Un livre pour les femmes mariées

Chapitre VI

Le sarment émondé
(Concerne Louise Latour)

Peu de jours après le mariage de Justine, Mme Dubois reçut de Louise Latour la lettre que voici.

Madame,

J'ai besoin de vous écrire pour vous raconter les grâces que Dieu m'a faites, pour vous dire aussi le chagrin qu'Il a trouvé bon de m'envoyer.

Il nous a retiré notre Benjamin, notre petit Paul.

Chère Madame, cette jolie tête blonde, ce beau visage, cet enfant bien-aimé, tout cela est couché dans un cercueil ; mais son âme précieuse habite vers le Sauveur. Il nous le rendra bientôt.

Chère Madame, nous savions Antoine et moi que nous aurions des afflictions dans ce monde ; nous sentions la nécessité de nous y préparer d'avance, Que de fois nous avons causé ensemble de la séparation. Nous cherchions à remettre au Seigneur la vie de nos chers petits, et ces sujets d'entretien, que d'autres trouveraient bien tristes, dont il semble inutile de s'occuper quand on est heureux, avaient un grand intérêt pour nous. lis nous apprenaient toute l'étendue de notre faiblesse, ils nous montraient l'idolâtrie qui se glisse dans nos affections, ils nous portaient à demander plus ardemment les secours du Saint-Esprit ; et puis ils nous faisaient sentir le prix des biens que Dieu nous prête. Lorsque j'étais chagrine, lorsque l'arrangement de ma vie me déplaisait, quand je regrettais une certaine indépendance, quand je souffrais de certaines privations.... la pensée que tout ce que je possédais pouvait m'être redemandé d'un moment à l'autre, me faisait vite repentir de mon ingratitude.

Malgré cette préparation, l'arrivée de l'épreuve m'a étonnée, m'a presque scandalisée Que serais-je devenue si j'avais marché à sa rencontre avec ma légèreté naturelle, avec ma folle confiance en moi !

Notre Paul est tombé malade il y a quatre semaines. Antoine avait appelé le médecin dès le premier instant. Nous l'avons prié de nous dire la vérité ; il a regardé Antoine, puis moi, et comme il nous voyait calmes il nous a déclaré que l'enfant, selon toute probabilité était frappé à mort.

Je me croyais forte, chère Madame, je me croyais pleine de foi ; ce mot a déchiré comme un voile devant mes yeux, mon cœur s'est serré.... il s'est révolté.

Après le départ du médecin, Antoine s'est mis à genoux auprès du petit lit de mon enfant ; moi je ne le pouvais pas, je me sentais en guerre avec Dieu : Dieu voulait mon trésor.... je ne voulais pas le lui rendre. Antoine a prié haut, prié pour l'enfant, prié pour moi ; mais toutes les fois qu'il disait : ta volonté soit faite, je murmurais non, non. Il me semblait mauvais père. Chère Madame, Dieu ne m'a pas foudroyée dans ma rébellion ; Dieu m'a regardée avec amour. Le soir, Paul semblait un peu mieux, ses yeux s'étaient ranimés, il avait dormi une demi-heure. Le médecin disait : Peut-être me suis-je trompé.... peut-être n'est-ce qu'une crise nerveuse. Alors, oh ! alors, chère Madame, tout a changé ; les compassions de l'Éternel ont pénétré mon âme, comme une pluie chaude et fine pénètre la terre et l'amollit ; j'ai senti la main de Dieu qui me conduisait par ses sentiers. Il y avait des moments où je tremblais, où je ne pouvais avancer, mais cette main était toujours là, ferme, secourable ; elle m'attirait doucement, et je marchais, je marchais sans murmurer vers la séparation.

Antoine soignait notre enfant, le cœur navré, mais toujours paisible, toujours soumis. Nous disions ensemble : « Seigneur, avec l'épreuve, donne-nous la force... donne-nous surtout de confesser ton nom jusqu'à la fin... que par notre lâcheté, nuits ne fassions pas de tort à ton Évangile ! » et le Seigneur nous a exaucés.

Ma belle-mère, dont Paul était aussi l'idole, s'abandonnait à un désespoir violent. Quand nous nous efforcions de l'apaiser, de lui montrer Christ, sauveur de notre enfant, se tenant, près de lui, près de nous, près d'elle, elle nous accusait de ne pas aimer notre fils. Les fruits de l'idolâtrie sont les mêmes dans tous les cœurs. Eh bien ! la douceur d'Antoine envers elle, la sollicitude résignée qu'il a montrée pour son enfant, le courage que Dieu m'a donné dans sa miséricorde, tout cela à frappé ma belle-mère. Mais le Seigneur s'est servi de notre Paul pour lui adresser une invitation plus pressante. Toutes les fois que nous nous approchions de lui : « Fais la prière, » disait-il de sa faible voix ; et lorsque son père et moi, tour à tour, nous demandions au bon Jésus de le bénir, lorsqu'Antoine disait : « Mon Dieu, reçois le petit Paul dans tes belles demeures ! », le visage pâle de notre enfant s'éclairait de joie ; il souriait, il murmurait : « J'aime Jésus. » Alors ma belle-mère pleurait ; mais ses larmes n'étaient plus des larmes de révolte.

