- Quelle est sa matière ?
- Est-elle une vertu spéciale ?
- L'usage du vin est-il permis ?
- À qui surtout la sobriété est-elle nécessaire ?
Objections
1. Il ne semble pas que ce soit la boisson, car S. Paul écrit (Romains 12.3) : « Ne vous estimez pas plus qu'il ne faut, mais soyez sages avec sobriété. » La sobriété concerne donc aussi la sagesse, et pas seulement la boisson.
2. Il est écrit (Sagesse 8.7) que la Sagesse de Dieu « enseigne sobriété et prudence, justice et courage ». La sobriété est ici synonyme de tempérance. Or la tempérance n'a pas seulement comme matière la boisson, mais aussi la nourriture et la sexualité. La sobriété ne concerne donc pas seulement la boisson.
3. Le mot « sobriété » semble venir de « mesure ». Or nous devons garder la mesure en tout ce qui nous concerne. S. Paul dit (Tite 2.2) : « Vivons sobrement dans la justice et la piété », et la Glose ajoute : « Sobrement, en nous-mêmes. » Et S. Paul dit encore (1 Timothée 2.9) : « Que les femmes aient une tenue décente, que leur parure soit modeste et sobre. » Il semble ainsi que la sobriété ne concerne pas seulement ce qui est intérieur, mais aussi le comportement extérieur. La matière propre de la sobriété n'est donc pas la boisson.
En sens contraire, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 31.27), « le vin est la vie pour l'homme, quand on en boit avec sobriété ».
Réponse
Les vertus qui tirent leur nom d'une condition générale de la vertu revendiquent spécialement pour elles la matière où il est le plus difficile et le plus parfait de remplir cette condition. C'est ainsi que la force concerne les périls de mort, et la tempérance les plaisirs du toucher. Or le nom de sobriété se prend de la mesure : on dit en effet que quelqu'un est sobre (sobrius) comme observant la bria (mesure à vin). C'est pourquoi la sobriété s'attribue spécialement la matière où il est spécialement louable d'observer la mesure. Or c'est le cas des boissons enivrantes ; leur usage modéré est très bienfaisant, mais le moindre excès est très nuisible, car il entrave l'usage de la raison, plus encore que ne fait l'excès de nourriture. Comme dit l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 31.28-30) : « Gaîté du cœur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure ; amertume de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec excès, par passion et par défi. L'ivresse excite la fureur de l'insensé pour sa perte. » C'est pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson, non pas n'importe laquelle, mais celle qui, par ses fumées capiteuses, est capable de troubler l'esprit, comme le vin et tout ce qui peut enivrer.
Mais si l'on prend le mot sobriété dans un sens général, il peut être appliqué à n'importe quelle matière, comme on l'a vu quand on a traité de la force et de la tempérances.
Solutions
1. De même que le vin enivre physiquement, de même, par métaphore, dit-on que la considération de la sagesse est une boisson enivrante, car elle séduit l'âme par le plaisir qu'elle procure, ainsi que le suggère le Psaume (Psaumes 23.5) : « Ma coupe enivrante, comme elle est belle » C'est pourquoi, de façon imagée, on parle de sobriété à propos de la contemplation de la sagesse.
2. Tout ce qui relève proprement de la tempérance est nécessaire à la vie présente ; c'est l'excès qui en est nuisible. Aussi est-il nécessaire en tout cela d'observer la mesure, ce qui est le rôle de la sobriété. C'est en ce sens qu'on donne à la tempérance le nom de sobriété. Mais un léger excès dans la boisson nuit davantage que dans autre chose. C'est pourquoi la sobriété concerne spécialement la boisson.
3. Quoique la mesure soit requise en tout, cependant on ne parle pas, au sens strict, de sobriété en tout, mais seulement là où la mesure est particulièrement nécessaire.
Objections
1. Il ne semble pas. En effet, l'abstinence vise la nourriture et la boisson. Mais il n' y a pas de vertu spéciale concernant la nourriture. La sobriété, qui a pour matière la boisson, n'est donc pas non plus une vertu spéciale.
