Explication pratique de la première épître de Jean

VIII
L’Antichrist

2.18-23

18 Petits enfants, voici le dernier temps ; et comme vous avez appris que l’Antichrist vient, maintenant même il y a plusieurs antichrists, ce qui nous montre que voici le dernier temps. 19 Ils sont sortis d’entre nous, mais ils ne nous appartenaient pas (car s’ils nous eussent appartenu, ils fussent demeurés avec nous) ; mais c’est afin qu’il soit manifeste que tous ne nous appartiennent pas. 20 Et vous, vous avez l’onction du Saint et vous savez toutes choses. 21 Je ne vous ai pas écrit parce que vous ne connaissez pas la vérité, mais parce que vous la connaissez et parce que nul mensonge ne vient de la vérité. 22 Quel est le menteur sinon celui qui nie que Jésus est le Christ ? Cet homme-là est l’Antichrist, lui qui nie le Père et le Fils. Quiconque nie le Fils ne possède pas le Père. 23 Quiconque confesse le Fils possède aussi le Père.

De ces exhortations pratiques, saint Jean passe à de sérieux avertissements ; il avait à cœur de prémunir ses lecteurs contre la pernicieuse influence des docteurs qui falsifiaient le christianisme et dont il a été question dans nos préliminaires : « Petits enfants, dit-il d’un accent paternel, voici le dernier temps, et comme vous avez appris que l’Antichrist vient, maintenant même il y a plusieurs antichrists, ce qui nous montre que voici le dernier temps. » L’Apôtre rappelle ici aux chrétiens qu’ils doivent être attentifs aux signes des temps. En effet, les événements ne se succèdent pas sans ordre ni sans raison ; ils font partie d’un vaste plan que Dieu dirige et dans lequel chacun d’eux a sa place ; ils rentrent comme autant d’éléments dans le développement du règne de Dieu ; c’est comme tels qu’ils veulent être jugés. Le chrétien ne saurait donc passer légèrement à côté des faits qui s’accomplissent sous ses yeux, ce sont pour lui de vrais signes des temps qui l’avertissent des desseins de Dieu et lui tracent la route qu’il doit suivre ; c’est le doigt même de Dieu qui s’y montre, c’est sa voix qui, par l’organe des événements, l’invite tour à tour à la prudence, à la vigilance, au repentir. La même pensée se retrouve à plusieurs reprises dans l’enseignement du Sauveur. Voy. Matthieu 16.2-3 ; 24.1 ; Luc 21.7-36. (Toutefois, il ne faut pas oublier Actes 1.7 ; 1 Thessaloniciens 5.1.)

Saint Jean, parlant de l’époque où il vivait, l’appelle : « le dernier temps, » par où il entend « la période chrétienne. » C’est toujours ainsi que la nomment les écrivains sacrés, parce que cette période est le but et l’accomplissement de toutes les périodes antérieures ; tout ce qui a précédé l’époque messianique n’en a été que la préparation graduelle ; le centre, la pierre angulaire de toute l’histoire du règne de Dieu, c’est la venue de Jésus-Christ comme Rédempteur de l’humanité. A partir de ce moment, nous assistons au développement, à l’application de ce grand fait : l’élément nouveau apporté par Jésus dans le monde doit, comme un levain spirituel, insensiblement pénétrer et transformer toute la vie des individus et des peuples ; voilà le mot de l’histoire depuis Jésus-Christ. Tout ce qui a suivi forme une seule et même période, désignée dans son ensemble, quelle qu’en soit d’ailleurs la durée, sous le nom de « dernier temps ; » elle s’étend jusqu’à cette crise finale du royaume de Dieu, qui commencera avec le retour personnel de Christ et se terminera par l’établissement définitif et glorieux de ce royaume sur la terre.

