Un livre pour les femmes mariées

Chapitre V

Un pas en avant
(Concerne Justine Jaquemin)

On comprendra sans peine que procurer les objets de première nécessité à la malheureuse Justine, à ses enfants, fût le premier soin de Mme Dubois.

Tout manquait dans ce ménage le Mont-de-Piété avait successivement reçu les meubles, les hardes, jusqu'aux dernières chemises, jusqu'aux draps du lit. Les enfants, faute de place, faute d'ordre surtout, passaient la nuit dans la même couche ; il n'y avait dans ce taudis que misère et que dégradation. L'oubli des grandes lois de Dieu entraînait, comme il arrive presque toujours, l'oubli des moindres devoirs : la paresse, là saleté, marchaient à la suite de la mauvaise conduite.

Tout en conservant un fond de tendresse pour l'infortunée qu'il avait perdue, Victor la méprisait, à cause de sa faute même ; il se sentait libre à son égard, et se laissait aller sans retenue à tous les caprices, à toutes les infidélités, à toutes les violences d'un caractère emporté et d'une âme faible.

Justine se plongeait dans la dissipation aussi souvent qu'elle le pouvait ; mais cela ne l'empêchait pas d'éprouver des remords continuels, qui doublaient pour elle les souffrances attachées à sa position, et qui, n'étant ni sanctifiés ni rendus efficaces par le sincère désir de revenir à Dieu, se tournaient en amertume et se versaient au dehors en flots de paroles irritantes.

Les enfants négligés, privés du baptême, que Justine, vivant dans le péché et voulant y demeurer, n'avait osé demander pour eux aux pasteurs de son église, spectateurs des désordres et des querelles de leurs parents, recevant du père des leçons de violence et d'ivrognerie, recevant de la mère des leçons d'insubordination et de légèreté, les enfants ne gardaient que trop fidèlement l'empreinte de tant de vices.

Le lendemain de sa première visite, Mme Dubois avait porté du pain, quelques vêtements à la malheureuse famille. Elle s'arrangea pour rencontrer Victor deux jours après, et lui parla avec une grande force qu'accompagnait une grande charité.

Le cœur de Victor n'était pas tout à fait corrompu ; il avait une mauvaise tête ; il se laissait entraîner par ses compagnons de débauche, mais il n'était ni incrédule, proprement dit, ni dépourvu de sensibilité.

Le jour où Mme Dubois vint le voir se trouvait être un bon jour. Il avait travaillé dès le matin ; il rapportait quelque argent ; Justine, préoccupée de sa faute, de la nécessité de revenir à une vie honnête, l'avait accueilli avec une tristesse douce et affectueuses qui le touchait ; enfin, Mme Dubois, de laquelle il s'attendait à recevoir d'aigres leçons, à laquelle il se promettait de répondre vertement, Mme Dubois se montrait ferme, il est vrai, mais pleine de compassion pour lui, pleine d'humilité pour elle-même.

Elle lui fit un tableau si saisissant de la dégradation où il s'enfonçait avec sa famille ; elle lui peignit si vivement le déshonneur de Justine, l'ignorance, l'abandon de leurs enfants ; elle lui montra si simplement le moyen de rentrer dans la bonne voie, qu'à moitié gagné il n'opposa plus que des raisons qui n'en étaient pas, de ces raisons qu'on donne pour n'avoir pas l'air de céder trop vite.

– Je ne demanderais pas mieux que d'épouser la petite mère, moi.... mais dam ! faut de l'argent pour ça !...

– De l'argent !.. Dans notre communion (Victor était protestant), on marie, l'on baptise et l'on enterre sans qu'il en coûte rien ; vous le savez, Monsieur Jaquemin.

– D'accord. Mais faut SI, habiller proprement.... ces petits ne peuvent pas aller au baptême dans l'état où les voilà.... Et nous donc !.. oserions-nous nous présenter dans un temple, devant un pasteur, faits comme cela ? Il montrait la robe grossière de Justine et son pantalon déchiré.

– Monsieur Victor, pensez-vous que notre Dieu regarde au vêtement ou au cœur ?.. Croyez-vous qu'Il vous aime mieux avec un bel habit et une mauvaise conduite qu'on pauvre veste, en méchant pantalon, et dans votre âme la volonté de revenir à lui pour tout de bon ?

Victor ne répondit rien, se gratta l'oreille, et reprit :

– C'est que, après cela... il en coûte pour vivre dans le mariage !

– Plus que pour vivre dans le désordre ?...

– On est moins libre !...

