Un livre pour les femmes mariées

Chapitre XIII

Chute et relèvement
(Concerne Justine Jaquemin)

Pendant quatre ou cinq semaines, le ménage de Justine offrit l'aspect du bonheur. Victor se levait de grand matin pour se rendre à l'atelier, Justine lui préparait une soupe, chaude ou du café, quelque chose enfin qui le restaurait et qui lui ôtait l'envie ou le prétexte d'aller dans le cabaret du coin boire de l'eau de vie avec ses camarades. il avait commencé la journée sobrement, il la finissait de même. Ses compagnons, qui en arrivant le trouvaient à l'ouvrage, essayaient, il est vrai, de le détourner, tantôt en se moquant de son obéissance envers sa femme ; tantôt en lui proposant de faire la noce, c'est-à-dire de passer une journée dans la fainéantise et l'ivrognerie ; rien de tout cela ne mordait sur Victor. À son retour, il trouvait un repas très-simple Mais très-soigné, des enfants qui sautaient joyeusement à son cou, une femme heureuse de le revoir, reconnaissante de ses efforts ; tout lui souriait, et son cœur le ramenait naturellement là où l'attendait tant de félicité et tant de paix.

Il continuait à lire la Sainte-Écriture, à prier avec sa femme et ses enfants. Le Dimanche, il se rendait au culte ; parfois une visite du pasteur venait le fortifier.

La légèreté de son caractère s'opposait encore à ce que les grandes vérités du christianisme pénétrassent à fond chez lui ;, son cœur n'était pas converti, il ne sentait pas assez, l'amertume du péché, il ne s'inquiétait pas assez sérieusement de son salut ; bien des questions de première importance restaient obscures à Son esprit sans qu'il se souciât beaucoup de les éclaircir ; cependant, il goûtait la Parole de Dieu, il subissait à quelque degré son, influence bénie.

Il faut plus que du penchant pour la vérité, plus que des impressions religieuses pour défendre l'âme contre les envahissements, du mal. « Lorsqu'un esprit immonde est sorti d'un homme, dit l'Écriture, il va par des lieux arides, cherchant du repos, et il n'en trouve point ; et il dit – Je retournerai dans ma maison d'où je suis sorti. Et quand il y vient, il la trouve balayée et ornée. Alors il s'en va et prend avec lui sept autres esprits pires que lui ; et ils y entrent et y demeurent ; et le dernier état de cet homme devient pire que le premier. » (Luc 11.24)

Prosper Leblanc, que le désir de se venger animait contre Justine, qui avait ses projets sur Victor et que le bonheur de ce ménage offensait comme une injure, Prosper Leblanc usa d'habileté pour se rapprocher de Jaquemin.

Repoussé plus d'une fois, il feignit de se ranger lui-même à des habitudes d'ordre, il revint alors à Victor, lui rendit quelques services, et fit appel à sa complaisance. Un jour que de compagnie ils se rendaient dans un château des environs de Paris pour y exécuter quelques ouvrages de menuiserie, Leblanc fit entrer Victor chez un marchand de vin ; le lendemain, les jours suivants, on passa par la même route, on renouvela cette visite ; puis Prosper proposa une journée de plaisir non loin de la barrière, puis il entraîna Jaquemin au spectacle, dans les bals publics, et bientôt il reprit tout son empire.

Justine s'était vite aperçue de ce qui se passait ; pauvre femme ! son cœur se déchirait. La brusquerie de Victor, le trouble de sa conscience qui s'exprimait par des caprices, par de la mauvaise humeur, par des accès de colère ; l'influence de cet exemple sur les enfants, la froideur croissante de son mari pour elle ; cette félicité qu'elle avait un instant entrevue et qui fuyait pour la livrer au malheur, tout la navrait ; mais ce qui formait pour elle un plus constant et plus amer sujet de douleur, c'était l'avenir de Victor. Tant d'appels, et ce résultat !