2. L'abstinence et la gourmandise concernent les délectations du toucher, en tant que ce sens est celui des aliments. Or la nourriture et la boisson concourent à notre alimentation. La vie animale a en effet besoin d'être nourrie tout ensemble d'humide et de sec. La sobriété, qui concerne la boisson, n'est donc pas une vertu spéciale.
3. En ce qui se rapporte à la nutrition, on distingue la nourriture de la boisson ; de même on distingue différents genres de nourritures et de boissons. Donc, si la sobriété était par elle-même une vertu spéciale, il semble qu'il faudrait alors une vertu spéciale pour toute différence de boisson ou de nourriture, ce qui ne s'impose pas. La sobriété ne semble donc pas être une vertu spéciale.
En sens contraire, Macrobe fait de la sobriété une partie spéciale de la tempérance.
Réponse
Comme on l'a vu plus haut, il appartient à la vertu morale de sauvegarder le bien de la raison contre ce qui pourrait l'empêcher. Et c'est pourquoi, dès que l'on rencontre un empêchement spécial pour la raison, il faut nécessairement une vertu spéciale pour l'écarter. Or les boissons enivrantes ont un titre spécial à empêcher l'usage de la raison, en tant qu'elles troublent le cerveau par leurs fumées. C'est pourquoi, afin d'écarter cet obstacle à la raison, une vertu spéciale est requise, qui est la sobriété.
Solutions
1. La nourriture et la boisson ont ceci de commun qu'elles peuvent empêcher le bien de la raison en étouffant celle-ci par l'excès du plaisir. De ce point de vue, c'est l'abstinence qui concerne aussi bien la nourriture que la boisson. Mais les boissons enivrantes créent un empêchement spécial, on vient de le dire. C'est pourquoi une vertu spéciale est requise.
2. La vertu d'abstinence n'a pas trait au aliments et aux boissons en tant qu'ils sont nourrissants, mais en tant qu'ils font obstacle à la raison. Le caractère spécial de la vertu ne doit donc pas se prendre du point de vue de la nutrition.
3. Toutes les boissons enivrantes ont une seule et même façon d'entraver l'usage de la raison. La diversité des boissons n'a donc qu'un rapport accidentel à la vertu et ne peut, en raison de cette diversité, requérir des vertus différentes. Il en est de même de la diversité des aliments.
Objections
1. Il semble qu'il soit absolument illicite. Car on ne peut, sans la sagesse, être sur le chemin du salut. Il est écrit, en effet (Sagesse 7.28) : « Dieu n'aime que celui qui vit avec la Sagesse » ; et un peu plus loin (Sagesse 9.18) : « Par la Sagesse les hommes ont été instruits de ce qui te plaît et ont été sauvés. » Or l'usage du vin empêche la sagesse, selon l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 2.3 Vg) : « J'ai pensé arracher ma chair à l'emprise du vin, pour que mon âme se porte à la Sagesse. » Boire du vin est donc absolument interdit.
2. Comme le déclare S. Paul (Romains 14.21) « Il est bien de s'abstenir de viande et de vin et de tout ce qui fait buter ou tomber ou faiblir ton frère. » Or, manquer au bien de la vertu est une faute, et semblablement causer du scandale à ses frères. L'usage du vin est donc illicite.
3. S. Jérôme dit : « L'usage du vin avec les viandes commença après le déluge, mais le Christ est venu à la fin des temps, et ramena l'extrémité au principe. » Au temps de la loi chrétienne, l'usage du vin semble donc interdit.
En sens contraire, S. Paul écrit à Timothée (1 Timothée 5.23) : « Cesse de ne boire que de l'eau. Prends un peu de vin à cause de ton estomac et de tes fréquents malaises. » Et on peut lire dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 31.28) : « Gaîté du cœur et joie de l'âme, voilà le vin qu'on boit avec mesure. »
Réponse
Aucune nourriture et aucune boisson, considérée en elle-même n'est interdite, selon les paroles du Seigneur (Matthieu 15.11) : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l'homme impur. » En soi, boire du vin n'est donc pas illicite. Cela peut cependant le devenir par accident : parfois à cause de la condition de celui qui boit, lorsque, par exemple, il est facilement incommodé par le vin, ou lorsqu'il est obligé, par vœ u spécial, à ne pas boire de vin. Parfois, à cause de la façon de boire, parce qu'il dépasse la mesure en buvant. Et parfois à cause des autres, qui en sont scandalisés.
