Un livre pour les femmes mariées

Chapitre XII

Une tentation
(Concerne Louise Latour)

Vers cette époque, C'est-à-dire trois ou quatre ans après son départ de Saint-Agrève, Mme Dubois reçut de Louise Latour cette seconde lettre :

« Ma chère Madame,

Il y a longtemps que j'ai besoin de converser avec vous comme autrefois, comme autrefois de vous demander quelques conseils.

Avant tout il faut que je vous fasse part des changements survenus dans notre position.

Peu après la mort de notre enfant bien-aimé, mon mari, qui s'apercevait que l'éducation de ses filles commençait à exiger des soins continuels, et qui souffrait de me sentir séparée d'elles par mes travaux au dehors, prit la résolution d'acheter un petit fonds d'épicerie et de mercerie, dont le débit devait m'occuper en me laissant la possibilité, d'élever mes filles, dont le produit devait égaler, surpasser peut-être celui de mes journées de travail.

Vous le savez, ma chère Madame, les membres de l'Église réformée ne sont pas nombreux à Saint-Agrève ; il n'y a point d'école protestante, et plusieurs de nos coreligionnaires envoient leurs fils chez les Frères et leurs filles chez les Sœurs. Ni Antoine ni moi ne pouvions le faire. ou les enfants reçoivent dans ces établissements des doctrines romaines qui, se plaçant entre leur âme et l'Évangile, faussent leurs idées ; ou bien soumis tantôt à l'influence d'un enseignement mêlé d'erreurs, tantôt à l'influence d'un enseignement purement biblique, que tous deux on leur présente comme également dignes de confiance, ils sortent de l'école et de la famille avec une indifférence complète.

Le plan d'Antoine, qui nous permettait d'échapper à des dangers, devait donc me sourire. Ma chère Madame, là s'est révélée toute la méchanceté de mon cœur.

Des devoirs nouveaux, des difficultés à vaincre,des risques à courir, des épreuves peut-être à soutenir, tout cela m'effrayait. Je venais d'expérimenter la bonté du Seigneur et je n'osais m'appuyer sur Lui. La peur de compromettre, de perdre le fruit de nos économies me rendait craintive ; je me défiais de la prudence d'Antoine, je me défiais de la providence de Dieu.

Enfin, après avoir beaucoup prié, Antoine exécuta son projet. Je ne me soumis qu'à contre-cœur. Ce que je prévoyais ne tarda pas à arriver ; nous eûmes à soutenir l'opposition du monde, nous passâmes par de mauvais moments, et moi... moi indigne, j'en éprouvai une satisfaction diabolique. J'aggravai les inquiétudes d'Antoine par mes propres angoisses que, j'exagérais ; au lieu de le consoler, je répétai sans cesse ces mots orgueilleux : Je l'avais bien dit !

Nous nous étions imposé la règle de ne jamais vendre le Dimanche ; cette résolution excita nos voisins contre nous – les uns virent dans cet acte un blâme impertinent de leur conduite, les autres une hypocrisie. Il est d'usage parmi les villageois de nos campagnes de se répandre dans le bourg au sortir de la messe et d'y faire leurs emplettes. Ils entraient chez moi, et lorsqu'ils voyaient que ni menaces ni prières ne pouvaient me décider à vendre du sucre, des chandelles ou du fil, ils s'en retournaient pleins de dépit.

Antoine, lorsqu'il était présent, répondait avec douceur à leurs boutades ; il leur expliquait les motifs de sa conduite, il en prenait occasion pour ouvrir la Bible et leur lire quelques passages de l'Écriture-Sainte. Quelques-uns de ceux-là s'en allaient pensifs et revenaient un des jours de la semaine, plus peut-être pour s'entretenir avec Antoine de ces choses nouvelles, que pour acheter des provisions.

Mais si mon mari tirait parti de sa position pour faire du bien, moi, Madame, mal disposée comme je l'étais, je marchais à fin contraire. S'adressait-on à moi le Dimanche, je répondais un non sec qui blessait nos chalands ; me poussait-on à bout, je faisais quelque aigre leçon qui indisposait plus justement encore. Il en résulta que chacun, froissé de notre opiniâtreté, choqué de mes façons orgueilleuses, nous laissa là nous et nos marchandises, et que bon nombre des pratiques d'Antoine s'adressèrent ailleurs pour faire tisser leur toile.

