L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE VI
A l'assaut de l'Anatolie

Nous roulions sur l'excellente route qui, dès la sortie d'Antalya, s'élève aussitôt vers le nord. On l'a littéralement creusée dans la montagne. A l'arrière de la voiture, Anne-Hélène, ma fille cadette, et son amie Aurore ne quittaient pas des yeux les bois touffus qui s'allongeaient de part et d'autre de la route. Imprégnées qu'elles étaient par le sens de notre voyage, y cherchaient-elles les ombres de Paul et Barnabé ? Micheline Pelletier, ma femme, un appareil photographique toujours à portée de main, conduisait. J'avais tout loisir de scruter l'immensité sauvage du Taurus dans laquelle nos deux missionnaires, il y a vingt siècles, s'étaient enfoncés. Je les imaginais, sur des chemins à peine tracés, ahanant au cœur de la forêt, visages griffés par les branches, peinant à escalader les pentes abruptes, glissant sur des traînées de roc en dévalant jusqu'au fond des ravins.

Pour affronter les dangers et les nécessités d'une telle expédition, il leur a fallu s'équiper : des chaussures robustes, un manteau à capuchon — le birrus — et un chapeau à large bord : le pétase. La toile de tente indispensable, on la devine avoir été choisie, avec un soin méticuleux, par quelqu'un de notre connaissance. Il faudra cuisiner, donc emporter un minimum d'accessoires. Impossible de fourrer tout cela dans des besaces. Ici intervient l'âne ou le mulet : ces idéales bêtes de somme ont le sabot très sûr en montagne. Louer l'un d'eux ou même l'acheter n'est pas ruineux : les voyageurs n'auront à s'occuper que d'eux-mêmes. L'indispensable bâton les y aidera et, à l'occasion, leur permettra de tenir en respect aussi bien les loups que les ours ou d'autres fauves qui grouillent dans ces parages. Sans oublier les brigands qui, tapis dans leurs repaires, tiennent en échec la police romaine pourtant si efficace dans tout l'Empire.

Sans relâche pèse l'écrasante toile de fond qui a marqué notre propre voyage, les mêmes sommets enneigés jusqu'au cœur de l'été. Bien entendu, aucune carte, aucune boussole, aucun compas. Inutile de croire à quelque poteau indicateur. Restent les étoiles mais il faut attendre la nuit et prier pour que les nuages ne voilent pas le ciel. Aujourd'hui encore, les villages sont rares : Paul et Barnabé ont pu marcher plusieurs jours sans rencontrer un être humain. La perspective d'une auberge se mue, la plupart du temps, en faux espoir. De temps à autre, une ferme ou une maison de bûcheron. On refuse rarement l'hospitalité à des voyageurs : la grange est toujours là, avec sa paille accueillante. Chaque fois qu'ils s'arrêtent, ils se ravitaillent de leur mieux : peu de chose, car ils ont peu d'argent. On remplit leur calebasse de lait de chèvre, ce qui rompra la monotonie de l'eau des sources ou des ruisseaux.

Quand les côtes sont moins rudes, les descentes moins périlleuses, ils échangent des propos de marcheurs. Banalités, observations sur le temps qu'il fait, les difficultés du parcours, les besoins naturels. Tout à coup, une confidence échappée presque malgré soi. De longues plages de silence peuplées assurément de prières. Comment en serait-il autrement de la part de deux hommes si violemment motivés ? S'adresser directement au Seigneur, lui confier tout d'eux-mêmes, lui offrir leur personne, implorer son aide, l'appeler parfois au secours : tout cela se situe dans la logique d'un tel projet. Faute d'écho, le dialogue avec Dieu peut tourner court. Alors des prières apprises depuis longtemps leur reviennent aux lèvres. Ce ne peuvent être que des prières juives : il n'en existe pas encore de chrétiennes. La première d'entre elles, le Notre Père, dictée par Jésus, n'apparaîtra que bien plus tard, lors de la publication des Evangiles. Ni Paul ni Barnabé n'ont dû y voir d'inconvénient : Jésus lui-même récitait des prières juives. Leur assurance d'être chrétiens sans cesser d'être juifs n'en prend que plus de force.

Je vois Paul toujours chétif mais musclé par les distances parcourues, mâchoires serrées, acharné, presque agressif.

Ce qui, lui et Barnabé, les a portés, motivés, soutenus, c'est la certitude d'agir selon un ordre qui leur venait de Dieu. On ne pouvait remettre d'un jour l'annonce que le Messie — le Fils de Dieu, martèle Paul — avait visité les hommes et que, dès lors, un espoir démesuré s'ouvrait à tous. L'histoire des mystiques — grands et petits — démontre qu'une telle foi peut centupler les forces. Elle permet même d'annuler les lois de la nature : des êtres humains ont vécu durant des années, au XXe siècle encore, sans nourriture.

