Apologie du Christianisme

Introduction

Il serait difficile de porter un jugement sommaire sur le temps où nous vivons ; on en peut dire à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal. S’il était donné à nos pères de voir ce dont nous sommes témoins, ils seraient sans doute émerveillés des changements accomplis ; mais il y aurait peut-être dans leur étonnement un singulier mélange d’admiration et d’effroi. A un point de vue purement extérieur, les progrès sont immenses. La vapeur et l’électricité ont transformé les conditions de la vie matérielle, facilité les échanges et multiplié à tel point les voies de communication qu’il n’est plus possible aux diverses nations du globe de s’ignorer mutuellement. Le moindre événement de quelque gravité a un retentissement immédiat à l’autre bout du monde, et les continents se trouvent rapprochés comme l’étaient jadis des pays voisins. Aussi les peuples de l’extrême Orient, réfractaires jusqu’ici à toute idée de progrès, ont-ils compris la nécessité de sortir de leur isolement et de se mettre à la hauteur de la civilisation moderne, sous peine d’être débordés par elle. La rapide métamorphose qui s’est opérée dans l’empire japonais, par exemple, n’est-elle pas un éclatant hommage rendu à la supériorité de notre culture occidentale ? C’est ainsi que par la force des choses il s’établit un lien de solidarité, un courant de vie commune entre toutes les portions de la grande famille humaine.

Un autre progrès s’est réalisé parallèlement à celui-là : nous voulons parler de la diffusion des lumières. Jamais le mouvement des idées n’a été plus général, ni la vie intellectuelle plus intense. Notre siècle est obsédé par la soif de connaître. Muni d’instruments de précision, de méthodes perfectionnées, il étudie la nature, fouille les entrailles de la terre, scrute les abîmes de l’océan et les profondeurs du ciel, sonde les énigmes du passé, épluche avec un soin minutieux les documents antiques, sacrés ou profanes, s’efforçant dans tous les domaines de dégager le vrai du faux, l’histoire de la légende. Il veut savoir à quoi s’en tenir, et le résultat de ses recherches pénètre par le canal des écoles jusque dans les hameaux les plus reculés. Les gouvernements rivalisent de zèle pour mettre l’instruction à la portée de tous. La science a trouvé d’habiles vulgarisateurs et, dans la presse, un puissant moyen de propagande. Toutes les questions politiques ou sociales, philosophiques ou religieuses, qui se traitaient autrefois dans l’enceinte des académies ou des synodes, sont débattues devant le public et passionnent les foules. Nous sommes sous le règne de l’enseignement laïque à tous les degrés, et il est probable qu’on ne reviendra plus en arrière. Les regretteurs du « bon vieux temps » auront beau se plaindre que la poésie a fait place à la prose ; que ce siècle raisonneur et tout ensemble mercantile, curieux et indifférent, positif et sceptique, ne connaît plus rien de sacré ; que les traditions les plus augustes ont été passées au crible et trop souvent mises en lambeaux par son impitoyable critique : il faut qu’ils en prennent leur parti, le bon vieux temps est disparu pour jamais, et cela est sans doute conforme aux desseins de la Providence.

Mais, « en toutes choses, considérez la fin. » La grande affaire est de savoir où ce progrès nous mène, s’il monte ou s’il descend, s’il gravit la cime de l’idéal ou s’il nous entraîne vers les abîmes, s’il est riche d’avenir ou gros de tempêtes. Le voyageur pressé qui s’écrie avec satisfaction : « Nous sommes lancés à toute vapeur, donc tout va bien ! » ne réfléchit pas que le péril est en raison de la vitesse. Le progrès n’est de bon aloi que s’il se déploie dans l’équilibre des forces, tandis que s’il penche exclusivement d’un côté, il risque bientôt de provoquer un désastre : « On tombe toujours du côté où l’on penche. »

A quoi ont abouti, en définitive, toutes les découvertes dont notre siècle est si fier ? Les hommes en sont-ils meilleurs ? En sont-ils plus heureux ? Les cœurs se sont-ils rapprochés en même temps que les distances ? L’apaisement succède-t-il au trouble, et le contentement d’esprit aux jalousies de castes ? Les égoïsmes individuels et nationaux cèdent-ils le pas aux sentiments d’estime mutuelle et de bienveillance ? Allons-nous saluer enfin l’ère de la fraternité universelle ? La société dans son ensemble est-elle assise sur des bases plus solides que précédemment ? Peut-elle envisager l’avenir avec plus de confiance et de sécurité ?

