Les Avantages de la Patience | Cyprien de Carthage |
Présentation de l’auteur
Cyprien de Carthage, de son vrai nom Thascius Caecilius Cyprianus, né vers 200 et mort en martyr le 14 septembre 258 sous la persécution de Valérien, est un Berbère converti au christianisme, évêque de Carthage et Père de l’Église. Il est, après saint Augustin, l’un des plus grands témoins de la doctrine de l’Église latine des premiers siècles.
Aujourd’hui, mes frères bien-aimés, j’ai à vous parler de la patience : je dois vous faire connaître le mérite et les avantages de cette vertu. Puis-je mieux commencer mon discours, qu’en vous faisant remarquer que, même en ce moment, la patience vous est nécessaire, car, sans elle, vous ne pouvez ni m’écouter, ni profiter de mes leçons ? En effet, l’instruction ne peut être efficace qu’autant qu’on l’écoute avec patience.
Dans la loi chrétienne, mes frères bien-aimés, plusieurs routes s’ouvrent devant nous pour nous conduire au salut ; mais je ne trouve rien de plus utile pour la vie présente, rien de plus méritoire pour le Ciel, que de s’attacher avec crainte et amour aux préceptes du Seigneur et de supporter avec une patience inaltérable tous les événements de cette vie. Les philosophes aussi se vantent de pratiquer cette vertu ; mais leur patience est aussi fausse que leur sagesse. Comment, en effet, être sage et patient, si on ne connaît la sagesse et la patience de Dieu ? Il nous dit lui-même : Je perdrai la sagesse des sages et je réprouverai la prudence des prudents (Is., XX). Saint Paul, l’oracle de l’Esprit-Saint et l’apôtre des nations, nous enseigne la même vérité : Prenez garde, dit-il, de vous laisser séduire par une philosophie vaine et trompeuse, fondée sur les traditions, sur la science mondaine et non sur le Christ, en qui réside la plénitude de la divinité (Coloss., II). Et ailleurs : Ne vous y trompez pas, si quelqu’un d’entre vous veut être sage, qu’il devienne insensé pour le monde. Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Il est écrit : Je confondrai les sages dans leur sa gesse. Et au livre des Psaumes : Le Seigneur connaît les pensées des sages ; il sait qu’elles ne sont que folie (Ps., IX).
Si, dans le monde, il n’y a pas de véritable sagesse, il n’y a pas non plus de véritable patience. Le sage est humble et doux ; or, rien ne manque plus aux philosophes que la sagesse et la douceur : ils se complaisent beaucoup en eux-mêmes, et par suite ils déplaisent à Dieu. Mais la vraie patience ne peut pas résider dans ces hommes qui découvrent impudemment leur poitrine et affectent une insolente liberté. Pour nous, mes frères, dont la philosophie réside non dans les paroles mais dans les actions, qui possédons la vraie sagesse sans l’afficher sur nos vêtements, qui faisons consister la vertu dans la conscience et dans la conduite et non dans une vaine jactance d’extérieur et de langage, nous, dis-je, véritables serviteurs de Dieu, exerçons-nous à cette patience qui nous fut enseignée par Jésus-Christ.