La végétation change. Nous nous disions que cela ressemblait un peu aux Alpes suisses. Tout à coup, au détour d'un chemin, un lac a surgi d'entre les arbres. A l'instant nous est venu à l'esprit le soulagement des deux hommes quand — après quelles épreuves ! — ils l'ont aperçu. Par la route actuelle qui coupe au plus court, cela représente cent trente kilomètres. Il faut au moins tripler la distance pour des gens à pied qui montent et qui grimpent. Ce lac, Paul et Barnabé savaient par ouï-dire qu'il se trouverait sur leur route ; ils en connaissaient le nom. Aujourd'hui, le lac d'Egridir est en superficie le quatrième de Turquie : d'une beauté qui saisit, long de quarante-huit kilomètres, large de trois à dix-sept kilomètres, nul ne peut oublier sa couleur bleu turquoise. L'hiver, souvent gelé, il ressemble à un lac sibérien. L'été, alimentées par deux cents sources, ses eaux sont tièdes. Quand nous nous sommes arrêtés sur ses rives, le vent soufflait violemment et des vagues courtes se pressaient. Au loin, la masse rocheuse du Sultan Dag écrasait tout. Elle s'élève ici à plus de 2 500 mètres.

Pour poursuivre leur route, Paul et Barnabé ont longé ce lac. Peut-être ont-ils été tentés par la proposition d'un pêcheur de les conduire jusqu'à son extrémité nord. Ils ont refusé : trop cher. D'ailleurs, le nord les aurait éloignés de leur chemin vers Antioche de Pisidie : soixante-cinq kilomètres par la route d'aujourd'hui.

Les dangers évoqués plus tard par Paul ne sont pas des artifices littéraires : « voyages à pied, souvent ; dangers des fleuves ; dangers des brigands ; dangers dans le désert ; fatigue et peine, veilles souvent ; froid et dénuement...[1] » De là, on conçoit le bonheur des voyageurs en approchant de cette autre Antioche, mais aussi leur étonnement quand ils y pénètrent.

[1] 2 Corinthiens 11.26.

Certes Paul a connu de grandes villes : Jérusalem, Damas, Antioche de Syrie et même Tarse ne méritaient aucun dédain. Eût-il imaginé une métropole romaine au milieu d'une région que Luc jugera barbare et sauvage ? Que dire de ces édifices qui ne datent que de soixante-quinze ans seulement ? Imaginez un quartier de Paris construit en 1925 au milieu du Sud tunisien. Les remparts que découvrent les deux hommes sont romains. Après avoir franchi la porte, romaine bien entendu, les voici en présence de deux avenues perpendiculaires bordées de portiques : l'une — du sud au nord — portant le nom de l'empereur Auguste ; l'autre — d'est en ouest — érigée sous le signe de Tibère. La dernière les conduira jusqu'à une porte monumentale à trois arches, ornée d'emblèmes magnifiant la victoire d'Actium. Ces propylées permettent d'accéder au centre d'une vaste esplanade entourée d'un portique à deux étages taillé dans le roc : la place d'Auguste. En son milieu : le temple principal de la ville, naturellement dédié à l'empereur-dieu Auguste.

Fondée par les rois séleucides au IIIe siècle av. J.-C., c'était une agglomération fort mince lorsque les armées de Rome, en –25, l'ont occupée. La décision prise par Auguste d'y établir une colonnie romaine l'a métamorphosée. Les vétérans démobilisés après Actium y ont obtenu des terres qu'ils ont cultivées. A une condition : faire régner l'ordre parmi la population, ce à quoi ils étaient parfaitement préparés. La colonia Caesarea, carrefour de routes, est devenue le moteur de la romanisation en Pisidie. Antioche s'est voulue une réplique de la capitale de l'Empire : administration, traditions religieuses, division en quartiers, corps de citoyens. On a pris l'habitude de la surnommer : « la petite Rome ». Dans son testament, l'empereur Auguste a mentionné les colonies pisidiennes comme l'une des réalisations ayant le mieux marqué son règne.

[2] Michel Hubaut.

Le premier soin de Paul et Barnabé : se loger et tout aussitôt se laver, souci impérieux de tous les juifs. Après quoi, ils peuvent détendre leurs muscles durcis et enduire d'huile leur pieds douloureux. Si Sergius Paulus a remis aux deux voyageurs des lettres de recommandation, des portes ont dû s'ouvrir, des asiles se trouver. Après quoi, brûlant d'impatience, ils ont attendu le sabbat.

Tout indique que les juifs vivant à cette époque en Asie Mineure sont nombreux, « autant qu'en Egypte », ce qui ne signifie pas qu'il en était ainsi en Galatie. Flavius Josèphe fait état du traitement de faveur que leur accordaient les Romains : le commerce qu'ils pratiquaient les rendait plus proches d'eux, ils parlaient plus souvent grec ou latin que les populations autochtones. Les textes — entre autres ceux de Cicéron et de Philon d'Alexandrie — confirment l'existence de fortes communautés juives habiles à réclamer des droits et ne redoutant pas d'en appeler des décisions locales à l'autorité romaine. Elles ont même obtenu l'exonération des charges communes. Si quelque démêlé les opposait aux gens du pays, la plupart du temps les Romains leur donnaient raison, éventualité qui semble s'être révélée peu fréquente car on nous montre païens et juifs vivant en bonne intelligence. Après avoir intrigué la population, les mœurs des juifs ont même fini par séduire. Les « craignant-Dieu » étaient nombreux à fréquenter les synagogues. On s'étonne : des « craignant-Dieu » à Antioche de Pisidie ? Ils étaient partout : remarquable opportunité proposée aux chrétiens.

