Explication pratique de la première épître de Jean

Préliminaires

Pour bien comprendre la 1re Épître de saint Jean, il faut avant tout se représenter exactement le temps où il vivait, la mission spéciale que lui imposait cette époque et l’état spirituel des églises auxquelles il : s’adresse. En nous plaçant ainsi sur le vrai terrain historique, nous aurons un double avantage : celui de mieux nous pénétrer de la pensée de saint Jean, et celui d’en découvrir plus facilement l’application aux siècles qui suivirent et en particulier au nôtre. Notre siècle, en effet, qui, au sein des agitations qui le travaillent et des ruines qui le couvrent, semble destiné de Dieu à préparer une ère nouvelle dans le développement de son règne, présente avec l’époque où vécut saint Jean une frappante analogie. Les obstacles qu’eut à combattre l’Apôtre sont semblables à ceux que rencontre aujourd’hui la prédication de l’Évangile.

Du vivant de saint Paul, des doctrines antichrétiennes menaçaient déjà la vie spirituelle des églises de l’Asie Mineure ; ces dangers, un moment détournés par l’influence personnelle du grand apôtre, éclatèrent avec d’autant plus de force, après son martyre. Saint Jean fut appelé à le remplacer dans la direction de ces églises exposées à de si sérieux périls, et après avoir, durant plusieurs années, exercé son ministère au milieu d’elles, il leur adressa cette épître pastorale, dans le but de les préserver des fausses doctrines qui risquaient d’altérer l’Évangile. Celles-ci étaient en partie théoriques, en partie pratiques : les unes avaient leur source dans une conception étroite et incomplète de la vérité chrétienne ; les autres étaient des égarements moraux, qui ne se rattachaient à aucun principe profond. Mais il est à remarquer que toutes les erreurs combattues par saint Jean portent non sur certaines divergences dogmatiques et secondaires auxquelles on a accordé plus tard une valeur exagérée, mais sur l’élément vital, sur la condition essentielle du christianisme. Cette polémique de l’Apôtre est un modèle à suivre : on ne se rapprochera de la vérité qu’en établissant, comme lui, dans les discussions religieuses, cette distinction fondamentale et trop souvent négligée entre tout ce qui a quelque importance pratique et tout ce qui n’en a point.

Au temps de saint Paul, toutes les controverses revenaient à l’opposition entre la Loi et la Grâce ; il s’agissait de savoir si la foi en Jésus, le sauveur des pécheurs, suffisait pour justifier et sanctifier l’homme, ou bien s’il fallait en outre, afin d’être sauvé, se soumettre à l’observation de la loi mosaïque. A l’époque de saint Jean, la lutte avait changé de terrain ; elle se concentrait autour de la personne du Christ, et il devint toujours plus manifeste que la réalisation plus ou moins complète du christianisme dans la foi et dans la vie, dépend de la conception plus ou moins pure de la personne du Christ. Lors de la première captivité de l’apôtre Paul à Rome, les discussions avaient déjà commencé à prendre cet aspect, comme nous le voyons par les attaques qu’il dirige contre les faux docteurs de Colosses. L’épître aux Colossiens nous montre que la personne du Christ, dans ses rapports avec Dieu, avec l’univers, avec l’humanité, formait alors le centre du débat. Ce même fait se reproduit de nos jours, où toutes les questions religieuses de quelque importance sont forcément ramenées à celle-ci : « Que faut-il penser de la personne de Jésus-Christ ? » Ce qui, d’après saint Jean, constitue son essence propre, c’est que la Parole qui était au commencement avec Dieu, qui était Dieu et par laquelle toutes choses ont été créées, a été faite chair. Cette union de la nature divine avec la nature humaine, cet abaissement volontaire de la vie divine revêtant une forme humaine, afin que la vie humaine servît d’organe à la vie divine, telle est la différence capitale qui sépare la venue du Christ de tout autre fait historique. Or ce caractère distinctif de la personne du Christ est aussi celui du christianisme ; en effet, son but n’est autre que de consacrer au service de Dieu et de pénétrer en quelque sorte d’une vie divine tous les éléments de la vie humaine. Ainsi toute la morale chrétienne, la conception de la vie telle que la détermine le principe chrétien, dépend de l’idée qu’on se fait de la personne du Christ, la Parole devenue chair. Comme le trait caractéristique de cette personne est l’union absolue du divin et de l’humain, on vit bientôt s’élever sur ce sujet deux erreurs opposées, selon qu’on relevait exclusivement l’une ou l’autre des faces de la double nature du Christ. Mais ces deux erreurs contraires sont une preuve de plus en faveur de la vérité qu’elles méconnaissent ; car pour produire sur des esprits sérieux deux impressions si opposées, il fallait que la personne de Christ présentât réellement le double aspect sous lequel l’Évangile nous apprend à l’envisager. Les uns furent tellement frappés par le côté humain de sa nature, qu’ils ne virent dans le Christ qu’un homme, doué pour l’accomplissement de sa vocation toute humaine, d’une force surnaturelle et divine. Les autres tombèrent dans l’extrême opposé : n’envisageant que la gloire céleste qui rayonnait en Jésus, ils n’accordèrent aucune réalité à sa personne humaine ; elle n’était pour eux qu’une ombre, une vaine apparence, une enveloppe dans laquelle s’était caché un être divin pour mieux se mettre à la portée des hommes.