– Libre de se conduire honnêtement, on l'est. Libre de se livrer au vice... il me semble, Monsieur Victor, qu'un homme de conscience ne l'est pas plus dans le célibat que dans le mariage. Quoi qu'il en soit, l'engagement est solennel ; aussi faut-il compter avec soi-même avant de le prendre ; aussi faut-il s'appuyer sur Christ, le Puissant, le Fidèle ; car il s'agit de renoncer pour jamais aux mauvais plaisirs et de recommencer une nouvelle vie. Si vous ne croyez pas avoir cette force, ce désir, dites-le, Monsieur Victor ; dites-le en homme d'honneur ; Justine se séparera de vous, et nous prendrons des mesures pour que ces pauvres enfants .....

– La force, la force, interrompit Victor, ce n'est pas la force qui me manque. On verra si, quand je dis oui, c'est oui !

Mme Dubois soupira en secouant là tête.

– Vous ne me croyez pas, Madame !

– Je crois, Monsieur Jaquemin, que si vous comptez trop sur vous-même pour vous régénérer, vous retomberez après quelques efforts.

On verra ! répéta Victor.

– Oh ! Jaquemin est ferme, quand il le veut ! s'écria Justine, qui trouvait que la franchise chrétienne de Mme Dubois arrivait là bien mal à propos.

– Et à preuve, je m'engage, parole d'honneur la plus sacrée, à épouser cette petite femme dans quinze jours ! le temps de recevoir l'autorisation de ses parents et de faire les publications, là !

– Promettez-le-moi tout simplement, dit Mme Dubois, cela n'en vaudra que mieux !.. Et moi, ajouta-t-elle en souriant, je m'engage, à mon tour, à retirer vos effets du Mont-de-piété, afin que vous et vos enfants vous paraissiez tous d'une manière convenable dans le temple.

– Cela tient ! cria Victor, en faisant claquer ses doigts.

– De samedi en huit, vos enfants recevront le baptême ; le lundi suivant, votre union, après avoir été régularisée par le maire de l'arrondissement, sera consacrée et bénie par l'un de nos pasteurs. Quelles journées solennelles ! Monsieur Victor, Justine, préparez-vous-y, je vous en supplie, et demandez au Seigneur de vous faire comprendre le sérieux de l'union que, vous allez former.

La triste situation de Justine avait excité tout l'intérêt de Mme de Mallens ; son mari fit promptement accomplir les formalités qui devaient précéder le mariage ; les vieux parents de Justine, heureux de la savoir retrouvée, confus de l'état où elle était, donnèrent promptement leur consentement à ce qu'ils regardaient comme une réhabilitation. On décida que les enfants suivraient régulièrement l'école ; que Justine travaillerait à l'ouvrage que Mme de Mallens s'efforcerait de lui procurer, et que la famille serait fréquemment visitée.

Le lundi arriva. Victor, déjà très-ému par le baptême de ses enfants, qui avait eu lieu deux jours auparavant, par l'exposé de ses devoirs de père, que lui avait fait le pasteur avec chaleur et amour ; Victor se sentit profondément remué, quand, agenouillé au pied de la chaire, à côté de Justine, il entendit le ministre appeler sur leur union toutes les grâces du Seigneur. Ce fut bien du fond de son cœur qu'il promit, devant l'Éternel, protection, fidélité, amour à sa femme. Et ce fut du fond de son âme aussi, ce fut tremblante d'émotion que Justine murmura oui a celle solennelle question : Vous promettez d'aimer votre mari, de lui être soumise dans toutes les choses bonnes et honnêtes, et de lui garder la foi, comme c'est le devoir d'une épouse chrétienne, et comme Dieu vous le commande dans le saint Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ ? (Liturgie des églises réformées)

Lorsque le pasteur, en peu de mots mais avec l'ardeur de la conviction et de la charité, leur dévoila la sainteté du mariage, la douceur, la gravité des devoirs des époux, Victor se sentit transporté comme dans un monde nouveau. Pour Justine, ces paroles rappelaient le passé, un passé dont le souvenir serrait son cœur, en même temps qu'il lui inspirait la soif de revenir au bien. Quand, la cérémonie achevée, le ministre descendit de la chaire, une grande Bible dans les mains, lorsqu'il s'avança vers, les époux, qu'il la remit à Victor en disant : « Vous la lirez chaque jour en présence de Dieu, » Victor, de grosses larmes dans les paupières, s'écria à pleine voix : Oui, monsieur le Pasteur !

