Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

Préface

Trois ans se sont écoulés depuis la publication du premier tome de mon Exposé de Théologie systématique. J’annonçais en 1885 l’intention de faire suivre, dans l’intervalle de quelques mois, ce premier volume d’un second contenant l’apologétique et la canonique. Mais l’homme propose et Dieu dispose, et l’exécution de mon projet primitif a subi deux contrariétés. Tout d’abord l’année qui a suivi la publication de mon ouvrage, ayant été occupée presque complètement par ma part, bien que toujours fort modeste, de collaboration à la Bible annotée, ne m’a pas laissé le loisir nécessaire pour continuer mon propre ouvrage. Ce retard, que je regrettais fort au moment même, n’a pas laissé, à ce que je crois, de m’être profitable, et je m’en félicite aujourd’hui pour plus d’une raison. Entre temps, en effet, des voix amies et autorisées m’ont engagé à intervertir l’ordre annoncé de mes publications qui aurait retardé l’impression de la dogmatique de quelques années, et à porter mes premiers efforts in medias res.

Sans désavouer donc le rapport précédemment établi entre l’apologétique et la dogmatique, et qui me paraît toujours le plus rationnel, j’ai reconnu le bien fondé de l’avis susmentionné, dont le présent volume est un premier effet. Mais ici un nouveau mécompte m’attendait, facile à prévoir d’ailleurs ; c’est que la matière a débordé le cadre, et notre dogmatique, qui devait être contenue en un volume, en comptera deux (tomes iii et iv de notre Exposé de Théologie systématique). Nous ferons tous nos efforts pour l’achever eu 1889).

Comme je l’ai déjà fait dans la Revue théologique de Montauban (1887, n° 5), je remercie ceux de mes confrères suisses et étrangers qui se sont occupés de mon ouvrage avec bienveillance et impartialité, du service qu’ils m’ont rendu. J’ai dû leur donner raison sur plusieurs points et reconnaître d’ailleurs que les reproches même jugés par nous non fondés, ont pourtant toujours quelque chose d’utile à nous apprendre.

La critique la plus grave peut-être qui m’ait été faite, a porté sur la place même que nous avons assignée à la Méthodologie en tête de la Théologie systématique, tandis qu’elle devrait figurer, selon mes opposants, en tête de l’ensemble des disciplines théologiques. En d’autres termes, on m’a contesté le droit de composer une encyclopédie des sciences théologiques à propos d’une des quatre disciplines particulières dont se compose le système de la science théologique.

Je réponds tout d’abord que je n’ai pas entendu présenter de front l’encyclopédie des sciences théologiques, mais pour ainsi dire, sous un angle particulier, et dans l’orientation de la Théologie systématique, et que cette intention s’est manifestée dans la disposition de la matière traitée (voir tome I).

En second lieu, tout l’ouvrage a du prouver que les questions encyclopédiques dont dépend le rang à assigner aux grandes disciplines théologiques, n’ont pas, comme on pourrait le penser avant tout examen, une portée purement formelle, mais que, préjugeant de la manière la plus sérieuse et la plus directe certaines conclusions de fond, elles supposent une opinion déjà arrêtée sur le contenu même de ces classifications. S’il en est ainsi, la place d’une méthodologie ou encyclopédie des sciences théologiques au centre de l’édifice plutôt qu’à l’entrée, me paraît se justifier suffisamment.

Une accusation provenue de deux côtés, dont en revanche j’ai le devoir de me défendre, bien qu’elle porte sur un point très spécial, est celle d’avoir traité de galimatias (tome I, page 99) les articles de Lipsius insérés dans les Jahrbücher fur prot. Theologie, 1878, sous le titre : Dogmatische Beiträge. Or, quelle que puisse être mon opinion sur la valeur de ces articles, je constate ici que l’épithète incriminée visait non point ces articles eux-mêmes, mais les textes de Biedermann qui y étaient cités et combattus, comme mes deux critiques auraient pu s’en convaincre, au besoin, en tournant la page.

L’article intitulé : A propos de noumènes, inséré dans la Revue théologique de Montauban (1887, n°3), en réponse à celui que M. le professeur Bois avait consacré à mon ouvrage sous le titre : Une nouvelle dogmatique (1887, n° 1), me dispense de revenir sur les principaux points de la discussion. Il est rare d’ailleurs qu’une controverse, même aussi courtoise que celle que M. le professeur Bois a bien voulu engager avec moi, aboutisse à la conversion de l’une ou de l’autre des parties. Tout au plus aura-t-elle pour effet de diviser la galerie, si galerie il y a. Je sais deux Neuchâtelois, tous deux forts théologiens et fort sujets à discuter entre eux, auxquels il arriva un jour, tant il leur était impossible de se mettre d’accord, d’échanger leurs opinions à l’issue du débat, l’un défendant contre l’autre ce qu’il avait attaqué au début. Nous n’en sommes point encore là, M. le professeur Bois et moi, à en juger du moins par les notes assez nombreuses dont il a parsemé mon article. Il y aurait eu de l’indiscrétion de ma part à recourir une seconde fois à l’hospitalité d’ailleurs si généreuse de la Revue, et j’ai annoncé à mon éminent contradicteur que ma préface lui apporterait une courte duplique.