De telles questions résonnent comme un sarcasme, en nos jours d’agitation et de crise. Il semble que l’homme ne se rende maître du monde extérieur que pour en devenir l’esclave, et qu’à mesure qu’il dompte la matière il se matérialise davantage et prenne à tâche de confirmer le vieux dicton : « Homo homini lupus ! l’homme est pour l’homme un loup. » Le fait est qu’il s’est produit en cette fin de siècle une sorte d’affaissement moral qui n’est pas loin de ressembler à un effondrement. Les liens de famille se sont relâchés ; la corruption va croissant dans les grandes villes et envahit les campagnes ; les notions de justice, de droiture, de probité sont en baisse jusque dans les sphères officielles ; la morale se réduit de plus en plus à l’art de sauver les apparences ; l’escroquerie est organisée sur une vaste échelle avec des raffinements toujours plus ingénieux ; les falsifications en tout genre sont à l’ordre du jour ; l’exploitation de l’homme par l’homme sévit dans des proportions scandaleuses ; le meurtre politique est acclamé comme une œuvre méritoire ; les affiliations secrètes, dont le but est le crime, étendent partout leurs ramifications et ne songent même plus à masquer leurs ténébreuses visées ; la guerre sociale est prêchée ouvertement par des milliers de fanatiques : tout cela accuse une atmosphère profondément viciée, un malaise extrême qui, en passant de l’état chronique à l’état aigu, finira par compromettre l’existence de la société.

D’éminents esprits, dont on ne peut méconnaître les intentions philanthropiques, s’imaginaient que pour relever le niveau moral des populations, il suffirait de les éclairer, de les arracher au joug de l’ignorance. Généreuse illusion, dont il faut bien rabattre ! On commence à s’apercevoir, un peu tardivement il est vrai, que l’intelligence ne détermine point la qualité des actions, qu’elle est neutre vis-à-vis du bien et du mal, ou, pour mieux dire, qu’elle sert aux triomphes de ce dernier et décuple sa puissance, quand elle n’est pas dévouée aux intérêts de celui-là. Il n’est pas une découverte qu’on ne se hâte d’appliquer au perfectionnement des engins de destruction, pas un progrès dont le mal ne s’empare pour l’employer à ses fins. L’instruction publique, alors qu’elle est disciplinée par une forte éducation morale, est comme l’huile contenue dans la lampe : elle répand autour d’elle une bienfaisante clarté ; mais, élever la jeunesse sans tenir compte de la vie de l’âme, faire fi de la conscience, fouler aux pieds les principes religieux et moraux, c’est briser follement le réservoir protecteur et jeter l’huile sur le feu des passions mauvaises ; c’est déchaîner l’incendie et faire le jeu des perturbateurs qui veulent régénérer le monde aux éclats de la dynamite.

Certes, on a mille fois raison de répandre à flots les lumières modernes au sein des classes inférieures, pourvu qu’on le fasse avec discernement, c’est-à-dire en assignant à chaque chose le rang qui lui convient, à chaque ordre de faits sa place légitime. L’érudition n’est rien sans la vertu, et la connaissance de tous les mystères ne vaut pas la simple honnêteté. Faire accroire aux gens le contraire, c’est les tromper, et, sous prétexte de les éclairer, c’est éteindre en eux la lumière par excellence. Les abandonner à la merci de leurs instincts grossiers, au lieu de leur fournir un principe intérieur qui les rende maîtres d’eux-mêmes, leur enseigner le catéchisme des « droits de l’homme, » sans leur inculquer aussi la religion du devoir, c’est ce que nous appelons manquer de discernement ; c’est agir comme un père qui donnerait pour jouets à ses enfants des matières explosibles.

Y songez-vous, en effet ? En instruisant les gens du peuple, vous ouvrez par là même à leurs convoitises de nouveaux horizons ; vous suscitez dans leur âme des ambitions nouvelles, vous créez en eux des besoins plus factices peut-être que légitimes ; vous les obligez à réfléchir qu’ils sont pétris de la même pâte que vous, à caresser la chimère de l’égalité absolue ; vous les mettez sur la voie de comparaisons qui remplissent leurs cœurs d’envie et de fiel ; vous leur faites prendre en dégoût leur position, en même temps que vous leur donnez la conscience de leur nombre et le sentiment de leur force ; vous rendez plus choquant à leurs yeux le contraste entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, plus âpre la lutte pour l’existence ; vous éveillez en eux, par une déduction toute naturelle, la pensée de se coaliser contre les privilégiés de la fortune ; vous armez les ouvriers contre les patrons, les pauvres contre les riches ; et la question sociale, pareille à une marée montante qui bouillonne avec un bruit sourd, se dresse de plus en plus menaçante à l’horizon.