Pour Paul et Barnabé, l'heure est venue : « Le jour du sabbat, ils entrèrent dans la synagogue et s'assirent[3]. » On les observe. Simple curiosité à l'égard d'inconnus. L'intérêt va venir. « Après la lecture de la Loi et des Prophètes, les chefs de la synagogue leur fire dire : “Frères, si vous avez quelques mots d'exhortation à adresser au peuple, prenez la parole !” »

[3] Actes 13.14.

Ils n'attendent que cette invite. Paul se lève, prononce un long discours sur le thème de la continuité de l'histoire d'Israël. Pour le transcrire, Luc usera de tout son talent.

— Israélites, et vous qui craignez Dieu, écoutez-moi !

On ne peut s'empêcher de penser à Pierre parlant au Temple, à Etienne s'exprimant au Sanhédrin, d'autant plus que leurs discours sortent également du stylet de Luc. Tous les chapitres de la Bible défilent :

— Le Dieu de notre peuple d'Israël a choisi nos pères. Il a fait grandir le peuple pendant son séjour au pays d'Egypte : puis, à la force du bras, il les en a fait sortir.

Le désert, le retour en Israël, le territoire partagé et distribué, les juges, les prophètes, les rois : rien ne manque.

Dieu leur a suscité David comme roi. C'est à lui qu'il a rendu ce témoignage : J'ai trouvé David, fils de Jessé, un homme selon mon cœur.

Il n'est pas exclu que les têtes dodelinent, que des paupières luttent pour ne pas se clore. Ces paroles, on les a entendues tant et tant ! En ce qui nous concerne, la connaissance d'un tel discours est essentielle. Elle nous permet de découvrir le sens et les arguments dont use, dès cette époque, l'homme de Damas. La voix de Paul s'enfle. La synagogue se réveille :

— C'est de sa descendance que Dieu, selon sa promesse, a fait sortir Jésus, le sauveur d'Israël !

L'attention monte :

— Frères, que vous soyez des fils de la race d'Abraham ou de ceux, parmi nous, qui craignent Dieu, c'est à nous que cette parole de salut a été envoyée !

« Ceux qui craignent Dieu » : dans une réunion publique, ce sont les minorités utiles que l'on salue. Paul n'y manque pas. Il poursuit :

— La population de Jérusalem et ses chefs ont méconnu Jésus ; et, en le condamnant, ils ont accompli les paroles des prophètes qu'on lit à chaque sabbat. Sans avoir trouvé aucune raison de le mettre à mort, ils ont demandé à Pilate de le faire périr et, une fois qu'ils ont eu accompli tout ce qui était écrit à son sujet, ils l'ont descendu du bois et déposé dans un tombeau. Mais Dieu l'a ressuscité des morts et il est apparu pendant plusieurs jours à ceux qui étaient montés avec lui de la Galilée à Jérusalem, eux qui sont maintenant ses témoins devant le peuple. Nous aussi, nous vous annonçons cette bonne nouvelle : la promesse faite aux pères, Dieu l'a pleinement accomplie à l'égard de nous, leurs enfants, quand il a ressuscité Jésus, comme il est écrit au psaume second : Tu es mon fils, moi, aujourd'hui, je t'ai engendré !

La résurrection de Jésus est, affirme Paul, chose unique :

— Sachez-le donc, frères, c'est grâce à lui que vous vient l'annonce du pardon des péchés, et cette justification que vous n'avez pas pu trouver dans la Loi de Moïse, c'est en lui qu'elle est pleinement accordée à tout homme qui croit[4].

[4] Actes 13.15-39.

Cette démonstration, il la reprendra désormais sans se lasser, il en enrichira le raisonnement, en développera les arguments et clarifiera ce qui a pu paraître obscur. Quel juif, hors Paul, aurait osé soutenir que la Loi de Moïse comportait des limites et qu'elles pouvaient être franchies ? Un seul jusque-là : Etienne. Il en est mort. Non seulement Paul lui emboîte le pas mais il va plus loin que lui. Quelle revanche, ô Etienne !

D'étape en étape, de mois en mois, d'année en année — d'obstacle en obstacle — va s'édifier une théologie.

Pour Schalom Ben-Chorin, spécialiste juif de l'histoire des religions déjà cité et ami de Martin Buber, le comportement de Paul dans les synagogues s'inscrit très exactement dans le cadre de l'office traditionnel : lecture de la paracha (chapitre de la Torah choisi pour la semaine), puis de la haptara (passage correspondant des Prophètes). Vient ensuite la drasha (prédication). Pour cette interprétation, « on fait souvent appel à un rabbin de passage ou à quelque autre visiteur érudit. Il en va toujours de même de nos jours ». Ben-Chorin estime conforme à la tradition que, « dans les synagogues de la Diaspora, on invite volontiers Paul, qui peut se présenter comme disciple de Gamaliel, à prononcer ce type de sermon. Il commence alors par présenter une interprétation traditionnelle de l'Ecriture (essentiellement au sens du judaïsme hellénique) ; puis il annonce le message de Jésus, ce qui est régulièrement ressenti, par ses auditeurs, comme un scandale ».

