- Convenait-il à Dieu de s'incarner ?
- L'Incarnation était-elle nécessaire à la restauration du genre humain ?
- Si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait-il incarné ?
- Dieu s'est-il incarné principalement pour enlever le péché originel, plutôt que le péché actuel ?
- Aurait-il convenu que Dieu s'incarne dès le commencement du monde ?
- L'Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu'à la fin du monde ?
Objections
1. De toute éternité, Dieu est l'essence même de la bonté, et son être est, de toute éternité, le meilleur possible. Il n'y avait donc pas de convenance à ce que Dieu s'incarne.
2. Il est incongru d'unir des êtres infiniment éloignés l'un de l'autre, comme de peindre une image où le cou d'un cheval se joindrait à une tête d'homme. Mais Dieu et la chair sont infiniment éloignés, puisque Dieu est souverainement simple, tandis que la chair, surtout chez l'homme, est complexe.
3. Le corps est aussi éloigné de l'esprit suprême que le mal est éloigné de la bonté suprême. Mais il serait absolument hors de convenance que Dieu, bonté suprême, s'unisse au mal. Il n'y aurait donc pas de convenance à ce que l'esprit suprême incréé assume un corps.
4. Il est inconcevable que celui qui dépasse toute grandeur se renferme dans ce qu'il y a de plus petit, et que l'être chargé des grandes choses s'abaisse à des petitesses. Mais Dieu, qui a la charge de tout l'univers, ne peut être renfermé dans cet univers. Il semble donc impossible, comme Volusianus l'écrit à S. Augustin, que « celui pour qui l'univers est comme rien, aille se cacher dans le corps vagissant d'un enfant, que ce Souverain s'absente si longtemps de son palais, et que tout le gouvernement du monde se transporte dans ce petit corps ».
En sens contraire, il apparaît de la plus haute convenance que par les choses visibles soient manifestés les attributs invisibles de Dieu. Le monde entier a été créé pour cela, selon l'Apôtre (Romains 1.20) : « Les perfections invisibles de Dieu se découvrent à la pensée par ses œuvres. » Mais, dit S. Jean Damascène, c'est par le mystère de l'Incarnation que nous sont manifestées à la fois la bonté, la sagesse, la justice et la puissance de Dieu : sa bonté, car il n'a pas méprisé la faiblesse de notre chair ; sa justice car, l'homme ayant été vaincu par le tyran du monde, Dieu a voulu que ce tyran soit vaincu à son tour par l'homme lui-même, et c'est en respectant notre liberté qu'il nous a arrachés à la mort ; sa sagesse, car, à la situation la plus difficile, il a su donner la solution la plus adaptée ; sa puissance infinie, car rien n'est plus grand que ceci : Dieu qui se fait homme.
Réponse
Pour tout être, ce qui est convenable est ce qui lui incombe en raison de sa nature propre ; c'est ainsi qu'il convient à l'homme de raisonner puisque, par nature, il est un être raisonnable. Or la nature même de Dieu, c'est l'essence de la bonté, comme le montre Denys. Aussi tout ce qui ressortit à la raison de bien convient à Dieu. Or, il appartient à la raison de bien qu'il se communique à autrui comme le montre Denys. Aussi appartient-il à la raison du souverain bien qu'il se communique souverainement à la créature. Et cette souveraine communication se réalise quand Dieu « s'unit à la nature créée de façon à ne former qu'une seule personne de ces trois réalités : le Verbe, l'âme et la chair », selon S. Augustin. La convenance de l'Incarnation apparaît donc à l'évidence.
Solutions
1. Le mystère de l'Incarnation ne s'est pas accompli du fait que Dieu aurait changé de quelque manière l'état dans lequel il existe de toute éternité, mais du fait qu'il s'est uni à la créature, ou plutôt qu'il se l'est unie, de façon nouvelle. Or, il convient que la créature, qui est changeante par définition, n'existe pas toujours de la même façon. Aussi, de même que la créature a commencé d'exister alors qu'elle n'existait pas auparavant, ainsi est-il convenable que n'ayant pas été auparavant unie à Dieu dans la personne, elle l'ait été postérieurement.
2. Être unie à Dieu dans la personne ne convenait pas à la chair de l'homme selon la condition de sa nature, car cela était au-dessus de sa dignité. Cependant il convenait à Dieu, selon la transcendance infinie de sa bonté, de s'unir la chair pour le salut de l'homme.