La société « ne vit pas de pain seulement, » fût-ce le pain de la science ; elle vit avant tout de vérité et de justice ; elle repose sur le respect de soi-même et d’autrui, sur le sentiment de la dignité humaine. Du jour où les hommes ne pourraient plus se fier les uns aux autres, où ils ne verraient dans le prochain qu’une proie à saisir ou un ennemi dont il faut se garder, les relations deviendraient impossibles, et le monde civilisé retomberait dans la barbarie par une chute d’autant plus violente qu’il dispose de plus de ressources. Rien n’est plus calamiteux qu’une société en décomposition. Noblesse oblige : ce n’est pas impunément qu’on s’élève de degré en degré sur l’échelle des êtres sans prendre les précautions voulues. Dans l’état de sauvagerie pure et simple, le mal a des conséquences moins tragiques, parce qu’il est plus facile à chacun de se suffire à soi-même : le corps social existant à peine, on n’a pas à craindre pour lui les convulsions de l’agonie. Supposez, en revanche, un organisme compliqué où tous les intérêts sont enchevêtrés, toutes les fonctions dans une dépendance réciproque, tous les membres solidaires, il est clair que la désagrégation ne peut achever son œuvre sans de cruels déchirements.

Qu’est-ce à dire, sinon que la culture, loin de suppléer la recherche du bien, la rend plus indispensable, plus urgente que jamais ? Si les malfaiteurs de génie sont les plus dangereux de tous, si les criminels de haut parage sont de la pire espèce, si les manifestations du mal sont d’autant plus redoutables que le développement physique et intellectuel est plus marqué, pourquoi ce qui est vrai des individus ne le serait-il pas, et à plus forte raison, de la société prise en bloc ? Celle-ci aurait donc besoin, pour supporter le poids d’une civilisation aussi avancée que la nôtre, d’une force morale de beaucoup supérieure à ce qu’elle était naguère. Autrement, tous les progrès scientifiques et matériels auront pour effet d’aggraver sa situation et de hâter sa ruine. Hélas ! à voir ce qui se passe, il est déjà permis de la comparer au colosse aux pieds d’argile, dont la tête d’or massif éblouit peut-être les regards, mais que le moindre ébranlement fait crouler avec fracas. Nous n’hésitons pas à le dire, pour notre société vermoulue il n’y a d’espoir que dans un puissant réveil de la vie religieuse et morale, dans un recours suprême à ce « Jésus » qu’implorent les pèlerins attardés du poème de Jean Aicard :

Le siècle va finir dans une angoisse immense ;
Nous avons peur et froid dans la nuit qui commence…
Reste avec nous, Seigneur !…

Quels beaux jours luiraient pour la chrétienté si elle revenait résolument à la foi des apôtres, à cet Evangile qui a renouvelé jadis la face du monde ! Là serait le salut, car si l’opinion publique était pénétrée des principes chrétiens, si la majorité des hommes avait pour règle de conduite le double précepte : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même, » il est évident qu’une heureuse transformation se produirait bientôt dans les mœurs et dans toutes les relations sociales.

Mais ce résultat ne sera atteint que si les classes qu’on appelle « dirigeantes » prennent l’initiative de cette œuvre de rénovation et commencent la réforme par elles-mêmes. Elles donnent le ton à l’opinion publique et tôt ou tard la façonnent à leur image. Or, c’est sur elles que retombe la plus grande part de responsabilité dans le mal dont nous souffrons. Ce sont elles qui, au cours de ce siècle et par toutes les influences dont elles disposent, la politique, le journalisme, les arts, la science, la littérature, ont répandu à pleines mains les semences empoisonnées qui lèvent maintenant de toutes parts et dont elles seront les premières à récolter les fruits amers.