Pas toujours. Le scandale ne s'est pas produit à Antioche de Pisidie. Au contraire, on prie instamment Paul de traiter le même sujet lors du sabbat suivant : « Quand l'assemblée se fut dispersée, un bon nombre de juifs et de prosélytes adorateurs accompagnèrent Paul et Barnabé qui, dans leurs entretiens avec eux, les engageaient à rester attachés à la grâce de Dieu[5]. »

[5] Actes 13.42-43.

Les « prosélytes adorateurs » ? Tout simplement des « craignant-Dieu ». L'appellation a évolué suivant les époques. On parlera désormais d'« adorateurs », terme auquel on ajoutera fréquemment « incirconcis » : on ne saurait être trop précis.

Tout indique que les auditeurs — juifs et païens — ont été fortement remués par le discours de Paul. L'histoire des deux hommes arrivés d'on ne sait où et l'étrangeté de ce qu'ils annoncent se répand dans la ville au point d'en devenir le principal sujet de conversation. A la prière du samedi suivant, la synagogue accueille une affluence record. Au milieu des païens avides d'écouter les étrangers, les juifs se découvrent en minorité ! « A la vue de cette foule, les juifs furent pris de fureur et c'était des injures qu'ils opposaient aux paroles de Paul[6]. »

[6] Actes 13.45.

Qui ne l'imaginerait, cette demeure où l'on s'écrase, où l'on transpire et dont la foule déborde sans doute au dehors ? Comme la semaine précédente, Paul prend la parole. Au premier mot sur Jésus, des cris de colère éclatent.

Pour comprendre une telle réaction, il faut revenir à Ben-Chorin. Il sait ce dont il parle : « Les juifs — même s'il s'agit de juifs hellénistiques et libéraux de la Diaspora — on à coup sûr le sentiment qu'il y a là une aliénation de leur tradition, une interprétation illégitime. Contrairement à ce qu'ont pu penser de nombreux théologiens chrétiens, ce sentiment ne découle pas de l'affirmation, par Paul, de la messianité de Jésus. Ce n'est pas là que se situe le scandale. [...] Si Paul s'était contenté d'annoncer le Messie en la personne de Jésus de Nazareth, il n'aurait pas provoqué ce conflit insoluble avec la synagogue qui marque toute sa vie. L'affrontement est dû au fait que d'une part, aux yeux des juifs, il déprécie la Loi au sens le plus large du terme et que, d'autre part, il prône l'égalité absolue entre païens et juifs, ce qui revient à supprimer l'Election d'Israël. »

Refuser aux juifs d'être le peuple élu, c'est en effet leur demander beaucoup. La meilleure preuve, on la trouve ce soir-là. Au moment où les juifs se répandent en injures, le reste de l'assistance proteste : « Laissez-le parler ! » Les païens veulent en savoir davantage sur ce Jésus qui commence à les faire rêver. Le paganisme s'enrichit sans cesse de nouveaux dieux : pourquoi pas celui-ci ?

D'où un violent affrontement heureusement limité à des mots. Paul et Barnabé doivent-ils mettre une sourdine à leurs discours ? Ce n'est pas dans leur nature. La présence dans la synagogue d'une majorité de païens est une chance à ne pas laisser de côté. Ils rappellent les juifs à l'ordre :

— C'est à vous que devait être adressée la parole de Dieu !

Une volée de protestations provoque une réplique prévisible :

— Puisque vous la repoussez et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la Vie éternelle, alors nous nous tournons vers les païens !

Du coup les juifs se taisent : abasourdis. C'est désormais aux païens que, se relayant, Paul et Barnabé s'adressent :

— Car tel est bien l'ordre que nous avons reçu du Seigneur : Je t'ai destiné à être la lumière des nations afin que mon salut soit présent jusqu'à l'extrémité de la terre[7].

[7] Esaïe 49.6.

« A ces mots, dit Luc, les païens, tout joyeux, glorifiaient la parole du Seigneur et tous ceux qui se trouvaient destinés à la Vie éternelle devinrent croyants. »

Tous ? L'enthousiasme de Luc l'entraîne un fois encore un peu loin. Qu'il y ait eu des conversions ce jour-là et d'autres jours suivants, on peut le croire. Que « toute la contrée » ait été gagnée — ce que nous lisons dans les Actes —, il faudrait pour l'admettre que Luc nous précisât le laps de temps que suppose cette conquête. On estime aujourd'hui que cela a pu durer un an. Admettons que le succès fut grand, puisque Paul le confirmera dans sa lettre aux Galates en se vantant d'avoir convaincu des païens qui « ne connaissaient pas Dieu » et étaient « asservis à des dieux qui, de leur nature, ne le sont pas »[8]. Il s'agit donc d'Anatoliens fidèles à leurs cultes anciens, c'est-à-dire célébrant Men qui guérit les vivants, hommes et bêtes ; Sabazios, le ressuscité, et un cavalier fantôme qui promet l'immortalité.