Toutefois, il est hors de doute que les apôtres donnaient aussi à cette expression un sens plus restreint : négligeant l’intervalle qui les séparait encore de ce glorieux accomplissement du plan divin, ils croyaient apercevoir déjà les signes des tout derniers temps et s’attendaient à assister, dans un avenir rapproché, à la dissolution des choses terrestres et au retour du Seigneur ; à cet égard leur attente fut trompée. Cependant, ce serait bien à tort qu’on s’appuierait sur ce fait pour contester la direction spéciale du Saint-Esprit qui leur avait été promise pour « les conduire dans toute la vérité » (Jean 16.13) ; car, lorsque le Seigneur promet à ses disciples que « l’Esprit de vérité leur annoncera les choses à venir, » il est évident qu’il ne faut point prendre ces mots dans un sens absolument littéral : il ne s’agit nullement ici d’une certitude prophétique s’étendant à tous les événements qui devaient dans la suite des temps s’accomplir au sein de l’Église, mais de la mesure de sagacité spirituelle nécessaire pour comprendre pleinement la vérité que leur avait annoncée Jésus-Christ ; en sorte qu’en commettant une erreur chronologique sur ce point, en regardant le dernier temps, celui qui date de la venue du Messie, comme plus court qu’il ne l’est en réalité, et la fin de toutes choses comme imminente, les apôtres ne prouvent en aucune manière qu’ils soient privés des lumières du Saint-Esprit. Leur vocation divine n’exigeait pas qu’ils pussent avec précision supputer les temps, puisque le Christ lui-même avait dit, touchant ce terme final, que « personne n’en connaît ni le jour, ni l’heure, non pas même les anges du ciel, ni même le Fils de Dieu, mais le Père seul » (Marc 14.32). En effet, il ne pouvait pas en être autrement : ce terme final n’est pas un moment arbitrairement choisi par le monarque du monde ; il est déterminé par tout le développement de l’histoire qui est elle-même le libre produit de l’action réciproque des volontés ; il faudrait donc, pour entrevoir avec certitude cet instant suprême, connaître tout ensemble toutes les parties du plan de Dieu dans la conduite des choses humaines, et l’accord de ce plan mystérieux avec les libres déterminations des individus ; en d’autres termes, il faudrait posséder la toute-science, il faudrait être Dieu. Aussi le Seigneur répète-t-il à ses disciples, avant de les quitter : « Ce n’est pas à vous de savoir les temps ou les moments (cette connaissance de détail ne rentre pas dans leur charge apostolique) dont le Père a réservé la disposition à sa propre puissance. »

Mais, dans leur sainte impatience, les apôtres hâtaient de leurs vœux l’avènement du glorieux règne de leur Maître. Comme le voyageur qui, à la vue du but de sa course, oublie et franchit par la pensée tous les détours de la route qu’il doit encore parcourir, de même les apôtres, voyageant à travers les plaines du temps, ne regardent qu’au terme de leurs plus chères espérances, sans s’arrêter à mesurer l’intervalle qui les en sépare. Pour eux, l’économie chrétienne n’était qu’une transition qui devait conduire les hommes de la condition misérable à laquelle ils sont assujettis sur la terre à la félicité du royaume des cieux, et les yeux fixés sur ce royaume, ils regardaient ce moment transitoire comme ne pouvant être que rapide. Jésus avait, il est vrai, dans plusieurs de ses paraboles, en particulier dans celle du levain, fait pressentir à ses disciples un développement graduel dans son règne : mais ils n’en aperçurent pas d’abord toute la signification ; comme plusieurs autres enseignements de Jésus, cette parole ne reçut sa pleine lumière que de la marche progressive du règne de Dieu ; alors on comprit que les résultats magnifiques si clairement entrevus dès l’abord par les apôtres, devaient être précédés et préparés par un long travail intérieur au sein de l’humanité ; elle ne pouvait entièrement réaliser son but qu’après que le levain du christianisme aurait fait lever toute la pâte ; il la pénètre insensiblement, et cette pénétration graduelle, c’est toute l’histoire de l’Église chrétienne.

Dans ses derniers discours, Jésus avait indiqué plusieurs signes qui devaient précéder sa seconde venue : toutefois, ils n’avaient pas pour but d’en déterminer exactement l’époque. Son retour personnel a pour condition l’avancement de son règne sur la terre ; l’avènement spirituel de Jésus-Christ est l’avant-coureur et comme le premier degré de son avènement visible, et les signes qui doivent annoncer celui-ci servent aussi à constater les progrès de celui-là : c’est une seule et même loi qui gouverne tout le développement du royaume de Dieu ; les mêmes grands faits se reproduisent avec une puissance toujours croissante à toutes les époques de l’histoire de l’Église ; la dernière période qui doit se terminer par le retour du Seigneur, ne fait pas exception ; elle est la suite naturelle, la conséquence des précédentes. Cette unité profonde du règne de Dieu permet d’en rapprocher entre elles les phases diverses : Christ se manifeste toujours plus clairement aux hommes jusqu’à sa manifestation complète et dernière, et chacun des pas de cet avènement spirituel et progressif est caractérisé par des signes non équivoques, comme le sera son avènement final ; ce sont ces signes qui déterminent les époques diverses de l’histoire ecclésiastique.