Notre situation était difficile ; ne travaillant pas à la journée je n'apportais rien dans le ménage, et il ne restait plus à Antoine qu'une pièce de toile appartenant au fermier Giraud, dont il ne devait recevoir de l'argent qu'en échange de son ouvrage, Les privations arrivèrent ; oh ! ma chère Madame, je fus effrayée de l'égoïsme, de l'avarice de mon cœur ! à chaque instant, moi qui pensais pouvoir tout souffrir avec bonheur pour l'amour d'Antoine, à chaque instant je me plaignais de notre pauvreté, à chaque instant je rappelais l'aisance dont nous eussions joui s'il eût écouté mes prévisions. Mon mari faisait-il part de notre nécessaire à quelque être plus malheureux que nous ; recevait-il chez lui quelqu'un de ces colporteurs évangéliques, qui de loin en loin traversent nos campagnes en vendant la Bible et de bons livres, je me cachais arrière de ma chair, regrettant cette aumône, regrettant le verre d'eau, le morceau de pain que je tendais à Christ en la personne d'un de ses serviteurs. (Matthieu 10.42)

Les leçons de mes filles, je ne les donnais que de mauvaise grâce, comme si j'avais voulu ôter à mon mari cette dernière satisfaction, de voir que l'exécution de son projet atteignait le but au moins en partie.

Antoine se montrait triste, mais doux et ferme ; à mes craintes sur l'avenir, à mes reproches, il répondait humblement : Peut-être ai-je agi contrairement aux intentions de Dieu ; c'était par imprudence et non par révolte. Pardonne-moi, Louise, et attends-toi à l'Éternel ; Il pourvoira à tous nos besoins.

Bourrelée par les remords, sentant que je reculais à grands pas, je résolus de rompre avec mon péché ; je confessai mes torts à Antoine. Oh ! que cela me fit de bien ! Il m'écouta comme un père, il me ramena au culte secret que j'avais négligé, ensemble nous remîmes à Dieu le soin de notre avenir, ensemble nous portâmes le fardeau de la pauvreté, de la contradiction des hommes, et il me sembla léger. C'était le péché qui m'avait écrasée sous son poids, non l'épreuve.

Bientôt l'on s'aperçut à Saint-Agrève que loin de nous plaindre avec amertume nous souffrions en silence, que loin de nous venger nous cherchions à rendre de petits services ; on revint à nous. d'abord quelques personnes, puis d'autres, et puis tout le monde, car l'on avait vite reconnu que nos marchandises étaient de qualité supérieure et que nous faisions bonne mesure.

Maintenant la gratuité de Dieu éclate non-seulement à nos yeux, mais à la vue de tous ceux qui ont pris garde à ses voies. Il est, Il sera éternellement le libérateur, le rocher de ceux qui se confient en lui.

Par moments j'éprouve encore des craintes, Antoine fait souvent crédit à de pauvres pratiques, il prête de petites sommes à des voisins nécessiteux, et mon méchant cœur s'inquiète alors, mais je regarde à Christ qui s'est donné lui-même pour nous ; je vais à ma Bible qui me dit : Ne te détourne point de celui qui veut emprunter de toi. (Matthieu 5.42) Je repasse en mon cœur les délivrances de l'Éternel, et je me sens soulagée.