Mme Dubois conduisit les époux dans la chambrette balayée, lavée dès la veille par Justine, où les attendait un joli repas et quelques cadeaux de Mme de Mallens.

Victor ne se possédait pas de joie ; il embrassait à les étouffer ses enfants, il regardait Justine : ma femme, disait-il, ma femme ! et s'adressant à Mme Dubois : Je l'aime cent fois mieux à présent !ah ! que cela fait de. bien d'être en règle !.... me voilà brave garçon pour le reste de mes jours !

Le mariage de Victor avec Justine, leurs saintes émotions, leur intention, de revenir au bien, tout cela était un pas, un grand pas fait vers le bon chemin ; mais pour entrer tout à fait dans ce bon chemin, pour n'en point sortir il fallait plus que cela, il fallait la conversion de l'âme. Et cette conversion, on n'y arrive pas sans avoir compris qu'on est pécheur, sans avoir senti qu'on est perdu, sans avoir vu qu'on ne peut se sauver soi-même, sans avoir cherché et trouvé l'unique Rédempteur.

Victor se croyait régénéré, Justine ne pleurait pas assez ses fautes ; tous deux s'appuyaient plus sur leur bonne volonté, sur leur position maintenant honnête, que sur le secours de Christ ; tous deux se faisaient des illusions sur leurs forces, et voilà pourquoi Mme Dubois, tout en, remerciant Dieu et en se réjouissant avec les nouveaux mariés, conservait encore de vives inquiétudes à leur égard.

Elle se sentit pressée, dans, cet instant solennel, d'attirer leur attention sur le côté sérieux de leur nouvelle vie.

– Mes enfants, commença-t-elle, vous voilà heureux, déterminés à faire la volonté de Dieu ;mais croyez-moi, ne vous fiez pas uniquement à cette disposition. Que celui qui est debout prenne garde qu'il ne tombe. (1 Corinthiens 10.12)

– Bien dit, cela ! s'écria Victor, qui dans sa joie trouvait tout bon et tout beau.

– C'est la Bible qui le dit, et c'est à la Bible que je voudrais vous conduire, Monsieur Jaquemin ; vous avez promis de la lire tous les jours.

– Promettre et tenir, pour moi « c'est un. »

– Je n'en doute pas. Cependant, cela vous sera peut-être moins aisé qu'il ne vous le semble. Le matin vous sortez de bonne heure, vous serez tenté de renvoyer au soir ; le soir vous rentrez tard, et....

– Quand on veut on peut, interrompit Victor, avec cette fermeté d'accent et de parole qu'affectent souvent les gens d'un caractère faible.

– S'il en est ainsi, mes amis, poursuivit Mme Dubois, imposez-vous à vous-mêmes la loi de ne jamais passer une journée sans avoir lit quelques versets, sans avoir prié ensemble. L'habitude une fois prise vous défendra contre la tentation de laisser là ce saint livre.

– Le laisser là !... Madame Dubois, vous ne me connaissez pas !

– Mes chers amis, il ne s'agit point ici d'accomplir une vaine formalité ; si je vous demande de lire la Bible, c'est qu'elle nous parle du Sauveur, c'est qu'elle nous enseigne à le connaître, c'est qu'elle nous dirige au travers des difficultés de la vie.

Vous verrez, mes enfants, vous verrez quelle douceur, vous trouverez à vous rapprocher régulièrement de Dieu, à recueillir dans votre cœur les paroles mêmes de sa bouche. Quand vous éprouverez quelque peine, quand vous rencontrerez quelque danger, eh bien, tous deux à genoux vous confierez au Seigneur vos chagrins, vous lui demanderez de vous tenir fermes afin que vos pieds ne bronchent plus ! vous vous en aimerez mieux, vous en aurez plus de courage pour supporter les privations, et puis votre petit ménage s'en trouvera bien lui aussi. La grâce de Christ n'entre pas toute seule dans le cœur ; elle amène avec elle la bonne conduite, l'ordre, la sagesse, l'économie.

Mes amis, en plaçant votre association sous la bénédiction de Dieu, vous avez déjà donné un bon exemple à Nos enfants : continuez à le leur présenter. S'ils vous voient unis dans le désir de bien faire, s'ils vous voient, laissant les vanités et le train d'autrefois, vous occuper d'eux pour le salut de leurs âmes ; vous, Monsieur Jaquemin, agir toujours devant eux de manière à vous faire respecter, les accoutumer à l'obéissance, développer leur intelligence autant qu'il est en votre pouvoir ; vous, Justine, les tenir propres, leur faire repasser leurs leçons quand ils reviendront de l'école, leur lire et leur expliquer la Bible, veiller à ce qu'une parfaite décence règne entre eux : alors ces chers enfants comprendront la sainteté de vos liens, et cela seul sera pour eux une grande leçon.