On comprend donc que la confusion fût facile et que les signes qui, dans l’âge apostolique, indiquaient le commencement d’une époque nouvelle, fussent regardés d’abord comme les signes de l’époque finale, appelée spécialement « le dernier temps. » Jésus lui-même associe si étroitement les signes qui doivent annoncer le libre déploiement de son règne hors des limites étroites de la théocratie juive (Matthieu  24) et ceux de sa dernière venue, qu’il est presque impossible de les distinguer nettement : c’est qu’au fond il s’agit, dans les deux cas, de la même œuvre, œuvre progressive et prise à deux différents degrés de son développement. Une des lois du royaume de Dieu indiquée par Jésus-Christ, développée par saint Paul (2 Thessaloniciens), et qui retrouve tous les jours son application, c’est que ce royaume n’avance qu’au prix d’un combat perpétuel contre le royaume du mal. Cette terrible lutte ira en grandissant : de part et d’autre les forces se développeront, chaque progrès nouveau dans le royaume du mal fera naître un progrès correspondant dans le royaume de Dieu, jusqu’à ce qu’enfin, par la venue du Seigneur, la puissance du mal, alors à son apogée, soit définitivement vaincue. Consolation efficace, avertissement salutaire pour les époques douloureuses où il semble que nous assistions au triomphe du mal !

Il était naturel que dans les luttes qui marquèrent la fin de l’âge apostolique saint Jean crût reconnaître celles qui, selon la parole du Seigneur, devaient marquer la fin de toutes choses. Il ne pouvait pas savoir que cette loi du royaume de Dieu, avant de s’appliquer pour la dernière fois, devait recevoir bien des applications antérieures, et que ces mêmes signes devaient se répéter souvent encore avant d’annoncer la fin de toutes choses.

Saint Jean admet que ses lecteurs, instruits soit par lui-même, soit par l’apôtre Paul, attendaient la manifestation d’une puissance ennemie de Dieu, qu’il désigne sous le nom d’Antichrist. Ces églises avaient été sans doute plus d’une fois averties des dangers des derniers temps, dont la venue de l’Antichrist était le signe caractéristique, et exhortées à la vigilance. En parlant de « plusieurs antichrists, » l’Apôtre ne veut nullement dire que le nom d’Antichrist ne soit qu’un nom collectif, une personnification d’individus isolés ; c’est au contraire pour lui un être réel et personnel, qui sera le représentant absolu du principe antichrétien ; seulement, avant de s’incarner en lui, ce principe prélude en quelque sorte à son incarnation en la personne d’hommes ennemis de Christ, et animés du même esprit qui éclatera’un jour avec une formidable puissance dans l’Antichrist. Ce même fait se reproduit sans cesse : dans le domaine du bien comme dans celui du mal, l’on voit apparaître certaines individualités supérieures qui concentrent et résument, pour ainsi dire, en elles-mêmes les principes répandus autour d’elles ; ce sont des individualités-types, expression vivante du milieu où elles se meuvent ; elles sont, tout à la fois, dans le bien comme dans le mal, le produit d’influences antérieures et les promoteurs d’un mouvement nouveau. Aussi saint Jean voyait-il dans l’apparition de ces nombreux docteurs, organes de l’esprit antichrétien, un signe avant-coureur de la venue de l’Antichrist lui-même.

Mais qu’est-ce que l’Antichrist ? S’il faut simplement entendre par là un ennemi de Jésus-Christ, l’on ne comprend pas que l’Apôtre présente sa venue comme une chose nouvelle, puisque l’Évangile comptait depuis longtemps beaucoup d’ennemis déclarés parmi les païens et parmi les Juifs. D’ailleurs cette hostilité ouverte contre Jésus ne risquait pas d’entraîner ceux qui l’avaient reçu comme Messie et qui faisaient ouvertement profession de lui appartenir. Il s’agit donc moins d’une franche inimitié que d’une haine cachée ; les antichrists dont parle saint Jean font la guerre au christianisme tout en paraissant lui rendre hommage ; ils se revêtent de peaux de brebis, s’insinuent parmi les chrétiens, parlent leur langage, prétendent répondre à leurs besoins, mais leur religion n’est qu’une feinte, ce sont, au fond, des loups ravissants qui séduisent et dévorent le troupeau, en cherchant à faire aboutir à eux-mêmes des honneurs qui ne sont dus qu’à Dieu et à son Fils unique ; ils se font passer pour prophètes, pour messies, et parviennent à exercer sur les âmes une puissance usurpée (voy. 2 Thessaloniciens 2.4). Ce principe antichrétien ayant revêtu différentes formes dans le cours des âges, on a pu, selon les époques, donner le nom d’Antichrist tantôt à l’une tantôt à l’autre de ces manifestations diverses, tantôt à la superstition, tantôt à l’incrédulité. Dans les temps qui précédèrent la Réformation, on crut le reconnaître dans cette église papale, dégradée et corrompue qui, sous le manteau chrétien, portait au christianisme les plus rudes coups. Matthias, un des précurseurs de Jean Huss dans la Bohême, regardait comme une ruse de Satan destinée à tromper les fidèles, la tendance à chercher l’Antichrist dans l’avenir, au lieu de le voir dans les vices de l’Église d’alors. Aujourd’hui l’on est porté à le reconnaître dans cette déification de la raison humaine, qui, dans l’enivrement de sa propre puissance, s’oppose au christianisme. Aucun de ces points de vue n’est absolument vrai, aucun n’est absolument faux ; chacun d’eux a sa part de vérité, en ce que chacun relève un des signes auxquels la Parole de Dieu nous apprend à discerner l’Antichrist, et chacun d’eux sa part d’erreur, en ce qu’ils sont tous incomplets.