Cependant, et je ne sais si les désirs, si les doutes que je vais vous exposer, ma chère Madame, sont encore une tentation, cependant il me semble que nous ne sommes pas ici à notre place ; il me semble que mes forces, que les facultés d'Antoine pourraient trouver ailleurs un emploi meilleur ; il me semble que tisser de la toile, vendre du fil, des aiguilles, du sucre et du savon, sont des occupations que le chrétien devrait laisser à ceux qui n'ont rien de mieux à faire, pour se consacrer corps et âme à l'avancement du règne de Dieu. Que de temps absorbé par ces œuvres toutes matérielles, nous pourrions donner à l'éducation spirituelle de nos frères. Que d'obstacles qui ralentissent nos progrès et qui ne nous retiendraient pas si nous rompions avec notre carrière terrestre pour entrer dans le champ de travail des missions, par exemple, ou de l'évangélisation parmi les catholiques-romains. La fausse honte ferme souvent ma bouche au moment même où je voudrais parler des grâces de mon Sauveur ; mais si Antoine était missionnaire, évangéliste ; s'il avait fait ainsi que moi son sacrifice une fois pour toutes, les considérations humaines qui m'arrêtent n'auraient plus le même pouvoir. Je me sens paresseuse au service de mes frères ; le mauvais temps, un travail que je pourrais renvoyer, cent faux prétextes me retiennent ait moment où ma conscience me dit d'aller visiter ce malade, cet indigent ; de lire la Parole de Dieu à ce vieillard, d'adresser quelques paroles chrétiennes à mes pratiques, de leur offrir quelques traités religieux ; rien de tout cela ne m'arriverait plus si nous entrions franchement au service du Maître.

Ah ! ma chère Madame, souvent en imagination je me vois avec Antoine au milieu de quelque sauvage peuplade, dans une jolie cabane, tenant une école de petits enfants bien sages, enseignant aux femmes à coudre, à lire, à conduire leur ménage, à aimer leur mari ; et tout cela marche si bien ! Les privations me paraissent douces alors, les obstacles tombent devant moi, rien ne me coûte pins ! Et puis les bénédictions de Dieu n'abondent-elles pas sur celui qui a chargé sa croix pour suivre Christ ?

À tout cela Antoine secoue la tête. Il dit que Satan se déguise parfois en ange de lumière (2 Corinthiens 11.14) pour nous détourner de la Voie droite et simple ; qu'il faut se donner à Dieu jour par jour avant de viser aux sacrifices extraordinaires ; qu'il faut se montrer fidèle dans les petites choses avant d'aspirer aux grandes. Je sens qu'au fond il doit avoir raison, mais ces pensées me troublent, elles occupent tellement mon esprit que mon corps en devient paresseux. Oui, pendant que je convertis en imagination les sauvages, il faut vous l'avouer, Madame, je laisse à ma porte des frères, chrétiens de nom, vivre et mourir sans savoir que Jésus est le chemin, la vérité, la vie, et que nul ne vient au Père que par lui. (Jean 14.6)

Et pourtant je crois mes désirs d'abnégation sincères. Dites-moi, ma chère Madame, ce que vous pensez là-dessus.

Ma belle-mère fait de sensibles progrès ; j'ai beaucoup d'inégalité dans mes rapports avec elle,mais depuis la mort de mon cher enfant je sens que mon affection pour Mme Latour s'est retrempée dans l'amour du Seigneur ; la paix règne dans notre maison. Mes deux chères petites avancent aussi en piété, malgré les nombreux combats qu'elles ont à soutenir contre leurs défauts.

J'ai vu plusieurs fois Clémence, ma chère Madame ; voilà une âme gagnée.... et peut-être deux.

Elle a totalement changé de manière d'être avec son mari ; autant elle se montrait hautaine, rebelle, autant elle devient humble et prévenante. Le père Giraud est comme embarrassé, il cherche s'il n'y a point là-dessous quelque ruse dont Clémence se serve pour le duper ; il parviendra peut-être à deviner que toute l'envie de sa femme est de lui procurer l'éternel salut. Qui sait alors quel miracle ne produira point une telle découverte chez l'homme qui, jusqu'à cette heure, n'a voulu voir partout que calculs, que sentiments intéressés !

Un cautionnement fait à la légère par Charles Maillard a précipité toute sa famille dans la ruine ; cette maison est un enfer, on n'y entend que blasphèmes et querelles. J'ai essayé d'y parler de la grâce de Dieu, j'ai été repoussée ; prions de tout notre cœur pour ces infortunés. »

Un mois environ après avoir écrit les lignes qu'on vient de parcourir, Louise Latour reçut cette lettre de Mme Dubois :

« Ma chère enfant,

Ne vous séduisez pas vous-même ; examinez le désir que vous avez de Nous consacrer d'une manière toute spéciale aux œuvres chrétiennes, et voyez si ce désir ne viendrait point d'un secret dégoût pour la vie modeste que Dieu a mise devant vous ; voyez si l'orgueil, si le besoin d'exercer une influence mieux reconnue, de faire parler de vous et de vos travaux ; voyez si la soif des émotions nouvelles ; voyez si des motifs très-humains en un mot, et fort éloignés du véritable esprit de renoncement, ne l'inspirent point.