1° La patience nous est commune avec Dieu ; c’est en Dieu qu’elle prend son origine, sa grandeur, sa dignité, son éclat. Nous devons aimer ce que Dieu aime ; sa majesté infinie nous en fait un devoir. S’il est pour nous un maître et un père, imitons sa patience ; car les serviteurs doivent obéir et les fils marcher sur les traces de leurs pères. Or, voulez-vous avoir une idée de la patience de Dieu ? On insulte sa majesté infinie par des temples profanes, par des idoles impures, par des cérémonies sacrilèges ; et il le souffre, et il fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, et, quand il envoie sa pluie sur la terre, les justes et les pécheurs jouissent également de ses bienfaits. Toujours avec la même patience, il comble de ses faveurs les coupables et les innocents, les hommes religieux et les impies, les cœurs reconnaissants et les cœurs ingrats. Tous ont à leur service les saisons, les éléments, les vents, les sources. Les moissons grandissent pour tout le monde ; pour tous mûrissent les raisins ; pour tous nous voyons les arbres se couvrir de fruits, les bois de feuillage, les prés de fleurs. Irrité par de nombreuses ou plutôt par de continuelles injures, Dieu modère son indignation et attend avec patience le jour du jugement. La vengeance est dans sa main ; il préfère la patience. Il souffre, et il attend que la malice humaine, fatiguée d’elle-même, revienne à des sentiments meilleurs ; que l’homme, après avoir erré longtemps dans un dédale d’erreurs et de crimes, se convertisse enfin. D’ailleurs, il ne cesse de l’y exhorter : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. Revenez au Seigneur votre Dieu, dit le prophète Joël, car il est plein de miséricorde, de pitié, de patience ; il a compassion de vous et il vous invite à fléchir sa colère (Joël, II). C’est à peu près le langage de l’apôtre saint Paul : Est-ce que vous méprisez les trésors de bonté, de patience, de longanimité de ce Dieu qui, en vous attendant, vous invite au repentir ? Par votre dureté et votre impénitence, vous amassez contre vous un trésor de colère pour le jour de la manifestation, où le juste juge rendra à chacun selon ses œuvres (Rom., VIII). Le juge est appelé juste, parce que son arrêt ne sera porté qu’à la fin du monde, afin de laisser à l’homme le temps de se convertir. Le châtiment ne frappera le pécheur que lorsque le repentir sera pour lui sans utilité.
Pour mieux nous faire comprendre que la patience est une vertu toute divine et que l’homme doux et miséricordieux est l’imitateur de Dieu le père, Jésus parle ainsi dans son Evangile : Vous savez qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain, et vous haïrez votre ennemi ; mais moi je vous dis aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants et tomber sa pluie sur les justes et sur les pécheurs. Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense obtiendrez-vous ? Est-ce que les publicains ne le font pas ? si vous saluez seulement vos frères, que faites vous de plus que les païens ? Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait (Matt., V). Ainsi, d’après la parole divine, les fils de Dieu deviennent parfaits, en s’appropriant la patience de leur père, en imprimant sur leurs actes ce cachet divin qu’Adam avait perdu par son péché. Quelle gloire d’être semblable à Dieu ! Quel bonheur de posséder des vertus qui nous font participer aux perfections divines.
2° Jésus-Christ, mes frères bien-aimés, ne s’est pas contenté de nous prêcher la patience ; il l’a pratiquée toute sa vie. Descendu parmi nous, comme il le dit lui-même, pour faire la volonté de son Père, il a manifesté sa divinité par d’admirables vertus ; mais la patience est celle qui brille du plus vif éclat ; celle qui donne à tous ses actes un caractère divin. Il quitte les splendeurs du Ciel pour habiter la terre, et lui, le fils de Dieu, ne craint pas de revêtir notre humanité. Il est l’innocence même, et il prend sur ses épaules le fardeau de nos iniquités. Il se dépouille de son immortalité, et victime innocente, il subit la mort pour le salut des pécheurs. Maître de l’univers, il est baptisé par un esclave ; il ne dédaigne pas de plonger son corps dans les eaux de la pénitence, alors qu’il vient nous apporter le pardon de nos péchés. Il jeûne quarante jours, lui qui nourrit le genre humain. Il souffre la faim, lui qui vient distribuer le pain céleste aux âmes affamées de la parole et de la grâce divine. Il repousse les tentations du démon, et, content de la victoire, il épargne son ennemi. Il fut pour ses disciples non un maître sévère, mais un frère et un ami. Il daigna laver les pieds de ses apôtres, pour nous montrer, par son exemple, nos devoirs envers nos frères. Faut-il s’étonner qu’il ait ainsi traité ses disciples fidèles, lui dont la patience inaltérable supporta jusqu’à la fin le traître Judas, qui mangeait avec lui, qui connaissait ses projets criminels sans les dévoiler, qui souffrit de sa part jusqu’à un baiser ?