Avant de s’étendre davantage sur ces antichrists, saint Jean indique leur origine : ce sont des hommes qui, loin d’avoir toujours persécuté l’Église, en ont eux-mêmes fait partie : « Ils sont sortis d’entre nous, mais ils n’étaient pas d’entre nous ; car s’ils eussent été d’entre nous, ils fussent demeurés avec nous ; mais c’est afin qu’il fût manifeste que tous ne sont pas d’entre nous. » En voyant s’élever contre la vérité chrétienne des hommes que jusqu’alors ils avaient regardé comme des frères en la foi, les chrétiens dont se composaient ces églises pouvaient se sentir troublés dans leur âme ; le doute pouvait facilement s’y glisser. « Ces nouveaux docteurs, devaient-ils se dire, n’ont sans doute abandonné leurs convictions premières que parce qu’ils en ont reconnu l’erreur. »

Il fallait prémunir l’Église contre d’aussi dangereuses pensées, et raffermir sa foi en la vérité. Que fait l’Apôtre ? Il déclare hardiment que ces hommes, tout en se rattachant à la communauté chrétienne, ne lui appartenaient pas véritablement ; il distingue entre les vrais et les faux membres de l’Église, entre ceux qui, placés au sein de l’Église visible, font en même temps partie de l’Église invisible, et ceux qui, exclus par l’esprit qui les anime de l’Église invisible, restent néanmoins dans les rangs de l’Église visible. Et à quoi reconnaîtra-t-on ces derniers ? Au fait même de leur défection qui n’est que la manifestation visible de l’opposition à la vérité qu’ils nourrissaient déjà dans leurs cœurs. C’est à tort qu’on a voulu s’appuyer de ces paroles pour établir la doctrine de l’inamissibilité de la grâce chez ceux qui l’ont une fois reçue. L’Apôtre ne pose nullement ici une règle générale ; il ne fait que constater un fait, savoir que, dans le cas particulier qui l’occupe, le changement survenu chez ceux qu’il appelle des antichrists n’est point aussi grand qu’on pourrait le croire : leurs convictions ne sont point modifiées ; seulement, au lieu de couvrir leur inimitié d’un voile trompeur, ils se sont enfin montrés tels qu’ils sont. Il s’agit donc ici de l’explication d’un fait spécial, non d’un principe religieux. Ce principe d’ailleurs serait sans analogie avec le reste de la Parole de Dieu, qui partout excite à la vigilance même le chrétien le plus avancé, et crie à celui qui est debout de prendre garde qu’il ne tombe (1 Corinthiens 10.12). Saint Paul lui-même, ce héros de la foi, nous parle de la discipline à laquelle il se soumet, de peur qu’après avoir prêché à d’autres, il ne soit réprouvé (1 Corinthiens 9.27). Sans doute, il est difficile de croire qu’on puisse tout à coup déchoir de la grâce, mais il n’est que trop vrai que, par manque de vigilance ou d’humilité, on peut insensiblement et de chute en chute tomber des cimes élevées de la vie chrétienne sous la domination tyrannique du péché.