Enfin, le dernier jour est arrivé Antoine m'a dit : « Louise, il faut le rendre ! » Je n'ai pu répondre, mais je ne me défendais plus contre la volonté de Dieu.

L'agonie était douce. Nous restions agenouillés. On voyait les progrès de la mort, on voyait clairement aussi les progrès de la vie éternelle, qui répandait sur cette chère figure toute sa paix, toute sa gloire. Son dernier mot a été un appel : « Tu t'en vas ! tu t'en vas ! » s'est écriée ma belle-mère. « Grand'mère... tu viendras aussi... au ciel... » et il n'a plus parlé.

Oh ! chère Madame, le moment du départ est terrible. Il semble que quelque chose se détache dans le cœur. J'ai embrassé ma belle-mère qui poussait des cris ; il me semblait que mon enfant me l'avait léguée, que je prenais envers elle et devant le Seigneur un nouvel engagement, que je l'aimais d'une tout autre affection. Antoine nous a lu ces paroles de triomphe : « Christ a détruit la mort. » (2 Timothée 1.10) « Où est, ô mort, ion aiguillon ! Où est, ô sépulcre, ta victoire ! » (1 Corinthiens 15.55) Nous avons pu de plein cœur, quoique navrés, dire à l'Éternel : « Tu l'avais donné, tu l'as ôté, que ton saint nom soit béni ! » (Job 1.21)

Oui, que le saint nom de Dieu soit béni ! Il garde un de nos trésors, et maintenant ni la rouille ni les vers ne le peuvent atteindre ; (Matthieu 6.20) dans ce petit corps rendu à la poussière, il y a un germe d'immortalité que le Seigneur saura bien retrouver dans sa grande journée. (1 Corinthiens 15.35)

Quel don du Seigneur qu'un mari pieux ! Après Dieu, Antoine est ma force ; c'est lui qui, sans me froisser, par ses prières, par ses courtes et fréquentes lectures de la Bible, m'a tout doucement amenée à la soumission. Je te retrouvais toujours ferme, plein de confiance, plein d'espoir, plein de compassion pour sa pauvre compagne, si faible dans la foi. Jamais nous n'avons prié ensemble avec tant d'ardeur, avec tant «union. Depuis la mort de notre enfant, je respecte, j'aime Antoine davantage, mais d'une façon plus sérieuse.

Quelques différences se sont, à la vérité, manifestées dans notre manière de sentir. Antoine parle peu de sa douleur, peu de son enfant, il renferme en lui ses émotions ; moi j'éprouve le désir de m'entretenir sans cesse de mon Paul ; j'ai sous les yeux ses jouets, ses vêtements, son petit abécédaire : ces objets me font pleurer ; mais j'ai besoin de pleurer ainsi.

Un moment, cette différence a serré mon cœur ; j'ai été sur le point de m'en froisser. Grâce à Dieu, j'ai reconnu ma folie. Il y a ici encore une bonne dispensation du Seigneur ; ma belle-mère recherche comme moi tous les souvenirs qui lui rappellent Paul ; nous parlons ensemble de notre trésor ; je puis faire entrer dans son cœur quelques consolations chrétiennes ; elle a prié une fois avec moi. Voyez, chère Madame, voyez que de bénédictions !

Oh ! oui, c'est une chose certaine ! Dieu nous châtie dans son amour ; il soumet à sa discipline tout enfant qu'il avoue, (Hébreux 12.6) et sa discipline est bonne.

Nous souffrons, mais notre douleur n'est que pour un temps, Nous ne voyons plus notre petit Paul courir autour de nous, mais, par la foi, nous le contemplons dans le sein du Seigneur, retiré de la corruption du monde, heureux aux siècles des siècles. Nous goûtons les fruits de l'épreuve ; l'écorce en est amère, l'intérieur, fortifiant et doux. Si j'ai touché du doigt mon incrédulité, j'ai rencontré la fidélité de Dieu.

La fidélité de Dieu ! c'est là maintenant ma force, mon espérance, tout le sujet de ma joie.

Il est fidèle ! Ce sont les paroles que nous répétons le soir avec mon bien-aimé mari, lorsque la douleur nous saisit fortement. Il est fidèle !

Ma chère Madame, je crains d'avoir abusé de vos moments. Mais non, je sais que vous nous aimez. Si vous n'en avez pas le temps, ne m'écrivez pas. Priez pour nous, ce sera une bonne réponse à ma lettre. Adieu. Que le Seigneur soit avec vous.

P. S.

Malgré la légèreté naturelle à leur âge, mes petites filles sont touchées de la mort de leur frère. Je les entends quelquefois qui parlent de lui et qui répètent ses paroles. Depuis que ce cher enfant est remonté vers son Sauveur, elles trouvent plus de plaisir à prier avec nous ; il leur semble qu'elles se rapprochent de Paul. il y a progrès dans leur docilité aussi : l'épreuve renfermait des grâces pour tous. »

Après la lecture de cette lettre, des larmes remplirent les yeux de Mme Dubois, et involontairement elle murmura cette parole du Sauveur : « Je suis le vrai cep, et mon père est le vigneron. Il retranche tout le sarment qui ne porte point de fruit en moi, et il émonde tout celui qui porte du fruit, afin qu'il porte plus de fruit. » (Jean 15.1)

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