Homilétique

3.3 Résumé de la première partie.

Arrivé à la fin de la première partie de ce cours, je voudrais, Messieurs, mesurer avec vous l’espace que nous avons parcouru, faire la somme des connaissances que nous avons rassemblées et des convictions que nous avons acquises. Nous aurons un peu plus tard, dans la suite même de ce cours, l’occasion d’apprendre qu’un résumé exact et concis est du même secours à l’esprit, que l’est au moissonneur, pour emporter sa gerbe, le lien d’osier qui l’environne et la serre.

Appliquons, par avance, ce que nous enseignerons plus tard. Nous avons aussi, je l’espère, une gerbe à emporter : serrons-la de notre mieux.

La religion chrétienne a la forme d’une parole. L’être divin qui a fondé cette religion sur la terre et dans nos cœurs, est la Parole même, et ici le mot Parole signifie pensée, raison, la vérité conçue, aussi bien que la vérité exprimée. C’est par la Parole qu’a été fait le monde visible ; c’est la Parole qui crée le monde spirituel, avec cette différence que la Parole agit de dehors sur le monde visible, et que c’est du dedans qu’elle travaille le monde spirituel. Pour ce qui est du monde visible, Dieu parle de lui ; mais il parle au monde spirituel ; il y a plus : la Parole crée le monde visible qui ne parle point ; la Parole crée le monde spirituel en le faisant parler ; je dis parler intérieurement, c’est-à-dire penser, et penser extérieurement, c’est-à-dire parler. Le christianisme est une religion qui se parle et qu’on doit penser.

Penser, et non pas rêver ; penser avec le cœur, la conscience et l’entendement ; penser, c’est-à-dire savoir et croire ; penser, c’est-à-dire agir et vivre, par conséquent parler et non pas balbutier, ainsi qu’ont fait toutes les religions humaines, voilà un des caractères et un des titres d’honneur du christianisme. Le ministre de cette religion est donc le communicateur et l’interprète d’une pensée ; quelle que soit la spécialité et la forme de son ministère, il est le ministre d’une parole. Ce ministre parle, c’est-à-dire qu’il pense. Le ministre est un homme qui pense le christianisme, et qui s’applique à le faire penser ; car, encore une fois, le christianisme veut être pensé. Et c’est pour cela, entre autres raisons que, seule parmi toutes les religions, celle de Jésus-Christ a fondé une Église : l’idée d’Église et celle de parole sont corrélatives.

Cette parole dont le point de départ est divin, dont les matériaux sont divins, est une parole humaine. Elle est assujettie aux mêmes lois que toute autre parole. Elle en reçoit, il est vrai, de particulières de son but particulier ; mais en cela même elle obéit aux règles générales de l’éloquence. Ces règles particulières ne peuvent pas plus la sortir du domaine commun de l’éloquence que la tribune et le barreau n’en sont exclus par la nature spéciale de leur objet. L’homilétique n’est que la rhétorique appliquée au discours sacré.

Dans l’homilétique, comme dans la rhétorique, il faut partir d’une notion juste de l’éloquence. Cette notion nous a paru renfermer deux éléments : l’un subjectif, qui n’est autre que la puissance de persuader ; l’autre objectif, qui est la vérité morale ou le bien. Ce n’est pas nous, au fond, qui sommes éloquents, c’est la vérité ; être éloquent, ce n’est pas ajouter quelque chose à la vérité, c’est lui rendre ce qui lui appartient, la mettre en possession de tous ses avantages naturels, c’est faire tomber les voiles qui la couvrent, c’est ne plus rien laisser entre l’homme et la vérité. On pourra être éloquent dans une mauvaise cause, mais ce ne sera jamais qu’en donnant au mal les apparences du bien. L’éloquence meurt dans un air infect.

Mais l’éloquence laisse la spéculation pure à la philosophie, la contemplation pure à la poésie ; elle se fortifie et s’embellit dans leur profitable commerce, mais elle tend à l’action. L’action est son essence même. L’éloquence n’imite pas, elle agit. Le drame des poètes n’est que la représentation des mille drames dont la vie est formée : le discours public est un drame réel qui a son nœud, ses péripéties et son dénouement. Ce dénouement, c’est la détermination ou la conversion de la volonté. La poésie, même alors qu’elle simule l’action, se meut dans la région des idées ; l’éloquence a pour matière la vie, et la vie pour objet. Elle meurt, avons-nous dit, dans une atmosphère corrompue, mais elle meurt aussi dans un air trop subtil.

