Apologie du Christianisme

1.2 Les postulats de la conscience

A côté du sentiment religieux et dans une étroite connexion avec lui, l’homme possède une faculté qui lui révèle la différence du bien et du mal, l’obligation d’accomplir l’un et d’éviter l’autre, sous peine de se disqualifier lui-même et d’encourir la réprobation divine. Dans le style de l’école, on désigne cette faculté sous le nom de conscience morale, pour la distinguer de la conscience psychologique ; mais le langage populaire, avec sa philosophie plus synthétique, parfois pénétrante, l’appelle tout court la conscience, tant cet organe est lié indissolublement au moi, dont il représente le côté idéal et permanent, partant le plus vrai et le plus réel.

Etudions de près le rôle de cet agent interne, qui a l’avantage d’être le meilleur de nous-mêmes sans se confondre avec nous, d’agir au centre de notre âme tout en nous étant supérieur, de nous offrir un point fixe, un point de repère au sein de notre mobilité, et de nous faire entendre une voix tutélaire qu’on ne s’est jamais repenti d’avoir écoutée jusqu’au bout. Il est certain que sa situation exceptionnelle lui donne des droits particuliers à notre attention dans le grave débat de nos destinées. Si nous recueillons le témoignage de la conscience, elle nous rendra le service de poser devant nous la question vitale, en nous dévoilant ce que nous sommes.

Mais est-ce bien par là qu’il faut commencer ? Peut-on vraiment se fier à son témoignage ? Il est des gens qui le déclarent suspect par la bonne raison qu’il paraît changeant. Nous avons parlé de « point fixe ! » Hélas ! la conscience n’est pas un phare divin situé hors de nous : inséparable de notre moi, elle n’est que trop entraînée dans le mouvement de notre vie et de nos circonstances, sujette aux mêmes fluctuations que nos autres facultés. Comment ne pas tenir compte d’une objection si naturelle ? Il importe donc, avant tout, d’examiner les titres de cet invisible témoin, ses caractères, son origine, sa mission, et de s’assurer de sa compétence, afin de montrer la validité, je ne dis pas des inspirations de détail et de tous les ordres qu’on lui prête, mais de sa déposition fondamentale et universelle.

L’affirmation première de la conscience, et qui lui donne seule sa raison d’être, c’est la suprématie absolue du monde moral. Tout dépend de cette thèse initiale. Or, la suprématie du monde moral est un axiome évident pour quiconque s’interroge avec droiture. Il suffirait, pour l’établir, d’en appeler au sentiment immédiat de chaque homme, à son expérience journalière. Chrétiens ou mondains, croyants ou athées, sceptiques ou païens, civilisés ou sauvages, tous ont au fond la même manière de juger. Plus une personne est haut placée dans le domaine intellectuel ou politique, plus elle leur parait méprisable si elle n’y joint pas la vertu. En revanche, sont-ils témoins d’une belle action, œuvre de renoncement ou de sacrifice, l’émotion les gagne malgré eux ; l’héroïsme moral, quand il se manifeste à eux tout à coup sous une forme palpable, leur arrache des cris d’admiration et des larmes d’attendrissement. Ni les prodiges de la force, ni les merveilles de la science, ni les splendeurs de l’art n’ont le privilège de produire une sensation de ce genre. Les chefs-d’œuvre du génie littéraire, je le sais, sont capables de la provoquer, mais seulement sous forme représentative : une belle tragédie ne fait passer en vous le frisson du sublime qu’en empruntant ses fictions à la sphère du bien et du mal et en vous donnant l’illusion de la réalité. Si l’ordre moral n’existait pas, s’il ne s’imposait comme un fait indiscutable et le plus élevé de tous, l’art dramatique n’eût jamais pris naissance ; disons mieux, tout art véritable serait sans objet : on ne connaîtrait que le naturalisme… et autres arts industriels.

Heureusement, il n’est personne, dans les appréciations qu’il porte sur ses semblables, qui marchande son adhésion à la sentence de l’apôtre : « Quand je connaîtrais tous les mystères et toute la science, et que j’aurais la foi jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. » Puissance miraculeuse, savoir théologique, charité chrétienne ! On retrouve aisément sous ces vocables religieux les trois ordres de grandeur que Pascal a définis dans une page immortelle : l’ordre matériel, l’ordre intellectuel et l’ordre spirituel. Eh bien, c’est à ce dernier que dans le secret de leur cœur, sinon dans la conduite de leur vie, tous les hommes accordent le premier rang, même ceux qui nient théoriquement la distinction du bien et du mal. Tout le reste disparaît en face de la question morale. Qu’on le veuille ou non, l’impression de tous est la même : il n’y a de grand que cela !

Saisit-on la portée de cet aveu unanime qui s’exhale infailliblement de l’âme humaine toutes les fois que, libre enfin de parler, elle formule un jugement désintéressé et impartial ? Remarquons que ce n’est pas certains individus ou certaines castes, tel peuple, tel groupe social isolé, qui prononcent le verdict en question : c’est tout le monde, c’est en quelque sorte l’âme impersonnelle et indivise du genre humain. Il faut donc qu’elle y soit poussée, comme à son insu, par une prédisposition native, par un secret instinct, dont la suggestion est antérieure à toute détermination individuelle. Il faut, en un mot, que la conscience morale soit un élément primordial et indéfectible de notre être, au même titre que le sentiment religieux.