Entre ces deux points de vue contraires qu’attaque saint Jean, celui des Ebionites et celui des Docètes, vint s’en placer un troisième qui paraissait les concilier, mais qui, loin de s’approprier la part de vérité de chacune de ces doctrines, ne leur empruntait que leurs erreurs, affaiblissant tout ensemble, dans la personne de Christ, et l’élément humain et l’élément divin. Ce fut le système de Cérinthe : selon lui, Jésus n’était qu’un simple homme, que rien ne distinguait de tous les autres enfants d’Adam ; mais lors de son baptême, quand il entra dans son ministère public et qu’il fut solennellement déclaré Messie, dans cet instant-là l’Esprit divin, jusque-là entièrement distinct de lui, descendit sur Jésus et s’unit magiquement à lui. Cette manière de voir défigure la véritable image de Christ en brisant l’unité de sa personne ; en effet, tout en admettant en lui les deux natures, Cérinthe les considère comme séparées, isolées et accidentellement réunies. C’était méconnaître à la fois l’élément divin sous sa forme humaine, et l’élément humain purifié et ennobli par une pénétration divine. Ainsi que les précédentes, cette conception nouvelle voilait le vrai caractère de la personne du Christ, et, par suite, celui de la création nouvelle qui devait émaner de lui comme du Dieu-Homme, Rédempteur de l’humanité.

En face de toutes ces théories qui dénaturaient et la personne et l’œuvre de Christ, l’apôtre saint Jean se sentit pressé d’élever la voix. Comme témoin oculaire, il avait à faire connaître la vérité sur la vie de Jésus-Christ, dans lequel il avait vu briller « la gloire du Fils unique du Père. »

Les enseignements de l’Apôtre s’appliquent avec une convenance parfaite à notre époque ; car, sous des formes différentes, la vérité chrétienne rencontre aujourd’hui les mêmes adversaires.

Les uns ne voient en Christ que l’homme le plus éclairé, le docteur religieux le plus accompli, le modèle le plus achevé qui ait jamais été présenté aux regards humains ; le christianisme n’est pour eux qu’une doctrine ou un code de lois morales ; ils méconnaissent l’élément surnaturel et divin de la vie de Christ et n’admettent entre lui et les plus excellents d’entre les hommes qu’une différence de degré ; à force de tourmenter le texte, ils rabaissent l’histoire évangélique jusqu’à la faire rentrer dans le cercle étroit de notre vie de tous les jours ; aussi sont-ils incapables de comprendre les prodigieux effets du christianisme qui ne permettent d’établir aucune comparaison entre lui et toute autre puissance spirituelle, quelle qu’elle soit. Ils ne peuvent comprendre que la vie divine pénètre, purifie et rehausse tout ce qui est humain, et le christianisme même, dans son essence, reste pour eux un mystère.

