est une vertu principale parce qu'elle garde la fermeté dans les domaines où il est très difficile de tenir bon, et qui sont les dangers mortels. C'est pourquoi il est nécessaire d'adjoindre à la force, comme une vertu secondaire à la principale, toute vertu dont le mérite consiste à soutenir fermement quelque chose de difficile. Soutenir la difficulté qui provient de la longue durée de l'œuvre bonne, c'est ce qui fait le mérite de la persévérance ; et ce n'est pas aussi difficile que d'affronter des périls mortels. C'est pourquoi la persévérance s'adjoint à la force comme une vertu secondaire à la principale.
Solutions
1. L'annexion d'une vertu secondaire à la principale ne tient pas compte seulement de la matière, mais davantage du mode, parce qu'en toute chose la forme l'emporte sur la matière. Aussi, bien que la persévérance paraisse converger, quant à la matière, avec la tempérance plus qu'avec la force, cependant, pour le mode, elle converge davantage avec la force, en tant qu'elle assure la fermeté contre les difficultés provenant d'une longue durée.
2. La persévérance dont parle le Philosophe ne modère pas des passions, mais consiste seulement en une certaine fermeté de la raison et de la volonté. Mais la persévérance en tant qu'on y voit une vertu, gouverne certaines passions : la crainte de la fatigue ou de l'échec dus à la longue durée. Aussi cette vertu réside-t-elle dans l'irascible, comme la force.
3. S. Augustin parle ici de la persévérance, non en tant qu'elle désigne un habitus vertueux, mais en tant qu'elle désigne l'acte de vertu continué jusqu'à la fin selon cette parole (Matthieu 24.13) : « Parce qu'il a persévéré jusqu'à la fin, il sera sauvé. » C'est pourquoi il serait contraire à la raison de persévérance ainsi entendue qu'on la perde, parce qu'alors elle ne durerait pas jusqu'à la fin.
Objections
1. On n'en voit pas, car la constance se rattache à la patience, on l'a dit plus haut. Mais la patience diffère de la persévérance, donc la constance ne se rattache pas à la persévérance.
2. La vertu concerne le bien difficile. Mais il ne semble pas difficile d'être constant dans les petites affaires, comme dans les grandes œuvres qui relèvent de la magnificence. Donc la constance se rattache plus à la magnificence qu'à la persévérance.
3. Si la constance se rattachait à la persévérance, elle ne semblerait différer en rien de celle-ci, parce que l'une et l'autre implique une certaine immobilité. Elles diffèrent pourtant, car Macrobe distingue la constance de la fermeté, par laquelle on entend la persévérance, comme on l'a dit. Donc la constance ne se rattache pas à la persévérance.
En sens contraire, on dit que quelqu'un est constant parce qu'il « se tient à » quelque chose (cum — stat). Or rester attaché ainsi appartient à la persévérance telle que la définit Andronicus? Donc la constance relève de la persévérance.
Réponse
Sans doute la persévérance et la constance se rejoignent-elles par leur fin qui est, pour toutes deux, de persister fermement dans un certain bien. Mais elles diffèrent selon les causes qui rendent cette persistance difficile. Car la vertu de persévérance a pour rôle propre de faire persister fermement dans le bien contre la difficulté qui vient de la longue durée de l'acte ; tandis que la constance fait persister fermement dans le bien contre la difficulté qui provient d'obstacles extérieurs.
Solutions
1. Ces obstacles extérieurs sont surtout ceux qui donnent de la tristesse. Et c'est à la patience que ressortit la tristesse, nous l'avons dit. C'est pourquoi, selon la fin, la constance rejoint la persévérance, et selon les difficultés qu'elles rencontrent, elle rejoint la patience. Or c'est la fin qui est la plus importante, et c'est pourquoi la constance se rattache plus à la persévérance qu'à la patience.