[8] Galates 4.8.

Quel terrain eût été plus propice à la prédication de Paul et Barnabé que cette mythologie originale se référant à des dieux qui sauvent et — peut-être — à un seul ?

Pour gagner le périmètre, sévèrement protégé, des ruines d'Antioche de Pisidie, nous avons traversé la petite ville de Jalvac. Avant toute chose, nous avons vu l'aqueduc. Ses nombreuses arches amorcent, dans le lointain, une longue courbe vers la montagne. Tout autour, dans la campagne, des monticules trop réguliers abritent les ruines que l'on n'a pas encore pu dégager.

A l'entrée du site, on grimpe par une pente raide vers une porte monumentale dont ne subsistent que quelques piliers et qui donne accès à l'esplanade ainsi qu'à l'avenue dédiée à Tibère. Sur la gauche, une longue voie dallée s'élève jusqu'à l'hémicycle d'un théâtre construit au IIe siècle av. J.-C. et que Paul a donc pu voir. Surprise : l'avenue passe par un tunnel, sous les gradins du théâtre. J'ai gagné l'un des plus hauts de ceux-ci. Sous l'étendue herbeuse qui s'étendait dans la campagne à mes pieds, j'ai cherché les quartiers de la ville qui restent à exhumer. La synagogue où tout a commencé gît-elle sous la terre brunâtre dont on a dégagé seulement les bains romains ? Ce matin-là, il faisait beau, il faisait chaud. Un unique ouvrier, protégé par un casque rouge, travaillait au milieu des pierres.

Paul et Barnabé ne cessent de marquer des points et la colère des juifs atteint des paroxysmes. Les femmes se montrent les plus exaltées. Elles assaillent de leurs plaintes les notables de la ville. En d'autres cas, ces Romains, soucieux d'harmonie entre les couches d'une population appelée à s'intégrer dans l'empire, auraient refusé d'intervenir dans un tel débat, mais les dames juives qui protestent si fort sont d'excellente condition sociale. Et riches. Le résultat ne se fait pas attendre : c'est aux perturbateurs que s'en prend l'occupant. Ils sont chassés de la ville. « Ceux-ci, ayant secoué contre eux la poussière de leurs pieds, gagnèrent Iconium ; quant aux disciples, ils restaient remplis de joie et d'Esprit Saint[9]. »

[9] Actes 13.51-52.

Sans l'épître immense que Paul leur a adressée, qui connaîtrait les Galates ? Il s'agit d'un peuple celte venu des Balkans au IIIe siècle avant notre ère. A l'encontre des conquérants dévalés de l'Est vers les terres fertiles de l'Ouest, il a manifesté son esprit de contradiction en choisissant de s'installer sur les rudes plateaux anatoliens. Après la bataille de Philippes, le roi galate Amynta a reçu d'Antoine le gouvernement de la Pisidie, puis celui de la Galatie, d'une partie de la Lycaonie et de la Pamphilie, puis s'est vu confirmer par Auguste la domination de cette région considérable. A la fin du règne d'Auguste (–25), les Romains se sont emparés purement et simplement de l'ensemble pour en former une province romaine. Pourquoi se charger d'alliés quand on peut régner en maître ?

Ce n'est rien de gagner Iconium — aujourd'hui Konya — en voiture : cent quatre-vingts kilomètres dont trente de montagne. Mais à pied ? Paul et Barnabé abordent maintenant des gorges dont les rochers noirs et déchiquetés sont propres à susciter l'effroi. A chaque détour du chemin, ils ont pu s'attendre à voir surgir des brigands. Les villages qui, à l'étape, les ont accueillis ont depuis longtemps disparu.

On peut les imaginer soulagés dès lors qu'ils rejoignent la voie dallée. A peine installée en Asie, Rome a prolongé jusque là le prodigieux réseau qui sillonnait déjà l'Europe et symbolisera toujours sa toute-puissance. A l'origine, l'intention était purement militaire : il s'agissait de faciliter le déplacement rapide des légions. En 6 av. J.-C., l'empereur Auguste a donné l'ordre d'ouvrir un nouveau réseau sur le territoire actuel de la Turquie. Les ingénieurs se sont mis au travail et ont tracé des voies partant d'Antioche de Pisidie : l'une, traversant vers l'est vallées et montagnes, franchissait le Sultan Dag et, par un défilé étroit, rejoignait Iconium ; l'autre s'élançait d'Antioche de Pisidie vers le nord-est pour atteindre la Cappadoce[10]. En l'honneur d'Auguste, on a donné le nom de Via Sebastè aux deux routes : le grec Sebastos était l'équivalent du latin Augustus.

[10] Victor W. von Hagen.