Elle avait aussi ses tentations. Lorsque seule, durant les journées que Jaquemin passait dans la dissipation, elle travaillait au delà de ses forces afin d'acheter quelque nourriture pour ses enfants ; l'image de Victor, mangeant et buvant avec des hommes et des femmes de mauvaise vie, remplissait son âme d'indignation. – Je respecterais un tel homme ! se disait-elle. Je lui obéirais !... je l'aimerais !... Moi qui ai déjà tant supporté, je serais donc éternellement dupe de ma patience !... Alors une invisible main déroulait devant elle le tableau de ses propres égarements. Elle se revoyait vivant avec Victor dans l'impureté ; elle se revoyait près de devenir adultère ; elle voyait son Sauveur qui la venait chercher dans son abjection ; et laissant tomber son ouvrage, joignant les mains, levant vers le ciel un front Couvert de confusion : Mon Dieu, s'écriait-elle, mon Dieu, pardonne.

Dès l'instant où Justine s'était aperçue de l'influence diabolique à laquelle cédait son mari, elle l'avait averti avec tendresse, le pasteur s'était efforcé, lui aussi, d'arracher Victor à l'empire de Leblanc ; mais Victor, qui d'abord avait nié le fait de la tentation, qui avait répondu aux craintes qu'on lui manifestait par des protestations de vertu ; Victor s'était bientôt soustrait à toute conversation sérieuse, soit avec Justine, soit avec le pasteur. Le culte du soir, la prière en commun avaient totalement disparu. Victor, quand il rentrait, rentrait tard, las, grondeur ; il se jetait sur son lit et ne voulait rien entendre. Le matin, il ne prenait pas même le temps de manger le déjeuner que sa femme, levée avant lui, venait de préparer en toute hâte ; il sortait et souvent ne revenait pas de quelques jours. Depuis longtemps il n'apportait plus un sou ; Mme Dubois était partie, les secours qu'elle avait laissés au nom de Mme de Mallens tiraient à leur fin, et Justine, malgré toute son activité, parvenait à peine à vivre au jour le jour.

Un soir, Victor, dont l'humeur devenait de plus en plus farouche, entra brusquement et déclara qu'à l'heure même, il lui fallait de l'argent, tout l'argent que possédait sa femme !

Un orage s'éleva dans le cœur de Justine ! Retirer à sa famille le secours de son travail n'était donc pas assez pour Victor !... Ce n'était donc pas assez pour elle-même, que de subvenir seule à la subsistance de ses enfants !... il lui fallait encore se dépouiller des quelques sous si péniblement gagnés au prix de ses veilles !... et c'était Victor qui les lui arrachait, qui les arrachait à ses enfants affamés pour les jeter à quelque créature perdue, pour s'enivrer avec un Prosper Leblanc !...

Justine exaspérée se leva comme une lionne qui défend ses petits... mais ces mots de Jésus : A celui qui te frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre ; et si quelqu'un t'ôte ton manteau, ne l'empêche point de prendre aussi la tunique, (Luc 6.29) ces mots l'arrêtèrent tout à coup.

– Non, s'écria-t-elle intérieurement, je ne ferai pas le mal pour qu'il en arrive du bien, je ne manquerai pas à la soumission conjugale par amour pour mes enfants !... puis elle s'avança vers la commode, ouvrit un tiroir et prenant deux pièces de cent sous soigneusement enveloppées : Tiens, Victor, dit-elle d'une voix émue et sans le regarder, parce que ses yeux étaient pleins de larmes, tiens, voici mon gain de deux semaines... je n'ai plus avec cela que ces vingt sous ... prends tout... si tu en as besoin.

Victor hésita, se troubla ... un instant il fut sur le point de jeter l'argent loin de lui, de serrer Justine dans ses bras, de lui demander pardon... niais Prosper Leblanc l'attendait... il détourna la tête, saisit les deux pièces de cinq francs, laissa les vingt sous et sortit sans jeter un regard à Justine qui tombait sur une chaise, pâle, anéantie.