Avec quelle douceur, avec quelle patience, il supporta les persécutions des Juifs ! Il attirait par la persuasion les incrédules à la foi ; il touchait les ingrats par ses bienfaits ; il répondait avec douceur à la contradiction ; il supportait l’orgueil ; c’était humblement à la persécution. Jusqu’à la croix, il s’efforça de réunir autour de lui ce peuple qui tuait les prophètes et qui était toujours en révolte contre Dieu. Mais, avant de répandre son sang jusqu’à la dernière goutte, que d’injures, que d’outrages, que d’insultes supportées avec patience ! Il reçut des crachats sur son visage auguste, lui dont la salive guérissait les aveugles ; il fut déchiré à coups de verges, lui dont les disciples, d’une seule parole, flagellent et chassent les démons ; il fut couronné d’épines, lui qui tresse aux martyrs une couronne éternelle ; il subit l’ignominie des soufflets, lui qui donne aux vainqueurs les honneurs du triomphe ; il fut dépouillé de ses vêtements, lui qui nous revêt d’immortalité ; il fut nourri de fiel, lui qui donne la nourriture céleste ; il fut abreuvé de vinaigre, lui qui nous présente la coupe du salut. Lui, l’innocent, le juste, que dis-je, l’innocence et la justice mêmes, est confondu avec les scélérats ; la vérité est étouffée sous des témoignages menteurs ; le juge suprême est traduit en jugement, et le Verbe divin marche au supplice en gardant le silence.
En présence de la croix de Jésus-Christ, les astres sont confondus, les éléments se troublent, la terre tremble, le jour se change en nuit ; pour ne pas éclairer le forfait des Juifs, le soleil se cache, il voile ses rayons… et Jésus se tait : pas un mouvement qui, au milieu de ses souffrances, trahisse sa majesté divine ; il supporte tout jusqu’à la fin, afin de nous montrer, dans son éclat et dans sa perfection, la véritable patience.
Ce n’est pas assez : quand ses meurtriers reviennent à lui, il les accueille. Plein de bonté et de miséricorde, il ne ferme son Église à personne. Ces ennemis qui le blasphèment et proscrivent jusqu’à son nom, s’ils font pénitence, s’ils reconnaissent leur forfait, obtiennent, avec leur pardon, une place au royaume céleste. La patience et la bonté peuvent-elles s’élever plus haut ? Celui qui a répandu le sang du Christ est vivifié par ce même sang. S’il n’en était pas ainsi, l’Église compterait-elle parmi ses fondateurs l’apôtre saint Paul ?
3° Pour nous, mes frères bien-aimés, nous sommes dans le Christ ; nous nous sommes revêtus de lui comme d’un vêtement ; il est devenu pour nous le chemin du salut ; marchons donc sur ses traces, et imitons ses exemples. C’est le conseil de l’apôtre saint Jean : Celui qui se flatte de demeurer dans le Christ doit suivre la route qu’il a suivie lui-même (I Joan., II). Pierre, ce fondement inébranlable de l’Eglise, nous donne la même leçon : Le Christ a souffert pour nous et il nous a donné l’exemple afin que vous marchions sur ses pas. Il n’a pas commis de péché ; le mensonge n’a jamais souillé ses lèvres ; il n’accueillait pas la malédiction par la malédiction, la souffrance par la menace. Il se livrait au juge inique qui devait le condamner (I Pet., II). Les patriarches, les prophètes, tous les justes qui, dans l’ancienne loi, furent la figure du Christ, pratiquèrent surtout la patience, et c’est là leur plus beau titre de gloire.
