Un livre pour les femmes mariées

Chapitre XI

Dieu tire le bien du mal
(Concerne Justine Jaquemin)

Prosper Leblanc avait vainement essayé de continuer ses poursuites auprès de Justine, quelques mots sérieux et fermes lui avaient fait comprendre que cette proie lui échappait pour toujours.

Qu'il pénétrât ou non la cause de cette rupture, Prosper Leblanc en conçut un profond dépit et résolut de se venger. Il employa toutes ses ressources, et les esprits corrompus en possèdent beaucoup, à combattre l'influence chrétienne et affectueuse que Justine s'efforçait d'exercer sur son mari.

Comme il arrive aux âmes faibles, Jaquemin d'abord exaspéré, puis radouci, était peu à peu retombé sous la domination de Leblanc. Il rencontrait Prosper au café, Prosper venait le chercher à l'atelier, Prosper buvait et mangeait avec lui son argent, Prosper l'introduisait dans la société d'hommes vicieux mais bons vivants, Prosper était gai, Prosper avait du caractère, et Victor, tout en le méprisant, tout en le détestant lorsqu'il se rappelait ses procédés, Victor se laissait subjuguer.

Justine voyait avec terreur les progrès que faisait Leblanc dans la confiance de Jaquemin. Elle aimait son mari : depuis que le Seigneur l'avait éclairée, cette affection était devenue plus élevée, plus tendre. L'avenir de Victor excitait toute sa sollicitude. Par moments, elle songeait à ce qu'eût été pour eux une union chrétienne, à la douceur qu'ils eussent trouvée à prier ensemble, à guider ensemble leurs enfants dans la bonne voie ; aux jouissances si pures qu'ils eussent goûtées le dimanche après une laborieuse semaine, et son cœur débordait, ses mains se joignaient, elle suppliait le Seigneur de lui accorder la grâce de vivre ainsi, ne fût-ce qu'un jour. Mais quand la réalité lui apparaissait, quand elle suivait la marche rapide de la dépravation dans cette âme précieuse, quand elle se rappelait qu'elle-même avait été un des instruments de sa corruption, oh ! alors, elle ne pouvait retenir ses sanglots, elle se sentait humiliée jusqu'au découragement.

La vue de son propre péché l'aidait à supporter les mauvais procédés de Victor. Lorsqu'après un jour, parfois une semaine d'absence, il rentrait ivre, et que dans un accès de colère il jetait à terre chaises et table, brisant tout ce qui tombait sous ses mains ; lorsque bourru, grondeur, triste de cette tristesse pleine d'amertume que donne la mauvaise conscience, il venait s'asseoir à la table du souper et s'indignait de n'y voir qu'un morceau de pain ou de la trouver vide ; Justine au premier moment troublée, près d'éclater, Justine se taisait, ou bien soutenue d'en Haut, elle essayait de ramener Victor au moyen de quelques paroles affectueuses. De longues nuits d'insomnie et de larmes suivaient ces terribles moments ; Jaquemin alors, ou se défendait contre le repentir en se plongeant dans le sommeil, ou touché, vaincu malgré lui, s'accusait lui-même, implorait le pardon de Justine, jurait de rompre avec les mauvaises compagnies et tenait parole jusqu'à l'instant où Prosper Leblanc d'un mot, d'un signe, le faisait revenir à lui.

Victor n'était pas heureux. il passait vite, il est vrai, des remords à l'étourdissement ; mais, par une grâce de Dieu à laquelle, pauvre insensé, il eût souvent désiré d'échapper, le mécontentement restait au fond de son cœur et le dévorait en secret. Il s'efforçait d'échapper à cette tristesse au moyen de plus grands excès, mais le désordre ne lui apportait que plus de dégoût, que plus de chagrin.

Un soir que les enfants étaient couchés, que Justine veillait en travaillant, le bruit de plusieurs pas, de voix tumultueuses se fit entendre dans l'escalier, il se rapprocha, s'accrut, on frappa doux ou trois coups précipités, Justine s'élança tremblante, et son mari, le visage ensanglanté, se traînant avec peine, parut devant elle, soutenu par Leblanc et un homme de mauvaise mine.