La misère alla croissant. Justine avait porté l'un après l'autre tous ses effets au Mont-de-Piété ; plusieurs fois elle avait été mise à la porte, faute de pouvoir à temps payer le propriétaire ; son cœur était dans le creuset, mais il s'y épurait, mais au travers de ses souffrances, elle éprouvait une sérénité que ne peuvent comprendre ceux qui ne savent ce que c'est que de posséder un Sauveur, que de souffrir sous les yeux de cet ami, que d'avoir cette certitude qu'Il a porté nos langueurs et s'est chargé de nos douleurs. (Esaïe 53.4)

Plus la pauvreté s'accroissait, plus Justine travaillait. Elle ne dormait que quatre heures par nuit et ne mangeait que ce qui lui était indispensable pour conserver des forces. Le pasteur et sa femme la secouraient selon leurs moyens. L'ouvrage ne lui avait pas encore manqué, ses joues blanches, sa maigreur indiquaient, il est vrai, un état de souffrance, mais elle pouvait coudre sans interruption. Sa chambre triste, glacée, ne contenait plus qu'un lit de paille pour elle, un autre pour ses enfants, deux chaises le poêle, un vieux chandelier et un pot de fer dans lequel elle faisait cuire quelques haricots ; sur une tablette on voyait la Bible ; deux ou trois vieux vêtements pendaient au mur, quelques cuillères et quelques fourchettes d'étain brillaient sur le rebord de la croisée, et c'était tout... Mais la propreté, mais l'ordre qui régnaient là, parvenaient à égayer un peu ce mélancolique réduit.

À la fin d'un beau jour de printemps, Justine revenait chez elle après avoir porté son ouvrage chez la marchande qui le lui payait toutes les semaines ; elle montait lentement l'escalier, car elle était faible, lorsqu'un homme, Prosper Leblanc, la renversa presque en descendant sans, la voir, tandis qu'un autre, Victor, à l'aspect inattendu de sa femme, rentra brusquement dans la chambre. La porte avait été forcée ; Victor debout, immobile, un gros volume sous le bras, restait comme frappé de stupeur. Justine tremblante avait jeté un regard étonné sur la serrure arrachée, sur son mari, sur le volume.... Ma Bible ! s'écria-t-elle en s'élançant vers lui ; puis elle reprit plus doucement quoique d'une voix altérée. Victor, notre Bible do mariage ! Victor laissa tomber le livre, Justine le prit avec respect, le serra contre son cœur, l'ouvrit et, presque sans le savoir, lut tout haut ces mots écrits par le pasteur sur la première page blanche : « Comme donc l'Église est soumise à Christ, que les femmes le soient de même à leurs maris, en toutes choses. Et vous, maris, aimez vos femmes comme Christ a aimé l'Église et s'est donné Lui-même pour elle. (Ephésiens 5.24) Car que sais-tu, femme, si tu ne sauveras point ton mari ? ou que sais-tu, mari, si tu ne sauveras point ta femme ? (1 Corinthiens 7.16) »

– Je suis un brigand, s'écria Victor, en se frappant le front avec violence ; je suis un brigand ! puis saisissant Justine par le bras : Écoute, lui dit-il hors de lui, ce que tu as de mieux à faire pour m'empêcher d'aller jusqu'au bout, c'est d'appelerla police ! Tiens... vois-tu... j'ai forcé ta porte avec ce damné Leblanc.... Vois-tu... je te prenais ta Bible pour la vendre ... Vois-tu... je t'ai dépouillée de tout, je suis un brigand, je te le dis ; viens, viens donc, il n'y a que ce moyen d'en finir !

– Victor, Victor ! le pardon de Dieu n'est-il pas pour toi ?

– Pour moi ? l'enfer !

– Victor, mon ami ! retourne-toi de bon cœur vers l'Éternel, Il ne te repoussera pas.

Victor haussa les épaules.

– Ayant que tu fusses au monde, n'avait-il pas donné son Fils pour toi ?