Ainsi Abel, le premier d’entre les martyrs, ne résiste pas à son frère, il ne lutte pas contre lui ; mais il meurt en conservant jusqu’à la fin son humilité, sa douceur, sa patience. Abraham, si fidèle à son Dieu, Abraham, qui nous montra le premier que la foi doit être le fondement et la racine de tous nos mérites, est soumis à une épreuve : Dieu lui réclame son fils ; le patriarche n’hésite pas, et sa patience lui donne assez de force pour obéir aux ordres divins. Isaac, cette figure, si touchante du sacrifice de la croix, était patient et résigné quand son père se préparait à l’immoler. Jacob, chassé par son frère, sortit patiemment de son pays ; il y revint plus patiemment encore, et, par ses supplications et ses présents, il obligea son persécuteur à faire la paix avec lui. Joseph, vendu et exilé par ses frères, supporte tout avec patience ; il pardonne, que dis-je ? il leur livre gratuitement le blé dont ils avaient besoin, un peuple ingrat et perfide poursuit Moise de ses mépris ; il ose presque le lapider, et Moïse, toujours doux et patient, prie le Seigneur pour ce peuple. Et David, qui fut un des ancêtres du Messie selon la chair, n’est-il pas pour nous, chrétiens, un exemple admirable de patience ? Souvent il eut sous sa main Saül, son persécuteur et son ennemi, Saül qui en voulait à sa vie ; et pourtant il préféra le sauver, et, au lieu d’user de représailles, il vengea son trépas.
Que de prophètes ont été assassinés ! que de martyrs ont subi une mort glorieuse ! S’ils sont arrivés à la couronne céleste, ils le doivent à leur patience. On ne peut, en effet, recevoir la récompense de ses douleurs et de ses épreuves, si elles n’ont été sanctifiées par cette vertu.
4° Pour mieux vous faire comprendre, mes frères bien-aimés, les avantages et la nécessité de la patience, je vous rappellerai la sentence qui, dès l’origine du monde, fut portée contre Adam, devenu prévaricateur. Nous verrons par-là combien nous devons être patients, nous qui naissons pour être en butte à tant d’épreuves et de combats. Parce que tu as écouté la voix de ton épouse, lui dit le Seigneur, et que tu as mangé du fruit de l’arbre auquel je t’avais défendu de toucher, la terre que tu cultiveras sera maudite. Tu recueilleras ses fruits, tous les jours de ta vie, avec tristesse et gémissements. Elle te produira des ronces et des épines. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré ; car tu es poussière et tu retourneras en poussière (Gen., III). Tous, nous subissons le poids de cette sentence, jusqu’à ce que, vainqueurs de la mort, nous quittions cette vie. Toute notre existence doit s’écouler dans la tristesse et les gémissements. Notre pain devient le prix de nos travaux et de nos sueurs. C’est pour cela que l’enfant, sortant du sein maternel, inaugure par des larmes son entrée dans ce monde. Tout lui est alors inconnu, excepté les pleurs. Un instinct naturel lui fait pressentir les épreuves de la vie ; et, sur le point d’affronter les fatigues et les orages, cette âme, encore neuve, s’abandonne aux larmes et aux gémissements.
Cette vie n’est qu’une longue suite d’épreuves ; or, dans l’épreuve, le remède le plus efficace c’est la patience. Dans ce monde, elle est nécessaire à tous ; mais à nous principalement qui avons à lutter davantage contre les tentations du démon et à repousser les assauts d’un ennemi aussi artificieux qu’habile ; à nous qui, outre les combats ordinaires, avons encore à subir l’épreuve de la persécution. Abandonner notre patrimoine, subir la prison, porter des chaînes, sacrifier sa vie, affronter le glaive, les bêtes, les bûchers, les croix, en un mot, tons les genres de supplice, voilà notre devoir ; mais, pour le remplir, il nous faut la foi et la patience. Aussi le Seigneur nous dit : Je vous ai parlé de ces choses pour que vous ayez la paix en moi. Vous trouverez beaucoup d’épreuves dans le monde ; mais ayez confiance, j’ai vaincu le monde (Joan., XVI). En renonçant au démon et au monde, nous nous sommes fait du monde et du démon des ennemis irréconciliables : nous avons donc particulièrement besoin de patience pour résister à leurs attaques incessantes. Écoutez encore la parole du Maître : Celui qui supportera jusqu’à la fin sera sauvé. Si vous persévérez dans ma parole, dit-il encore, vous serez véritablement mes disciples, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera (Joan., VIII).