2. Il est plus difficile de persévérer dans les grands ouvrages, mais dans les ouvrages petits et moyens il y a une difficulté, non à cause de la grandeur de l'acte, que regarde la magnificence, mais au moins à cause de sa longue durée, que regarde la persévérance. Et c'est pourquoi la constance peut se rattacher à l'une et à l'autre.
3. Il est vrai que la constance se rattache à la persévérance, à cause de ce qu'elles ont de commun ; mais elle ne lui est pas identique à cause des différences que nous venons de dire.
Objections
1. Il ne semble pas, car on a dit qu'elle est une vertu. Mais la vertu, dit Cicéron agit à la manière de la nature. L'inclination à la vertu suffit donc à elle seule pour produire la persévérance. Celle-ci ne requiert donc pas un autre secours venu de la grâce.
2. Le don de la grâce du Christ est plus grand que le dommage créé par Adam, comme le montre S. Paul (Romains 5.15). Mais avant le péché, l'homme avait été créé « avec tout ce qui lui était nécessaire pour persévérer », dit S. Augustin. Donc l'homme restauré par la grâce du Christ peut bien plus encore persévérer sans le secours d'une grâce nouvelle.
3. Les œuvres du péché sont parfois plus difficiles que les œuvres de la vertu. C'est pourquoi la Sagesse (Sagesse 5.7) fait dire aux impies : « Nous avons marché par des routes difficiles. » Mais certains persévèrent dans les œuvres de péché sans le secours d'autrui. Donc, même dans les œuvres de vertu, on peut persévérer sans le secours de la grâce.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Nous affirmons que la persévérance est un don de Dieu, elle qui fait persévérer dans le Christ jusqu'à la fin. »
Réponse
On voit, d'après ce que nous avons dit, que « persévérance » s'entend en deux sens.
D'abord comme désignant l'habitus de la persévérance ; c'est alors une vertu. Et alors elle a besoin du don de la grâce habituelle, comme les autres vertus infuses. Mais aussi on peut l'entendre comme l'acte de la persévérance, qui dure jusqu'à la mort. Et en ce sens elle n'a pas besoin seulement de la grâce habituelle, mais encore du secours gratuit par lequel Dieu garde l'homme dans le bien jusqu'à la fin de sa vie, comme nous l'avons dit en traitant de la grâce. En effet, de soi, le libre arbitre est changeant, et ce défaut ne lui est pas enlevé par la grâce habituelle en cette vie. Il n'est pas au pouvoir du libre arbitre, même restauré par la grâce, de se fixer immuablement dans le bien, quoiqu'il soit en son pouvoir de faire ce choix ; en effet il arrive souvent que le choix soit en notre pouvoir, mais non l'exécution.
Solutions
1. La vertu de persévérance, pour ce qui est d'elle, incline à persévérer. Mais parce que l'on use de l'habitus quand on veut, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'ayant l'habitus de la vertu on en usera immanquablement jusqu'à la mort.
2. Selon S. Augustin, « ce qui a été donné au premier homme, ce n'est pas de persévérer, c'est de pouvoir persévérer par son libre arbitre », parce qu'il n'y avait alors aucune corruption dans la nature humaine qui rendît la persévérance difficile. « Mais maintenant, aux hommes prédestinés, ce qui est donné par la grâce du Christ ce n'est pas seulement de pouvoir persévérer, mais de persévérer en fait... Aussi le premier homme, sans subir aucune menace, usa de son libre arbitre pour désobéir à Dieu malgré ses menaces, et il ne s'est pas maintenu dans une telle félicité, alors qu'il lui était si facile de ne pas pécher. Tandis que les prédestinés, dont le monde attaquait la fermeté, sont restés fermes dans la foi. »
3. L'homme peut, par lui-même, tomber dans le péché, mais non s'en relever sans le secours de la grâce. Et c'est pourquoi, du fait qu'il tombe dans le péché, il se fait, autant qu'il dépend de lui, persévérant dans le péché, à moins que la grâce de Dieu ne le libère. Il a donc besoin pour cela du secours de la grâce.