3. Toutes les conditions qui rendent la créature différente du Créateur ont été instituées par la sagesse de Dieu et ordonnées à sa bonté. En effet, c'est par bonté que Dieu, immobile et incorporel, produit des créatures changeantes et corporelles ; de même, le mal de peine a été introduit par la justice de Dieu en vue de la gloire de Dieu. Tandis que le mal de faute est commis par éloignement du plan de la sagesse divine, et de l'ordre de la bonté divine. Et c'est pourquoi il a pu être convenable que Dieu assume une nature créée, changeante, corporelle et soumise au châtiment ; mais il n'aurait pas été convenable qu'il assume le mal du péché.
4. Voici la réponse de S. Augustin à Volusianus : « La doctrine chrétienne ne comporte pas que Dieu, pour s'introduire dans la chair humaine, aurait délaissé ou perdu le gouvernement de l'univers, ni qu'il l'ait rétréci pour l'introduire dans ce corps fragile. Une telle conception vient de la pensée humaine, incapable d'imaginer autre chose que des corps. Dieu n'est pas grand par la masse, mais par la puissance. Si la parole de l'homme, en se propageant, est entendue tout entière et en même temps par beaucoup et par chacun, il n'est pas incroyable que le Verbe de Dieu, qui est éternel, soit tout entier partout à la fois. » Aussi, que Dieu se soit incarné n'a rien d'inadmissible.
Objections
1. Le Verbe de Dieu, étant parfaitement Dieu, comme on l'a vu dans la première Partie, sa puissance n'a reçu de l'Incarnation aucun accroissement. Donc, si le Verbe incarné a restauré la nature humaine, il pouvait le faire même sans s'incarner.
2. Pour restaurer la nature humaine, ruinée par le péché, rien ne paraissait requis, sinon que l'homme satisfasse pour le péché. Or l'homme le pouvait, semble-t-il, car Dieu ne peut pas lui demander plus qu'il ne peut faire ; et puisqu'il est plus enclin à faire miséricorde qu'à punir, de même qu'il impute à l'homme l'acte de son péché pour le punir, de même doit-il lui imputer l'acte contraire pour son mérite. Il n'était donc pas nécessaire à la restauration de la nature humaine que le Verbe de Dieu s'incarne.
3. Le respect envers Dieu est une des conditions principales pour que l'homme obtienne le salut ; ce qui fait dire à Malachie (Malachie 1.6) : « Si je suis père, où est l'honneur qui m'est dû ? Si je suis maître, où est la crainte qui m'est due ? » Mais ce respect des hommes envers Dieu sera d'autant plus grand qu'ils le considéreront comme élevé au-dessus de tous et éloigné de la connaissance humaine. D'où la parole du Psaume (Psaumes 113.4) : « Le Seigneur est élevé au-dessus de tous les peuples, sa gloire au-dessus de tous les cieux. Qui est semblable au Seigneur notre Dieu ? » Donc, il ne convient pas à notre salut que Dieu nous devienne semblable en assumant notre chair.
En sens contraire, ce qui délivre le genre humain de la perdition est nécessaire au salut. Mais c'est ce que fait le mystère de l'incarnation divine selon S. Jean (Jean 3.16) : « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle. » Donc l'Incarnation était nécessaire au salut des hommes.
Réponse
Quelque chose est dit nécessaire à une fin de deux façons : de telle façon que sans cela quelque chose ne puisse pas exister ; c'est ainsi que la nourriture est nécessaire à la conservation de la vie humaine. Ou bien parce que cela permet de parvenir à la fin de façon meilleure et plus adaptée ; c'est ainsi qu'un cheval est nécessaire pour voyager. De la première façon l'Incarnation n'était pas nécessaire à la restauration de notre nature ; car Dieu, par sa vertu toute-puissante, aurait pu restaurer notre nature de bien d'autres manières. De la seconde façon, il était nécessaire que Dieu s'incarne pour restaurer notre nature. C'est ce que dit S. Augustin : « Montrons que Dieu, à la puissance de qui tout est également soumis, avait la possibilité d'employer un autre moyen, mais qu'il n'y en a eu aucun plus adapté à notre misère et à notre guérison. »