Il faut persévérer, mes frères bien-aimés, il tant supporter toutes les épreuves, pour arriver à cette vérité et à cette liberté que nous poursuivons de tous nos vœux. Si nous sommes chrétiens, c’est l’œuvre de la foi et de l’espérance ; mais ces vertus ne peuvent porter leurs fruits sans la patience. En effet, ce n’est pas la gloire d’ici-bas que nous poursuivons, c’est la gloire future. Écoutez l’apôtre : Nous avons été sauvés par l’espérance ; or l’espérance qui se voit n’est plus l’espérance ; on ne peut espérer ce que l’on voit. Si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience (Rom., VIII). La patience est donc nécessaire pour couronner l’œuvre de notre perfection et pour atteindre, avec l’aide de Dieu, l’objet de notre espérance et de notre foi.
L’apôtre donne le même conseil aux justes, pour les exhorter à multiplier leurs œuvres et à se préparer des trésors dans le ciel : Donc, pendant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous, mais surtout aux fidèles. N’interrompons jamais nos bonnes œuvres, car, à l’époque fixée, nous en recueillerons le fruit (Gal., VI).
L’apôtre nous avertit par-là de nous défendre contre l’impatience qui interromprait nos œuvres et contre les tentations qui nous arrêteraient sur le chemin de la gloire. On perd tous ses mérites, quand on cesse de tendre vers la perfection. Il est écrit : La sainteté du juste ne le délivrera pas, s’il s’écarte du droit chemin (Ezech., XXXIII) ; et dans l’Apocalypse : Gardez bien ce que vous avez, de peur que votre couronne ne soit donnée à un autre (Apoc., III). Ces paroles nous engagent à persévérer, afin d’obtenir par la patience la couronne où tendent nos efforts.
La patience, mes frères bien-aimés, n’est pas seulement la sauvegarde de nos vertus : elle repousse les attaques des puissances ennemies. Elle favorise en nous le développement de la grâce ; elle nous enrichit des biens célestes et divins ; mais, en même temps, elle nous fait uni rempart des vertus qu’elle inspire, pour émousser les traits de la chair qui donnent la mort à l’âme. Citons quelques exemples. L’adultère, la fraude, l’homicide sont des fautes mortelles ; mais, que la patience règne dans le cœur de l’homme, alors il évitera et l’adultère qui souille un corps devenu le temple de Dieu, et la fraude qui porte la corruption dans une âme innocente, et le meurtre qui rougit de sang une main où reposa l’Eucharistie.
La charité est le lien qui unit les frères ; elle est le fondement de la paix, le ciment de l’unité ; elle est supérieure à l’espérance et à la foi, plus élevée que les bonnes œuvres et le martyre ; elle régnera toujours avec nous auprès de Dieu dans le royaume céleste. Enlevez-lui la patience, enlevez-lui cette force secrète qui la rend capable de tout soutenir et de tout supporter, dès lors elle n’a plus de racines, plus de force, et elle périt misérablement. Aussi l’apôtre, en parlant de la charité, n’a pas manqué de lui adjoindre la patience. La charité, dit-il, est magnanime et bienveillante ; elle n’est pas envieuse, elle ne s’enfle pas, ne s’irrite pas, ne pense pas au mal ; elle aime tout, croit tout, espère tout, supporte tout (I Corint., XIII). En nous disant que la charité sait tout supporter, l’apôtre nous montre qu’elle est capable de toujours persévérer. Ailleurs, il explique plus clairement sa pensée : Supportez-vous les uns les autres avec charité ; efforcez-vous de conserver l’unité de l’esprit dans le lien de la paix (Eph., IV). On voit, par ces paroles, que les frères ne peuvent conserver l’unité et la paix qu’en se supportant les uns les autres et en maintenant à l’aide de la patience la concorde qui les unit. Ce n’est pas tout : l’Évangile nous interdit le parjure et la malédiction ; il nous défend de réclamer ce qu’on nous enlève ; il nous ordonne, quand on nous frappe sur une joue, de présenter l’autre ; de pardonner à notre frère toutes ses offenses, non-seulement soixante-dix fois sept fois, muais toujours ; d’aimer nos ennemis, de prier pour ceux qui nous persécutent et nous calomnient ; or, pourrez-vous accomplir ces préceptes, si vous n’avez l’esprit de patience ? Cet esprit, nous le trouvons dans Étienne qui, lapidé par les Juifs, priait Dieu, non de le venger, mais de faire grâce à ses ennemis : Seigneur, s’écriait-il, ne les rendez pas responsables de ma mort (Act., VII). Ainsi, il convenait que le premier d’entre les martyrs fût non-seulement le prédicateur de la Passion du Christ, mais encore l’imitateur de sa patience et de sa douceur.