Par leurs attaques sans cesse répétées contre le christianisme, elles ont miné les bases de la croyance et même de la moralité dans l’esprit de cette génération ; elles ont fait servir les plus précieuses libertés, si chèrement conquises par nos devanciers au nom des droits de la conscience, non à l’affranchissement des âmes, mais à l’établissement d’un nouveau paganisme, à l’érection du « veau d’or » et au culte des sens ; elles ont inoculé au peuple l’amour du luxe et la soif des plaisirs malsains ou frivoles ; elles lui ont enseigné la devise : « Ni Dieu ni maître ! » elles ont tué en lui le respect des choses saintes ; elles lui ont enseigné que l’homme n’est qu’un singe perfectionné… et encore ! que les lois fatales de l’évolution régissent l’univers entier, que les penchants de la nature sont irrésistibles, que les notions de bien et de mal sont purement conventionnelles, que les esclaves du devoir sont des rêveurs ou des sots, que le succès appartient aux plus habiles et qu’en fin de compte « la force prime le droit. » Voilà leur œuvre ! Peut-on espérer qu’elles viendront bientôt à résipiscence et tâcheront de réparer un si grand mal ? De leur attitude dépend l’avenir du monde civilisé et leur propre sauvetage.

Il y a peu d’années, en France, des aspirations meilleures se sont fait jour, et l’on a vu se dessiner un mouvement spiritualiste plein de promesses. Las des perpétuelles négations, déçu dans son attente exagérée des bienfaits de la science, dégoûté des préoccupations utilitaires, l’esprit humain jetait par-dessus bord le lourd bagage positiviste et se détachait avec soulagement des bas-fonds du naturalisme pour se lancer à la recherche des réalités supérieures. L’idée religieuse, vaguement pressentie, éclairait les fronts et l’émotion du divin faisait battre les cœurs. Il semblait que cet « esprit nouveau » gagnait de proche en proche l’élite intellectuelle de la nation et que la jeunesse cultivée prenait elle-même la tête du mouvement : l’idéalisme triomphait !… Où sont les rêves d’antan ? Qu’est devenu ce « néo-mysticisme » dont on parlait avec tant d’enthousiasme ? Hélas ! a-t-il avorté sans retour ? Je ne sache pas qu’il se soit élevé au-dessus d’une religiosité sentimentale, plus haut que la dévotion esthétique. Tantôt refroidi par le milieu ambiant comme par une gelée d’avril, tantôt fasciné par des visions lointaines, il paraît n’être pas sorti de la période d’incubation ou s’être dissipé dans de vaines superstitions dignes d’un autre âge.

On dirait que l’âme contemporaine, tourmentée du besoin de croire, ait perdu la faculté de croire et que la vigueur lui manque pour vouloir fortement et fortement saisir la vérité. Au lieu d’aller droit au fait par le réveil de la conscience et le retour à Dieu, elle n’a visé qu’à satisfaire ses appétits morbides. Languissante et affamée, elle a à peine pris garde à l’Evangile et s’est jetée avidement sur les informes débris des théosophies orientales, qui avaient comme la saveur du fruit défendu pour son palais blasé : elle s’est nourrie de tout, sauf du « pain de vie. » Une foule de «  petites chapelles » aux rares initiés ont surgi ; le spiritisme a groupé des légions d’adeptes ; on s’est converti à l’occultisme, au bouddhisme, à l’islamisme, au satanismea, au nihilisme, que sais-je ?… au christianisme, non pas !

aLe satanisme et la magie, par Jules Bois. — Paris, Léon Chailley, 1896.

Nous pourrions citer de nombreux symptômes de cette anarchie des esprits. Notons-en deux parmi les plus respectables. Dans un volume dont le titre à lui seul a une valeur diagnostique : La gloire du néant M. Jean Lahor (Dr Cazalis) n’a pas craint de s’approprier le symbole apostolique en substituant l’homme partout à la divinité :

« Je crois dans l’Homme tout-puissant, qui a créé le ciel et recréera la terre, qui a souffert, qui a été crucifié, qui a vécu dans les enfers et qui est aujourd’hui ressuscité et va rayonner dans sa gloire… »

Vous pensez peut-être que cette apothéose de l’homme civilisé « fin de siècle, » qui laisse les Turcs massacrer trois cent mille Arméniens et écraser les Grecs, est une façon de le flageller comme il le mérite, une sanglante ironie ? Détrompez-vous ! Le moment était peut-être mal choisi pour « croire dans l’Homme tout-puissant, » alors qu’on a vu à l’œuvre les « grandes puissances, » mais enfin l’auteur ne plaisante pas.