Et on peut l'envisager au point de vue de notre progrès dans le bien. — 1° Notre foi devient plus assurée, du fait que l'on croit Dieu qui nous parle en personne. Selon S. Augustin : « Pour que l'homme marche avec plus de confiance vers la vérité, la Vérité en personne, le Fils de Dieu, en assumant l'humanité, a constitué et fondé la foi. » — 2° L'espérance est par là soulevée au maximum. Selon S. Augustin : « Rien n'était aussi nécessaire pour relever notre espérance que de nous montrer combien Dieu nous aimait. Quel signe plus évident pouvons-nous en avoir que l'union du Fils de Dieu à notre nature ? » — 3° Notre charité est réveillée au maximum par ce mystère, et S. Augustin dit ailleurs : « Quel plus grand motif y a-t-il de la venue du Seigneur que de nous montrer son amour pour nous ? » Il ajoute plus loin : « Si nous avons tardé à l'aimer, maintenant au moins ne tardons pas à lui rendre amour pour amour. » — 4° L'Incarnation nous donne un modèle de vie, par l'exemple que Jésus a présenté. Selon S. Augustin, « l'homme, que l'on pouvait voir, il ne fallait pas le suivre ; il fallait suivre Dieu, que l'on ne pouvait voir. C'est donc pour donner à l'homme un modèle visible par l'homme et que l'homme pouvait suivre, que Dieu s'est fait homme » . — 5° L'Incarnation est nécessaire à la pleine participation de la divinité qui est la béatitude véritable de l'homme et la fin de la vie humaine. C'est cela qui nous a été conféré par l'humanité du Christ. Car S. Augustin l'a prêché : « Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu. »
Pareillement, l'Incarnation était utile pour nous éloigner du mal. — 1° Par ce mystère l'homme apprend à n'avoir ni préférence ni respect pour le démon qui est l'auteur du péché. S. Augustin dit à ce sujet : « Si la nature humaine a été unie à Dieu au point de devenir une seule personne, que ces esprits mauvais et orgueilleux n'osent plus se préférer à l'homme sous prétexte qu'ils n'ont pas de chair. » — 2° Par ce mystère nous découvrons toute la dignité de la nature humaine, et qu'il ne faut pas la souiller par le péché. Ce qui fait dire à S. Augustin : « Dieu nous a montré la place éminente occupée par la nature humaine dans la création, par le fait qu'il est apparu aux hommes comme un homme véritable. » Et S. Léon dit aussi : « Chrétien, reconnais ta dignité et, après avoir été uni à la nature divine, ne va pas, par une conduite honteuse, retourner à ton ancienne bassesse. » — 3° Pour détruire la présomption de l'homme « la grâce de Dieu est mise en valeur pour nous, sans aucun mérite de notre part, chez le Christ homme ». — 4° « L'orgueil de l'homme, qui est le plus grand obstacle à l'union avec Dieu, peut être réfuté et guéri par cette grande humilité de Dieu. » — 5° L'Incarnation est utile pour délivrer l'homme de la servitude du péché. Cela, dit S. Augustin, « devait se faire de telle sorte que le diable fût vaincu par la justice de l'homme Jésus Christ ». Et cela s'est fait parce que le Christ a satisfait pour nous. Un simple homme ne pouvait pas satisfaire pour tout le genre humain ; et Dieu ne devait pas satisfaire ; il fallait donc que Jésus Christ fût à la fois Dieu et homme. C'est aussi l'affirmation de S. Léon : « La puissance assume la faiblesse, et la majesté la bassesse ; ainsi ce qui convenait à notre guérison, l'unique médiateur entre Dieu et les hommes pouvait mourir d'une part, et ressusciter de l'autre. S'il n'avait pas été vrai Dieu, il n'aurait pas apporté le remède, s'il n'avait pas été vrai homme, il n'aurait pas offert un modèle. »
Il y a encore beaucoup d'autres avantages venus de l'Incarnation, qui dépassent la connaissance humaine.
Solutions
1. Cet argument s'applique au premier mode de la nécessité, sans lequel la fin ne peut être atteinte.
2. On peut dire qu'une satisfaction est suffisante de deux façons. D'abord parfaitement, parce qu'elle compense par une équivalence absolue la faute commise. En ce sens, la satisfaction offerte par un simple homme ne pouvait pas être suffisante, parce que toute la nature humaine était désorganisée par le péché, et que le bien d'une personne, ou même de plusieurs, ne pouvait compenser d'une façon équivalente le désastre de toute une nature. En outre, le péché commis contre Dieu reçoit une certaine infinité en raison de l'infinie majesté divine ; car l'offense est d'autant plus grave que l'offensé est de plus haut rang. Ainsi fallait-il, pour une satisfaction adéquate, que l'acte de celle-ci ait une efficacité infinie, comme venant de l'homme-Dieu.
Mais on peut parler aussi d'une satisfaction qui soit suffisante, mais imparfaitement, parce qu'elle est acceptée, malgré sa faiblesse, par celui qui veut bien s'en contenter. En ce sens la satisfaction offerte par un simple homme est suffisante. Et parce que l'imparfait suppose toujours une réalité parfaite qui le fonde, il s'ensuit que la satisfaction de tout homme ordinaire tient son efficacité de la satisfaction du Christ.