D’autres reconnaissent que cette conception fait violence au récit des évangiles ; ce que nous savons de la vie de Christ réveille en eux des idées plus hautes ; mais ils se tiennent pour ainsi dire sans cesse dans les nuages, sans redescendre jamais sur la terre des vivants ; les faits historiques n’ont pour eux aucune réalité ; ce sont des mythes à travers lesquels percent des rayons de lumière céleste. Le Christ historique n’est plus qu’un fantôme sans vie, un être de raison, comme le considéraient autrefois les Docètes. Ainsi demeure béant l’abîme entre l’idéal éternel et la réalité terrestre, abîme que le Christ est venu combler et qui se comble tous les jours pour ceux qui entrent en communion avec lui, en l’acceptant comme leur Sauveur. Tandis que les uns s’en tiennent à un terre-à-terre sans noblesse, incapables qu’ils sont de s’élever jusqu’aux choses divines, les autres se contentent de conceptions idéales qui n’entrent jamais dans le domaine de la vie réelle, ombres vaines dans lesquelles on cherche inutilement de la chair et du sang, abstractions pâles, froides et mortes, qu’un souffle vivifiant n’est jamais venu animer, et qui par conséquent laissent ces stériles penseurs aux prises avec un monde de chimères dont ils ne parviennent pas à se dégager. Les uns ne veulent qu’un Christ idéal, les autres qu’un Christ tout ordinaire, qui ne dépasse pas le niveau du commun des hommes ; ceux-ci ne s’attachent qu’à la lettre, ceux-là qu’à l’esprit, et par là l’esprit et la lettre se perdent à la fois ; on ne les conserve qu’en les unissant.

Outre ces erreurs de doctrine, il régnait dans ces églises des égarements pratiques de divers genres. Les uns, dans la joie du pardon déjà obtenu, oubliaient le pardon à obtenir, dont les croyants eux-mêmes doivent toujours éprouver le besoin ; le sentiment du péché que la conversion est loin de détruire leur faisait défaut ; ils semblaient ignorer que le pécheur racheté a sans cesse à passer par une purification nouvelle qu’il n’obtient qu’en s’abandonnant toujours de nouveau au Sauveur. Les autres, se confiant vaguement dans le pardon apporté par Jésus-Christ, ne cherchaient pas à être affranchis du péché, croyaient pouvoir séparer le salut de la sanctification, et se faisaient une sorte de christianisme mécanique et mondain, ne consistant qu’en formes vides et en pratiques extérieures. Cet abus est fréquent partout où la religion chrétienne est devenue une affaire d’habitude, comme dans ces églises auxquelles s’adresse saint Jean, dont l’origine remontait à saint Paul, et où l’Évangile s’était déjà transmis d’une génération à l’autre.

A ces graves erreurs pratiques, faciles à reconnaître dans tous les âges de l’Église, il fallait opposer avec force le témoignage rendu à Jésus-Christ, le Saint par excellence, qui a paru sur la terre comme le Sauveur des hommes, pour établir parmi eux le règne de la sainteté ; il fallait rappeler que son œuvre de rédemption se poursuit sans relâche au sein de cette humanité toujours imparfaite et toujours tourmentée, quelques progrès qu’elle fasse, par le besoin du salut. Telles sont les fausses doctrines, théoriques et pratiques, que relève l’apôtre saint Jean dans son épître pastorale ; tel est le motif de ses exhortations et de ses avertissements, qui s’appliquent, on le voit, non seulement à son époque, mais aussi à la nôtre. Mais sortons des généralités pour aborder les détails.

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