Dans son livre : L’Eve nouvelle M. Jules Bois a écrit ces mots où nous conservons les majuscules :

« C’est la race sémitique et misogyne qui fit triompher chez nous l’idée du Dieu mâle, créateur du monde ex nihilo,… comme si le Père pouvait exister sans la Mère, comme si l’Enfant surtout n’était pas d’abord le fruit des entrailles.… O Divine Oubliée, pardonne-nous de ne te prier jamais et laisse sur des lèvres encore bégayantes s’inaugurer la prière future : « Notre Mère qui êtes sur la terre et dans les Cieux !… »

Les railleries des vulgaires moqueurs ne tirent pas à conséquence : le persiflage est de tous les temps. Si ces deux écrivains n’étaient pas sérieux, ils seraient méprisables ; on hausserait les épaules et tout serait dit. Mais non, leurs livres en font foi, ce sont des esprits distingués et honorables, qui veulent le bien de la société, et c’est ce qui rend leurs confessions douloureusement significatives. Malgré leur contact avec la civilisation chrétienne, à laquelle ils doivent ce qu’ils ont de plus excellent, — leur tendance humanitaire, — et en dépit de leur culture moderne, ils sont franchement païens par leurs convictions. Le sentiment du premier est exalté par une sorte de « mysticisme scientifique, » la pensée du second tout imprégnée de panthéisme naturiste ; l’un divinise l’homme, l’autre la vie universelle : or, ce sont les deux types classiques, les deux formes principales du paganisme. Si des écrivains de qualité en sont là, que faut-il penser de leur clientèle ?

M. Brunetière fait allusion quelque part à « ces voltairiens attardés qui ne se doutent pas eux-mêmes, dans un temps comme le nôtre, quel phénomène de survivance ils sont ! » Et que dire de ces littérateurs, dont l’un nous reporte au temps de la décadence romaine, alors qu’on adorait les vainqueurs du monde sous le nom de Césars, et dont l’autre, comme une momie égyptienne ressuscitée après quatre ou cinq mille ans, se prosterne devant Isis, personnification de la nature et de « l’éternel féminin ? » Leur antichristianisme est naïf, soit ! En est-il moins sinistre ? Outrager Dieu avec des airs d’enfant, quand on est dans son bon sens, proférer des paroles impies par acte religieux, être inconscient dans le blasphème ! Est-il indice plus navrant de la banqueroute des esprits, quand on songe qu’autour de nous des milliers de gens lettrés partagent la même infortune ?

Et voilà le terme auquel aboutit la sagesse humaine après dix-neuf siècles de christianisme ! Elle se retrouve au même point qu’avant notre ère, à l’heure où Paul s’écriait : « Se disant sages, ils sont devenus fous. » Il faut donc que l’âme contemporaine ait passé à côté du Christ sans l’apercevoir, qu’elle n’ait eu sous les yeux qu’un Christ déguisé ou voilé et qu’elle l’ait pris pour quelqu’un d’autre ; car, le connaissant tel qu’il est, il ne se peut faire qu’une âme vraiment religieuse ne soit subjuguée par son divin ascendant et ne salue en lui « la Lumière des nations et le Désiré des peuples. »

L’opportunité d’une Apologie du christianisme est manifeste dans ces conditions. A l’époque des Justin Martyr et des Origène, quand l’Evangile s’est heurté à la culture hellénique, si séduisante et si humaine par certains côtés, mais qui lui opposait la masse énorme de ses préventions et de ses habitudes polythéistes, héritage de son glorieux passé, il n’a triomphé d’elle qu’en la pénétrant, en se faisant grec lui-même moins le paganisme, en suivant les sages sur leur propre terrain et en leur montrant dans la religion du Christ une sagesse plus haute, « folie » sans doute pour l’homme dégénéré, mais folie divine à laquelle, selon le mot de Térence, nihil humani alienum, rien de vraiment humain n’est étranger.

Un devoir analogue s’impose aujourd’hui à l’Eglise. Pour l’heure, Dieu merci, elle n’a pas à combattre pour ses foyers, mais à y ramener les classes dirigeantes, à leur prouver que, loin d’être hostile à la culture moderne, elle est seule à la représenter dans le sens élevé du terme, qu’elle sympathise à tous les efforts généreux, se réjouit de tous les progrès, et que, n’était la masse de préjugés et de malentendus qui pèsent sur cette génération, les amis sincères de la vérité se sentiraient invinciblement attirés vers le christianisme.