3. En assumant la chair, Dieu n'a pas diminué sa majesté, ni par conséquent le motif que nous avons de le révérer. Celui-ci s'accroît dans la mesure où s'accroît la connaissance de Dieu. Or, du fait qu'il a voulu se rendre proche de nous par l'Incarnation, il nous a attirés davantage à le connaître.
Objections
1. Il semble que Dieu se serait incarné de toute façon, car l'effet demeure tant que demeure la cause. Mais, dit S. Augustin : « On peut penser à bien d'autres effets de l'Incarnation » en dehors de la libération du péché, dont on vient de parler. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
2. Il revient à la toute-puissance divine d'accomplir parfaitement ses œuvres et de se manifester par un effet infini. Mais une simple créature ne peut être considérée comme un effet infini, puisqu'elle est finie par son essence. C'est seulement dans l'œuvre de l'Incarnation que se manifeste principalement l'effet infini de la puissance divine, puisqu'elle unit deux êtres infiniment éloignés l'un de l'autre, en tant qu'elle réalise l'hominisation de Dieu. C'est même dans cette œuvre que l'univers atteint sa perfection, puisque l'aboutissement de la création, qui est l'homme, s'unit à son premier principe, qui est Dieu. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
3. Le péché n'a pas rendu la nature humaine plus capable de recevoir la grâce. Mais après le péché elle a été capable de l'union hypostatique, qui est la plus haute des grâces. Donc, si l'homme n'avait pas péché, la nature humaine aurait été capable de cette grâce. Et Dieu n'aurait pas privé la nature humaine de ce bien dont elle était capable.
4. La prédestination divine est éternelle. Mais il est dit du Christ, dans l'épître aux Romains (Romains 1.4) : « Il a été prédestiné Fils de Dieu avec puissance. » Donc, même avant le péché, il était nécessaire que le Fils de Dieu s'incarne pour que la prédestination divine s'accomplisse.
5. Le mystère de l'Incarnation a été révélé au premier homme, comme le montre ce qu'il a dit (Genèse 2.23) : « Cette fois, c'est l'os de mes os, et la chair de ma chair ! » Et l'Apôtre déclare (Éphésiens 5.32) : « C'est un grand mystère, relativement au Christ et à l'Église. » Mais l'homme ne pouvait prévoir sa chute, pour le même motif qui la faisait ignorer à l'ange, comme le prouve S. Augustin. Donc, même si l'homme n'avait pas péché, Dieu se serait incarné.
En sens contraire, sur le texte de S. Luc (Luc 19.10) : « Le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu », S. Augustin affirme : « Donc, si l'homme n'avait pas péché, le Fils de l'homme ne serait pas venu. » Et sur cette parole (1 Timothée 1.5) : « Le Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs », la Glose affirme : « Il n'y a pas d'autre motif à la venue du Christ Seigneur que le salut des pécheurs. Supprimez la maladie, supprimez les blessures, et il n'y a pas de motif pour recourir aux remèdes. »
Réponse
Diverses opinions ont été émises à ce sujet. Certains prétendent que, même si l'homme n'avait pas péché, le Fils de Dieu se serait incarné. D'autres soutiennent le contraire, et c'est plutôt à leur opinion qu'il faut se rallier. En effet, ce qui dépend de la seule volonté de Dieu et à quoi la créature n'a aucun droit, ne peut nous être connu que dans la mesure où c'est enseigné dans la Sainte Écriture, qui nous a fait connaître la volonté de Dieu. Aussi, puisque dans la Sainte Écriture le motif de l'Incarnation est toujours attribué au péché du premier homme, on dit avec plus de justesse que l'œuvre de l'Incarnation est ordonnée à remédier au péché, à tel point que si le péché n'avait eu lieu, il n'y aurait pas eu l'Incarnation. Cependant la puissance de Dieu ne se limite pas à cela, car il aurait pu s'incarner même en l'absence du péché.
Solutions
1. Tous les autres motifs assignés à l'Incarnation se rattachent à la guérison du péché. Car si l'homme n'avait pas péché, il aurait été inondé par la lumière de la sagesse divine, et Dieu lui aurait donné la perfection de la justice pour tout ce qu'il avait besoin de connaître et de faire. Mais parce que l'homme, en abandonnant Dieu, s'était effondré au niveau des réalités corporelles, il convenait que Dieu, en s'incarnant, lui apporte le remède du salut par des moyens corporels. C'est pourquoi, sur la parole de Jean (Jean 1.14) : « Le Verbe s'est fait chair », S. Augustin affirme : « La chair t'avait aveuglé, la chair te guérit ; car le Christ est venu pour éteindre par la chair les passions de la chair. »
2. Dans le mode de production des choses à partir de rien, la puissance infinie de Dieu se manifeste déjà. En outre, il suffit à la perfection de l'univers que la créature s'oriente vers Dieu comme vers sa fin, en vertu de sa nature. Mais que la créature s'unisse à Dieu dans la personne, cela dépasse les limites de sa perfection naturelle.