Cette conclusion, qui mène droit à la transcendance, ne pouvait se flatter d’obtenir l’assentiment général. Nombre de savants, ennemis du mystère, ne voient dans le sentiment de l’obligation que l’empreinte séculaire des relations civiles, c’est-à-dire une conséquence directe ou une création de l’instinct de sociabilité. Explication ingénieuse et qui a pour elle certaines apparences, mais combien insuffisante ! Autant dire qu’un fils a le droit de gouverner son père ! Ignore-t-on que l’instinct social est subordonné lui-même au devoir, qui lui sert de limite et de régulateur en même temps que de garantie ?

Certes, l’éducation est un agent considérable dans la formation du caractère et des habitudes morales de l’être humain, surtout quand ses effets, accumulés pendant une série de générations, se combinent avec la loi de l’hérédité. Mais il n’est pas une de nos facultés qui n’ait besoin de son influence pour se développer normalement, et son pouvoir, ne nous lassons pas de le dire, ne va pas jusqu’à les créer de toutes pièces ni à les supprimer. Si donc l’idée du bien varie selon les époques ou les pays, se modifie suivant les degrés de civilisation, il n’en résulte nullement que le principe du devoir soit un produit factice du milieu, un fruit lentement mûri de l’évolution historique, pas plus que la diversité infinie des manifestations du sentiment religieux n’autorise à voir dans ce dernier un phénomène accidentel ou dérivé.

Que resterait-il de la conscience si elle n’avait d’autre origine que la nécessité de vivre en commun et de restreindre ses appétits pour n’être pas dévoré soi-même ? Du coup elle serait dépouillée de ses traits les plus spécifiques. Son nom même serait biffé du langage comme une étiquette mensongère, car le mot conscience ne signifie pas connaissance du monde ou d’autrui, mais connaissance de soi. En outre, elle devrait avoir d’autant plus d’empire que les mœurs sont plus polies et la culture plus raffinée. Or, le cas inverse est de beaucoup le plus fréquent. Il y a plutôt une sorte de rivalité, de sourd antagonisme entre l’instinct social et l’instinct moral. Ils sont aux antipodes l’un de l’autre dans leurs tendances et leurs procédés. Le second est une source d’énergie et d’indépendance pour ceux qui suivent ses impulsions, il rend les âmes fortes et viriles, tandis que l’usage du monde les rend plutôt faibles et efféminées. L’habitude de se soumettre à la majorité, de se régler sur l’opinion publique, de céder à la tyrannie du nombre ou de la mode, serait bientôt avilissante si elle demeurait sans contre-poids ; en tout cas elle ne conduit guère à l’immortelle devise de la conscience : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! »

Ah ! si l’urbanité n’avait d’autre ambition que de mettre un peu d’huile dans les rouages, un peu de grâce dans les relations humaines, la loi morale elle-même l’en bénirait ; car, après Dieu, nous nous devons à nos semblables. Mais le joug social ne se borne pas à atténuer les aspérités, à émousser les angles ; il tend à faire passer tous les hommes par le même moule, et, si l’on n’y prend garde, il aboutit au nivellement des individualités, à l’aplatissement des caractères, à proportion que la civilisation est plus avancée. Le déclin commence, l’histoire l’a prouvé cent fois, lorsque le joug social est décidément substitué au joug moral, lorsque la civilité a supplanté la conscience ; et l’effondrement se produit quand le brillant vernis de la surface ne sert plus qu’à voiler la pourriture du fond.

Aussi bien chacun reconnaît que l’exercice de la vertu est un facteur essentiel de la prospérité générale et que la moralité est pour le corps social une question de vie ou de mort. Mais nous demandons ce que suppose et implique une telle moralité. On ne peut s’en tenir à une notion aussi vague et superficielle. Le Code pénal n’est qu’une barrière opposée au débordement du vice ; il indique la limite extrême au delà de laquelle la société ne pourrait plus vivre, la frontière où le bien et le mal se tiennent en échec, de sorte que la simple légalité se meut à la périphérie du domaine moral et n’est, après tout, qu’une concession arrachée à l’égoïsme par la crainte. Mais c’est une bonté purement négative que celle qui fait le bien parce qu’elle y est forcée, et ce n’est pas encore être honnête que de s’abstenir de crimes faute d’occasions favorables. Si tous les hommes étaient animés de cet esprit-là, ce ne sont pas les lois écrites qui sauveraient le monde. L’homme n’est vraiment bon que s’il l’est par principe. Il faut, pour que sa moralité soit réelle, que la loi du bien ait pris vie au dedans de lui par l’accord intime de la volonté et du devoir, par le fusionnement du cœur et de la conscience.

Or, la société comme telle n’a rien à voir dans les sentiments intimes. Elle ne saurait proscrire l’égoïsme, cette puissance corrosive du lien social, ni inspirer le désintéressement et l’amour, de sorte qu’elle ne trouve pas en elle-même les garanties de sa propre existence ; sa sécurité et son avenir dépendent de conditions qu’elle est inapte à produire et qui lui sont, par conséquent, supérieures et préexistantes. La loi morale excède de toutes parts la loi civile. Celle-ci a pour critère l’intérêt collectif, quelque chose d’extérieur et d’occasionnel ; celle-là est un juge intérieur appelant l’homme à sa barre pour rendre compte de tous ses actes, même de ses pensées les plus secrètes, et qui réclame de lui une obéissance inconditionnelle, dût-il être mis au ban de la société pour avoir bien agi.