Et par « christianisme, » je n’entends pas la dogmatique de telle ou telle confession, encore moins la théologie des écoles, inféodée à l’une des philosophies du jour, évolutionisme ou criticisme, mais le fait chrétien primitif, dans sa simplicité et son intégrité, cet Evangile des apôtres qui, prêché à un monde agonisant, l’a fait tressaillir de joie et d’espérance en lui infusant une vie nouvelle. Nous ne connaissons pas d’autre Evangile que celui-là. Quant aux évangiles revus et corrigés par la main des hommes, c’est-à-dire défigurés ou écrasés par les surcharges traditionnelles, ou, au contraire, diminués, appauvris, énervés par des retranchements arbitraires, ce sont eux qui, par leurs funestes déviations toujours flatteuses pour l’homme naturel, ont leurré le genre humain, désorienté les âmes et jeté le monde chrétien dans le désarroi où il se meurt aujourd’hui. Le remède perd sa vertu ou devient poison quand on le falsifie. L’Evangile des apôtres est le seul authentique et il a fait ses preuves : arrière les contrefaçons !

Le christianisme est la religion dont la foi a pour objet la personne et l’œuvre de Jésus-Christ, la religion basée sur le fait chrétien. Ce fait se résume dans l’apparition historique d’un homme parfaitement saint qui s’est dit le Messie promis à Israël et le Sauveur du monde. L’intervention de Dieu en Christ pour le relèvement de l’humanité déchue, tel est, en-deux mots, l’Evangile. Cette simple définition suffit. Elle marque le trait distinctif de la révélation chrétienne et la sépare nettement de toutes les philosophies et de tous les paganismes. Accepter ce credo avec toutes ses conséquences pratiques, c’est se mettre au bénéfice de la rédemption, c’est faire acte de chrétien. D’autre part, on ne peut affirmer moins sans rompre de fait avec le christianisme, car ce serait assimiler Jésus aux autres génies religieux et enlever à la foi chrétienne son caractère spécifique. Etre disciple du fils de Marie dans le même sens où l’on est disciple de Socrate ou de Mahomet, ce n’est pas être chrétien. « Il n’y a de salut en aucun autre, » il est le Médiateur indispensable et unique : nier cela, c’est le renier lui-même.

La vérité du christianisme, ainsi formulé, peut-elle raisonnablement se soutenir ? Nous ne demandons pas si elle est susceptible d’être démontrée avec une rigueur mathématique, ce qui serait absurde, mais si elle offre des garanties suffisantes pour motiver la foi des esprits consciencieux qui, par respect d’eux-mêmes et sentiment du devoir, ne veulent croire qu’à bon escient. Mettre ceux-ci en mesure de constater, par un sérieux examen des pièces du procès, que le christianisme biblique mérite pleinement leur confiance, voilà notre propos. Et cette preuve comporte logiquement trois ordres de questions, correspondant aux trois grandes parties de cet ouvrage :

  1. La nécessité morale du fait chrétien, ou : Le christianisme et l’âme humaine.
  2. La possibilité du fait chrétien, ou : Le christianisme et la science.
  3. La réalité du fait chrétien, ou : Le christianisme et l’histoire.

Quand nous aurons légitimé la réponse affirmative à ces questions, notre tâche sera finie : elle s’arrête au seuil du sanctuaire, et la conclusion ultime sera l’œuvre des bonnes volontés.

Après tout, la fermentation actuelle des esprits est d’un augure favorable pour l’avenir. Malgré l’écume qui s’en dégage, elle vaut mieux que l’indifférentisme frivole ou hautain de naguère, car elle prouve que les besoins religieux de notre race sont toujours les mêmes et que l’Evangile du Christ a plus que jamais le droit de dire : « Venez à moi ! » Qui sait si « l’agitation convulsive et désordonnée qui travaille la pensée contemporaine » (Brunetière) n’est pas un mouvement vers la vie, le signe avant-coureur d’un retour des âmes au Dieu qu’elles ont perdu ? N’est-ce pas leur touchante complainte qui s’exprime dans ces paroles de M. Paul Bourget : « Où le retrouver, le Dieu personnel, ce Père qui était aux cieux, le seul être avec qui l’âme pût engager le dialogue du repentir et du pardon ? Ils sont noirs et fermés, les cieux, et l’âme est d’autant plus seule qu’elle se souvient d’avoir été infiniment aimée… »

Puisse notre Apologie être une réponse à ce soupir de l’âme humaine et amener quelques-uns de nos contemporains aux sereines convictions du célèbre médecin écossais James Simpson, à qui l’on demandait : « Quelle est la plus grande découverte que vous ayez faite dans le cours de votre vie ? » et qui répondit joyeusement : « C’est la découverte que j’ai un Sauveur ! »

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