Je me permets d’avancer que la principale critique de M. Bois, reproduite et confirmée dans ses notes des pages 256 et 260, n’a pas tenu compte du propos que j’avais annoncé, de faire non pas une théorie de l’être, une métaphysique ou une ontologie, mais tout simplement une théorie de la connaissance.

Ce qui aurait peut-être dû le prouver à mon critique, c’est que dans l’article précité, j’ai supposé un seul et même fait : l’incendie de la maison de mon voisin X, arrivant à ma connaissance tour à tour par les trois moyens de connaître : la perception sensible, le raisonnement et la foi.

C’était dire, me semble-t-il, que les dénominations usitées chez moi de phénomènes, de théorèmes et de noumènes répondaient non à des différences dans la chose même, mais dans les rapports que la chose soutient avec mes organes ; et pour en revenir à l’exemple précité, il va bien sans dire que l’incendie de la maison de mon voisin ne saurait recevoir le caractère d’un fait moral de la circonstance qu’il se trouvera être objet de foi ou de témoignage.

Il suffisait à mon but de montrer qu’il y a dans ce dernier mode de connaissance, la foi au témoignage, un élément moral qui n’existe pas dans les autres, et qui réside dans la présomption que je me suis formée de l’honnêteté du témoin.

« L’objet de la connaissance, me dit-on, c’est non pas l’honnêteté du témoin, c’est l’incendie » (page 256). Je réponds que l’incendie en tant qu’objet de connaissance, n’existe dans un cas que dans le témoignage, et dans l’autre, dans l’image ou phénomène offert à mes sens. Il y a donc parallélisme de ces deux facteurs de ma connaissance ; là, c’est le témoignage, ici, l’image sensible du fait appelé incendie qui s’interpose entre la chose et mon sens interne ou externe.

Le saut terrible que vous me reprochez de faire du témoignage sur l’incendie à l’incendie (page 200), vous le faites inévitablement de l’image ou du phénomène que vous appelez incendie à la chose qui en est la cause, et quoi que nous fassions, le fait à connaître ou le fait connu sera représenté pour ma connaissance, ici parle témoignage qui me rapporte, là, par l’image sensible ou le phénomène qui me le traduit.

C’est dans ce sens que j’avais écrit : « Les trois catégories du phénomène, du théorème et du noumène sont considérées non pas en soi, mais quant à nous, ou plutôt quant à moi » (Revue, ibid., page 236). Mon contradicteur ajoute en note : « Eh bien ! voilà ce qui s’appelle de l’intrépidité ! » Eh ! s’il en est ainsi, j’aurai, en un jour de ma vie, pris la tour Malakoff sans m’en douter !

M. Bois aperçoit un quatrième facteur de connaissance à côté de ceux que j’ai indiqués : « le sens intime, le vrai, c’est-à-dire l’intuition immédiate ou l’expérience immédiate de la vérité » (page 259). Je réponds : ou bien cette expérience immédiate se résoudra tout entière en sentiments, c’est-à-dire, selon la terminologie de Schleiermacher, en Lust und Unlust, et dans ce cas, je dis qu’elle est facteur de jouissances, non de connaissances, étant susceptible sous cette forme des interprétations les plus diverses. Ou elle se traduira en connaissances distinctes de cette jouissance elle-même, et alors ces connaissances acquises supposent témoignage, révélation, parole d’un côté, et de l’autre, acte de foi.

L’ancienne psychologie distinguait avec raison en l’homme les trois facultés : l’intelligence, le sentiment et la volonté ; seulement en les distinguant, elle les isolait l’une de l’autre. Fondé sur l’Ecriture et sur d’innombrables expériences, nous enseignons que les cas où la volonté régit et prime l’intelligence, sont plus nombreux que ceux où l’intelligence régit la volonté ; en d’autres termes, il arrive plus souvent que je pense ce que j’ai voulu, que je ne veux ce que j’ai pensé. La volonté a donc un double rôle en chacun de nous : procréer des motifs à l’intelligence, puis exécuter ou non l’acte indiqué par le motif, — car ces deux phases, formation et exécution du motif, ne coïncident pas nécessairement l’une avec l’autre. — Or nous avons distingué dans notre ouvrage l’intelligence pure sous le nom de raison logique, de l’intelligence régie par la volonté, qui perçoit non pas l’évidence sensible, ni l’évidence purement logique et mathématique, mais l’évidence morale, où qu’elle la rencontre ; c’est-à-dire qui sait ce qu’elle veut savoir, en un mot : qui croit ; et c’est cette faculté de percevoir ce que je crois être vrai et bon, et cela sans le contrôle du sens ou de la raison pure, que nous avons appelée le sens intime. Encore une fois, nous passons condamnation sur le choix de l’expression, si elle est malheureuse, mais nous demandons qu’on reconnaisse la réalité qu’elle exprime et tous les faits qui s’y rattachent. Je demande à M. Bois et à nos lecteurs de ne pas rejeter l’enfant avec le bain, comme disent les Allemands.