Filant à travers plaines et montagnes, le plus souvent en droite ligne, et les semant d'ouvrages d'art, les constructeurs ont multiplié les prodiges. On n'a oublié aucune des règles impératives suivies en Europe et en Afrique ; quatre à huit mètres de largeur, soubassement standard composé d'une base de maçonnerie recouverte d'une chape de béton, le tout atteignant jusqu'à deux mètres d'épaisseur. Les dalles sont si habilement découpées que l'on n'aura pas besoin de ciment pour les joindre. Tout cela fut l'œuvre des légionnaires renforcés par des « volontaires » locaux naturellement requis de force. L'expression travail de Romains vient-elle de là ? Songeons que le réseau — au IIIe siècle de notre ère — finira par atteindre le golfe Persique ! On en est à s'interroger sur l'insuffisance des verdicts prononcés par les gens de l'Antiquité : il fallait, d'urgence, décréter les voies romaines huitième merveille du monde.

Nous voici rassurés : nos voyageurs vont allonger leurs pas sur des dalles solides. A moins que, parallèlement à la voie, ils n'aient préféré cheminer sur un terrain plus propice à la déambulation. Les marcheurs qui me lisent comprendront.

Ce qui surprend quand on traverse les faubourgs de la Konya turque, c'est l'abondance des immeubles neufs ou en construction, d'ailleurs agréables à voir avec leurs couleurs vives : il faut répondre à la réalité d'une population en augmentation constante.

Impossible de découvrir le moindre souvenir de saint Paul dans cette métropole moderne de six cent mille habitants. Konya, dont les derviches tourneurs furent célébrés au XIIIe siècle par le Tekke de Mevlana, est avant tout consacrée au prophète Mahomet : impressionnante, la mosquée offerte par le sultan Selim à son père Soliman le Magnifique ; intéressante, Alâadin Camii, la plus ancienne (1220), où se dressent quarante-deux colonnes antiques surmontées de chapiteaux arrachés aux monuments romains : tout ce qui reste peut-être de ce qu'a vu Paul[11]. C'est de l'empereur Claude que la ville tient son nom : Claudiconium est devenu Iconium. Au temps de Paul, on y célèbre surtout les cultes d'Héraclès et des divinités phrygiennes, Zeus, Magistos et Cybèle[12].

[11] On peut y ajouter, dans le jardin du musée d'archéologie, de nombreux tombeaux romains de grande taille — pierre ou marbre — dont la richesse s'affiche naturellement en proportion de l'importance des défunts.

[12] Simon Légasse.

Paul et Barnabé ont réédité la manœuvre qui a finalement donné de si bons résultats à Antioche de Pisidie : visite de la synagogue le jour du sabbat, proposition de prendre la parole acceptée avec empressement. En définitive, « des juifs et des Grecs en grand nombre devinrent croyants », au grand dam, il faut le dire, des juifs demeurés rétifs lesquels « suscitèrent dans l'esprit des païens la malveillance à l'égard des frères »[13].

[13] Actes 14.2.

Les juifs ne sont donc plus seuls à s'indigner ; la conversion de certains païens scandalise aussi les leurs. La colère rassemble les deux camps qui vont se liguer contre les intrus. On décide de s'en emparer et — en toute simplicité — de les lapider. Prévenus, ils se dérobent à temps et rejoignent la voie romaine qui, à l'époque, s'achève à Lystre ; une journée de marche au sein de l'un des plus beaux sites qui se puisse voir en Anatolie centrale. Un immense cirque de montagnes dentelées, dont les couleurs vont de l'ocre au vert doux pour passer au vert sombre, domine le plateau.

Nous avons voulu connaître Lystre, dont le village d'Hatursaray a ajourd'hui pris place. Aucune trace de la voie romaine. A mesure que nous approchions, les lacets de la route actuelle se resserraient. Un panneau nous a égarés : il annonçait Lystra. Nous nous sommes engagés dans un chemin dont nous espérions qu'il conduirait à des restes évocateurs. Notre erreur fut bientôt patente : il n'existe de Lystre que de rares vestiges enfouis sous terre. N'émergent de cette ville, fondée par Auguste en 6 av. J.-C., que des pierres éparses, un fragment de l'enceinte et, dans la cour de quelques maisons du village, des sarcophages devenus auges : un gros village très pauvre dont les habitations aux murs de terre sèche sont coiffées de branchages enrobés d'argile. Une petite mosquée. Des paysans étonnés de nous voir. Rien qui rappelle ici que c'est à Lystre que Paul a failli perdre la vie.

Sur toute la région, les jugements méprisants de l'Antiquité n'ont pas manqué. Strabon ne la ménage guère : « Un haut plateau froid et nu, sans ombre, à l'eau très rare et aux puits extrêmement profonds. » Là où paissaient de vastes troupeaux d'onagres, on manquait tellement d'eau qu'il fallait l'acheter à l'étape. Cicéron, qui y séjourna en tant que proconsul, ne manifesta que dédain à l'égard de cette population ignare et peu évoluée. Malgré les efforts des vétérans romains, Lystre se présentait encore, quand Paul et Barnabé y sont arrivés, comme une bourgade grossie artificiellement et à peine humanisée par les cultures auxquelles s'acharnaient les nouveaux attributaires.

