Théologie pastorale

4. Le ministère constitue-t-il un ordre dans l’Eglise ?

Une discussion s’est élevée sur cette question : si le ministère est un ordre. Elle peut sembler oiseuse après la solution de la première question, dont elle se distingue à peine. [Cependant les théologiens d’accord sur l’institution divine du ministère se sont divisés sur ce point. Il vaut donc la peine d’examiner.]

Si le ministère, c’est-à-dire la consécration de quelques hommes spéciaux à la conduite de l’Eglise, a été institué, ces hommes, distingués entre tous les autres, forment nécessairement un ordre, au moins en un sens. S’il y a discussion, c’est sans doute sur la latitude plus ou moins grande dont le mot ordre est susceptible. Car les discutants sont d’accord à reconnaître l’institution.

Il est certain que ce mot ordre peut éveiller dans les différents esprits des idées assez différentes. Chez les uns, il incline vers la notion de tribu lévitique [de caste sacerdotale,] isolée dans la société religieuse, exerçant des attributions exclusives, procédant moins de la communauté que la communauté ne procède d’elle, existant par elle-même, et imposée aux troupeaux par une institution divine authentique ou par la Providence, légitime en un mot, dans le sens que les partis politiques ont donné à cette expression.

Les autres, qui, dans un certain sens, seraient disposés à accepter le ministère comme ordre, l’ayant accepté comme institution, refusent de voir dans le clergé un ordre, si ce mot emporte nécessairement toutes les idées que nous venons de dire. Pour eux, le ministère constitue bien une espèce particulière de personnes, une sorte de fonctionnaires dont Jésus-Christ a voulu que son Eglise ne fut jamais privée ; mais, à leurs yeux, la similitude de leurs fonctions ne les érige pas plus en ordre que le grade de capitaine ou d’officier ne fait un ordre de tous les capitaines ou de tous les officiers d’une armée, qui ne sont, au fait, que des soldats d’un rang plus élevé. Les ministres ne sont, à leurs yeux, que les officiers de l’armée chrétienne, avec cette différence capitale que chacun peut devenir officier de son chef, autant qu’il trouvera des soldats disposés à l’accepter comme tel et à marcher sous sa conduite.

Chacune de ces opinions a encore des degrés et des nuances ; chez la plupart des défenseurs de l’une et de l’autre, il y a moins une conviction raisonnée qu’une habitude ou une tendance ; ce sont moins, à l’origine, deux systèmes que deux esprits différents ; mais quand des circonstances ont amené de vives manifestations de ces deux esprits et les ont mis en présence, il a fallu s’expliquer ; et l’habitude, d’une part, la tendance, de l’autre, sont devenues formellement des systèmes, qui ont dû rendre compte de leurs fondements, découverts peut-être après coup.

[Ceux qui admettent que le ministère est un ordre, se rattachent au passé ; les autres se fondent sur la spéculation. A la Réformation on ne systématisa pas : on se sentait vivre, et la méthode et la forme furent laissées. Plus tard vint un moment de repos : le clergé forma dans certains lieux un ordre. Aujourd’hui, il nous faut opter ; le catholicisme nous presse ; nous devons être franchement protestants. Nous avons gardé beaucoup de lambeaux catholiques ; maintenant il nous faut décidément nous habiller à neuf.]

Parmi les plus éminents défenseurs du second système, nous devons, dans ces derniers temps, distinguer Néander.

Néander signale la tendance qui se manifesta de bonne heure dans l’Eglise, de faire des pasteurs une caste. — Il rappelle la résistance de Clément († 217) et de Tertullien († 245) à ce retour vers le judaïsme. Ces Pères faisaient valoir (et Néander fait valoir après eux) l’idée du sacerdoce universel, d’après 1 Pierre 2. 9 et Apocalypse 1.6. Néander et ses autorités n’admettent l’institution des prêtres que dans le sens d’une utile division du travail. — Voir Actes 6.4, institution des diacres.

Harms répond à Néander que le langage de saint Pierre est figuré, et que le peuple hébreu a été dénommé de même quoiqu’il eût des prêtres : Vous me serez un royaume de sacrificateurs et une nation sainte. (Exode 19.6)

Mais c’est passer à côté l’un de l’autre avec des arguments dont l’un ne détruit rien, et dont l’autre ne construit rien. Car l’idée du sacerdoce universel ne contredit pas celle d’un sacerdoce spécial ; et Harms a raison d’alléguer à ce sujet Exode 19.6 ; et d’une autre part, le sacerdoce spécial ne saurait prescrire contre le sacerdoce universel.