Toutefois, en présentant comme naturelles et faciles à comprendre ces manifestations nouvelles qui troublaient l’Église, saint Jean ne veut en aucune manière atténuer le mal même qu’elles révèlent. Ce qu’il voit sans douleur, c’est que le mal une fois existant éclate, c’est que les positions se tranchent et que les faux membres de l’Église se séparent d’avec les vrais. C’est ainsi que saint Paul qui déplore l’origine des schismes, déclare néanmoins qu’il faut qu’il y ait des schismes dans l’Église, afin que ceux qui sont dignes d’être approuvés (comme dignes du nom qu’ils portent) soient reconnus (1 Corinthiens 11.19). C’est ainsi encore que lorsqu’il existe dans le corps humain des éléments morbides, il est préférable qu’ils se fassent jour sous la forme d’une maladie caractérisée qu’on puisse combattre par voie directe. La vie et l’histoire s’accordent donc à nous montrer le mal à la fois comme le résultat de la libre activité de l’homme et comme rentrant, à sa manière, dans les plans de Dieu. Cette vérité s’applique également à l’époque actuelle : à la vue des attaques dirigées contre le christianisme par des hommes qui, jusque-là, paraissaient faire partie de l’Église chrétienne, on s’afflige, et l’on se demande avec angoisse d’où vient un pareil changement. — Dieu ne serait-il pas fidèle à ses promesses ? Ce qu’il a commencé, ne l’achève-t-il pas ? — Saint Jean nous fournit une réponse péremptoire et faite pour rassurer nos cœurs, savoir que ces prétendus chrétiens ne l’ont jamais été véritablement, et que les temps de crise religieuse doivent servir à faire éclater ces oppositions qui, dans des temps plus calmes, fussent demeurées cachées.

Ce peuvent encore être des hommes qui ont subi d’abord quelque influence du christianisme, mais qui se sont bientôt laissés entraîner par une puissance contraire, des hommes tels que Jésus les dépeint dans sa parabole du semeur, chez lesquels la semence lève promptement parce que la terre n’est point profonde. Judas Iscariot nous offre un terrible exemple de cette classe de personnes : cet apôtre dut recevoir dans la société du Sauveur de saintes impressions ; son âme ne put rester entièrement étrangère à la vie nouvelle dont vivaient les premiers disciples ; et bien que Jésus n’ignorât pas ce qu’il y avait en lui (Jean 2.25), ses pensées charnelles, son désir de voir paraître un Messie temporel, cependant il l’accueillit et l’attacha à sa personne, dans l’espoir que l’effort de son amour triompherait des résistances de l’apôtre ; mais tandis que les autres disciples s’élèvent toujours plus au-dessus des vues charnelles de leur époque et s’abandonnent à des espérances toujours plus spirituelles, Judas, au contraire, va s’endurcissant, ferme son âme à toute impression salutaire, devient incapable de discerner la vérité, et finit par haïr et livrer son propre Maître.

Que chacun donc s’examine soi-même : les moments de crise posent impérieusement devant chacun de graves questions, car « quiconque n’est pas pour Jésus est contre lui. » Sous quel drapeau voulons-nous combattre ? Il faut que les chrétiens de nom et les chrétiens de fait, les enfants du monde et les enfants de Dieu se séparent, et que tout disciple du Seigneur veille avec plus de soin que jamais sur toute « racine d’amertume » qui, en grandissant, pourrait étouffer le bon grain déposé dans son âme.

Mais comment reconnaître avec certitude ce qui est de Christ et ce qui n’est pas de lui ? A cette question sous-entendue, saint Jean répond que le chrétien a en lui-même, dans une conscience éclairée par l’esprit de Dieu, une pierre de touche à laquelle il peut se fier. « Et vous, vous avez l’onction du Saint, et vous savez toutes choses. Je ne vous ai pas écrit parce que vous ne connaissez pas la vérité, mais parce que vous la connaissez, et parce que nul mensonge ne vient de la vérité. » Aux antichrists l’Apôtre oppose les vrais chrétiens : « Quant à vous, leur dit-il, vous avez reçu du Dieu de sainteté l’onction de son Esprit qui vous gardera contre le péché et contre l’erreur. » Ce terme « d’onction » nous reporte aux souvenirs de l’ancienne alliance : on y oignait d’huile, comme symbole de la force qui vient d’en haut, les rois, les sacrificateurs et les prophètes. Or cette cérémonie typique trouve sa pleine réalisation spirituelle dans l’économie évangélique : l’esprit nouveau a rompu les limites anciennes : ce qui n’était, sous la loi, qu’un acte isolé et extérieur devient, par Jésus-Christ, un fait intérieur duquel dépend la vie entière ; ce qui ne s’accomplissait autrefois qu’à l’égard d’un petit nombre de personnes, à qui était commise la charge de diriger le peuple de Dieu, et que leurs fonctions mêmes séparaient du reste de la nation, s’accomplit maintenant à l’égard de l’universalité des chrétiens.