Soyez tranquille, tout ira bien !

Si Victor le veut il le fera, dit Justine qui, à mesure que le malheur s'éloignait, perdait le souvenir de leur faiblesse à tous deux.

– Avez-vous le temps de m'écouter encore ? je vous proposerai....

– Proposez, proposez ! rien ne me coûte maintenant.

– Eh bien, je vous proposerai donc de sanctifier le Dimanche.

– Dame ! dame !... c'est que voilà qui devient plus Mon bourgeois n'entendra pas de cette oreille-là !

– Monsieur Victor, je parierais que si vous n'observez pas le Dimanche vous célébrez le lundi ?

– Et le mardi ! ajouta Justine en riant.

– Pas toujours.

– Donc, si vous travaillez six jours sur sept, reprit avec sérieux Mme Dubois, votre bourgeois n'aura rien à dire.

– Mais j'y perdrai, moi !

– Vous ?... vous voulez rire, Monsieur Jaquemin ; le travail du Dimanche se paie-t-il plus cher que celui du lundi.... ou du mardi ?

– C'est vrai, ça ; six jours de travail sur sept !

– Tu y gagnes, Victor.

– J'entends bien ; et si l'ouvrage presse ?

– Eh bien ! eh bien ! reprit Justine toute fière d'avoir répété l'argument de Mme Dubois ; si l'ouvrage presse, on se lève le Dimanche de bon matin, on travaille trois ou quatre heures, on s'habille proprement, on va au temple, et l'on a encore tout l'après-dîner pour se promener avec sa femme et ses enfants ; toute la soirée pour étudier sa Bible.

– Et l'on viole le commandement de Dieu, continua Mme Dubois, ni plus ni moins que si l'on avait travaillé durant l'entière journée ; parce que Dieu n'admet pas de demi-obéissance, qu'il déteste les cœurs doubles, les gens qui clochent des deux côtés, et qu'il dit lui-même : « Si Baal est Dieu, suivez-le ; » c'est-à-dire si votre avarice, si votre amour du plaisir sont vos idoles, servez-les ; « mais si l'Éternel est Dieu, suivez-le. » (1 Rois 18.21)

– Voilà qui s'appelle raisonner, s'écria Victor, tout ou rien, c'est ma devise, à moi ! Prouvez-moi que Dieu veut nous faire chômer le Dimanche, et je m'y soumets.

– Prenez votre grosse Bible, Monsieur Jaquemin, ouvrez-la au vingtième chapitre de l'Exode, lisez du verset 8 au verset 11.

Victor lut à demi-voix.

– Maintenant, prenez le cinquième chapitre de saint Matthieu, les versets 17, 18 et 19.

– Oui, c'est assez clair, dit Victor, comme se parlant à lui-même.

– Un dernier mot, mes amis ; ne l'oubliez pas, Dieu nous a donné le Dimanche pour qu'il nous soit un jour saint. Ce jour-là, si vous m'en croyez, 'vous ne rechercherez pas les plaisirs bruyants ; vous irez au temple entendre l'explication de la Parole de Dieu, et vous éclairer dans la compagnie de vos frères ; vous vous occuperez de ces enfants que votre travail, que leurs leçons à l'école, auront séparés de vous durant la semaine ; vous vous promènerez avec eux ; en été, vous irez à la campagne ; en hiver, que les soirées sont longues, vous lirez ensemble les ouvrages intéressants que renferment nos bibliothèques protestantes ; et vous terminerez la Journée en méditant un beau chapitre de la Bible, en priant tous ensemble. Cela vaudra mieux que de rester seule, n'est-ce pas, Justine ? que d'aller jouer et boire aux barrières, n'est-ce pas, Monsieur Victor ? que de passer quatre ou cinq heures dans une salle. de spectacle enfumée, ou dans quelque lieu de dissipation d'où l'on revient dégoûté de son ouvrage, mécontent de sa condition, plus disposé à se chercher querelle qu'à s'aimer et qu'à s'entr'aider !

– Me voilà gagné, s'écria Victor, c'est fini.

Tout cela était bien beau, trop beau pour donner de solides espérances à Mme Dubois, qui s'en alla plus attristée du facile assentiment qu'accordait Victor à ses conseils, qu'elle ne l'aurait été de la contradiction modérée d'un esprit sérieux et ferme.

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