Parlerai-je de la colère, de la discorde, de la haine, de toutes ces passions qui ne doivent pas trouver place dans un cœur chrétien ? Elles ne peuvent vivre là où règne la patience. Si elles essaient de s’y introduire, elles sont aussitôt bannies, et le sanctuaire reste libre pour abriter le Dieu de paix. Ne contristez pas l’Esprit-Saint, nous dit l’Apôtre, l’Esprit dont vous portez le caractère sacré pour le jour de la Rédemption. Qu’il n’y ait parmi vous ni amertume, ni colère, ni indignation, ni clameurs, ni blasphèmes (Eph., IV). Le chrétien, à l’abri des fureurs et des dissensions du siècle qui, semblables aux flots soulevés, mugissent autour de lui, repose tranquille dans le sein du Christ. Il ne peut donc ouvrir à la colère et à la discorde un cœur à qui il n’est permis ni de haïr ni de rendre le mal pour le mal.
La patience est encore nécessaire pour supporter les incommodités de la chair, les maladies, les souffrances corporelles qui viennent chaque jour nous éprouver. En transgressant les ordres du Créateur, Adam perdit, avec son immortalité, une partie de ses forces ; il devint sujet à l’infirmité et à la mort, et ce n’est qu’en recouvrant l’immortalité qu’il reprendra son ancienne vigueur. Faibles et fragiles, nous avons donc à lutter chaque jour : or, sans la patience, nous serons infailliblement vaincus dans le combat. Que d’épreuves, en effet, que de douleurs, que de tentations viennent nous visiter ! Nous avons à supporter et la perte de nos biens, et des fièvres dévorantes, et des blessures cruelles, et la mort de ceux qui nous sont chers. Aussi ce qui distingue le plus les justes des pécheurs, c’est leur conduite dans la tribulation : pendant que le pécheur se plaint et blasphème, le juste supporte patiemment l’épreuve. Soyez ferme dans la douleur, nous dit le livre de l’Ecclésiastique, soyez humble et patient, car le feu éprouve l’argent et l’or (Ecclés., II).
Ainsi Job fut soumis à l’épreuve, et sa patience l’éleva au sommet de la gloire. Le démon l’accable de ses traits ; toutes les douleurs l’assaillent en même temps : il perd à la fois ses biens et ses nombreux enfants ; et lui, riche de ses revenus, plus riche encore de sa postérité, n’est plus ni maître ni pères Ce n’est pas assez, une plaie immense couvre son corps ; ses membres tombent en dissolution et deviennent la proie des vers. Pour mettre le comble à l’épreuve, le démon excite contre lui son épouse. – C’est chez lui une vieille tactique il espère toujours, comme au commencement du monde, perdre l’homme par la femme. – Mais Job demeure ferme dans le combat, et, soutenu par sa patience victorieuse, il ne cesse au milieu de ses angoisses de bénir le Seigneur.
Tobie, après tant d’œuvres de miséricorde et de justice, est éprouvé par la perte de ses yeux ; mais il supporte son infirmité avec patience, et mérite de jouir de Dieu.
