« Personne n’a jamais vu Socrate faire des actions, ni ne l’a entendu proférer des paroles qui blessassent la piété envers les Dieux, et la justice envers les hommes. En effet, il ne dissertait jamais sur la nature générale des choses, qui est le sujet d’entretien du plus grand nombre des sophistes, examinant comment se maintient ce que ceux-ci nomment univers, et par quelles nécessités chacun des corps célestes est contenu dans son orbite. Bien loin de là, il démontrait la démence de ceux qui se livrent à de semblables études. D’abord, il recherchait relativement à eux, si c’était dans la conviction qu’ils connussent suffisamment tout ce qui intéresse l’humanité, qu’ils en étaient venus à approfondir de pareilles questions ; ou, si négligeant les intérêts humains, et n’ayant de sentiment que pour ce qui concerne les Dieux, ils croyaient remplir exactement ce qu’il leur convient qu’on fasse. Il ne comprenait pas qu’il ne leur fût pas évident que la découverte de toute vérité à cet égard était impossible aux hommes ; puisque tous ceux qui se sont le plus prévalu de leur science en ce genre n’ont pu s’accorder entre eux, sur l’opinion qu’ils devaient s’en former ; mais qu’ils sont respectivement, les uns à l’égard des autres, comme des êtres privés de raison. En effet, on voit des insensés qui ne redoutent nullement les choses les plus dangereuses ; tandis que d’autres sont effrayés de ce qui n’est pas du tout à craindre. Il semble à ceux-ci qu’il n’y a point de honte à dire ou à faire quoi que ce soit, au sein d’une grande multitude ; tandis que ceux-là ne croient pas qu’ils puissent même se présenter devant les hommes. Les uns ne vénèrent ni les temples ni les autels, ni rien de ce qui est consacré au culte divin ; tandis qu’on voit les autres se prosterner devant des bois, devant les premières pierres venues et devant des brutes. De même, pour ceux qui se livrent à des méditations sur la nature des choses en général, les uns pensent qu’il n’existe qu’un seul être dans l’univers, les autres, que la multitude des êtres est infinie. Pour ceux-ci tout se meut, pour ceux-là rien n’est en mouvement. Il en est qui proclament que tout prend naissance et que tout doit périr ; d’autres, au contraire, soutiennent que rien n’a eu de commencement d’existence, et que rien ne doit s’anéantir. Il faisait encore une remarque à l’égard de ces mêmes hommes, qui était de savoir si, de même que ceux qui s’instruisent dans les sciences de l’humanité croient que ce qu’ils auront appris sera utilement mis en pratique, soit par eux, soit par tel des autres qu’ils voudront obliger ; ces philosophes croient qu’en cherchant à connaître les choses divines, lorsqu’ils seront parvenus à démêler les nécessités de chaque chose, ils pourront, quand ils le voudront, faire arriver des vents, des eaux, des saisons, et tout autre de ces phénomènes dont ils auront besoin ; ou bien s’ils n’espèrent produire aucun de ces effets à leur volonté, et s’il leur suffit de connaître seulement que chacun des événements naturels se fait par telles ou telles causes.
« C’est dans ces termes qu’il parlait des hommes qui sont absorbés dans dissemblables méditations. Quant à lui, il conversait toujours sur ce qui peut intéresser l’humanité, recherchant ce qu’est la piété et l’impiété, ce qui est beau et ce qui est honteux, ce qui est juste et ce qui est injuste ; en quoi consiste la tempérance, et ce qu’on nomme l’extravagance. »
Telles étaient les doctrines de Socrate, et après lui celles d’Aristippe de Cyrène, que plus tard Ariston de Chio a essayé de renouveler : savoir que la philosophie devait se borner à la morale. Cette connaissance est seule possible et seule utile ; tandis que les discours qui traitent de la nature des choses sont exactement le contraire. D’abord on ne saurait les comprendre, et quand bien même ils deviendraient évidents pour nous, ils ne nous apporteraient aucun secours. Nous n’acquerrions rien de plus, de pouvoir, nous élevant, comme Persée, au plus haut des airs pour planer sur la vaste étendue des mers et sur la Pléiade, embrasser de nos regards l’univers entier, et connaître quelle est la nature des choses ; car cela ne nous rendrait ni plus justes, ni plus courageux, ni plus tempérants : nous n’en serions même ni plus forts, ni plus beaux, ni plus riches : qualités sans lesquelles il n’y a point de bonheur ; en sorte que Socrate a eu raison de dire que, de toutes ces choses, les unes sont au-dessus de nous, les autres sont sans profit pour nous. Ainsi, les questions de physique sont au-dessus de nous, et ce qui doit arriver après la mort, ne nous concerne en rien. Il n’y a donc à notre usage que ce qui est relatif à l’homme ; aussi, renonçant à la physique qu’il avait étudiée sur les traces d’Anaxagore et d’Archelaüs, Socrate se consacra-t-il tout-à-fait à rechercher ce qu’il y a de bien et de mal à la maison. D’ailleurs, il pensait que ces discours sur la nature n’étaient pas seulement laborieux et impuissants, qu’ils étaient de plus impies et contraires aux lois ; car les uns en venaient à nier absolument qu’il existât des Dieux, les autres disaient que c’était l’infini, ou l’être, ou l’un, ou enfin toute autre chose que les Dieux, unanimement réputés tels : sans parler de l’immense dissentiment qui règne entre eux : les uns disant que le tout est infini, d’autres qu’il est borné : les uns voulant que tout fût en mouvement, les autres, que tout fût immobile.
Quant à moi, entre tout ce qui a clé dit contre ces études, je ne connais rien de mieux que ces vers de Timon le Phliasien, dans les Silles :
« Qui donc les mit aux prises pour combattre entre eux par une querelle funeste ? ce fut le tumulte ami de l’écho, qui irrité de les voir garder le silence, leur envoya la maladie du bavardage, qui en fit périr un grand nombre. »
Voyez donc comme déjà ces généreux athlètes se moquent les uns des autres ? Le même auteur décrit leur rivalité, leurs combats, leurs dissentiments, dans les vers suivants :
« La querelle, cette peste des humains, s’avance en vociférant des niaiseries : cousine de l’homicide contention et de l’invective, elle se roule en aveugle au travers de tout ce qui se rencontre ; et fixant fièrement sa tête parmi les mortels, elle ne leur laisse que l’espérance. »
Néanmoins, après avoir démontré par des preuves irrécusables, empruntées aux écrivains mêmes de leurs écoles, quelles sont les luttes sans utilité réelle que se livrent ces philosophes : luttes qui ne mènent à aucune connaissance ou science solide des devoirs que nous avons à remplir, quoiqu’ils en tirent une grande vanité ; après avoir mis dans tout son jour la raison pour laquelle, dédaignant de semblables études, nous leur avons préféré les oracles des Hébreux, il est temps de clore le livre de la Préparation évangélique.
Il nous reste désormais une entreprise plus relevée à accomplir, celle pour laquelle, abordant la seconde question que nous nous sommes posée au commencement de cet ouvrage, et que nous avons différée, pour donner un enseignement plus complet de tout ce qui la précédait, nous aurons, dans la Démonstration évangélique, à répondre aux fidèles de la circoncision, qui nous reprochent a nous, issus d’une origine étrangère et d’une autre nation, de vouloir nous servir de leurs livres qui, à les entendre, ne nous concernent pas, ou demandent pourquoi, en acceptant leurs traditions, nous ne voulons pas conformer notre manière de vivre aux préceptes de leur loi.