En effet, le fondateur de l’alliance nouvelle, le Christ, est l’Oint par excellence, celui en qui se manifeste la plénitude de l’Esprit de Dieu : or, il fait part de cet Esprit à tous ceux qui vivent en communion avec lui ; c’est là l’onction spirituelle qui s’étend à tous les enfants de Dieu, sans distinction ; personne n’est exclu ; la séparation entre les rois, les sacrificateurs, les prophètes et le peuple est tombée ; tous possèdent les mêmes privilèges dans la théocratie nouvelle ; sur tous s’étend l’influence du même Esprit-Saint qui les sanctifie et les éclaire ; ils forment un peuple de sacrificateurs et de rois ; par le don de l’Esprit de lumière qui est en eux, ils sont tous élevés à la dignité de prophètes. (1 Pierre 2.9 ; 1 Corinthiens 14.1, 31, 39) Saint Jean ajoute que cette onction spirituelle, dont il suppose l’existence chez ses lecteurs, doit leur enseigner, pourvu qu’ils en suivent fidèlement l’impulsion, tout ce qu’il a à leur dire touchant la vérité chrétienne : il leur parle, non comme un missionnaire à des hommes étrangers à l’Évangile, mais comme à des chrétiens pour qui la vérité est devenue un fait d’expérience.

Mais, se demandera-t-on, s’il n’a rien de nouveau à leur communiquer, pourquoi donc leur écrire ? C’est afin de ranimer en eux le souvenir des choses qu’ils savent, de réveiller leur foi assoupie, de les révéler en quelque sorte eux-mêmes à eux-mêmes. En effet, l’expérience ne nous a-t-elle pas appris qu’il est une foule de vérités qui dorment en nous, dont nous ignorons la présence, et qui, sous l’influence d’une parole opportune et féconde, secouent leur sommeil et naissent à la vie ? La véritable éducation religieuse s’appuie sur ce fait : soit qu’il s’agisse de ces vérités générales que Dieu révèle directement à chaque homme, ou, comme en cet endroit de saint Jean, de ces vérités spéciales du christianisme que tout chrétien possède en lui-même, bien qu’encore enveloppées, le grand but de l’éducation chrétienne est moins de les inculquer à l’âme que de les en faire sortir. — Saint Jean ne veut donc point imposer son autorité ; le vrai maître qui leur apprendra à discerner le mensonge et la vérité, c’est cette onction intérieure dont il cherche seulement à exciter l’énergie ; il leur écrit, non pour leur enseigner la vérité, mais parce qu’ils la connaissent ; ils n’accepteront donc rien qui soit en contradiction avec elle ; il le sait, et il lui suffit de leur présenter l’erreur pour être assuré qu’en vertu du principe de vérité qu’ils portent en eux, ils la repousseront d’eux-mêmes.

Les apôtres, il est vrai, occupent vis-à-vis de l’Église chrétienne une position tout exceptionnelle ; c’est par leur moyen que la parole de Christ devait être communiquée à tous les âges ; ils forment entre Christ et nous un lien nécessaire, et l’Église, à quelque degré de son développement qu’elle parvienne, relèvera toujours d’eux, puisque c’est par leur témoignage seul qu’elle peut apprendre à connaître le Sauveur et sa doctrine. Saint Jean n’a garde de nier cette vérité ; mais il ne veut pas non plus exercer de domination sur les esprits : une fois la Parole de Dieu annoncée et l’Église formée, c’est à elle de retenir comme son bien personnel et de faire fructifier au dedans d’elle la divine semence qu’elle a reçue. L’onction sainte dont parle l’Apôtre a pour but de soustraire les chrétiens à toute autorité humaine, pour les placer sous la dépendance exclusive et immédiate de Jésus-Christ, l’unique chef de l’Église. Il résulte de là que personne n’a le droit, au sein de l’Église chrétienne, de s’imposer à ses frères ; ses docteurs doivent se considérer comme n’étant que les organes de cette onction spirituelle commune à tous les fidèles, et chercher à réveiller au dedans de leurs auditeurs la voix de ce moniteur intérieur qui, sous le contrôle permanent de la Parole de Dieu, est pour eux le critère de la vérité. Former non des disciples habitués à jurer sur la parole du maître, mais des chrétiens éclairés, capables de puiser eux-mêmes à la source de la vérité, tel est le but du vrai docteur chrétien. D’un autre côté, il résulte des paroles de saint Jean que si quelqu’un voulait imposer à ses frères le joug d’une autorité humaine, personne n’a le droit de l’accepter ; l’onction intérieure que chaque chrétien porte en lui l’avertit qu’il n’a qu’un Maître, qui est au ciel.