Pour mieux faire ressortir les avantages de la patience, examinons les inconvénients du vice opposé. Si la patience est un bienfait du Christ, l’impatience, au contraire, est un fléau du démon. Celui en qui le Christ réside est patient ; celui dont l’esprit est possédé par la malice du démon se livre à des impatiences continuelles. Remontons à l’origine des choses. Le démon ne peut supporter de voir l’homme créé à l’image de Dieu : aussi, après s’être perdu lui-même, il perdit l’homme. Adam se révolte contre le précepte divin qui lui interdisait une nourriture mortelle, et il devient sujet à la mort, parce qu’il ne sait pas conserver, à l’aide de la patience, la grâce qu’il tenait de Dieu. Caïn porta sur son frère une main homicide, parce qu’il ne put supporter ses sacrifices. Esaü perdit son droit d’aînesse, parce qu’il ne put souffrir la faim. Que dire des Juifs, qui payèrent toujours d’ingratitude les bienfaits du Créateur ? N’est-ce pas l’impatience qui les éloigna de Dieu ? Pendant que Moïse conversait avec lui, ce peuple ne put supporter son absence ; il osa demander d’autres divinités et choisit un veau d’or pour le guider dans le désert. D’ailleurs cet esprit de révolte ne l’abandonna jamais. Sourd aux avertissements divins, il mit à mort les prophètes et les justes ; il osa porter la main sur le Christ et l’attacher à une croix.
Ce même esprit anime, les hérétiques qui, à l’exemple des Juifs, se révoltent contre la paix et la charité du Christ et poursuivent l’Église de leurs inimitiés, de leurs fureurs, de leurs haines. Pour nous borner dans cette énumération, je dirai que cet édifice de bonnes œuvres que la patience élève pour notre gloire, l’impatience le détruit et cause par là notre ruine éternelle.
Donc, mes frères bien-aimés, après avoir fait la balance des avantages de la patience et des maux causés par le vice contraire, pratiquons cette vertu qui nous unit au Christ et par là nous conduit à Dieu le père.
Les effets de la patience s’étendent au loin. La source est unique, mais il en sort une eau abondante et féconde qui s’écoule par une multitude de canaux et fait germer toutes les gloires. Nous chercherions en vain à nous élever vers la perfection, si nous n’avons cette vertu pour point d’appui. C’est la patience qui nous rend agréables à Dieu et nous conserve dans sa grâce. C’est elle qui tempère la colère, refrène la langue, gouverne l’intelligence, maintient la paix, règle les mœurs, amortit les passions, comprime l’orgueil, éteint la haine, modère la richesse et soulage la pauvreté. C’est elle qui conserve dans les jeunes filles la virginité, dans les veuves la chasteté, dans les personnes mariées l’indivisible charité. Elle nous rend humbles dans la prospérité, forts dans l’adversité. Elle nous apprend à supporter avec douceur les injures et les affronts, à pardonner les offenses, à prier beaucoup et longtemps si nous tombons dans le péché. Elle résiste à la tentation, supporte les persécutions, assure la couronne à la souffrance et au martyre. C’est elle qui donne à l’espérance son sublime accroissement ; c’est elle qui dirige nos actes, pour nous faire marcher sur les traces du Christ ; c’est par elle que nous persévérons dans notre dignité d’enfants de Dieu, en imitant la patience de notre Père.
5° Je sais, mes frères bien-aimés, que beaucoup d’entre tous, par suite des injures et des persécutions qu’il ont à subir, soupirent après la vengeance, et ne veulent pas attendre le dernier jour pour voir les méchants punis. Je vous en prie, armez-vous de patience. Placés au milieu des tourbillons de ce monde, en butte aux persécutions des Juifs, des idolâtres, des hérétiques, attendons patiemment le jour de la justice, et n’en hâtons pas l’arrivée par des vœux indiscrets. Attendez-moi, dit le Seigneur, au jour de la manifestation, je vous rendrai témoignage ; car je jugerai les peuples ; je citerai les rois devant mon tribunal, et je ferai tomber sur eux le poids de ma colère (Soph., III). Tel est l’ordre du Seigneur, et cet ordre il le renouvelle dans l’Apocalypse : Ne scelle pas la prophétie renfermée dans ce livre, car le temps est proche. Que ceux qui veulent nuire nuisent encore, que ceux qui sont souillés se souillent encore ; mais que le juste devienne plus juste, que le saint devienne plus saint. Je vais apparaître, et je porte avec moi la récompense, pour rendre à chacun selon ses œuvres (Apoc., XXII).