Ce caractère toutefois, et par conséquent l’élément oratoire, est moins saillant dans la chaire, où l’enseignement prend plus de place qu’ailleurs. L’enseignement est même le premier but du discours ecclésiastique. L’éloquence de la chaire s’appelle prédication, c’est-à-dire enseignement public. Forcer la prédication à être oratoire au même degré et de la même manière que la tribune, ce serait en altérer le caractère et dénaturer la mission du pasteur. Mais cet enseignement, sans doute, peut être éloquent, et doit l’être. Cet art lui-même, d’enseigner éloquemment, est-ce une chose qui s’enseigne ? On oppose à cette idée des raisons tirées de la religion. Mais si l’éloquence consiste essentiellement à mettre la vérité dans tout son jour, mais si l’art et l’artifice ne sont pas une même chose, si l’art est à la nature dans le même rapport que la civilisation, si dans l’instinct même, auquel on voudrait se réduire, il y a un commencement d’art, si l’art n’est que cet instinct lui-même perfectionné et développé par la réflexion, enfin, s’il est aussi légitime, ou plutôt aussi obligatoire, de surveiller et de régler nos paroles (qui sont des actions) que de surveiller et de régler nos actions proprement dites, notre dessein se trouve pleinement justifié, et une seule chose ne peut pas l’être, c’est de donner à la vérité l’étrange conseil de désarmer quand l’erreur et le péché restent sur pied de guerre. Or, les armes que nous avons en vue, il faut les faire connaître, il faut en enseigner l’usage, il y faut accoutumer celui qui les portera : c’est l’objet de l’homilétique. Prenons garde que les scrupules de la conscience ne deviennent les prétextes de la paresse et l’excuse de la légèreté.

Mais, sans doute, si l’homilétique est quelque chose, l’homilétique n’est pas tout ; elle ne remplace ni la conviction ; ni l’enthousiasme, ni le talent, ni les connaissances, et ne dispense pas de l’étude des modèles. Entendre un cours d’homilétique n’est pas non plus avoir fait de l’homilétique ; chacun doit, jusqu’à un certain point, se l’enseigner ; on ne sait bien que ce qu’on a appris par soi-même. Un cours donné n’est pas nécessairement un cours reçu ; apprendre, est un fait de la volonté : apprendre, c’est prendre, c’est même créer.

Inventer, disposer, exprimer, c’est tout l’art disent les anciens rhéteurs ; c’est tout l’art, ont répété les modernes. Nous ne prétendons pas dire mieux. Ces trois opérations comprennent tout l’art, et ce sont bien trois opérations. En empruntant nos expressions à l’art de l’architecture, et disant : la matière, la structure, le style, nous ne serions pas mieux compris.

L’invention est l’unique objet de cette première partie.

L’acte de l’invention, commun à tous les moments de l’art (car on invente son plan, on invente son style) est, dans le fond, un grand mystère : l’invention est le talent même. On n’enseigne pas le talent ; on ne donne pas à celui qui n’a pas, mais on peut donner à celui qui a. Pour l’esprit inventif (et quel est l’esprit absolument dénué d’invention ?), il y a des moyens d’inventer davantage et d’inventer mieux. Le premier point est de connaître Si la science ne donne pas l’originalité, elle l’augmente et l’entretient. Connaissez donc l’homme, la vie, la parole divine, connaissez-vous vous-même ; connaissez tout, si vous le pouvez ; toute vérité tend vers la vérité suprême ; toute vérité peut lui servir de preuve ou d’éclaircissement. Ensuite, unissez-vous à votre sujet par une méditation intime ; réchauffez-le de votre chaleur, réchauffez:vous de la sienne ; que votre sujet vous soit une réalité, et la préparation de ce discours une époque de votre histoire ; ne pensez pas seulement, vivez ; essayez à votre âme ces mêmes idées par lesquelles vous voulez agir sur l’âme des autres. Faites autre chose encore : analysez, selon les lois d’une saine logique, la matière qui vous est offerte. Après vous être mis, par la méditation, en contact avec les choses mêmes, mettez-vous, par l’analyse, en contact avec leur idée ; après avoir appliqué à cette étude la logique de l’âme, appliquez-y celle de l’esprit. Inventer, c’est trouver ; cette même l’acuité de raisonnement que plus tard vous emploierez à prouver, employez-la d’abord à trouver. Tels sont les instruments de l’invention ; faites-en un fréquent usage ; étudiez, méditez, analysez beaucoup ; affilez par des exercices répétés ce tranchant de l’invention que bientôt, sans cela, la rouille amortirait : ne vous hâtez pas de recourir à cette espèce de banque des esprits superficiels, à cette topique banale dont les lieux communs ne sont pas méprisables, ont rendu service à tout le monde, mais dont l’usage indiscret fait négliger au talent ses ressources propres. Ayez de la méthode plutôt qu’une méthode.