Oh ! oui, mon enfant, elle est bien belle l'existence des missionnaires qui quittent leur patrie, leurs parents, tout ce qu'ils connaissent et tout ce qu'ils aiment, pour s'enfoncer dans le sud de l'Afrique, pour se perdre dans les neiges de la Laponie, pour se mêler aux superstitieuses populations de l'Inde, aux féroces habitants des îles de l'Océan pacifique, et ne plus vivre qu'en vue de la gloire de l'Éternel, du salut de leurs frères païens ! Elle est belle l'existence de l'évangéliste, du colporteur, qui, n'ayant pas plus que son Maître un lieu fixe où reposer sa tête, parcourt nos contrées, expliquant la Parole de vie, enseignant les petits, souffrant lotir à tour la contradiction et les outrages, le froid, le chaud, la faim !

Si le Seigneur appelait votre mari, vous appelait à ce genre de dévouement, si cet appel était bien de Lui, je l'en bénirais et je vous en féliciterais, Louise, car je suis certaine qu'avec la vocation Il vous donnerait les forces. Mais, mon enfant, je ne reconnais pas la voix de Christ dans les invitations que vous croyez entendre, et je n'en yeux pour preuve que les fausses idées que vous nourrissez sur la vie missionnaire, que l'oisiveté momentanée dans laquelle semble vous jeter cet insatiable besoin de renoncement.

Mon enfant, quiconque veut bâtir une tour s'assied premièrement et calcule la dépense, pour voir s'il a de quoi l'achever, (Luc 14.28) c'est le Seigneur qui l'a dit. Vous voulez bâtir la lotir ; connaissez-vous les matériaux dont elle doit se composer, avez-vous compté vos richesses ?... Une jolie cabane, une école de petits enfants bien sages, des femmes païennes qui se laissent mieux diriger que ne le feraient des Françaises... Louise, sont-ce là des réalités ou des rêves ?...

Rappelez-vous, mon enfant, rappelez-vous le sol aride de l'Afrique par exemple, les famines qui désolent le pays, la disette d'eau, les guerres féroces des habitants, l'enlèvement des troupeaux, la dureté de cœur de ces pauvres Béchuanas, l'indépendance sauvage de leurs femmes, la nudité, la saleté, l'indiscipline de ces petits enfants élevés dans les habitudes les plus grossières. comparez ces faits à vos illusions, et demandez-vous si vous vous sentez effrayée ou encouragée ?

Savez-vous que pour le missionnaire, comme pour le colporteur, il s'agit d'un rude service, d'une abnégation de tous les instants, de labeurs sans fin, quelquefois d'études profondes ? Si l'obligation de vous déranger à chaque minute pour servir cette pratique et cette autre vous lasse, accepterez-vous avec joie, avec amour, les visites de pauvres païens qui entreront chez vous cent fois le jour, et vous arracheront à vos occupations les plus importantes, pour rien ou presque rien ?

Allez, mon enfant, ne cherchez pas un dévouement de loin, afin d'échapper au dévouement de près !

Les secours de Dieu vous feraient là-bas surmonter toutes ces difficultés... Sans doute, mais ici, près de nous, ils vous feront triompher aussi des obstacles qui vous arrêtent.

Méfiez-vous de l'inquiétude d'esprit, elle travaille au profit de la paresse. Il est plus aisé de repaître son imagination des œuvres qu'on accomplira, que de mettre chaque jour a exécution les œuvres que le devoir présent nous impose. Il est plus facile d'aspirer à la confession publique, glorieuse, sanglante même, qu'en qualité de disciple et de martyr de Christ on serait appelé à faire dans telle circonstance exceptionnelle, que d'avouer aujourd'hui sa foi devant Pierre ou Jean, que de supporter demain quelque Mauvaise plaisanterie pour l'amour de la vérité, que de souffrir des privations réelles, mais ignorées de tous.