Comment prêcher la Bonne Nouvelle à une population qui ne parle ni grec, ni latin, ni hébreu ? Paul et Barnabé s'entêtent. Le premier étonnement passé, la population s'habitue à les voir. On s'interroge sur l'origine de ces étrangers. Quand Paul prend la parole, on vient l'écouter, on ne comprend pas un mot de ce qu'il dit mais on admire l'enchaînement balancé des phrases et le ton enflammé qui les soutient.

Ce jour-là, au milieu de la petite foule réunie, un infirme ne perd pas un son du langage mystérieux : « Il se trouvait à Lystre un homme qui ne pouvait pas tenir sur ses pieds ; étant infirme de naissance, il n'avait jamais marché. » Le pauvre homme dévore des yeux Paul qui rencontre ce regard. « Voyant qu'il avait la foi pour être sauvé », le Tarsiote le fixe et, d'une voix forte, ordonne :

— Lève-toi, droit sur tes pieds[14] !

[14] Actes 14.8-10.

L'homme a compris l'invite par le ton de la voix et le geste qui l'accompagne. Il obéit. Il bondit. Il marche !

Jugez de l'émerveillement des gens de Lystre. On accourt, on s'attroupe, on s'émeut. On veut voir, toucher l'infirme guéri. Frappé plus que tous les autres, un Lystrien influent tire la conclusion, évidente à ses yeux, de ce miracle. Il s'écrie en dialecte lycaonien :

— Les dieux se sont rendus semblables à des hommes et sont descendus vers nous !

Non seulement ce langage convainc mais il correspond si fort à ce que ces gens ressentent qu'ils l'acclament. On ne perd pas un instant pour identifier ces dieux là. Barnabé, plus grand et plus fort, est sûrement Zeus. Quant à Paul le discoureur, c'est à n'en pas douter Hermès, dieu messager des Olympiens et Mercure des Latins. L'hypothèse devient réalité. On se prosterne. A ces dieux reconnus, on adresse des prières. Le prêtre de Zeus-hors-les-murs, temple édifié devant la porte du bourg, est lui-même convaincu. Il accourt, brandissant des couronnes et tirant avec lui des taureaux. Il faut à l'instant les offrir en sacrifice à ces grands dieux qui honorent la ville de leur visite ! Stupéfaits, Paul et Barnabé cherchent en vain à comprendre le sens de ce manège. La vérité s'impose. Ils oscillent entre l'étonnement et la colère. Les prendre pour des dieux, eux qui se sont donné pour devoir de transmettre la parole du vrai Dieu ! Voyant que les protestations ne suffisent pas et sans que rien ait pu le laisser prévoir, nos deux chrétiens déchirent leurs manteaux, geste qui, dans l'Antiquité, frappe toujours :

— Que faites-vous là ? Nous aussi, nous sommes des hommes au même titre que vous !

Il y a, dans la foule, quelqu'un qui parle grec. Il traduit de son mieux les explications enflammées de Paul. On l'écoute avec attention :

— La Bonne Nouvelle que nous vous annonçons, c'est d'abandonner ces sottises pour vous tourner vers le Dieu vivant qui a créé le ciel, la terre, la mer et tout ce qui s'y trouve ! Dans les générations maintenant révolues, il a laissé toutes les nations suivre leurs voies, sans manquer de leur témoigner sa bienfaisance, puisqu'il vous a envoyé du ciel pluies et saisons fertiles, comblant vos cœurs de nourriture et de satisfaction[15] !

[15] Actes 14.15-17.

L'intraitable Paul fait place ici au stratège. Inutile de les attaquer de face, ces païens dont on ne peut prévoir les réactions. Ce serait risquer de mettre en cause l'essence même de la mission. Donc il n'en dit pas plus. Suit un lourd silence. Les visages se marquent de tristesse, à moins que ce ne soit de mécontentement. Comme ils sont déçus, ces Lycaoniens ! « Ces paroles calmèrent à grand peine la foule, la détournant ainsi de leur offrir un sacrifice. »

Entre les missionnaires et le peuple lycaonien, la porte restera ouverte. Des gens demandent que leur soit expliqué ce Dieu vivant. Les interprètes traduisent. Paul et Barnabé assimilent peu à peu l'essentiel du vocabulaire lycaonien. Les conversions se multiplient. Deux femmes sont les premières à réclamer le baptême : Eunice et Loïs, sa mère. Suit un jeune homme nommé Timothée, fils d'Eunice, presque un enfant encore mais élevé par son père grec dans la langue de Périclès. Bouleversé par les discours de Paul, il le supplie de l'emmener avec lui. Sois patient ! dit Paul.

Le bruit de ces succès a rejoint Iconium et frappé de plein fouet la communauté juive qui croyait être débarrassée de ces dangereux hurluberlus. Les juifs d'Iconium se pécipitent à Lystre pour éclairer les naïfs et mettre fin à la forfanterie des imposteurs. Leur colère est communicative. En un tournemain, voilà les habitants de Lystre retournés. C'est à Paul qu'ils en veulent surtout : en guérissant l'infirme, ce magicien les a engagés sur un mauvais chemin ! On se saisit de lui et l'on repousse Barnabé qui volait à son secours. Toujours furieux, ceux d'Iconium les interrogent sur ce qu'ils vont faire du faux Hermès. Réponse sans ambiguïté :

— Le lapider !