On le voit, la conscience exerce sur l’homme deux impulsions divergentes et qui semblent contradictoires. Elle lui commande le dévouement et lui interdit l’abdication. Elle veut que je sois le serviteur de tous sans être l’esclave de personne, et dans le même instant où elle me fait un devoir de ma propre indépendance, elle exige que je renonce à moi-même. Par une sublime pétition de principes, elle entend que je me donne pour me posséder et que je me possède toujours mieux pour me donner sans cesse davantage. Où est l’unité de ces deux tendances ? Où est le centre de gravité de ce mouvement circulaire ? Il n’est pas en moi, puisque le moi, pris comme centre, s’appelle l’égoïsme, juste le contre-pied de la loi du bien. Il n’est pas non plus dans la société, puisque l’instinct social doit être subordonné, quelquefois même sacrifié à l’instinct moral. Le point fixe d’où dépend l’équilibre et qui nous élève tout ensemble au-dessus du monde et au-dessus de nous-mêmes ne saurait être cherché ailleurs que dans l’idée de Dieu. Le grand précepte : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » n’aurait pas de sens s’il n’était précédé et justifié par celui-ci : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme. »

Voilà, pour le dire en passant, où gît le défaut capital de la morale indépendante. Tout ce qu’elle enlève à Dieu, c’est à la société, en définitive, qu’elle le dérobe. Voulant que l’homme se suffise à lui-même, elle le renvoie au sentiment de sa propre dignité et lui ordonne de pratiquer la justice ; mais elle ne lui dit pas d’aimer le prochain : ce serait mêler à l’accomplissement du devoir un élément affectif et passionnel. Et elle ne voit pas que, par sa raideur stoïcienne, elle dépouille la morale de son principal ressort, de sa flamme et de sa vie, qu’elle tarit la source des plus purs dévouements et prive le genre humain de nos meilleures offrandes. Séparer la morale de la religion est chose moins grave peut-être, mais tout aussi fausse dans le principe, que de soustraire la religion au contrôle de la morale.

La loi du devoir proclamée par la conscience a un caractère impératif et sacré qui la marque d’un sceau divin. L’homme a le sentiment indéfinissable que c’est Dieu qui lui parle par la voix intérieure. Et puisque cette loi, à l’inverse des lois physiques, ne s’impose pas à lui comme une nécessité inéluctable qu’il subirait passivement, mais comme une obligation excluant la contrainte et qui met en jeu sa faculté de choix, elle confirme souverainement ce que le sentiment religieux impliquait déjà, c’est que la Divinité est quelqu’un, une personne vivante et libre, de sorte que l’absolue dépendance de l’homme à son égard prend un caractère moral. Le sentiment religieux, livré à lui-même, aspire à s’unir à Dieu comme à l’Etre des êtres sur la voie du mysticisme ; l’homme voudrait alors remonter à la cause première pour s’absorber en elle, se confondre avec la substance divine dont il s’imagine être une parcelle détachée, une émanation transitoire : ainsi en est-il dans les religions à tendance panthéiste, parce que la raison et le cœur, qui visent tous deux à l’unité, y sont presque seuls à l’œuvre. Mais la conscience morale a justement pour mission d’empêcher cette identification métaphysique et de maintenir la distinction éternelle entre la personnalité divine et la personnalité humaine, afin que la religion, c’est-à-dire le lien de l’homme avec Dieu soit réalisé par une relation morale, œuvre réciproque de liberté et d’amour. En d’autres termes, le premier postulat de la conscience est que l’homme ne peut s’unir à Dieu que sur la voie de l’obéissance au devoir et de l’accomplissement intégral de la loi du bien.

Tel est le rapport du sentiment religieux et de la conscience morale. Le premier statue que Dieu et l’homme, pour ainsi dire, sont faits l’un pour l’autre et exprime le besoin fondamental de l’âme humaine. La seconde stipule à quelles conditions le lien religieux pourra s’établir et affirme par là même le droit inviolable de Dieu. Par la différence de leurs rôles, on s’explique aisément que les deux instincts ne semblent pas toujours marcher d’accord. Le développement de l’un ne coïncide pas nécessairement avec le développement de l’autre. Les gens les plus honnêtes ne sont pas toujours les plus pieux, et vice versa. L’élément moral peut dominer parfois au préjudice de la ferveur religieuse, comme aussi il peut être étouffé en partie par l’exaltation mystique. Le concours harmonieux des deux tendances est indispensable à l’équilibre de la vie spirituelle. Dans la saine réalité elles ne vont pas l’une sans l’autre.

En effet, comme on ne peut concevoir un fleuve indépendant de sa source, on ne saurait davantage séparer le devoir de son principe, ni la loi du bien du Législateur qui l’a promulguée. Faire abstraction de Dieu dans ce domaine équivaudrait à l’exclure du monde moral dont il est le Chef et qu’il remplit de sa présence. Ce serait chasser le roi de son palais, en lui disant : « Nous n’avons que faire de toi ; ta charte nous suffit ! » Un système qui, fidèlement interprété, aurait une telle signification, serait aussi absurde qu’impie. Le but de la loi morale n’est pas d’apprendre à l’homme à se passer de Dieu, mais de poser une base à leur alliance.

D’autre part, leur alliance n’est possible que sur cette base. Sans la pratique du bien, la religiosité la plus ardente ne serait qu’un enthousiasme fébrile et trompeur, un vain ébranlement de l’imagination ou des nerfs, une sorte de volupté psychique, proche parente, au fond, de la sensualité. L’action morale, à commencer par les devoirs les plus prochains, par les vertus les plus élémentaires, voilà le terrain solide et concret sur lequel tout homme est appelé à édifier sa foi et à dresser vers le ciel son échelle de Jacob.

*

Nous sommes maintenant en mesure d’apprécier le témoignage collectif de la conscience humaine et de l’invoquer à bon escient. Organiquement liée au sentiment religieux, nous pouvons nous fier à elle : c’est de leur pénétration féconde que doit naître la vérité.