Vous seriez plus libre dans une situation différente !... Commencez, dans la situation où vous êtes, par vous libérer à l'égard de votre orgueil, de votre avarice, de votre indolence.

Le sacrifice une fois accompli couperait tous les liens qui vous retiennent !... Mon enfant, Dieu veut un sacrifice ou plutôt un don renouvelé chaque jour ; il veut des ouvriers de franche volonté, de cœur joyeux, qui chaque matin se consacrent à Lui de nouveau et qui ne demandent ni à la forme, ni à la règle, une force qu'elles ne leur fourniront jamais.

Si Dieu vous destine un plus vaste champ de travail, s'il entre dans ses desseins d'appliquer les facultés d'Antoine d'une manière plus directe et plus constante à l'avancement de son règne, soyez-en certaine, mon enfant, il vous appellera de telle sorte que vous l'entendrez bien. Mais sa voix, et je le répète, sa voix ne ressemble en rien à celle que vous avez écoutée.

En attendant, Louise, préparez-vous à ce que Dieu peut un jour exiger de vous, en faisant tout ce qu'il vous demande à cette heure. Imitez saint Paul qui fabriquait des tentes (Actes 18.1) et que ce travail manuel n'empêchait pas de prêcher nuit et jour. Pour vous, il ne s'agit pas de prédication, les devoirs de disciple de Jésus ne vous feront jamais oublier les devoirs de la femme chrétienne, la modestie, la sobriété de paroles, l'obéissance. mais à votre porte, il y a des œuvres qui vous sollicitent, donnez-leur vos soins.

Ne vous bornez pas à présenter des traités religieux aux chalands qui entrent dans votre boutique ; ne vous bornez pas à leur déclarer que vous ne vendez point le Dimanche ; quand l'occasion le permet, liez conversation avec eux, parlez-leur sans affectation du bonheur que vous donne votre foi, attachez-vous à leur faire aimer Jésus.

Il y a autour de vous des pauvres, des malades, des affligés ; à quelque communion qu'ils appartiennent, ils sont votre prochain ; allez vous asseoir au chevet du lit de ceux qui souffrent, auprès de ceux qui pleurent ; allez-y plus souvent, plus assidûment que vous ne le faites, portez-y plus d'amour, privez-vous d'une portion de ce que vous regardez comme votre nécessaire pour le leur offrir, et dites-vous qu'on est agréable au Seigneur en donnant selon ce qu'on a, et non selon ce qu'on n'a pas. (2 Corinthiens 8.12)

Une pauvre femme âgée, isolée, et qui recevait elle-même des secours, sortit un jour profondément triste d'un temple où elle avait entendu prêcher sur la charité fraternelle.

– Quel beau privilège ont les riches ! se disait-elle avec amertume, ils peuvent nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui ont froid !... Quel beau privilège ont les chrétiens doués d'une foi vive ! ils peuvent toucher les âmes, ramener la paix dans un cœur troublé ! mais moi... que donnerais-je ?... de l'argent !... les aumônes qu'on me fait suffisent à peine à ma subsistance ; des consolations pieuses ? hélas ! ma foi est faible et j'ai moi-même besoin d'être fortifiée !... Elle s'en allait découragée et des larmes coulaient sur ses joues.

Voici comment Dieu lui répondit. Elle marchait la tête basse, accablée, lorsqu'elle heurta une vieille aveugle qui implorait la charité des passants. Ici est un être plus malheureux que toi ! lui dit je ne sais quelle voix intérieure. Elle s'approcha, questionna l'aveugle, apprit d'elle que, récemment abandonnée par son mari, elle se trouvait réduite au désespoir ; dès lors, s'attacher à cette infortunée, lui procurer des protecteurs, lui lire la Bible, prier pour elle, avec elle, ce fut l'occupation, l'intérêt, le bonheur de la pauvre femme dont je vous parle. L'Éternel a béni ses efforts, l'aveugle reçoit des secours, l'aveugle connaît l'Évangile, et les anges se sont réjouis dans le ciel. Voulez-vous un autre exemple. Je connais à Paris un paralytique, immobile depuis dix ans dans un lit de douleur et soutenu par la pitié, qui, à l'heure qu'il est, fait l'œuvre d'un infatigable évangéliste. Le garçon boulanger, le charbonnier qui lui apportent complaisamment l'un du pain, l'autre de l'eau et du bois ; les voisins, leurs enfants, le portier, tous attirés par la douceur de cet homme, se réunissent autour de lui chaque Dimanche, quelquefois les jours ouvriers durant la soirée. Là debout, ou assis sur le bord de son grabat, ils écoutent la parole de Dieu qu'explique le paralytique, ils chantent des cantiques qu'il leur a enseignés et ils prient. Jésus est là, Jésus s'est choisi beaucoup de disciples parmi ces petits de la terre.