3. On peut considérer une double capacité dans la nature humaine. L'une est dans l'ordre de la puissance naturelle. Celle-là est toujours comblée par Dieu, qui donne à chaque être ce que demande la capacité de sa nature. L'autre capacité se mesure à la puissance divine, à qui toute créature obéit sans hésitation. Et c'est à celle-ci que se rapporte la capacité alléguée dans l'objection. Mais Dieu ne comble pas totalement cette capacité de la nature ; autrement il faudrait dire que Dieu n'aurait pas pu faire dans sa créature autre chose que ce qu'il a fait, ce qui est faux, comme on l'a établi dans la première Partie.
Mais rien n'empêche que la nature humaine ait été élevée à un niveau supérieur après le péché ; car Dieu permet le mal pour en tirer un plus grand bien. Comme dit S. Paul (Romains 5.20) : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. » Et l'on chante dans la bénédiction du cierge pascal : « Heureuse faute, qui nous valut d'avoir un si grand Rédempteur ! »
4. La prédestination suppose la prescience de l'avenir. C'est pourquoi, de même que Dieu prédestine un homme au salut pour exaucer la prière d'autres hommes, de même a-t-il prédestiné l'œuvre de l'Incarnation à guérir le péché des hommes.
5. Rien n'empêche de révéler à quelqu'un un effet dont on ne lui révèle pas la cause. Le mystère de l'Incarnation a donc pu être révélé au premier homme sans qu'il puisse prévoir sa chute : car quiconque connaît un effet ne connaît pas toujours sa cause.
Objections
1. Plus un péché est grave, plus il s'oppose au salut de l'homme, en vue duquel Dieu s'est incarné. Mais le péché actuel est plus grave que le péché originel, auquel est due une peine minime selon S. Augustin. L'incarnation du Christ est donc ordonnée primordialement à la destruction du péché actuel.
2. Par le péché originel l'homme est tenu à la peine du dam, et non à la peine du sens, comme on l'a établi dans la deuxième Partie. Or le Christ a satisfait en subissant la peine du sens sur la croix et non la peine du dam, car il n'a été aucunement privé de la vision et de la jouissance de Dieu. Donc il est venu pour effacer le péché actuel plus que pour effacer le péché originel.
3. Selon S. Jean Chrysostome, « tel est l'amour du serviteur fidèle que les bienfaits de son maître, accordés communément à tous, il les estime faits à lui seul (Galates 2.20) : ‘Il m'a aimé, il s'est livré pour moi.’ » Mais les péchés qui nous sont propres sont les péchés actuels, tandis que le péché originel est commun. Donc nous devons avoir cet amour, de penser que le Christ est venu pour expier en premier lieu nos péchés actuels.
En sens contraire, il est dit (Jean 1.29) : « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde. » Ce que Bède commente ainsi : « Ce qu'on appelle péché du monde, c'est le péché originel, qui est commun au monde entier. »
Réponse : Il est certain que le Christ est venu en ce monde pour effacer non seulement le péché qui s'est transmis par origine à la postérité, mais encore tous les péchés qui s'y sont ajoutés par la suite. Tous, il est vrai, ne sont pas effacés, mais cela vient de la déficience des hommes qui ne s'unissent pas au Christ, selon la parole de S. Jean (Jean 3.19) : « La lumière est venue dans le monde, et les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière. » Mais le Christ, lui, a offert une satisfaction suffisante pour tous les péchés, selon S. Paul (Romains 5.16) : « Il n'en va pas du don comme de la faute ; le jugement porté sur une seule faute aboutit à une condamnation ; la grâce appliquée à de nombreux péchés aboutit à la justification. » Mais si le Christ est venu principalement pour détruire un péché, c'est dans la mesure où ce péché est le plus important. Or quelque chose est plus important de deux façons. Ce peut être en intensité, comme on appelle plus grande la blancheur la plus intense. De ce point de vue, le péché actuel est plus grand que le péché originel, parce que la raison de volontaire s'y réalise davantage, comme nous l'avons établi dans la deuxième Partie. D'un autre point de vue, quelque chose est plus grand en extension, comme on parle d'une blancheur plus grande parce qu'elle est plus étendue. Et de cette façon le péché originel, qui atteint le genre humain tout entier, est plus grand que le péché actuel, propre à une personne individuelle. Et à cet égard, le Christ est venu principalement pour enlever le péché originel, en tant que, selon Aristote « le bien de la nation est plus divin et plus éminent que le bien d'un seul ».
