Homilétique

4. Des transitions

De même que la ponctuation, dans le discours écrit, sert à la fois à marquer les intervalles et les rapports des pensées entre elles, les transitions ont deux buts opposés, l’un de distinguer, l’autre de réunir. C’est une sorte de ponctuation en grand.

L’idéal d’un discours bien construit serait le corps humain, où les articulations ne sont qu’une flexion des membres et n’occupent aucune place, moins qu’une charnière ou qu’un gond. Un discours répondrait à son idéal quand les alinéa sortiraient les uns des autres par une vraie nécessité, par le procédé d’une vraie génération, en sorte que chaque paragraphe contînt le germe ou la raison du suivant. La conclusion d’un paragraphe serait l’exorde du paragraphe suivant ; mais il n’y aurait rien entre les deux, comme il n’y aurait rien entre les pierres d’un mur taillées de manière à se superposer exactement l’une à l’autre.

Des pierres bien taillées, dit Gaichiès, s’unissent sans ciment.

Cette image est de Cicéron.

Mais c’est l’idéal, et par conséquent l’exception. Nous ne connaissons presque aucun chef-d’œuvre oratoire, et moins encore dans la chaire qu’ailleurs, qui réalise absolument cette idée. Le ciment est souvent nécessaire. Il faut souvent, si l’on tient à ce que le discours ait de la continuité, jeter entre deux idées une idée intermédiaire, je veux dire commune à l’antécédente et à la subséquente. Ce sont ces idées intermédiaires qu’on appelle idées de transition, ou simplement transitions.

Il vaut certainement mieux en faire usage que de laisser entre deux idées une lacune qu’on est à peu près sûr que l’auditeur ne comblera pas. Les transitions ont l’avantage de maintenir la continuité du mouvement, et de supprimer ces moments fâcheux où l’esprit, ne sachant que faire, s’amuse et se dissipe.

Lorsqu’elles sont bonnes, elles aident la mémoire à retenir la suite du discours. La manière quelquefois frappante dont deux idées ont été liées, est elle-même une idée qui porte et représente les deux autres.

Voilà les avantages des transitions. Mais l’art de la transition, art presque imperceptible, n’est pas un art sans difficulté. In tenui labor. Boileau le savait bien, quand il disait que La Bruyère avait évité la plus grande difficulté en s’épargnant les transitions. C’est cet art des transitions que les connaisseurs admirent dans Histoire des variationsd. Une idée quelconque de transition n’est pas difficile à trouver ; mais une transition quelconque ne vaut pas mieux qu’une lacune, qu’une solution de continuité. Une bonne transition réunit plusieurs qualités.

d – Transitions de Delille, les mais, les cependant ; cela ne vaut pas mieux que les et, c’est-à-dire des numéros. Il y a dans la Pitié, dit-on, soixante-seize transitions opérées par le mot mais.

Elle doit être aussi simple et aussi courte que possible, sans avoir rien de dur et de brusque. C’est un contour, ce n’est pas un angle et un coude ; mais le contour ne doit pas être un détour. Ce n’est pas un discours intercalé dans le discours. Il ne faut pas que l’idée subsidiaire efface les principales.

Elle les effacerait encore, quelle que fût sa brièveté, si l’idée qui sert de lien était aussi marquée que chacune des idées qu’elle doit lier, si le fil du discours, en cet endroit, était aussi fort, aussi épais qu’avant et après. Ce n’est plus une transition, c’est une digression.

Il faut néanmoins que les transitions soient intéressantes, fortes et franches : intéressantes, en présentant une idée ou un rapport qui vaille en lui-même de l’attention ; – fortes, en liant un morceau à un autre, non par un accident du discours, par un hasard du langage, par un mot ; par l’extrémité de l’idée, oui, mais non par l’extrémité de la phrase ; non par un côté étroit de l’idée antécédente, mais par une de ses faces les plus larges ; de face et non de profil ; – franches par conséquent, et non pas, comme dans Bourdaloue et dans Massillon, dues à quelque hasard arrangé. Démosthène se passe plutôt de transitione.

e – Voyez le discours Pro Corona ; voyez aussi la manière dont il passe de la défense de sa conduite à une série de récriminations contre Eschine.

Quand on le peut, il faut opérer la transition par une idée qui soit un sentiment ou un mouvement de l’âmef.

f – Voyez Bossuet, dans l’Oraison funèbre de la duchesse d’Orléans : « La grandeur et la gloire !… »

Les transitions ont d’autant plus de grâce qu’elles paraissent plus sincères, et elles le paraissent sans doute d’autant plus qu’elles le sont davantage. Irons-nous plus loin, et dirons-nous qu’elles doivent être non seulement sincères, mais naïves, c’est-à-dire involontaires et purement objectives ? Nous n’irons pas jusque-là ; nous demanderons seulement que le lien entre les deux idées ou les deux arguments ait été créé sans effort et sans artifice, et soit né de la considération attentive des idées qu’il s’agit de lier. À vrai dire, les grands maîtres ne font que des transitions naïves ou n’en font point.

Il est inutile d’ajouter que la transition ne peut, en aucun cas, être employée pour donner l’air de l’ordre au désordre.g

g – [Maury, dans son Eloquence de la chaire, donne de fort bons préceptes et de fort mauvais exemples sur les transitions.]

[En indiquant les sources ou motifs de transition, nous n’oublions pas que nous parlons d’idées qui ne s’engendrent pas les unes les autres, ce qui est la transition par excellence, ou ce qui dispense de toute transition. Ces motifs pourront consister dans l’aggravation de l’idée, ou l’indication d’un degré nouveau d’intensité, ou d’une extension de l’idée ; – dans la confirmation de l’idée précédente par la suivante ; – dans la distinction, l’opposition ou la subordination de deux idées ; – dans une objection ; – ou enfin, dans l’aveu de l’insuffisance de l’argument dans un cas donné.]

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