Or, si nous appliquons ce critère à l’état d’âme de notre race, nous constatons le phénomène suivant : plus les deux organes travaillent de concert, plus l’homme se sent incapable et indigne d’entrer en contact avec l’Etre supérieur auquel il doit l’existence et vers lequel aspire son âme. En lui révélant la loi du bien, la conscience lui révèle du même coup qu’il a violé cette loi et que, coupable devant Dieu, il n’est pas dans les conditions voulues pour s’unir véritablement à lui. Lorsque son action est profonde et efficace, je ne dis pas clairement comprise par l’intelligence, — elle peut être à la fois instinctive et puissante dans ses effets, — la conscience morale réagit sur le sentiment religieux par cette sensation douloureuse et poignante qu’on nomme le sentiment du péché. Ce mot désigne le mal moral au point de vue de Dieu, c’est-à-dire tel qu’il est réellement au fond des choses ; c’est la notion religieuse, impliquant l’offense directe faite au Créateur, en même temps que la conviction de son déplaisir, qui, sous la forme du remords, vient jeter le trouble et la confusion dans l’âme humaine.

L’éveil du sentiment du péché se rattache sans doute chez chaque individu à telle faute particulière, à telle action mauvaise qu’il a dû se reprocher ; mais cette faute occasionnelle, comme une lueur sombre réfléchie en arrière, lui a dévoilé un état général d’éloignement et d’hostilité à l’égard de Dieu : il lui semble, ainsi qu’à Adam, que « ses yeux s’ouvrent » et que, pour la première fois, il se voie tel qu’il est, à nu. Il a l’impression d’une rupture dont il serait tout ensemble le fauteur et la victime, de telle sorte que son âme est tiraillée en sens contraires, et que, plus il est poussé vers Dieu par le sentiment religieux, plus la voix intérieure lui inspire d’appréhension et d’effroi. Qu’est-ce à dire ? Y aurait-il contradiction en Dieu ? L’Etre parfait serait-il un Janus à deux faces, l’une sombre, l’autre lumineuse ? Agit-il d’une main comme une force attractive, de l’autre comme une puissance de répulsion ? Evidemment, s’il y a dualisme quelque part, ce ne peut être dans le Créateur, mais chez la créature. Quand Louis XIV entendit le beau cantique de Racine :

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi,…

il se tourna vers Mme de Maintenon en disant : « Ah ! madame, que je connais bien ces deux hommes-là ! »

Tel est l’homme dans les conditions actuelles, pour autant que les théories intéressées à nier le mal ne l’ont pas aveuglé sur son état. Il ne peut se regarder en face sans frémir. Son âme est le théâtre d’un conflit perpétuel. Essaie-t-il de rentrer dans son for intime, il est pris d’un indicible malaise ; le recueillement lui est insupportable, et, pour échapper à la discorde qui le ronge, il a soin de s’éviter lui-même, il s’évertue à se fuir et il épie toutes les occasions de se distraire pour oublier quel il est. Tumulte des camps, tourbillon des affaires, ivresse des plaisirs, tout lui semble préférable à ces tête-à-tête solitaires, qui le laissent dégoûté et meurtri. Il ne faut pas juger de l’homme réel d’après l’homme social, habile à composer son visage, à se couvrir d’un masque. Ce n’est pas sur la place publique, en courant les rues ou les salons, qu’il faut chercher l’original. Non qu’il faille toujours l’accuser de dissimulation et d’hypocrisie. Il y a une pudeur pour le bien, comme il y a une honte pour le mal. Les rapports sociaux seraient impossibles, vraiment, si tous les cœurs étaient à nu les uns en regard des autres, si tout le mal qui gît dans les bas-fonds de notre être s’étalait en plein jour et si tout le bien qui y végète paradait à la surface.

Les gens qu’on dit irréprochables sont les premiers à le confesser : il n’est personne qui ne découvre en soi le germe des plus noires actions, et parmi les natures les plus dépravées, il n’en est pas une peut-être qui n’ait ses moments de tardifs regrets, de soupirs vers le bien et d’aspirations idéales. « Il y a en moi, remarque Vinet dans son agenda, un fonds de malignité prêt à se soulever comme une fine poussière, au plus léger souffle, pour se répandre sur tout ce qui l’entoure. » L’homme est à la fois meilleur et pire qu’il ne paraît. Son âme est un océan qui recèle dans ses profondeurs maintes perles cachées, mais que de boue aussi ! Le voile dont il se couvre n’est donc pas que mensonge. La peur qu’il a de lui-même, la honte que lui inspire sa propre vue témoigne encore en sa faveur ; elle l’honore et l’inculpe tout ensemble. C’est peut-être le trait le plus saillant de sa physionomie ; on le définirait volontiers : un être qui a honte. S’il n’était qu’un animal, il ne saurait point rougir ; il ne connaîtrait pas cette amère sensation d’une dissonance intérieure. S’il était un démon, il ne saurait plus rougir, car il n’aurait « ni honte ni vergogne » et ferait le mal pour le mal. Et s’il était un ange, il n’aurait pas à rougir, car son âme pure serait transparente comme le cristal.

La honte accuse un divorce entre ce qui doit être et ce qui est. Elle prouve qu’il y a lutte entre deux hommes différents dans le cœur du même homme, lutte entre le vrai moi, qui a soif de Dieu et donne raison à la conscience, et le faux moi, esclave du mal, qui se défie du Créateur et redoute sa colère. La voix intérieure, en effet, par l’aiguillon du remords qui sanctionne son témoignage, annonce assez distinctement au transgresseur la vengeance de la loi et la réprobation du souverain Juge : l’homme se sent rejeté et comme condamné à mort. Le deuxième postulat de la conscience est que le châtiment doit frapper le coupable.