Il me semble qu’il est utile de remarquer, au profit de l’une et de l’autre de ces vérités, que ceux qui ont parlé dans la Bible du sacerdoce universel, étaient eux-mêmes revêtus du sacerdoce spécial, et maintenaient ce caractère vis-à-vis de ceux à qui ils s’adressaient ; dans leur pensée, les deux sacerdoces ou les deux ministères ne s’excluaient pas.

Au reste, dans la nouvelle économie, il est certain qu’à un égard le ministère universel est le seul réel, non pas qu’il ait exclu l’autre, mais parce que, dans cette nouvelle économie, l’autre ministère n’existe plus, je veux dire la prêtrise proprement dite ; personne n’est spécialement prêtre, et chacun l’est, dans la proportion de son union avec le Chef, qui est Jésus-Christ. — Il ne reste que le ministère de la parole ; c’est celui-là qui est à la fois spécial et universel. — Et ici, nous répétons notre observation : les hommes inspirés qui ont reconnu ce ministère comme universel, ne laissaient pas de l’exercer d’une manière spéciale ; ils n’ont donc pu songer à nier l’un ni l’autre.

Ils ont aussi reconnu que le fidèle est directement enseigné de Dieu, et que par conséquent il a son souverain pasteur dans le ciel ; ils ont beaucoup insisté sur ce rapport immédiat de tout fidèle avec Celui qui est en même temps l’objet et l’auteur (le chef et le consommateur) de sa foi[z]. C’est là, en effet, l’essence de la vraie religion, l’esprit des vrais adorateurs du Père, le caractère d’un culte où Dieu se révèle comme père ; et aussi trouvons-nous, déjà sous l’ancienne alliance, de vives traces de cette idée. (Jérémie 31.31, 34) — Mais ces mêmes hommes qui prêchaient le commerce immédiat du fidèle avec Dieu, et qui ne se donnaient pas pour médiateurs à la place ou à côté de l’unique Médiateur, n’exerçaient pas moins le ministère de la parole, qui a précisément pour objet et pour dernière fin d’amener ce commerce immédiat. Ont-ils été en contradiction avec eux-mêmes ? Aucunement. Il ne faut donc opposer ni le ministère universel au ministère spécial, ni le ministère spécial au ministère universel ; mais comme ils sont de même nature, comme ce n’est par aucun de leurs éléments qu’ils diffèrent, comme l’un n’a pas quelque vertu ou quelque lumière qui ait été refusée à l’autre, il faut bien reconnaître, avec Néander, que le ministère spécial n’existe qu’en vertu du principe de la division du travail, et par les raisons diverses que nous avons nous-même indiquées ci-dessus. Chercher la raison d’une institution, l’idée qui lui a donné naissance, ce n’est pas nier l’institution, ni se soustraire à l’autorité de celui qui l’a fondée !

[z] Aucun n’enseignera plus son prochain ni son frère en lui disant : Connais le Seigneur ; car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu’au plus grand. (Hébreux 8.11) — Je vous ai écrit ces choses au sujet de ceux qui vous séduisent ; mais l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous ; et vous n’avez pas besoin que personne vous instruise ; celle onction vous enseigne toutes choses. (1 Jean 2.26, 27) — ; Ils seront tous enseignés de Dieu. Quiconque a écouté le Père et a été instruit par lui, vient à moi. (Jean 6.45.) Voir Esaïe 54.13 : Tous tes enfants seront enseignés de l’Eternel. – Voyez, de plus, Luc 9.50 ; Nombres 11.29 ; Jean 3.27.

La vérité, sur cette question, trouverait sa limite, d’un côté (c’est-à-dire du côté qui tend à la distinction tranchée des ministres), dans les paroles déjà citées (1 Pierre 2.9 : Vous êtes un sacerdoce royal, et Apocalypse 1.6) ; — de l’autre côté (c’est-à-dire du côté de la confusion), dans ces paroles de saint Paul : Paul, mis à part pour l’Evangile de Dieu. (Romains 1.1)

Il n’y a donc ordre que dans le sens d’une espèce d’hommes indispensables dans l’Eglise, coordonnés et préposés à chaque Eglise, centre vivant de chaque Eglise, pour l’assemblage des saints, pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps de Christ. (Ephésiens 4.12)

Cet ordre né serait une caste[a] que [dans les cas suivants] :

[a] Caste se dit de certaines classes de personnes pour les distinguer du reste de la nation à laquelle elles appartiennent. Dictionnaire de l’Académie.