Le croyant ne se laissera donc troubler par aucune manifestation hostile à l’Évangile ; le tact spirituel qui le dirige l’empêche de jamais confondre ce qui est chrétien et ce qui ne l’est pas ; quelque brillantes que soient les apparences par lesquelles on cherche à le séduire, qu’on lui présente des vérités soi-disant plus élevées, ou qu’on cherche à le convaincre de la nécessité d’une autorité ecclésiastique, juge et intermédiaire de la vérité religieuse, le croyant ne se laissera pas tromper par ces grands mots et ces décevantes promesses : il veille, il prie, et sous cette influence bénie, il apprend à repousser comme par instinct tout ce qui pourrait lui enlever son Sauveur.

Après ces remarques préliminaires, saint Jean cherche à caractériser plus exactement l’erreur qu’il combat : « Quel est le menteur, s’écrie-t-il, sinon celui qui nie que Jésus soit le Christ ? Cet homme-là est l’Antichrist, lui qui nie le Père et le Fils. Quiconque nie le Fils n’a pas le Père. Quiconque confesse le Fils a aussi le Père. »

Les faux docteurs contre lesquels s’élève l’Apôtre sont donc des hommes qui refusent de reconnaître Jésus comme le Messie. Ceci s’applique, non aux Juifs, ainsi qu’on pourrait le croire au premier abord, mais à une certaine classe de personnes dont nous avons parlé dans les Préliminaires, et qui, tout en faisant profession de christianisme, en reniaient l’essence même. C’est là le danger subtil et fatal contre lequel saint Jean prévient ses lecteurs. En effet, un homme peut se réclamer du nom de Christ, et avoir sur lui des idées qui sont en opposition directe avec sa profession ; soit qu’il substitue au Christ historique, issu de Nazareth et fils de Marie, un Christ de fantaisie qu’il a créé lui-même pour lui offrir ses hommages ; soit que, reconnaissant le Christ, il lui conteste ses pouvoirs et refuse de se placer vis-à-vis de lui dans la position qui lui convient ; dans l’un et l’autre cas on peut dire que Jésus est renié comme Messie, et c’est aussi ce dont saint Jean accuse ces nouveaux docteurs qui s’étaient glissés dans les Églises : ils prêchent Christ, mais non pas le vrai Christ ; ils le mutilent en relevant, les uns sa nature divine à l’exclusion de sa nature humaine, les autres sa nature humaine à l’exclusion de sa nature divine, et risquent, par ces subtiles erreurs, d’entraîner les croyants. C’est pourquoi saint Jean met tous ses soins à conjurer ce danger. Ses avertissements solennels s’adressent à toutes les époques ; ils sont aujourd’hui plus que jamais de saison. Jésus-Christ rencontre encore parmi les docteurs deux classes d’adversaires : les uns ne veulent voir en lui que le Fils de l’Homme, et se refusent à le reconnaître comme Rédempteur, source de toute vie divine, unique médiateur entre Dieu et l’homme, fondateur et chef du royaume de Dieu ; les autres le dépouillent de toute réalité historique ; le récit évangélique n’est pour eux qu’une grossière enveloppe à laquelle on ne saurait s’arrêter ; ils prennent à tâche de jeter des doutes sur toutes les parties de l’Évangile, et il ne leur reste de Jésus qu’une idée abstraite, un être de raison, un pur fantôme qu’ils décorent du nom de Christ. A ces divers systèmes qui, tout en se parant d’un langage chrétien, ruinent le christianisme par sa base, s’applique directement tout ce que dit saint Jean de l’Antichrist.

Jésus est le Christ : tel est l’article fondamental de la foi de l’Église apostolique ; les vérités nécessaires au salut sont tout entières concentrées dans ce point unique ; aussi saint Jean et les autres apôtres ne regardent-ils comme erreurs essentielles, antichrétiennes, que celles qui attaquent cette doctrine-là. Telle est, pour nous-mêmes, la règle à suivre, la pierre de touche à l’aide de laquelle on peut distinguer la vérité qui soutient l’Église, du mensonge qui la perd. Il importe seulement, dans cette grave appréciation, de ne pas confondre une doctrine qui nie que Jésus soit le Christ, et qui seule mérite d’être taxée d’antichrétienne, avec telles ou telles conceptions erronées de la personne du Sauveur, qui peuvent ne pas affecter le fond même de la foi.