– Victor ! cria la pauvre femme en retombant sur sa chaise.

– Ne t'effraie pas, murmura le blessé.

– C'est l'histoire d'une roulée de coups, voilà tout, dit Leblanc en ricanant.

– Avez-vous de l'eau de vie, quelque chose pour le faire revenir, reprit son compagnon d'un ton plus doux, vous voyez bien qu'il s'en va !

– Rien... rien... balbutia Justine presque sans voix, il ne me restait qu'un morceau de pain... les enfants l'ont mangé !

– Laisse donc, interrompit Leblanc en appuyant Victor contre le lit, il a assez bu comme ça, et il rit d'un rire qui fit frémir Justine ; les enfants se cachaient sous la couverture.

– Messieurs, murmura Justine, je vous remercie, voilà qui va mieux, je vais appeler un médecin, je vais...

– Madame veut être seule ! reprit Leblanc, allons-nous-en.... d'ailleurs.... c'est plus sûr pour nous !

Ils disparurent et laissèrent Justine avec son mari.

Justine s'assura que Victor n'avait pas reçu de blessures mortelles, qu'il pouvait parler, respirer, et elle remercia Dieu avec effusion ; mais quand le médecin du bureau de bienfaisance qu'elle avait fait chercher par son fils, annonça que Victor avait reçu une contusion très-grave, lorsqu'il déclara que la guérison serait longue, qu'elle nécessiterait un repos absolu dans le lit ; alors, un instant la révolte monta au cœur de Justine. Elle osa presque demander compte à Dieu de ses voies. Quoi ! encore cette douleur ! ce coup par-dessus les autres ! Qu'allait-elle devenir ? Le dernier morceau de pain mangé ! pas une bûche, pas une falourde (on entrait en janvier) ! Cent sous au plus à recevoir en paiement du travail qu'elle venait d'achever !... et Victor à soigner, à nourrir !...

– Envoyez votre mari à l'hôpital ! dit le docteur.

Cette parole fit tressaillir Justine. À l'hôpital, loin de sa femme, de ses enfants, privé de leurs soins, entouré de personnes qui appartiennent à un autre culte, qui profiteront peut-être de sa faiblesse pour l'entraîner dans l'erreur !... le repousser tandis que Dieu le ramène, refuser le seul moyen d'exercer sur cette âme une influence chrétienne ! oh ! non, non ! Ces pensées s'étaient succédées avec la rapidité de l'éclair dans l'esprit de Justine.

– Monsieur, répondit-elle d'une voix ferme au médecin, je garderai mon mari : Dieu qui me le rend dans cet état me donnera bien la force de subvenir à nos besoins.

Victor tendit à sa femme une main brûlante.

– Comme il vous plaira, dit le docteur en haussant les épaules, et il sortit après avoir posé un premier appareil.

Cette petite chambre était bien triste, avec ce malade couché sur un mauvais lit, avec ces pauvres enfants grelottant de froid, avec cette femme dénuée de tout ! Eh bien, dans le cœur de cette femme il y avait de la paix ! Son Sauveur invisible mais toujours présent la fortifiait : Ne crains point, crois seulement, (Luc 8.50) lui répétait-il. Appuie-toi sur ton Dieu, marche avec foi ; quand les mères abandonneraient leurs enfants, moi je ne te délaisserai point. (Psaumes 27.10) Et Justine agenouillée pleurait, mais ses larmes étaient sans amertume, elle entrevoyait le bord des voies de Dieu, (Job 26.1) elle se rappelait que la douleur est un appel du Seigneur, elle pressentait qu'un jour viendrait peut-être, où cette terrible soirée serait pour elle et pour Victor le sujet d'éternelles actions de grâces.

Dès le matin, Justine fit demander Mme Dubois ; la fidèle amie des pauvres arriva, elle apporta des secours. Un pasteur fut appelé auprès du malade ; ses entretiens avec Victor, les lectures de la Bible, les prières qu'il faisait auprès de lui, cette sympathie d'un homme qui connaît par expérience les affections de la famille, attiraient Victor à l'Évangile en dissipant chez lui beaucoup de préjugés, tandis qu'ils fortifiaient Justine.