Sous la rubrique de l’invention, ce que vous avez trouvé dans la première partie de notre cours, ce sont essentiellement des directions sur le choix des matériaux. Mais ici apparaissent deux caractères de l’éloquence des temples. – Le premier, le voici : quoique, dans son ensemble, la prédication soit une affaire, chaque sermon n’en est pas une ; la prédication n’est pas actuelle au même sens que le discours du barreau ou de la tribune ; elle ne surgit pas d’un fait accidentel ; elle est toute spontanée : c’est dire, Messieurs, qu’elle choisit ses sujets. L’autre caractère, le voici : non seulement la prédication se rattache à un document, (ce que fait aussi l’éloquence judiciaire en invoquant la loi, et l’éloquence politique en se référant à la constitution du pays,) mais elle consiste essentiellement à développer ce document, elle en découle comme de sa source ; ce document est son objet : de là est résulté, non pas nécessairement, mais naturellement, l’usage de prêcher sur un texte. Avant donc d’aborder la matière même ou la substance du discours, l’homilétique traitera du choix des sujets et du choix des textes.

Faudrait-il opter exclusivement entre les sujets et les textes ? Parce que le sermon se rattache à un texte, tout se réduira-t-il, pour le prédicateur, à discerner le sujet enfermé dans le texte ? et n’y aura-t-il, pour lui, plus de sujets proprement dits ? Ceci conduirait à l’examen de l’usage, devenu loi, qui veut que tout sermon roule sur un passage biblique. En maintenant, par des motifs sérieusement discutés, l’usage ou la loi, nous n’avons pas jugé que son maintien emportât l’exclusion absolue des sujets comme sujets. C’est pourquoi, faisant d’abord abstraction du texte, nous avons parlé du sujet, dont nous avons soumis le choix à deux règles : celle de l’unité et celle de l’intérêt. Après avoir déterminé l’idée et relevé l’importance de l’unité, après avoir ramené tout discours aux termes d’une proposition impérative simple, nous avons énuméré les différentes formes sous lesquelles cette unité se produit, ou sous lesquelles parfois elle se déguise. Quant à l’intérêt des sujets, nous avons voulu qu’il fût tout à la fois humain et chrétien, et nous avons cru donner une direction sûre à la prédication en faisant sentir que le fait propre de l’Évangile, le fait que la prédication reproduit et cherche à réaliser, est de greffer des sentiments divins, sur une nature humaine. Nous avons vu que, dans cette sphère comme dans celle de la vie même, la liberté se proportionne à la soumission, et que c’est au prédicateur vraiment chrétien, comme au chrétien vraiment spirituel, qu’il a été dit : Toutes choses sont à vous en tant que vous êtes à Christ, comme Christ lui-même est à Dieu. (1 Corinthiens 3.22) Mais l’inexpérience peut se méprendre sur cette liberté, la voie étroite convient à la jeunesse, et, l’on ne doit, à nul âge, monter en chaire pour y parler chrétiennement de toutes choses, mais pour y parler du christianisme.

Le texte s’est présenté ensuite. Avant tout, avons-nous dit, qu’il soit pris dans la Parole de Dieu, ce qui notamment signifie : qu’il soit pris dans le sens où cette Parole l’a pris. Les applications de cette grande règle nous ont longtemps occupé. Les lois d’une interprétation sincère et sensée ont successivement appelé notre attention. Du sens verbal ou extérieur, qui n’est que préalable, nous avons passé au sens réel ou intérieur, qui est définitif ; de l’interprétation des textes de l’ordre spirituel à celle des textes de l’ordre temporel, et à celle encore des textes d’une nature mixte, où le monde qui passe et le monde éternel combinent leurs éléments. Ce n’est qu’après avoir éclairci ces graves distinctions, après nous être rendu compte des rapports et des différences entre les langues, entre les temps, entre les économies dont l’œuvre divine se compose, que nous sommes rentré dans l’enceinte commune à tous les genres d’éloquence en traitant de la matière même ou du contenu du sermon.

Rappelons cependant encore que la question des textes nous a conduits à celle de l’homélie ou du sermon analytique, et que nous avons cherché les moyens de réduire ce beau genre de prédication à la loi universelle et inflexible de l’unité. Connaître pour croire, croire pour connaître, par conséquent connaître, et croire, et l’un et l’autre afin d’agir, voilà toute la religion, voilà aussi toute la prédication. Pour ce qui est de la connaissance, elle embrasse les faits, c’est-à-dire ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps, et les idées qui ont une réalité indépendante de l’espace et du temps. Les faits se décrivent ou se racontent. Les idées se définissent. Il a fallu définir la définition, en établir la nécessité, en distinguer les modes divers, montrer par quelle pente involontaire ou par quelle nécessité elle rentre sous les lois du temps et de l’espace en retournant vers la narration ou la description, en sorte que des idées sans date et sans lieu se racontent et se décrivent comme des faits.