*

« Ce sont là, dira-t-on, des impressions subjectives propres à certains milieux et qu’il ne faut pas généraliser dans l’application, parce qu’elles ne constituent pas un caractère de l’espèce entière. » La question qu’on soulève est donc celle-ci : le sentiment du péché est-il universel ? Nous répondrons de la même manière qu’à propos du sentiment religieux, dont il est inséparable. Tous les individus, pris un à un, ne l’ont pas ou du moins ne le professent pas ; mais on peut affirmer que le genre humain dans son ensemble a éprouvé et exprimé le sentiment du péché à toutes les époques de son histoire. Que beaucoup de gens n’en aient jamais souffert et se montrent satisfaits d’eux-mêmes, qu’est-ce que cela prouve ? Ils se connaissent peu — demandez plutôt à leurs voisins ! — et il paraît qu’ils n’ont jamais eu l’occasion ni surtout la volonté de se mettre bien en face de leur conscience et de sonder leur âme jusqu’au fond. Ils y eussent peut-être découvert telles difformités morales qu’ils étaient seuls à ne pas soupçonner. Je dis « peut-être, » car le résultat d’un examen dépend aussi des dispositions de l’expert, de sa sévérité ou de son indulgence. Il est difficile d’être juge et partie dans sa propre cause : on risque de prendre des taches pour des grains de beauté. Sous le rapport spirituel, ce danger est d’autant plus à craindre que le péché a précisément pour effet d’émousser le sens moral et, comme un poison subtil, de jeter l’âme dans un état de somnolence accompagné de délire. Un moribond qui se croit en santé parce qu’il est en proie aux divagations de la fièvre n’en est pas moins aux portes du tombeau.

Le sentiment du péché se retrouve à tous les degrés de l’échelle historique, chez les anciens comme chez les modernes, chez les blancs comme chez les noirs. Il n’est donc pas le fruit de la civilisation ni un produit de la barbarie, mais le stigmate héréditaire et cuisant du désordre qui règne en ce monde depuis un temps immémorial et dont chaque mortel, à ses heures de clairvoyance, discerne les navrants symptômes tant chez lui-même que chez les autres. Une perturbation profonde (quand ?… comment ?… là n’est pas la question) est survenue, troublant les relations naturelles. Il y a contradiction entre le droit et le fait, entre le fond des choses et les apparences. L’ordre légitime des grandeurs a été interverti. Ce qui était au premier rang est rejeté dans l’ombre ; ce qui était au bas de l’échelle se pavane au sommet. La chair a usurpé une domination abusive ; l’esprit s’est laissé asservir par elle et ne sait plus entrevoir les réalités supérieures qu’en ayant l’air de s’insurger contre le sens commun : il faut « se rendre fou pour être sage » et braver le monde pour faire son devoir.

L’empire incontesté appartient à la force matérielle ; la force intellectuelle a ensuite tous les honneurs. Quant à la force spirituelle, née de la pénétration réciproque de la vie religieuse et de la vie morale, elle est presque réduite au silence ; elle ne peut s’affirmer que dans la lutte et le dépouillement. Dès qu’elle s’affirme, en effet, — et elle ne saurait le faire sans réclamer la primauté qui lui est due, — les autres puissances, se croyant menacées dans leurs intérêts, se raidissent contre son effort et trop souvent se liguent ensemble pour étouffer ses justes revendications. Osera-t-on nier que ce triste tableau ne soit exact et que l’état de choses qu’il dépeint ne provoque dans le sens intime de chaque homme une protestation, muette peut-être, mais irrésistible ?

Aussi bien un pareil désordre, stupéfiant pour la pensée et déchirant pour le cœur, n’a pas son équivalent dans la nature, quoiqu’elle en subisse les contre-coups. Nous ne voyons pas que la physiologie et la mécanique se fassent la guerre dans notre sang et dans nos muscles, ou que le règne minéral, qui soutient et alimente le règne végétal, en contrarie le développement. Et je ne sache pas que les animaux aient à se plaindre d’un penchant inné qui les brouillerait avec eux-mêmes ou d’un joug que ferait peser sur eux la vie végétative ! Non, le désordre est foncièrement humain : venu d’en haut et non d’en bas, de l’esprit et non de la chair, il a sa marque de fabrique au fond de l’être psychique et moral que nous connaissons tous par expérience.

La doctrine de la chute est donc autre chose qu’un mythe enfantin ou une théorie péniblement élaborée par un cénacle de théologiens ; elle a jailli comme un cri de douleur et de remords de la conscience universelle de notre race. Au sortir de l’Eden, selon la belle image d’un des livres apocryphes, Adam aurait dit aux anges qui en gardaient le seuil : « Je vous prie, laissez-moi emporter le parfum du paradis. » Le vague ressouvenir d’un bonheur disparu, d’une catastrophe originelle, se traduit dans la plupart des religions par les légendes relatives à l’âge d’or ou au paradis perdu et par le besoin d’apaiser la divinité offensée :

L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,

et cette réminiscence, comme une cicatrice qui saigne encore, fait à la fois son tourment et sa gloire.

Sans doute, la culture intellectuelle et morale doit donner au sentiment du péché plus de netteté et de profondeur, là où la conscience est réveillée, car plus la loi du devoir est mise en lumière, plus sa transgression apparaît coupable et révoltante. Aussi n’est-ce pas les malfaiteurs notoires seulement, les âmes dégradées, qui sentent peser sur elles une juste condamnation. Les hommes les plus honorables et les plus pieux, les esprits d’élite qui ont pu servir de modèles à leurs frères et que l’admiration générale a qualifiés de sages et de saints, sont habituellement ceux qui ont eu la conviction la plus vive de leur état de déchéance et en ont le plus sincèrement souffert.