– C'est trop tard ! j'ai connu la vérité et je l'ai rejetée ; à présent je chercherais Dieu mille ans que je ne le trouverais pas.

– Oh ! tu le trouveras, mon pauvre Victor ! Sa main ne se montre-t-elle pas ici, n'est-ce pas le Seigneur qui m'a ramenée au moment...

– Au moment où je faisais sauter ta porte, où je volais, s'écria Victor avec un rire farouche.

– Eh bien oui, Victor, au moment où tu volais, comme avait volé le brigand qui sur la croix s'écriait : « Seigneur, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton règne ! » le brigand auquel Jésus il répondit : « En vérité je te dis qu'aujourd'hui tu seras avec moi en paradis. » (Luc 23.42)

– Justine, plus tard, oui, plus tard tu me parleras de miséricorde, je pourrai peut-être t'entendre ; mais à présent... à présent sauve-moi. Si je reste ici, je suis un homme perdu ! J'avais un rendez-vous ce soir avec Leblanc, demain il reviendra. Tu ne sais pas quel chemin j'ai fait, tu ne sais pas qu'il y a un coup monté, que je dois en être, que....

– Mon Dieu, mon Dieu ! cria Justine en tombant à genoux. Après une secrète prière : Victor, dit-elle plus calme, il nous reste un moyen ; partons, fuyons la tentation, allons dans mon pays, à Saint-Agrève ; allons-y à pied les enfants marcheront bien ; s'ils sont las, nous les porterons, je suis encore forte. Voici cent sous, et puis le pasteur nous tendra la main ; le veux-tu, Victor ?

Victor sans parler embrassa fortement sa femme. Après un instant de silence :

– Ne tardons pas, reprit-il à voix basse ; demain plutôt qu'après-demain.... Je me connais.

À l'heure même ils se rendirent chez le pasteur. Celui-ci les fortifia dans leur bonne résolution, il leur remit tout ce dont lui permettaient de disposer la médiocrité de si fortune et les besoins de plusieurs centaines de malheureux qui s'adressaient sans cesse à lui. Sa femme, digne servante du Seigneur, se dépouilla d'une partie de ses effets pour en grossir le petit paquet de Justine ; chacun des enfants du pasteur voulut se priver, celui-ci de quelques sous, celui-là d'un vêtement pour les enfants de Victor ; on joignit à tout cela des provisions de bouche, et Justine, le cœur inondé de joie, Victor ému jusqu'au plus profond de son être, retournèrent chez eux chargés de ces dons. Les pauvres enfants battaient des mains à l'idée d'aller à la campagne, bien loin, bien loin ; ils examinèrent avec des éclats de joie que nous voudrions faire entendre aux riches de ce monde, les trésors que renfermait le paquet ; avant de se coucher on ouvrit la Bible et on lut le beau psaume qui commence par ces mots : « L'Éternel est ma lumière et ma délivrance ; de qui aurais-je peur ? L'Éternel est la force de ma vie de qui aurais-je frayeur ? » (Psaumes 27.1), Les sanglots de Victor interrompirent une ou deux fois Justine, dont la voix tremblait, émue par la gratitude et par l'espérance, On pria ; Victor, qui pour la première fois peut-être mesurait l'étendue de son iniquité, aurait voulu s'anéantir sous le regard si tendre que jetait sur lui le Sauveur.

Le lendemain, de grand matin, après une courte nuit durant laquelle personne, pas même les enfants, n'avait dormi, on partit. Grâce aux dons du pasteur on prit la diligence jusqu'à Orléans ; arrivé là on se mit à pied, marchant de bon courage sur une route que bordaient des pommiers en fleurs : Justine l'âme rayonnante, les enfants heureux de tout, même de la fatigue ; Victor repassant dans son cœur les derniers événements, triste, silencieux, souvent la rougeur au front, mais reconnaissant aussi, et soutenu par la tendre affection de Justine.

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