Comment, à cet instant, Paul ne songerait-il pas au calvaire de l'infortuné Etienne ? Comme lui, il est entraîné hors de la ville, jeté à terre. Les furieux rassemblent des pierres et l'avalanche s'abat. Quand les gens de Lystre et les juifs qui ont suscité leur courroux voient Paul inanimé, ils le croient mort. Laissant le corps pantelant face contre terre, ils s'en retournent.

Fermes dans leur foi nouvelle, les premiers chrétiens convertis accourent à la suite de Barnabé. On se penche vers Paul. Le cœur bat toujours. La tête est intacte. Apparemment, il n'a pas reçu de blessures majeures. Echapper à une lapidation est presque sans exemple. Les lapideurs auraient-ils retenu leur main ? Outre une chance exceptionnelle, voilà qui confirme l'intensité de vie qui habite le petit homme. Affirmer comme l'a fait Luc que, le lendemain, Paul a repris la route en compagnie de Barnabé, relève d'une méconnaissance de la gravité des blessures qu'un tel supplice a dû nécessairement entraîner. Pour aller de Lystres à Derbé — dernière étape prévue de la mission — il faut parcourir cent quarante kilomètres. Impossible que le lapidé les affronte dans l'état où il est. Il faut croire qu'une famille convertie de Lystre l'aura abrité, caché, soigné. Quelques jours plus tard, Barnabé empruntera un chariot, y étendra Paul et, en plusieurs étapes, le conduira à Derbé où est implantée une colonie romaine. Là, il se rétablira et pourra reprendre sa mission.

Il ne reste rien aujourd'hui de Derbé — ce qui s'appelle rien. On admet que le tell de Kerti Hüyük, au sud-est de Konya, marquerait le site. A l'époque de Paul, il s'agit d'une ville importante. On lit dans les Actes que les deux missionnaires y ont réuni « d'assez nombreux disciples » mais rien sur la durée du séjour.

Ce silence de Luc ne facilite pas la datation des faits. Les lettres de Paul n'apportent pas plus de secours ; elles ne renferment aucune référence à la situation du monde extérieur. Luc s'en rapporte volontiers à des événements de l'histoire, mais ses « mises en synchronie » sont souvent fautives. Il use facilement de l'expression « il y a peu », ce qui n'apporte à l'historien qu'une aide bien relative. Il faut se résigner à l'approximatif en se souvenant que les auteurs antiques — qu'ils soient grecs ou latins — ne se préoccupent pas davantage de chronologie. La notion en soi mettra longtemps à voir le jour.

Combien de temps faut-il pour guérir les plaies d'un lapidé ? Combien de temps pour convertir un peuple ? Répondre à la première question est plus aisé qu'à la seconde. Partons pour plusieurs mois.

Pourquoi Paul, rétabli, ne choisit-il pas de gagner Tarse directement ? Est-ce parce que l'hiver est venu ? Traverser le Taurus en cette saison n'offre certes pas une perspective bien tentante. Les auteurs parlent souvent de l'« infranchissable » Taurus. Connaissant l'obstination de Paul, il faut chercher ailleurs. On pensera qu'il a estimé nécessaire de consolider les « Eglises » et, à l'image des conseils que l'on trouve à la tête des communautés juives, installer sur place des responsables : « Dans chaque Eglise, ils leur désignèrent des anciens, firent des prières accompagnées de jeûne et les confièrent au Seigneur en qui ils avaient mis leur confiance[16]. »

[16] Actes 14.23.

Ni Paul ni Barnabé ne semblent avoir hésité. Après les adieux à la nouvelle communauté de Derbé, ils rebroussent chemin. Ils vont repasser par Lystre, Iconium et Antioche de Pisidie. Chaque fois qu'ils retrouveront ces villes, on imagine les risques qu'ils prennent. Que reste-t-il de ces convertis à qui ils avaient donné le baptême ? Joie : ils persistent à vivre en chrétiens. Les deux missionnaires resteront le plus de temps possible en compagnie de leurs frères nouveaux. Un passage de quelques jours n'aurait pas suffi à confirmer l'avenir de ces communautés dont l'histoire montre qu'elles deviendront des Eglises à part entière : « Ils y affermissaient le cœur des disciples et les engageaient à persévérer dans la foi. »

Pour Paul, la leçon reçue sera précieuse. Ces Eglises qu'il a fait naître sont presque exclusivement composées de païens. Face à l'obstruction des juifs, il a trouvé en Asie Mineure, auprès de peuples baignant dans des mythologies parallèles, des gens disposés à recevoir le grand message. Autre leçon tirée de cette odyssée asiatique : nulle part il n'a été question de circoncision. Tout est résumé dans ces mots plus tard adressés par Paul aux nouvelles communautés :

— Il nous faut passer par beaucoup de détresses pour entrer dans le Royaume de Dieu.

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