Cependant, même chez les sauvages, le sentiment du péché existe et peut se manifester avec force dans tel cas donné ; mais à l’ordinaire il revêt une forme plus ou moins inconsciente et indirecte et se trahit par une crainte superstitieuse de la mort et la terreur des démons. Sous ce rapport, certains voyageurs ont singulièrement altéré la vérité en représentant, par exemple, les nègres de l’intérieur de l’Afrique comme menant une existence digne d’envie, heureuse, idyllique, sans soucis pour ce monde ni pour l’autre.… Ces voyageurs-là n’ont fait que passer parmi les indigènes et s’amuser à leurs dépens, les exploiter peut-être ; ils n’ont pas vécu dans leur intimité. Les missionnaires, qui consacrent leur vie au relèvement de ces sauvages, en font un tableau tout autre ; ils les dépeignent comme de grands enfants aux impressions mobiles, volontiers rieurs, mais malheureux au fond, cherchant leur refuge ou dans l’apathie ou dans les saturnales, défiants, soupçonneux, sceptiques pour le bien, crédules pour le mal, et qui se croient entourés sans cesse d’invisibles ennemis acharnés à leur perte, démons ou trépassés. « Le fond de l’âme des indigènes est triste, amèrement triste, » a dit M. Coillard, le vétéran du Zambèzei.

i – Séance du 26 avril 1897 de la Société de géographie de Genève.

Ce n’est pas qu’ils aient une notion très claire de leur culpabilité. Comme les enfants, ils s’efforcent de rejeter la faute sur autrui. Jugeant de la divinité d’après ce qu’ils sont eux-mêmes, ils reportent sur elle les caractères de leur propre vie morale et lui attribuent les dispositions qui les animent à son égard. De là vient qu’ils sont si convaincus d’être les objets de sa malveillance : ils n’ont affaire qu’à des dieux vindicatifs et cruels, aux esprits malfaisants. Quoi de plus topique à ce point de vue et de plus original que le trait suivant, que nous tenons d’un missionnaire de la Côte-d’Or (M. Essler). Il demandait aux nègres de ce pays pour quel motif, connaissant le Dieu suprême, ils s’abstenaient de lui rendre un culte :

« Dans les temps reculés, lui fut-il répondu, nos pères adoraient le vrai Dieu ; mais un jour qu’une de nos aïeules était occupée à broyer le grain, comme nos femmes ont coutume de faire, elle éleva si brusquement son pilon qu’elle en frappa le bon Dieu en plein visage. Alors il se retira en disant aux hommes qu’ils n’auraient plus affaire qu’avec les dieux inférieurs » (démons).

Légende grotesque, si l’on veut, mais intéressante à plus d’un titre. Cette espèce de soufflet donné à Dieu par une femme et qui provoque une rupture entre les hommes et Celui qu’ils ont offensé, rappelle vivement les plus anciennes traditions de la chute. Mais, surtout, ce récit a une grande portée morale, en ce qu’il nous montre, prise sur le fait, la tendance de l’homme à se disculper. Notons que le « soufflet » a été involontaire, que l’aïeule des nègres était à son ouvrage, à son devoir, « broyant le grain » sans penser à mal, quand l’accident eut lieu comme par hasard. Elle n’en est donc pas responsable ; la faute en est plutôt… à l’offensé lui-même : qu’avait-il besoin de se trouver là ?

Au surplus, ce penchant à se justifier sous de vains prétextes ne se rencontre pas seulement chez les sauvages ou chez les enfants, mais chez les grandes personnes et chez les nations civilisées. Depuis qu’Adam disait à Dieu : « C’est la femme que tu m’as donnée qui m’a induit au mal » (donc c’est ta faute !), l’homme est resté au fond toujours le même, faux et menteur, habile à se donner le change à lui-même et aux autres, et cela précisément parce qu’il ne peut supporter de se voir tel qu’il est et de le paraître. La situation serait trop accablante s’il ne parvenait à se poser en victime et à se persuader que le schisme intérieur dont il souffre n’est pas son propre fait. Ce procédé commode est à l’origine de tous les pessimismes. On déclare l’existence foncièrement mauvaise, on en veut à cet Etre mystérieux qui a eu la déplorable pensée de produire l’univers, on fait de Dieu même le principe du mal, on érige le désespoir en système et l’on prêche, à l’exemple du Bouddha, la « bonne nouvelle » de l’anéantissement. « Nous sommes exploités, disait Renan dans ses Dialogues philosophiques ; nous sommes le jouet d’un égoïsme supérieur qui poursuit une fin par nous. »

Mais pour que le pessimisme passe à l’état endémique au point de devenir une des formes de la vie générale, il faut qu’il y ait eu un travail de décomposition dans les esprits. Fruit et symptôme d’une dégénérescence de l’âme humaine, il est le fait ou bien d’une civilisation trop raffinée, épuisée par l’abus de la dialectique et du bien-être matériel, comme notre société contemporaine, ou bien d’une dégradation morale qui plonge les peuples dans la barbarie, comme c’est le cas chez les sauvages. Pour entendre l’âme humaine authentique, telle qu’elle est dans son état naturel de péché, avant qu’elle ait été gâtée jusqu’au fond par l’esprit de système, ou corrompue, étiolée, abrutie au point de ne plus se connaître, il faut la saisir dans le plein épanouissement de sa jeunesse, à l’aurore des civilisations et non point à leur terme. Alors, racontant ses impressions avec abandon et fraîcheur, elle se montrera tout ensemble poussée vers Dieu par le sentiment religieux et éloignée de lui par le sentiment du péché. Et ce n’est pas seulement en Israël, dans les psaumes de pénitence, que ces deux notes vibrent de concert ; nous n’en voulons pour preuve que cet hymne des Védas :

Aie pitié de moi, ô Tout-Puissant, aie pitié de moi ! Si je marche tremblant comme un nuage chassé par le vent, aie pitié de moi, Dieu tout-puissant, aie pitié de moi ! Comment pourrai-je arriver à Varouna ? Voudra-t-il accepter mon offrande sans déplaisir ? Je m’adresse à toi, ô Varouna, désirant connaître mon péché ; absous-moi des péchés de nos pères et de ceux que nous avons pu commettre dans notre propre corps. Que, purifié de tout péché, je donne satisfaction au Dieu vivant !