Solutions
1. Cet argument s'appuie sur l'importance intensive du péché.
2. Dans la rétribution future le péché originel ne sera pas châtié de la peine du sens ; mais les pénalités sensibles que nous souffrons en cette vie : la faim, la soif, la mort, etc. proviennent du péché originel. C'est pourquoi le Christ, afin de satisfaire pleinement pour le péché originel, a voulu souffrir la douleur sensible afin d'abolir en lui la mort et les autres pénalités.
3. Comme dit S. Jean Chrysostome au même endroit, l'Apôtre parlait ainsi « non pour diminuer les dons immenses et universels du Christ, mais afin de se désigner, lui seul, comme en bénéficiant au nom de tous. À quoi bon les attribuer aux autres, lorsque ce que tu reçois est aussi complet et parfait que si rien ne leur avait été accordé ? » De ce que l'on doit estimer les bienfaits du Christ comme accordés à soi-même, on ne doit pas estimer qu'ils n'ont pas été accordés aux autres. C'est pourquoi il n'est pas exclu que le Christ soit venu principalement pour abolir le péché de toute l'humanité plus que celui de l'individu. Mais ce péché de nature a été guéri aussi parfaitement en chacun que s'il avait été guéri chez un seul. Aussi, à cause de l'union réalisée par la charité, tout ce qui a été prodigué à tous, chacun peut le prendre en compte pour soi-même.
Objections
1. L'œuvre de l'Incarnation provient de l'immense amour de Dieu, selon S. Paul (Éphésiens 2.4) : « Dieu, dans la richesse de sa miséricorde et poussé par le grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a rendu la vie avec le Christ. » Mais l'amour se porte sans retard au secours de l'ami dans le besoin ; il est écrit en effet (Proverbes 3.28) : « Ne dis pas à ton ami : ‘Va-t'en, repasse, je te donnerai demain’, quand tu peux donner sur l'heure. » Il semble donc que Dieu ne devait pas retarder l'œuvre de l'Incarnation, mais venir dès le début au secours du genre humain par l'Incarnation.
2. S. Paul écrit (1 Timothée 1.15) : « Le Christ est venu en ce monde sauver les pécheurs. » Mais ils auraient été sauvés en plus grand nombre si Dieu s'était incarné dès le début du genre humain ; car le plus grand nombre au cours des siècles, dans leur ignorance de Dieu, se sont perdus par leur péché.
3. L'œuvre de la grâce n'est pas moins organisée que l'œuvre de la nature. Or « la nature débute par ce qui est parfait », dit Boèce Donc l'œuvre de la grâce aurait dû être parfaite dès le début. Mais c'est dans l'Incarnation que l'on découvre la perfection de la grâce, selon cette parole : « Le Verbe s'est fait chair », à laquelle fait suite : « plein de grâce et de vérité » (Jean 1.14). Donc le Christ aurait dû s'incarner au début du genre humain.
En sens contraire, S. Paul écrit (Galates 4.4) : « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d'une femme. » Et la Glose nous dit que « la plénitude des temps désigne le temps fixé par Dieu pour envoyer son Fils ». Or Dieu a tout fixé dans sa sagesse. C'est donc au temps le plus opportun qu'il s'est incarné. Et ainsi ne convenait-il pas qu'il se soit incarné au commencement du monde.