Fréquemment, le zèle de celle-ci l'entraînait trop loin, elle eût voulu faire entrer la foi, comme de vive force, dans le cœur du malade ; mais ses amis modéraient cette ardeur dans ce qu'elle avait d'outré, et Justine apprenait que tout en travaillant sans relâche, il faut remettre au bon plaisir de l'Éternel, même l'accomplissement des désirs les plus chrétiens.

Victor, surtout dans les premiers jours, se montrait parfois impatient ; il fallait à chaque instant quitter, pour le servir, un travail nécessaire à la subsistance de la famille ; il fallait endurer des reproches d'indifférence à l'instant même où, succombant sous la fatigue que lui causaient des nuits sans sommeil, des journées surchargées d'occupations, Justine pratiquait le plus absolu dévouement. Il lui semblait par moments que prières, méditations de la Parole de Dieu, affection, rien n'agissait sur son mari, et pourtant elle ne pouvait méconnaître les grâces de Dieu.

Justine souffrait de cruelles privations, il est vrai, mais ses enfants avaient-ils été privés de pain ; les visites du médecin, les remèdes, les soins avaient-ils manqué à Victor ?...

Justine déplorait des chutes fréquentes, c'est encore vrai ; cependant, avec l'aide du Seigneur,elle triomphait de ses plus mauvais mouvements ; la bonne nouvelle du salut par grâce pénétrait plus avant dans son âme, elle commençait à jouir de toute la liberté des enfants de Dieu.

La chambrette était nue, sombre ; mais lorsque Justine répétait ces paroles de la révélation : « Dieu habitera son tabernacle avec les hommes, ils seront son peuple et Dieu sera lui-même leur Dieu, et il sera avec eux. Dieu essuiera toutes larmes de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni travail ; (Apocalypse 21.3) toutes les gloires de l'éternité resplendissaient dans son âme, et revêtaient de leur éclat ces murs désolés.

Sans doute, Victor était encore loin de la vérité ; tantôt accablé par les remords, il n'avait ni la force de chercher Dieu, ni celle de répondre à ses appels ; tantôt léger, oublieux, rebelle, il échappait à sa conscience et éteignait le Saint-Esprit. Cependant, on ne pouvait méconnaître une sensible amélioration dans son âme. Il prenait souvent plaisir à lire la Bible lui-même, il s'associait aux prières qu'on prononçait près de son lit, il se sentait plus heureux depuis qu'il avait échappé à l'influence de ses compagnons de vice ; enfin un respect profond, une tendre reconnaissance pour Justine remplissaient son cœur.

Les journées passaient vite, et qui le croirait, doucement pour le malade comme pour Justine.

Dès le matin, celle-ci nettoyait la chambre, envoyait les enfants à l'école ; elle se mettait à l'ouvrage, veillait aux soins que réclamait son mari, écoutait les lectures qu'il lui faisait ; puis les enfants rentraient, montraient tout joyeux les bons témoignages qu'ils avaient reçus ; Victor, qui s'était proposé pour répétiteur, faisait redire les leçons ; on prenait un repas bien modeste, et M. Jaquemin, dans ses bons moments, s'écriait en riant qu'il ne voulait pas guérir, qu'il n'était heureux et sage que sous la tutelle de sa femme.

La convalescence approchait cependant ; lorsqu'elle arriva, lorsque le docteur fixa le jour où Victor pourrait reprendre son travail, le regret, la crainte émurent le cœur des deux époux. Victor avait peur de lui, Justine ne pouvait dire adieu sans un serrement de cœur, à ce temps où pour la première fois elle avait goûté quelques-unes des joies de l'union chrétienne ; elle frémissait à la pensée des pièges qui attendaient Victor ; mais elle avait appris à connaître la fidélité du Seigneur, et, bien que troublée, elle lui abandonna pleine de confiance, la souveraine direction de cette âme.

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