Aussi lorsque les martyrs, pressés par la douleur, soupirent après la vengeance, l’Esprit-Saint leur ordonne d’attendre la fin des temps et la consommation du nombre des élus. Lorsque l’ange du Seigneur eut ouvert le cinquième sceau, je vis, sous l’autel, les âmes de ceux qui furent mis à mort pour la parole de Dieu et pour lui rendre témoignage, et elles crièrent disant Quand donc, ô vous qui êtes la sainteté et la vérité mêmes, vengerez-vous notre sang sur les habitants de la terre ? Et on donna à chacune d’elles une étole blanche, et on leur dit d’attendre un peu de temps, jusqu’à ce que le nombre de leurs frères qui, à leur exemple, devaient être mis à mort, eut atteint son complément (Apoc., VI).
Si nous voulons savoir quand le sang des justes sera vengé, l’Esprit-Saint nous le déclare par la bouche de Malachie : Voici le jour du Seigneur ; il arrive ardent comme une fournaise ; les impies et les méchants seront comme la paille, et le jour du Seigneur les consumera (Mal., IV). Les Psaumes nous parlent du même avènement : Le Seigneur se manifeste ; il cesse de garder le silence. Le feu marche devant lui ; la tempête l’environne. Il appelle le ciel et la terre pour faire le discernement de son peuple. Que les justes, que ceux qui ont conservé son alliance, en lui offrant des sacrifices, se réunissent autour de lui. Et les cieux publieront sa justice, car Dieu est le juge suprême (Ps., XLV). Écoutez Isaïe : Le Seigneur viendra comme le feu ; son char ressemble à la tempête ; il vient punir ses ennemis ; il les consume avec la flamme ; il les frappe de son glaive. Et plus loin : Le Seigneur, le Dieu des vertus, se montrera ; il déclarera la guerre à ses ennemis et leur criera avec force : Je me suis tu, est-ce que je me tairai toujours (Is., XLII) ? Quel est donc celui qui s’est tu et ne se taira pas toujours ? c’est Celui qui, semblable à la brebis, fut conduit au supplice, et qui n’ouvrit pas la bouche, comme l’agneau devant celui qui enlève sa toison. C’est Celui qui ne proféra aucune plainte, dont la voix ne fut pas entendue sur les places publiques ; Celui qui ne résista pas à la violence, qui présenta ses épaules aux fouets, ses joues aux soufflets, sa face aux crachats ; Celui qui, accusé par les prêtres et les vieillards, ne répondit rien et étonna Pilate pas l’héroïsme de son silence. Mais, après avoir gardé le silence pendant sa Passion, il parlera au jour de la vengeance. Il apparaîtra une seconde fois, lui, notre Dieu : non pas le Dieu de tons ; mais le Dieu des fidèles et des croyants, et, après s’être voilé de son humilité, il se manifestera avec tout l’appareil de sa puissance.
6° Attendons, mes frères bien-aimés, ce juge suprême : en se vengeant lui-même, il vengera son Église, ainsi que tous les justes persécutés depuis l’origine du monde. Que celui qui désire trop la vengeance considère, que notre vengeur ne s’est pas encore vengé lui-même.
Le Père veut qu’on adore son Fils, et l’apôtre saint Paul, interprète de la volonté divine, nous dit : Dieu l’a exalté et lui a donné un nom au-dessus de tout nom, en sorte que, au nom de Jésus, tout genou doit fléchir dans le ciel, sur la terre et dans les enfers (Phil., I). Dans l’Apocalypse, l’ange s’oppose à Jean qui voulait se prosterner devant lui et lui dit : N’agis pas ainsi, car je suis ton frère et ton compagnon de servitude ; adore le Seigneur Jésus (Apoc., XIX). Quel est donc ce Seigneur Jésus ? quelle est donc sa patience pour qu’il nie se venge pas encore sur la terre, lui qui est adoré dans le Ciel ? Méditons cette patience, mes frères bien-aimés, dans nos persécutions et dans nos souffrances. Attendons son avènement avec résignation. Ne nous laissons pas entraîner par de téméraires désirs de vengeance ; mais plutôt veillons de tout notre cœur, observons les préceptes divins, afin que, lorsque le jour de la justice arrivera, nous ne soyons pas punis avec les impies et les pécheurs, mais couronnés avec les justes.