  1. Dans le cas où il y aurait hérédité, comme dans l’institution mosaïque, ou transmission, comme dans l’Eglise romaine. Or, le premier n’est pas, et, comme protestants, nous nions le second. — La transmission, dans l’Eglise romaine, n’a de sens et de raison qu’en vertu du mystère de la présence réelle, et de l’interprétation infaillible ; retranchez ces deux dogmes, réduisez le pasteur à être le simple administrateur d’un culte sans mystère, et le simple prédicateur d’une parole que le Saint-Esprit peut expliquer à tout autre comme à lui, quel fondement rationnel, psychologique, reste-t-il à la succession ? — Et réciproquement, admettez le dogme de la succession, vous êtes entraîné à lui chercher, une raison, une substance, dans l’un ou l’autre des deux dogmes précités, ou même dans l’un et l’autre. — Le fondement historique ou de légalité ne suffit jamais pour conserver une institution, elle ne subsiste que par des raisons intérieures, humaines ; réduisez la transmission des pouvoirs ecclésiastiques à une base historique, vous leur enlevez, quelle que soit la solidité de cette base, toute raison suffisante d’existence, tout moyen de se perpétuer. — Dans nos Eglises nationales protestantes, nos ministres sont consacrés par des ministres, et c’est bien ; mais cela n’empêche pas qu’en remontant de consécration en consécration, on n’arrive à des hommes qui s’étaient consacrés eux-mêmes ; le droit est donc acquis à tous autres de faire de même.
  2. Dans le cas où le ministre ne serait pas citoyen dans toute l’étendue du terme. Or, il se peut qu’ici ou là les institutions civiles restreignent sa qualité de citoyen ; mais cette restriction n’est pas de son fait, et n’est commandée par aucun des éléments de l’institution. — Autrement en est-il du prêtre romain, qui ne peut pas être citoyen sans sortir de son caractère. Quant à la part constitutionnelle, de pouvoir qui, dans certains pays, a pu être affectée à son ordre, c’est un fait bien différent de l’aptitude civique individuelle ; c’est l’intrusion de l’Eglise ou du clergé dans le domaine des affaires civiles.
  3. Dans le cas où ses attributions seraient exclusives. Or une société peut bien convenir de recourir, comme société, à cet homme ou à cet ordre ; mais, hors de là, les attributions du ministère peuvent être exercées par les simples fidèles. Le ministère ne forme donc pas une caste. Il ne forme pas même un corps, sinon accidentellement. L’accident est fréquent sans doute, mais il reste accident. L’existence comme corps n’est pas essentielle au ministère.

Pour nous résumer et conclure : le ministère ecclésiastique serait la consécration, faite sous certaines conditions, de quelques membres du troupeau chrétien à s’occuper spécialement, mais non à l’exclusion d’aucuns autres, de l’administration du culte et de la conduite des âmes. Une société religieuse peut d’ailleurs régler que les solennités qui la réunissent seront présidées exclusivement par ces hommes spéciaux qu’on appelle ministres ou pasteurs.

Il semble facile de se maintenir entre les deux limites indiquées. Si l’une devait nous absorber, ce serait aux dépens d’une vérité évangélique. Mais il est sûr qu’on ne perdrait pas l’une des choses sans perdre l’autre aussi. Le choix ne sera jamais à faire. On conservera ou perdra les deux à la fois.

Cette discussion n’est pas oiseuse. Il est vrai que l’attaque et la défense passent à côté l’une de l’autre sans se rencontrer, chaque partie prétendant ce que l’autre ne repousse point, et repoussant ce que l’autre n’a garde de défendre. Mais cette discussion, qui n’eût pas eu lieu à une autre époque, signale une disposition des esprits qu’il faut connaître ; et puis elle nous conduit à bien déterminer notre position dans l’Eglise et dans la société.

La disposition des esprits est singulière ; elle renferme une contradiction. On fait tout pour que nous devenions caste, et on le fait de peur que nous ne le devenions. On ne voit pas qu’il est dans la nature d’un corps de se faire de son exil un empire, et qu’il ne verra pas même des égaux là où il ne lui est pas permis de voir des semblables. On crée ou du moins on renforce l’esprit de corps par cette peur de l’esprit de corps.

Le clergé lui-même est indécis entre le souvenir de son ancienne autorité et le sentiment de sa situation actuelle.

L’intérêt religieux ranimé, non pas encore dans les masses, mais chez un certain nombre d’individus, tend à donner de l’importance au clergé ; ce même intérêt rapproche les laïques des attributions du clergé, et, plus ou moins, efface la limite. Cette situation ne doit nous apprendre qu’une chose : à rester ou à rentrer dans les termes de l’Evangile. — Ces termes, nous les avons marqués.

Ainsi, dans toute Eglise organisée selon la parole et selon l’esprit de Jésus-Christ, il y aura des ministres, formant ou non un corps ensemble, jamais une caste ; je veux dire : rentrant, pour tout ce qui ne concerne pas exclusivement leurs fonctions officielles, dans la catégorie des autres citoyens et des autres chrétiens, et n’ayant quelque attribution inaliénable que dans l’intérêt de l’ordre et dans les limites de cet intérêt.

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