La croyance, qui est à la connaissance dans le double rapport de but et de moyen, puisque tour à tour il faut connaître afin de croire et croire afin de connaître ; la croyance, par où nous entendons le double assentiment de la raison et de la volonté, appelle à son tour les regards de l’homilétique. Nous passons ainsi de l’explication à la preuve, qui fait usage de raisons, s’il s’agit d’atteindre l’entendement, et de motifs, s’il s’agit de déterminer la volonté.

La décision intellectuelle, différente de la décision pratique, a une triple source : l’expérience, l’autorité, le raisonnement. Chacun de ces moyens implique l’emploi des deux autres ; mais ils n’en sont pas moins distincts. Apprécier leur importance respective, montrer l’insuffisance de chacun dans son isolement, a dû être notre premier soin. Considérant ensuite les deux premiers (savoir l’expérience et l’autorité), comme les matériaux du raisonnement, et le raisonnement lui-même comme la substance principale du discours, nous nous sommes attaché à distinguer les différentes formes de l’argumentation dans le discours oratoire, et spécialement dans l’éloquence sacrée, dont nous avons consulté avec soin les exigences, les prédilections, les répugnances. Aux raisons, qui créent la certitude de l’esprit, ont succédé les motifs, qui décident la volonté. Distinction bien fondée. Entre la conviction et l’action, il y aurait solution de continuité sans l’affection ; l’affection jette sur cet abîme un pont qui lie la vérité et la volonté. Disons mieux : la vérité devient l’objet même de la volonté. Tous les motifs se ramènent à deux : le bien et le bonheur. Dans le premier de ces motifs ou de ces objets présentés à l’affection, nous avons distingué, puis réuni le bien en soi et l’auteur du bien ; nous y avons distingué encore les deux sentiments corrélatifs de l’amour et de la haine, et les deux éloquences qui y correspondent. L’appel que fait hautement l’Évangile à l’amour du bonheur, nous eût dispensé de justifier l’emploi de ce motif, car c’est en répondant à cet impérieux besoin de toute vie que Dieu ouvre nos cœurs à l’amour du bien : nous avons remis sans hésiter entre les mains du prédicateur cette arme honorable et nécessaire. Ce motif du bonheur, axe de la vie humaine, nous a présenté à ses deux pôles la crainte et l’espérance ; la crainte qui resserre le cœur et l’espérance qui le dilate ; la crainte qui n’est qu’une passion, l’espérance qui peut devenir une vertu. Autour de ces deux grands objets, le bien et le bonheur, se groupent comme des satellites quelques motifs secondaires, dont nous avons indiqué l’usage.

S’il est vrai qu’on ne puisse déterminer la volonté sans faire appel à une affection, il s’ensuit que l’éloquence ne saurait atteindre son but sans émouvoir ; car l’émotion n’est que l’affection elle-même à l’état actuel ou d’excitation temporaire. Mais il y a une économie de l’émotion. Nous avons défendu contre ses excès la liberté morale de l’auditeur et l’éloquence elle-même. Nous l’avons aussi dirigée des parties inférieures de l’âme vers ses parties les plus hautes ; nous avons demandé à l’éloquence ces émotions toutes morales ou spirituelles qui font tressaillir en nous, non l’homme naturel, mais l’homme nouveau. Passant enfin des dispositions qui sont communes à l’orateur et à son auditoire, puisque le second les reçoit du premier, à celles qui sont exclusivement propres à l’orateur comme tel, nous avons signalé l’onction et l’autorité comme deux valeurs qui se mesurent à leur effet seul, comme deux éléments d’une nature complexe et mystérieuse sans lesquels la prédication tombe au niveau de l’éloquence ordinaire, et même au-dessous de l’éloquence.

Cette première partie de notre cours renferme, si vous nous permettez cette expression, la chimie du discours oratoire ; car nous avons distingué, non les masses ou les moments successifs, mais les substances ou les ingrédients dont se compose le discours religieux. La seconde partie, qui traitera de la disposition, présentera, en quelque sorte, la mécanique de l’éloquence ; mais on verra aisément dans quel étroit rapport sont ces deux parties, et par combien de points elles se confondent.

Je désire, Messieurs, que cette table des matières (car ce n’est guère autre chose) ait présenté avec clarté une série d’idées qui, séparées les unes des autres par l’intervalle des leçons, et peut-être ne s’insérant pas les unes dans les autres assez distinctement, avaient pu dérober leur ordre et leur liaison même à des regards attentifs.

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