Saint Jean indique ensuite le lien qui rattache la vérité qu’il vient d’établir à l’ensemble des vérités religieuses : cette relation est telle qu’avec la connaissance de Jésus comme Messie tombe ou demeure la vérité capitale de la religion, savoir : la connaissance du vrai Dieu. Ceux qui repoussent Jésus-Christ, en faisant profession d’adorer le Dieu de l’ancienne alliance, se trompent eux-mêmes, car tel est le rapport intime entre ces deux doctrines, qu’on ne peut renier le Fils sans renier aussi le Père. C’est ce dont il faut nous rendre compte. Remarquons en premier lieu qu’il s’agit ici de Dieu comme Père. Or, c’est en Christ qu’il s’est révélé comme tel ; pour réconcilier avec lui-même l’humanité coupable et lui rouvrir la source de la félicité, il a donné au monde et livré à la mort son Fils unique. Toute la vie de Christ a été la perpétuelle manifestation de cet amour paternel de Dieu ; en lui nous redevenons enfants de Dieu ; car lui seul, comme le Saint et le Juste, pouvait être l’objet de l’amour illimité de Dieu, qui se répand de lui sur tous ceux qui sont en communion avec lui ; Jésus-Christ, le chef du corps dont ils sont les membres, vit en eux, et c’est aussi Lui que Dieu voit et aime en eux.

Mais la pensée de saint Jean va incontestablement plus loin. Ce n’est pas seulement Dieu comme Père qu’il a en vue, c’est encore Dieu en lui-même. Dans tous les sens, Dieu ne peut être connu qu’en Jésus-Christ : « Personne n’a jamais vu Dieu, dit l’Apôtre ailleurs ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, l’a fait connaître. » La vue de Dieu dont il est ici question est une vue spirituelle, le Fils de Dieu, étant un avec son Père, l’a connu parfaitement et a transmis cette connaissance aux hommes. Relégué dans l’impénétrable profondeur, dans la perfection infinie de son être, Dieu demeurait pour l’humanité un Dieu caché ; elle avait de Lui un pressentiment lointain, mais ne le connaissait pas ; aucune créature ne pouvait supporter sa présence. Il fallait, pour qu’il y eût communication entre l’homme et Lui, qu’il sortît de sa lumière inaccessible et qu’il consentît à s’abaisser au niveau de l’homme. C’est ce que Dieu a fait en Christ ; c’est en lui qu’il s’est révélé comme le Dieu vivant. En dehors de lui, l’homme a beau chercher à élever son esprit vers le Père de tous les esprits, ces efforts intellectuels sont stériles, il ne fait que s’enfoncer plus avant dans l’erreur, car le lien qu’il voudrait ressaisir a été brisé par le péché : il est rétabli par Christ, en qui seul l’homme apprend à contempler, comme dans un miroir, l’amour et la sainteté de Dieu ; en sorte que connaître Christ c’est connaître Dieu, et que renier Christ c’est renier Dieu. Cette connaissance, d’ailleurs, n’est pas un pur produit de l’esprit, mais une disposition de l’âme ; c’est une connaissance qui possède son objet ; connaître Christ, dans le sens de saint Jean, c’est vivre dans sa Communion.

Depuis que ces paroles ont été écrites, l’histoire du genre humain en a perpétuellement démontré la vérité, et l’époque actuelle, entre autres, en présente la plus éclatante confirmation. On a toujours vu se reproduire au sein de l’Église sur la personne du Christ les mêmes erreurs fondamentales que combattait saint Jean, et toujours l’on a vu qu’elles amenaient insensiblement, mais irrésistiblement, à méconnaître et à renier le Dieu vivant et vrai. Au commencement l’on prétend, tout en rejetant la doctrine de Christ, conserver intacte celle de Dieu ; mais l’on se voit peu à peu entraîné en dehors des limites qu’on s’était d’abord posées : les relations filiales de l’homme avec Dieu s’altèrent, ce Père céleste est relégué dans un inaccessible lointain, et l’on finit par perdre de vue le Dieu du ciel, créateur et conservateur du monde ; on nie ce qui ne tombe pas dans le domaine de la raison naturelle, ce qui ne peut être connu que par la foi ; le monde et la matière sont déifiés, et cette lente décomposition de toutes les croyances ne s’arrête que dans la négation la plus absolue. Christ est la pierre angulaire sur laquelle s’élève tout l’édifice religieux ; avec lui tout se conserve ; sans lui tout se perd ; Christ de moins dans la religion, c’est Dieu de moins dans le cœur et dans la vie, c’est l’homme ne répondant pas à sa vraie vocation, méconnaissant sa vraie nature, manquant le vrai but de son existence.

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