En lisant le dernier opuscule de M. Ernest Naville, intitulé : La philosophie et la religion (Petite bibliothèque du chercheur), j’ai eu le chagrin de me sentir en désaccord avec mon éminent compatriote au sujet de la proposition suivante : « Les croyances religieuses et les théories philosophiques ont des objets qui sont les mêmes ; mais la nature des affirmations diffère. Les dogmes religieux qui reposent sur une base de foi se distinguent des doctrines philosophiques qui se présentent comme étant, simplement le produit de l’exercice de la raison ».

Nous croyons, quant à nous, et nous avons cherché à établir dans notre premier tome, que toute philosophie saine doit s’édifier sur des prémisses offertes à la foi ; qu’aucune ne saurait s’en passer, et que par conséquent les doctrines philosophiques et les dogmes chrétiens différeront non par le mode de leur formation, mais par l’objet propre aux unes et aux autres, ici les révélations primitives et universelles ; là les révélations sotériologiques.

En considérant le nombre et l’importance des problèmes que nous laisserons en suspens dans ce premier volume de notre dogmatique, jetés, dirions-nous, comme de vastes culées qui attendent jusque dans l’éternité, pour nous du moins, la voûte destinée à les rejoindre, nous sommes tenté de définir notre travail : la dogmatique des dualités irrésolues ; et toute notre ambition d’ailleurs a consisté et consistera, dans tous les cas pareils, bien moins à combler le vide qu’à marquer les bornes où il commence.

Nous avons accordé une large place dans chaque section à l’histoire du dogme, pour autant qu’elle pouvait servir d’introduction à la tractation dogmatique elle-même. Les ouvrages qui ont été le plus souvent compulsés à cette occasion, sont, outre les histoires des dogmes proprement dites, françaises et allemandes : le Compendium de Luthardt, dont sept éditions rapprochées l’une de l’autre font assez l’éloge ; les dogmatiques de Hase, de Rothe, d’Alex. Schweizer, d’Ebrard, toules riches en matériel historique : enfin le Handbuch der theol. Wissenschaften, de Zöckler.

L’ouvrage posthume de M. Bonifas (Histoire des dogmes), à côté de grands et nombreux mérites, présente une lacune qui demanderait à être comblée dans une future édition : c’est l’absence presque complète de dates.

Nous ignorons quels seront le sort et l’accueil réservés à ce second produit de notre plume ; peut-être le caractère moins technique et moins spécial de la matière qui y est contenue, lui conciliera-t-il plus de suffrages, lui ouvrira-t-il plus de portes qu’à son aîné ? Nous les remettons l’un et l’autre à la protection du Dieu que, dans notre faiblesse et notre démérite, nous avons voulu servir, et à la sollicitude de l’Eglise dont nous sommes le ministre. Mutatis mutandis, nous osons faire au lecteur la même confidence que Pierre Lombard : « In labore multo ac sudore hoc volumen Deo præstante compegimusa »

a – Nous avons rédigé ce volume avec beaucoup de travail, et de sueur, avec l’aide de Dieu. (C. R.)

Plus d’une fois aussi, nous avons gémi d’avancer si peu, et de voir, pour ainsi dire, le terme de notre travail reculer de mois en mois et de trimestre en trimestre. Mais c’est en vain que nous eussions voulu forcer notre marche, emporter l’obstacle ; et nous avons dû reconnaître que le théologien fidèle à sa vocation devait attendre l’idée, comme dans le calme des éléments la plaine blanche attend le flocon de neige.

Dans le n° 27 de la Theol. Literaturzeitung, M. le professeur Harnack, qu’on avait cru jusqu’ici un des favorisés de la science, a laissé échapper la plainte suivante, motivée par l’épithète de « labiles Gebilde » dont un confrère venait de gratifier, bien à tort, son dernier grand ouvrage d’histoire des dogmes : « Il faut vraiment ressentir un goût prononcé pour le travail, pour ne pas perdre courage. La théologie est bien la plus ingrate des sciences. Dès qu’un homme a fait une œuvre de quelque importance, il peut s’attendre à voir un torrent de malveillance et de calomnies s’abattre sur lui. »

Eh bien, non ! La science théologique n’est pas une ingrate, car elle est la science du salut par grâce. Il est vrai que, comme l’Evangile lui-même, elle a semé non pas la paix sur la terre, mais la division. Heureux celui qui dans le tumulte des opinions, soit dans l’attaque ou la défense, a toujours su séparer de sa cause personnelle celle de la vérité !

Je ne saurais terminer cet avant-propos sans remercier une fois de plus M. de Meuron, pasteur à Saint-Blaise, qui a bien voulu se charger de la correction d’une des épreuves de ce volume, et s’est acquitté de cette besogne ingrate, que je n’aurais point osé lui proposer, avec un soin et une régularité qui, pour être dans son caractère, ne m’en ont pas paru moins méritoires.

Gretillat

Neuchâtel, Avril 1888.

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