Réponse
Puisque l'œuvre de l'Incarnation est ordonnée de façon primordiale à la restauration de la nature humaine par l'abolition du péché, il est évident que l'Incarnation de Dieu dès le commencement du genre humain, avant le péché, n'aurait pas eu de motif, car on ne donne de remède qu'à celui qui est déjà malade, selon cette parole du Seigneur (Matthieu 9.12) : « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
Mais il ne convenait pas non plus que Dieu s'incarne aussitôt après le péché. 1° A cause de la condition du péché de l'homme, fruit de l'orgueil : il fallait que l'homme soit libéré après s'être humilié pour reconnaître son besoin d'un libérateur. C'est pourquoi, sur cette parole (Galates 3.19). « La loi a été établie par le ministère des anges et l'intervention d'un médiateur », la Glose explique : « C'est par une haute prudence qu'après la chute de l'homme, le Fils de Dieu n'a pas été envoyé aussitôt. En effet, Dieu a d'abord laissé l'homme à son libre arbitre, afin de lui faire connaître ainsi les forces de sa nature. Puis, à cause de son incapacité, l'homme reçut la loi. Ensuite sa maladie s'aggrava, non par la faute de la loi, mais par celle de sa nature viciée ; ainsi, connaissant sa faiblesse, il appellerait le médecin et rechercherait le secours de la grâce. » 2° La progression dans le bien fait passer de l'imparfait au parfait, selon S. Paul (1 Corinthiens 15.46) : « Ce n'est pas l'être spirituel qui paraît d'abord, c'est l'être naturel ; le spirituel ne vient qu'ensuite. Le premier homme, qui vient de la terre, est terrestre, le second homme, qui vient du ciel, est céleste. »
3° Ce délai convenait à la dignité du Verbe incarné car, à propos du texte des Galates. « Quand vint la plénitude des temps », la Glose explique : « Plus le juge à venir était éminent, plus devait être longue la suite des hérauts qui l'annonçaient. »
4° Il ne fallait pas que la ferveur de la foi s'attiédisse au cours d'une trop longue durée. Car il est écrit (Matthieu 24.12) : « La charité de beaucoup se refroidira », et (Luc 18.8) : « Quand le Fils de l’homme viendra, croyez-vous qu'il trouvera encore la foi sur la terre ? »
Solutions
1. Sans doute, la charité n'attend pas pour venir en aide à un ami, mais elle tient compte de l'opportunité des circonstances et de la condition des personnes. Car si un médecin donnait tel remède au malade dès le début de la maladie, ce serait peu efficace et peut-être même plus nocif qu'utile. C'est pourquoi Dieu n'a pas proposé dès le début le remède de l'Incarnation, pour éviter que l'homme ne le méprise par orgueil, s'il n'avait pas commencé par prendre conscience de sa faiblesse.
2. S. Augustin répond à cette objection en disant : « Le Christ a voulu apparaître aux hommes et leur prêcher sa doctrine dans le temps et le lieu où il savait rencontrer ceux qui croiraient en lui. Il prévoyait en effet que de tels hommes — non pas tous, mais beaucoup — en sa présence et malgré sa résurrection d'entre les morts, ne voudraient pas croire en lui. »
Mais le même S. Augustin rejette ailleurs cette réponse et déclare : « Pouvons-nous dire que les habitants de Tyr et de Sidon n'auraient pas voulu croire si de tels miracles avaient été accomplis parmi eux, alors que Dieu lui-même affirme qu'ils se seraient grandement repentis et humiliés ? » Ensuite, il ajoute : « Comme dit S. Paul (Romains 9.16) : ‘Il n'est pas question de l'homme qui veut et qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde.’ Dieu prévoit en effet quels sont ceux qui croiraient à ses miracles s'ils en étaient témoins ; il vient en aide aux uns parce qu'il le veut ; il ne vient pas en aide aux autres parce que dans sa prédestination, cachée mais juste, il en a jugé autrement. Croyons donc sans hésiter à sa miséricorde envers ceux qu'il sauve, et à sa justice envers ceux qu'il punit. »
3. Le parfait précède l'imparfait : c'est vrai lorsqu'il s'agit de réalités diverses par leur époque et leur nature ; l'être imparfait suppose l'être parfait pour que celui-ci le mène à son achèvement. Mais dans une seule et même réalité, l'imparfait, bien que postérieur en nature, est antérieur temporellement. Ainsi, par rapport à l'imperfection de la nature humaine, la perfection éternelle de Dieu est antérieure en durée, mais l'achèvement de cette même nature par l'union à Dieu est postérieure.
Objections
1. On dit dans le Psaume (Psaumes 92.11 Vg) : « Ma vieillesse connaîtra une abondante miséricorde », c'est-à-dire, d'après la Glose, « à la fin des temps ». Mais le temps de l'Incarnation est au plus haut point le temps de la miséricorde, selon le Psaume (Psaumes 102.14) : « Car le temps est venu de prendre Sion en pitié. » Donc, l'Incarnation aurait dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
2. Dans la même réalité, nous venons de le voir, le parfait est postérieur temporellement à l'imparfait. Donc, le plus haut degré de perfection doit occuper la dernière place dans le temps. Or la perfection suprême de la nature humaine est dans son union au Verbe. Car, selon S. Paul (Colossiens 1.19) : « Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la plénitude de la divinité. » Donc l'Incarnation aurait dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
3. Il ne convient pas de réaliser par deux moyens ce qui peut l'être par un seul. Mais un seul avènement du Christ pouvait suffire à sauver la nature humaine, celui qui se produira à la fin du monde. Il ne fallait donc pas qu'il viennent auparavant par l'Incarnation, qui aurait donc dû être retardée jusqu'à la fin du monde.