Après de tels faits, ma Louise, je n'ajoute rien ; si, un mot encore.

Saint-Agrève étant une annexe de B***, le pasteur, déjà surchargé par les occupations que lui donne une circonscription trop étendue, ne peut visiter assez fréquemment les membres de notre communion. Qu'Antoine s'offre à l'aider dans ses fonctions les plus modestes ; monsieur Prévôt, je le sais, se réjouira de trouver un homme qui, à l'exemple des diacres de la primitive église, se voue au service des pauvres.

Pourquoi n'inviteriez-vous pas à votre culte du Dimanche et vos voisins protestants et vos voisins catholiques ? Ceux-là se raient fortifiés dans leur foi, ceux-ci apprendraient à connaître ce que sont des croyances uniquement fondées sur la Parole de Dieu.

Pourquoi n'en gageriez-vous pas quelques amis à prendre avec vous un abonnement à la Feuille des Missions de Paris, à la Feuille mensuelle publiée à Genève, à la Feuille religieuse du canton de Vaud ?... Le récit des travaux de nos frères réchaufferait votre zèle, vous exciterait à la prière et vous éclairerait sur ce que le Seigneur veut de vous.

Pourquoi n'engageriez-vous pas celles de vos voisines qui auraient à cœur l'avancement du règne de Dieu, à venir une soirée sur quinze travailler avec vous au profit de l'œuvre des missions, de l'œuvre biblique, de telle autre, tandis qu'Antoine ou leurs maris liraient tour à tour quelque fragment des journaux que je vous indique ? Cela se fait dans plusieurs localités, et ces réunions fraternelles, tout en attirant les bénédictions de Dieu sur ceux qui y prennent part, enrichissent le trésor de nos entreprises chrétiennes.

Vous le voyez, voilà du travail, voilà des devoirs pressants, nombreux ; tous, ils demandent beaucoup de fidélité et beaucoup d'abnégation. Commencez l'œuvre dès aujourd'hui, mon enfant ; dès aujourd'hui consacrez-vous absolument au Seigneur, et souvenez-vous-en, ma Louise, Marie ne fut pas tant louée de ce qu'elle avait brisé un vase d'albâtre, répandu un parfum de grande valeur sur les pieds dit Seigneur, que de ce qu'en faisant cela, elle avait fait ce qui était en son pouvoir. (Marc 14.3) Ce qui était en son pouvoir ! je laisse ces mots dans votre cœur, ils répondront désormais à vos désirs inquiets.

Versez, mon cher enfant, versez aux pieds de Jésus vos modestes parfums, placez à gros intérêt votre talent, (Matthieu 25.14) et si un jour le Seigneur met en vos mains des senteurs précieuses, s'il y met dix talents... vous répandrez les unes, vous ferez valoir les autres avec la même joie.

Dieu, dans sa bonté, vous a fait toucher du doigt les défauts de votre affection pour Antoine. Les contrariétés qui atteignaient votre égoïsme l'ont pour un instant dominée, c'est qu'il y avait en elle de l'idolâtrie, et que l'idole, ce n'est jamais celui qu'on croit aimer, c'est toujours soi-même.

Dans quelque temps je serai, je l'espère, de retour à Saint-Agrève ; alors, nous travaillerons ensemble dans ce petit champ trop grand toutefois pour nos forces, trop grand surtout pour notre zèle.

Dites à ma chère Clémence que je bénis Dieu à cause d'elle. Adieu, au revoir. »

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