*

Le sentiment du péché étant un fait indéniable et universel, comment en rendre compte si le péché lui-même n’était qu’une illusion ? Ah ! s’il n’était qu’une illusion, l’humanité s’en serait bientôt aperçue ! Avec quel soulagement n’eût-elle pas salué cette découverte qui allait la délivrer d’un incessant cauchemar ! Quand on réfléchit combien l’homme répugne à ce qui l’humilie, combien il en coûte à son orgueil de s’avouer coupable, combien il est ingénieux à couvrir de belles apparences ses plus hideux forfaits ; quand on voit les plus cruels tyrans invoquer la raison d’Etat pour se blanchir, les plus vulgaires assassins se faire passer pour des héros, les tueurs d’hommes par système, brigands ou anarchistes, se donner pour des vengeurs du droit et des champions de la justice ; quand on songe qu’il n’est pas de scélératesses ni d’infamies qui ne trouvent ici-bas leurs apologistes et leurs admirateurs, on se demande où est le discernement des gens honnêtes et des philosophes sérieux qui en sont encore à nier le péché, on s’étonne d’un optimisme si opiniâtre et l’on frémit d’un tel aveuglement. Si le mal qui mine la société prend des proportions toujours plus effrayantes, n’est-ce pas en partie leur faute ? Si le monde va aux abîmes, leur frivole indulgence n’en est-elle point responsable ? Et comment réussiront-ils à expliquer le sentiment universel du péché sans affirmer la réalité du péché lui-même ? Les philosophes ont pourtant essayé, — que n’ont-ils pas essayé ! — et, quoique le sens moral réprouve à priori leurs malheureuses tentatives, nous ne pouvons nous dispenser de les signaler en quelques mots.

On a dit d’abord que le sentiment du péché n’est autre chose que le « tourment de l’infini. » La créature humaine, pauvre vermisseau perdu dans le vaste univers, se sent comme écrasée en présence des forces de la nature, et le malaise qu’elle en éprouve lui donne le sentiment de son indignité. Le fini aspirant à l’infini et ne pouvant y atteindre, telle serait la clef du problème. Mais cette explication a le grand tort de rejeter sur le terrain métaphysique une question essentiellement morale, d’assimiler le péché à l’état de ce qui est limité dans le temps et dans l’espace, de voir deux synonymes dans les expressions « être fini » et « être mauvais, » ce qui aboutit à une confusion d’idées vraiment chaotique.

De plus, elle est contraire à l’expérience. Quand je contemple le ciel étoilé ou l’immense océan, il est vrai que je suis pénétré de mon néant ; ce spectacle grandiose fait naître en moi l’émotion du sublime et me dispose au recueillement, à l’adoration ; mais je n’éprouve pas l’ombre d’un remords, je ne me sens nullement coupable ou honteux de n’être qu’un grain de poussière, comparé aux espaces sans bornes. Tant s’en faut. Le sentiment de ma petitesse au point de vue physique me relève à mes propres yeux, exalte en moi la dignité humaine, en me rappelant par voie de contraste que j’appartiens à un autre ordre que la matière. Je ne suis qu’un roseau, mais « un roseau pensant. » Si le monde visible me dépasse infiniment sous le rapport de la quantité, je lui suis de beaucoup supérieur en qualité : je suis un esprit, une personnalité libre. Et voilà aussi la vraie cause de ma confusion ! Ce n’est pas à ma taille insignifiante, c’est à ma grandeur intellectuelle et morale que je mesure mon péché.

Une explication plus spécieuse consiste à dire que le sentiment du péché est inhérent à l’être perfectible. Plus l’homme se rapproche de l’idéal, plus il sent vivement la distance qui l’en sépare. Chaque étape dans la voie du bien lui paraît un mal vis-à-vis d’un stage plus élevé, et il s’impute à lui-même son impression sous le nom de péché. Le mal n’est qu’un degré inférieur du bien. Il n’y a pas rupture, solution de continuité, il y a progrès indéfini de l’un à l’autre. Mais cette opinion, qui n’est, après tout, qu’une variante de la précédente, soulève des objections analogues. Dire que le péché n’est qu’une imperfection de nature, c’est dire qu’il était inévitable, c’est affirmer sa nécessité, c’est insinuer que Dieu en est l’auteur et que le remords lui-même est en nous une divine supercherie, une sorte de « fraude pieuse » nous amorçant pour nous guider plus haut. La différence radicale du bien et du mal est effacée par un blasphème et la loi morale est anéantie. C’est nier le problème au lieu de le résoudre.

Le sentiment du péché a des caractères tout autres. Il n’y a pas de faute pour un enfant à ignorer les mâles vertus de l’âge mûr, ni pour un jeune homme à n’avoir pas la sagesse consommée du vieillard. Le devoir n’exige pas qu’on arrive d’un seul coup à la perfection ; ce qu’il réclame, c’est que chaque être soit dans l’ordre. Or, le mal constitue un désordre ; loin d’être un acheminement au bien, il en est la négation ; il ne le prépare pas, il le rend impossible. Le pécheur contredit la loi de sa destinée et se met en état de révolte contre Dieu. De là le sentiment de la coulpe (culpa) ou flétrissure intérieure et l’attente anxieuse du châtiment.