En sens contraire, il est écrit dans Habacuc (Habacuc 3.2 Vg) : « Tu te révéleras au milieu des années. » Le mystère de l'Incarnation, qui devait révéler le Christ au monde ne devait donc pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
Réponse
Comme il ne convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du monde, de même ne convenait-il pas qu'elle soit retardée jusqu'à la fin du monde.
1° Cela se voit quand on considère l'union de la nature divine et de la nature humaine. Nous avons déjà dit qu'en un sens l'imparfait précède temporellement le parfait, et en autre sens le suit : dans une réalité qui progresse, l'imparfait précède le parfait ; dans une réalité qui est cause de progrès, le parfait au contraire précède l'imparfait. En effet, dans l'Incarnation la nature humaine est portée au degré suprême d'excellence ; c'est pourquoi il ne convenait pas que l'Incarnation se produise dès le commencement du genre humain. Mais d'autre part, le Verbe incarné est cause efficiente de perfection humaine, puisque « nous avons tous reçu de sa plénitude » (Jean 1.16). Et c'est pourquoi l'Incarnation ne devait pas être retardée jusqu'à la fin du monde. Ce qui se produira alors, ce sera la consommation de la gloire à laquelle le Verbe incarné doit conduire la nature humaines.
2° Cela se déduit aussi de l'effet produit par le salut de l'homme. Selon un Père de l’Église : « Il est au pouvoir du donateur de faire miséricorde à l'époque et dans la mesure où il lui plaît. Donc le Christ est venu quand il a su qu'il devait nous secourir et que son bienfait serait bien accueilli. En effet, lorsque, par une certaine langueur du genre humain, la connaissance de Dieu commençait à s'effacer et les mœurs à se dégrader, Dieu daigna élire Abraham pour rénover en lui la connaissance de Dieu et la conscience morale. Puis, comme le respect avait encore diminué, Dieu donna par Moïse le texte de la loi. Parce que les païens le méprisèrent et refusèrent de s'y soumettre, et parce que ceux qui l'avaient reçu ne l'observèrent pas, le Seigneur, mû par sa miséricorde, envoya son Fils pour que celui-ci, après avoir donné à tous la rémission de leurs péchés, puisse offrir à Dieu le Père les hommes justifiés. » Mais si ce remède avait été retardé jusqu'à la fin du monde, la connaissance et le culte de Dieu, comme l'honnêteté des mœurs, auraient totalement disparu sur la terre.
3° Ce retard n'était pas compatible avec la manifestation de la puissance divine, qui sauve l'homme de multiples façons : non seulement par la foi au Christ à venir, mais encore par la foi au Christ présent, et au Christ déjà venu.
Solutions
1. La miséricorde dont la Glose parle là, c'est la miséricorde de Dieu conduisant à la gloire. Si cependant on veut la rapporter à la miséricorde manifestée au genre humain par l'Incarnation, il faut savoir que, selon S. Augustin, le temps de l'Incarnation peut se comparer à la jeunesse du genre humain « à cause de la vigueur et de la ferveur de la foi, qui agit par la charité » ; à sa vieillesse aussi, « car le Christ est venu au sixième âge ». Et bien que « dans le corps la jeunesse et la vieillesse ne puissent être simultanées, elles peuvent pourtant coexister dans l'âme : la jeunesse par son élan, la vieillesse par sa dignité ». C'est pourquoi S. Augustin affirme ailleurs : « Le Maître divin ne pouvait venir que dans la jeunesse de l'humanité pour l'élever par son exemple à la plus haute perfection morale. » Et ailleurs il dit qu'il est venu au sixième âge du genre humain, qui est la vieillesse.
2. Il ne s'agit pas seulement de considérer l'Incarnation comme terme du progrès de l'humanité, mais aussi comme principe de perfection dans notre nature humaine, nous venons de le dire.
3. Sur la parole de Jean (Jean 3.17) : « Dieu n'a pas envoyé son Fils pour qu'il juge le monde », Chrysostome déclare. « Il y a deux avènements du Christ : le premier pour qu'il remette les péchés, le second pour qu'il juge le monde. S'il n'avait pas fait cela, tous les hommes auraient été perdus ensemble, car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu. » Il est donc évident que l'avènement de la miséricorde ne devait pas être retardé jusqu'à la fin du monde.
Il faut étudier maintenant la manière dont le Verbe s'est incarné : 1° La nature de cette union (Q. 2). — 2° Cette union quant à la personne qui assume (Q. 3). — 3° Quant à la nature assumée (Q. 4).