Solutions
1. La sagesse peut se concevoir de deux façons : d'une première façon, selon l'acception commune, en tant qu'elle suffit au salut. Pour avoir ainsi la sagesse, il n'est pas requis de s'abstenir tout à fait de vin, mais de s'abstenir seulement de son usage immodéré. — La sagesse peut se concevoir aussi selon qu'elle indique un certain degré de perfection. Et ainsi pour quelques-uns il est requis, s'ils veulent acquérir parfaitement la sagesse, de s'abstenir totalement de vin, selon la condition des personnes et des lieux.
2. S. Paul ne dit pas absolument qu'il est bon de s'abstenir de vin, mais il le conseille dans le cas où il y a danger de scandale.
3. Le Christ nous détourne de certaines choses comme absolument interdites, et de certaines autres comme s’opposant à la perfection. C'est ainsi qu'il détourne du vin, comme des richesses, etc., ceux qui visent à la perfection.
Objections
1. Il semble qu'elle soit surtout requise chez les gens âgés et importants. En effet, la vieillesse confère à l'homme une certaine supériorité. C'est pourquoi le respect et l'honneur sont dus aux vieillards, selon cette recommandation du Lévitique (Lévitique 19.32) : « Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras la personne du vieillard. » Or S. Paul dit que la sobriété doit être spécialement recommandée aux vieillards (Tite 2.2) : « Que les vieillards soient sobres. » La sobriété est donc requise chez les personnes les plus dignes.
2. L'évêque occupe dans l'Église le plus haut degré de dignité. C'est à lui que la sobriété est prescrite par S. Paul (1 Timothée 3.2) : « Il faut que l'évêque soit irréprochable, qu'il n'ait été marié qu'une fois, qu'il soit sobre, pondéré, etc. » La sobriété est donc surtout requise chez les personnes élevées en dignité.
3. La sobriété implique l'abstinence de vin.
Mais le vin est interdit aux rois, qui tiennent la place la plus élevée dans les affaires humaines, et il est permis à ceux qui se trouvent dans un état d'abaissement. On peut lire en effet dans les Proverbes (Proverbes 31.4) : « Il ne convient pas aux rois de boire du vin », et peu après (Proverbes 31.6) : « Procure des boissons fortes à qui va périr, du vin au cœur rempli d'amertume. » La sobriété est donc surtout requise chez les personnes élevées en dignité.
En sens contraire, S. Paul écrit (1 Timothée 3.11) « Que les femmes soient dignes, point médisantes, sobres, etc. » et encore (Tite 2.6) : « Exhorte les jeunes gens à être sobres. »
Réponse
La vertu a une double relation : d'une part avec les vices contraires qu'elle exclut et les convoitises qu'elle réprime ; d'autre part avec la fin à laquelle elle conduit. Ainsi donc une vertu est davantage requise chez certains pour une double raison. D'abord, parce qu'ils se portent plus promptement aux convoitises que la vertu doit réprimer, et aux vices que la vertu doit détruire. De ce point de vue, la sobriété est surtout demandée aux jeunes gens et aux femmes ; aux jeunes gens chez qui le désir du délectable a toute sa vigueur, à cause de l'ardeur de leur âge ; et aux femmes chez qui n'existe pas une force suffisante pour résister aux convoitises. C'est pourquoi, selon Valère Maxime, chez les Romains dans l'Antiquité, les femmes ne buvaient pas de vin.
Ensuite la sobriété est davantage réclamée de ceux pour qui elle est plus nécessaire à l'accomplissement de leur tâche. En effet, le vin, quand il est pris avec excès, est ce qui entrave le plus l'usage de la raison. C'est pourquoi la sobriété est spécialement prescrite aux vieillards, chez qui la raison doit être en pleine vigueur afin d'instruire les autres ; aux évêques, et à tous les ministres de l'Église, qui doivent s'appliquer à leur ministère sacré avec un esprit de dévotion ; et aux rois, qui doivent gouverner leurs sujets avec sagesse.
Solutions
Cela montre la réponse à faire aux différentes Objections.