Une question décisive se pose désormais : que va devenir le sentiment religieux ? Le lien de l’âme avec Dieu semble rompu sans retour ; l’homme est dans une situation critique ; il ne doute pas de son affinité originelle avec le monde supérieur et la sensation de l’au-delà le remplit d’épouvante ; plus il s’approche de la Divinité, plus il tremble devant elle. Sa conscience, témoin incorruptible des droits de Dieu, lui interdit toute relation directe avec lui, en le condamnant comme une créature souillée, qui ne peut subsister devant la sainteté divine. Et sa secrète appréhension, au moindre contact de la puissance invisible, est d’être consumé par le feu du ciel. « Que Dieu ne parle point avec nous, de peur que nous ne mourions ! » (Exode 20.19) Voilà, crûment exprimées, les dispositions du cœur naturel. Il faut donc à tout prix, pour rétablir le rapport normal entre l’homme et Dieu, que l’obstacle soit enlevé, que la souillure soit effacée, que le péché soit détruit.

Nous arrivons ainsi à un troisième postulat de la conscience : la nécessité d’une rédemption, c’est-à-dire d’un acte réparateur émanant de Dieu même et qui replace l’homme dans les conditions voulues pour s’unir librement à lui.

Le mot de l’énigme religieuse, dirons-nous avec E. de Pressenséj, n’est pas évolution, mais rédemption… La théorie de l’évolution ne rend pas compte de ce sentiment de l’anormal, du désordre, du péché, qui est le fond amer et douloureux de toutes les religions de l’humanité.

jLes origines, p. 480, 2e édit.

Sois bénie, ô ma conscience ! tu me rends la foi et l’espoir. Plus tu te montres supérieure à moi-même par ta sévérité, plus je puis croire à Dieu, car quel autre parlerait ton langage ? Le monde cherche à t’imposer silence ; la superbe Nature est indifférente et impassible : Dieu seul t’a instituée médiatrice entre lui et moi. Tu condamnes mes fautes, fruit du néfaste hymen de ma volonté et du péché héréditaire ?… Oh ! la bonne nouvelle ! Il n’y a donc plus de fatalité et le pessimisme est vaincu ! Le mal est un accident qui pouvait ne pas être, qui devait n’être pas ; c’est nous, mes frères et moi, qui en sommes tous ensemble responsables.… Il est radical, mais non nécessaire ; invétéré, mais le remède est possible, et déjà, en t’écoutant, je me sens renaître à l’idéal. Parle encore, et que mon péché meure, afin que je vive ! En me jugeant tu me sauves, et le bien triomphera un jour, car Dieu est bon puisqu’il me montre l’abîme et par ta voix m’appelle à en sortir.

Les trois postulats que nous avons énoncés forment une chaîne indissoluble. Ils sont logiquement aussi solidaires que la thèse, l’antithèse et la synthèse dans le système de Hegel, avec cette différence qu’ils nous placent sur le terrain des réalités les plus positives et non des pures abstractions. La thèse représente un principe immuable, fondement de l’ordre universel : pour s’élever au souverain bien ou, ce qui est tout un, pour s’unir à Dieu et posséder la vie divine, la première condition est d’accomplir la loi morale. L’antithèse est fournie par un fait d’expérience : l’homme, plongé dans le péché et dans la mort, a failli à sa destinée. La synthèse, enfin, desideratum, suprême d’un monde déchu, exprime une éventualité qui dépend entièrement du bon plaisir de Dieu : le salut du genre humain par un acte de réhabilitation.

Si jamais il s’opère, cet acte comprendra nécessairement deux faces inséparables, l’une relative au passé, l’autre à l’avenir, l’une négative, l’autre positive, à savoir la rémission des péchés et l’affranchissement spirituel. La première chose, évidemment, dont l’homme ait besoin, c’est la liquidation de l’arriéré, l’assurance que Dieu est apaisé envers lui, et c’est ce que toutes les religions ont cherché à obtenir par leurs rites sacrés, par les cérémonies de purification et les sanglants sacrifices. Le besoin d’expiation est inscrit en caractères indélébiles à toutes les pages de l’histoire de l’humanité. Mais à quoi servirait le pardon s’il laissait l’homme dans son état de péché et d’impuissance ? Le passé n’est pas aboli si l’avenir ressemble au passé. La conscience ne serait jamais satisfaite, la communion avec le Législateur éternel, qui ne peut cesser de haïr le mal, serait toujours brisée à nouveau, et la soif du divin, qui fait languir l’âme humaine, demeurerait inassouvie. Pour rentrer dans l’ordre, il faut qu’avec le pardon de ses péchés l’homme reçoive la force de faire le bien. Oter d’abord ce qui le sépare de Dieu, ce qui le condamne au malheur et à la ruine, puis le délivrer de la servitude du mal, eu un mot le sauver de la mort et lui rendre la vie, telle est l’œuvre de rédemption dont l’homme ne peut se passer dans les conditions actuelles.

La religion véritable sera celle qui parviendra à réaliser pleinement cette double exigence, en résolvant le dualisme intérieur qui arrachait le cri : « Je vois le bien et je fais le mal ! » au poète païen Ovide non moins qu’à saint Paul, et que décrivent si éloquemment les vers de Racine :

Hélas ! en guerre avec moi-même,
Où pourrai-je trouver la paix ?
Je veux et n’accomplis jamais ;
Je veux, mais, ô misère extrême !
Je ne fais pas le bien que j’aime
Et je fais le mal que je hais.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant