Théologie pastorale

6. Difficultés et avantages du ministère évangélique

Après avoir ainsi établi l’excellence du ministère, il peut sembler oiseux de dresser le bilan des avantages et des désavantages qu’il peut offrir, comme profession ou comme état, à ceux qui s’y consacrent. Mais, quoique cette excellence emporte, pour celui qui la reconnaît et qui la sent, la question tout entière, et que pour celui qui ne la sent ni ne la reconnaît, la question des avantages ou inconvénients d’un état qu’il ne doit pas embrasser n’ait pas même un intérêt de curiosité, je crois ne point devoir me placer dans un point de vue si absolu, et [devoir] raisonner comme si la seconde question avait de l’intérêt indépendamment de la première.

Commençons par les difficultés, les peines et les dangers.

Il est bien différent de voir le ministère de loin ou de près, et il importe de le voir de près. [A distance, il n’est pas possible d’avoir une connaissance vraie de ses charges ; cependant il faut en prendre une connaissance générale] : Qui est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne s’asseye d’abord et ne suppute la dépense pour voir s’il a de quoi l’achever ? (Luc 14.28-30) Sans doute il faut être chrétien coûte que coûte, et de cette nécessite même je conclus que la dépense n’est trop grande pour personne ; mais la qualité de pasteur ne remplace pas celle de chrétien ; elle s’y ajoute, elle fait surcroît, et c’est ce surcroît qu’il faut supputer. [Nous devons voir si la dépense est trop forte pour nous. Ainsi nous éviterons des surprises pénibles et décourageantes.

[Il y a deux manières de faire cet examen. La première est d’examiner là totalité des positions extrêmes, des situations extraordinaires, des cas les plus périlleux. S’il y a du tragique dans la vie du chrétien, il y en a à bien plus forte raison dans celle du pasteur, qui est le chrétien par excellence. La seconde manière est d’examiner les cas ordinaires. La différence ne gît pas dans là nature de ces cas, mais dans leur fréquence.

[Les cas extraordinaires sont appelés ainsi parce que par là bonté de Dieu, ils sont rares ; mais il ne peut pas être superflu d’en parler. Il y a des époques où ceux qui bâtissent la muraille travaillent d’une main et de l’autre tiennent l’épée. (Néhémie 4.17) Peut-être est-ce le cas aujourd’hui. Ce n’est pas, du reste, ce qui saute aux yeux qui fait les temps ordinaires ou extraordinaires ; au fond, les temps sont plus ou moins ce que nous les faisons. Ils peuvent tous être sublimes, tout comme nous pouvons rendre prosaïques les plus extraordinaires. Le ministère est extraordinaire dans tous les temps. Il y a une manière héroïque de le concevoir, et c’est la seule vraie. Le ministère est un office de dévouement, et pour ne pas prendre une chose pour une autre, il faut élever le ministère à toute sa hauteur, le voir dans les moments les plus difficiles. Par nous-mêmes nous descendons sans cesse, et par conséquent quoi de plus funeste que de chercher son idéal à mi-hauteur, au lieu de le chercher au sommet ? Pour ne pas rester trop inférieur, il faut donc se donner pour idéal les cas les plus exceptionnels, et se demander si l’on est prêt à accepter le ministère des missionnaires dans les pays sauvages, le ministère des martyrs. Il faut, à l’entrée, supposer presque l’impossible, sinon l’on n’a pas l’idée du ministère. Dans quelque position qu’on l’exerce, le ministère est toujours ce qu’il est ; rien ne le fera changer, ni les temps faciles, ni les temps difficiles. Pour le moment Dieu peut nous laisser dans une position facile ; mais le ministère emporte les situations les plus périlleuses ; c’est toujours un sacrifice complet du corps et de l’âme au service de l’Eglise. Il faut donc se placer en vue des plus grandes difficultés, non seulement pour porter dans l’ordinaire un esprit extraordinaire, mais parce que ce qui nous paraît impossible ne l’est pas.

[L’histoire de l’Eglise est composée d’une succession de troubles et de paix, et ces époques sont imprévues. Les perturbations les plus profondes ne sont pas toujours annoncées par des présages sûrs et surtout lointains, le ciel est pur la veille, le lendemain éclate l’orage, et rien ne peut faire prévoir les temps orageux ; c’est comme au temps de Noé : jusqu’au jour où il entra dans l’arche, on se mariait et on donnait en mariage, et le lendemain le déluge vint, qui les fit tous périr. (Matthieu 24.38-39 ; Luc 17.27) Notre âge croit beaucoup aux institutions et à leur force, et sans doute elles ont une grande puissance ; mais cependant les ongles repoussent vite, et au milieu de la civilisation, la nature humaine reste toujours à l’état sauvage, elle n’est qu’apprivoisée par la société. Il y a des passions qui ne font que dormir dans le cœur de l’homme, et malgré la sécurité procurée par les institutions sociales, on n’est jamais en sûreté contre la haine de l’Evangile, qui est toujours vivante dans les cœurs et qui se montre d’autant plus forte que le christianisme avance davantage. Il faut donc regarder comme probables les révolutions, les persécutions, de même que nous regardons comme probables les fléaux naturels. Les orages fondront surtout sur le christianisme : il doit s’attirer le plus de haine et le plus d’amour ; sa condition normale n’est ni absolument dans le trouble, ni absolument dans la paix. Il n’a pas proprement besoin de paix ; Dieu la lui donne, pour le retremper. Mais un long calme pourrait lui être funeste ; il lui faut du trouble et de la tempête.

[Chacun donc, avant d’entrer dans le ministère, doit se représenter vivement ces époques de crise et se demander : Que ferai-je ? Il faudra peut-être que dans une peste ou dans un temps de guerre je donne ma vie pour mon troupeau, comme Jésus-Christ a mis sa vie pour nous. En serai-je capable ? Dans notre temps on ne persécute point, quelquefois seulement on ridiculise. Ce temps peut changer : nous pourrons être persécutés, c’est-à-dire menacés dans nos biens, dans nos familles, dans nos personnes. Une telle situation est aussi normale que toute autre : il n’est pas plus naturel ni plus régulier d’aller tranquillement à l’église et de faire en paix son service, que d’aller au bûcher, d’être persécuté dans ses enfants, dans son épouse, d’affronter la colère des grands de la terre et de périr sous leurs coups, d’être exilé ou d’exercer le ministère dans une pauvreté extrême. On pourrait même dire que la paix est l’exception. Toutes les crises, d’ailleurs, ne sont pas extérieures ; il y a des temps, aussi difficiles que ceux de persécution, ce sont les temps d’hérésie ou d’erreur, lorsque la plupart de nos. collègues ne prêchent pas l’Evangile. Alors il faut lutter pour la vérité et ne pas craindre les sacrifices. Aujourd’hui déjà nous voyons l’erreur et l’hérésie lever le front ; nous avons à combattre ceux qui énervent l’Evangile : par conséquent nous devons nous attendre aux calomnies et à la haine du grand nombre.

[Dans notre pays, le ministère peut être exercé aujourd’hui dans une position matériellement indépendante ; mais est-il certain que cela dure et que nous ne soyons pas appelés un jour à exercer le ministère dans la pauvreté ? Le temps de suffragance a déjà quelque chose de dur, mais, quoique mauvais en un sens, il a pourtant sa bénédiction : la vocation s’épure à ces épreuves.

[Il ne faut pas craindre d’évoquer les idées lugubres du ministère. Il faut se dire que dans cette carrière l’héroïsme est de rigueur. Tous les pasteurs doivent être des héros, car le christianisme est déjà de l’héroïsme dans les laïques ; le chrétien est un héros éventuel, un héros en puissance. Le droit qu’ont les ministres protestants d’avoir une famille ne change rien à leur position ; il leur rend seulement le dévouement plus difficile. Le prêtre est seul. Au reste, le ministre protestant, n’est dispensé d’aucun dévouement : il donnera sa vie, s’il le faut : et tous ses sacrifices seront d’autant plus douloureux qu’il les fera partager à sa famille. Se dévouer est son métier. Pourquoi le dévouement lui serait-il plus pénible qu’au médecin, par exemple, dont personne ne s’informe s’il est marié ?]

Nous voulons maintenant considérer le ministère évangélique dans les temps ordinaires, non plus dans ceux de lutte, ou de persécution. Nos observations s’appliqueront au plus grand nombre des cas, à la situation la plus ordinaire, celle du pasteur de campagne, sans exclure aucune situation.

Le ministère, selon Grégoire de Naziance, est une tempête de l’esprit. Chrysostôme dit : Un évêque est plus agité de soins et d’orages que la mer par les vents et les tempêtes.

1. Difficulté de gouverner par des moyens purement moraux une multitude d’âmes et d’esprits très divers.
Il y a dans cette multitude beaucoup d’éléments composés qui ne s’accordent pas entre eux. Il s’agit de gouverner cet état, et d’obtenir une obéissance non seulement extérieure, mais intérieure. Il faut dompter, non seulement les actes, mais les pensées, et les réduire à l’unité ; et tout cela par la persuasion ; car les armes de notre guerre ne sont point charnelles. (2 Corinthiens 10.4) — Le gouvernement politique est plus facile dans un sens : il a des moyens matériels, il a l’opinion ; car le gouvernement est plus ou moins l’expression de la société. Il ne peut pas plus que ne veut la société dans ses meilleurs éléments : il la suit. Le pasteur doit conduire l’homme là où il ne veut pas aller, il doit faire accepter des idées imprévues que l’homme n’est pas disposé à recevoir et qu’il traite de folie : on voit bien là l’énorme difficulté du gouvernement pastoral. — L’Evangile est humain, de la vraie humanité sans doute ; il correspond à l’homme intérieur, à la conscience, à laquelle il faut arriver à travers l’homme superficiel, qui intercepte la lumière. L’homme intérieur tend la main à l’Evangile dans son obscurité ; il y a intelligence secrète. Mais que d’obstacles à fléchir ! qu’il est difficile de renouer les deux fils !

[Saint Grégoire, développant l’idée de la diversité des sentiments et des caractères, remarque que la vérité est une, mais qu’elle est tantôt viande, tantôt lait, selon les individualités : or, il faut donner à chacun la nourriture qui lui convient[d]. Certaines vérités repoussent les uns, attirent les autres, étouffent les uns et sauvent les autres : il faut donc donner la même vérité sous des formes diverses aux divers individus. Le gouvernement pastoral est celui des individualités ; la loi civile ne s’embarrasse pas des différences de caractères.]

[d] L’art des arts, la science des sciences me paraît être de diriger l’homme, le plus varié des êtres et le plus changeant. (Grégoire de Naziance, Apologie.)
– Dans le même livre, l’homme est représenté : ενος ζωου συνθετου και ανομοιου
– Voici le passage sur les divers besoins, selon les divers degrés d’intelligence et de culture : Ceux-ci ont besoin d’être nourris de lait, des leçons les plus simples et les plus élémentaires ; mais il faut à ceux-là la sagesse dont on s’entretient parmi les parfaits, une nourriture plus forte et plus solide… Si l’on voulait leur faire boire du lait et manger des légumes, nourriture des faibles, ils seraient mécontents, et certes à bon droit, n’étant pas fortifiés selon Christ, etc.

Ainsi le premier caractère d’excellence du ministère en est aussi la première difficulté. 2. Travail considérable.
Pauvres, malades, écoles, bons offices de charité, interventions pacifiques, correspondance administrative, sermon, catéchisme. — La multitude et le poids des offices n’autorise point à négliger le sermon, qui offre le seul moyen d’atteindre, certains individus, et le catéchisme qui nous rend maîtres en quelque sorte du début de chaque génération. — Mais cette énumération ne dit pas tout, parce que là même où elle ne se réaliserait pas complètement, il faudrait que le ministère gagnât en profondeur ce qu’il a de moins en largeur. La plus petite paroisse doit devenir, par le zèle de celui qui la dessert, aussi onéreuse que la plus grande ; ce travail n’a pas une limite, un point où la matière manque[e]. Et il faudrait chercher les occasions plus loin, lorsque plus près elles manqueraient. Ce n’est pas un vrai imitateur du premier des ministres, celui que le zèle de la maison de Dieu ne dévore pas. — Pour donner une idée de l’étendue du travail pastoral, disons que toute l’extension que, dans une autre profession, l’enthousiasme le plus exalté ou l’ambition la plus démesurée peuvent suggérer à l’homme qui l’exerce, n’est que l’exacte mesure de ce qu’enferme pour le pasteur la simple notion de son office.

[e] Une seule âme suffit pour occuper un prêtre, parce que chaque âme et chaque homme est comme un grand monde dans les voies et les œuvres de salut, quoiqu’il n’en soit qu’un petit dans sa composition naturelle. Ainsi un prêtre est d’autant plus à une âme qu’il en a moins à gouverner. (Saint-Cyran, Pensées sur le sacerdoce.)

3. Travail uniforme. — [Il y a des travaux plus uniformes, mais où le genre du travail compense l’uniformité. Les mauvais effets de l’uniformité sont surtout sensibles dans les choses délicates et de sentiment[f] ; ils sont bien moins graves dans d’autres professions où il y a moins à perdre, une pointe moins délicate à émousser. [Des fonctions qui reposent sur le sentiment finissent par devenir insupportables si l’Esprit de Dieu ne le ravive incessamment. Si quelque part l’uniformité est redoutable, c’est dans l’exercice du ministère. Comment ne pas être effrayé lorsqu’une fonction solennelle se présente, et qu’au dedans de soi on sent tout glacé ; quand autour de vous tout est grand, et que dans votre âme tout est petit ? Devant une scène de mort, par exemple, l’habitude peut laisser votre coeur froid. Il y a là un immense danger, et s’il n’y avait pas de remède, il faudrait renoncer au ministère. Mais il y en a un.]

[f] Corruptio optimi pessima. — Rares sont les exemples comme celui du prêtre cité par Marmontel.

Ce travail uniforme est sans les perspectives et les chances des autres professions ; [on ne peut monter dans la hiérarchie sociale. Il faut se dire : Je ferai toute ma vie la même chose sans jamais en sortir, sans que mon horizon mondain s’étende.]

4. Travail mal apprécié.
Il l’est mal par la plupart des gens, au moins pour ce qui regarde son intensité et son poids. [Les campagnards, en particulier, regardent comme un oisif celui qui ne travaille point de ses mains ; ils ne sentent pas jusqu’à quel point le travail de l’esprit est un travail. Encore le travail de l’intelligence trouve-t-il des appréciateurs ; mais le travail du cœur, la prière, le souci spirituel pour son troupeau, qui y verra un travail ? Il faut se soumettre à être peu compris.]

5. Beaucoup de fonctions tristes et douloureuses.
Car l’occasion principale pour la religion et pour le ministère, c’est la souffrance : que de tristes découvertes dans cette circumnavigation de la misère humaine ! [L’Evangile est une pharmacopée morale. Il y a un Evangile parce qu’il y a des maux à guérir. Le ministre va vers les malades spirituels, mais aussi vers les malades du corps et ceux qui souffrent de quelque tristesse. Souvent la maladie ou le deuil sont les seuls portiers qui puissent lui ouvrir une maison. Quelle lugubre entrée ! On prend plus vite son parti des misères du corps, de la dissolution offerte tous les jours au médecin, que des misères de l’âme. La vue du mal moral flétrit et corrompt, et surtout son analyse, si l’on a reçu le don redoutable de connaître l’homme sans connaître Dieu. Le vrai ministre, sans doute, connaît Dieu ; mais les dards enflammés, du malin trouvent quelquefois le défaut de la cuirasse. On peut en devenir misanthrope, et voir s’éteindre en soi le feu de la charité.]

Enfin, il y a pour le ministre des peines de cœur, aussi peu comprises de la plupart des gens que le travail du pasteur est peu apprécié. [Ainsi, qu’il ait trouvé un cœur dur mais hypocrite, qui ait éludé toutes les tentatives, de sa charité ; qu’une âme n’ait pu être sauvée à cause de circonstances que peut-être il aurait dû prévoir : personne ne comprendra qu’il en souffre ; et cependant, la plus grande compensation de nos chagrins, c’est d’être compris.]

5. Sacrifice de plusieurs goûts, même innocents.
Il faut souvent renoncer à des choses innocentes en elles-mêmes, mais qui scandaliseraient les faibles. La mesure de cette interdiction varie, mais elle existe cependant.

6. Talent perdu, rouillé dans l’obscurité.
Il ne se peut pas que tout homme de talent soit placé dans un lieu où on l’appréciera. Il ne s’agit pas d’une jouissance d’amour-propre, mais de l’exercice d’une activité. C’est un sacrifice, mais qu’il faut faire. Et au bout du compte, le monde est rempli de talents enfouis. Ce qui est le fait de Dieu, nous n’en sommes pas responsables, et nous devons l’accepter sans murmure.

7. Isolement pénible à celui qui a connu les charmes de la vie sociale et du commerce des esprits.

8. Espèce de défiance et de peur que le pasteur inspire.
Pour bien des gens, il est le représentant du côté triste de l’existence humaine.] Le ministre semble porter le deuil de la vie. [La sienne est grave, et] la gravité toujours confine à la tristesse. [Cela le relègue dans une espèce de solitude, qui augmente encore celle qu’il doit se faire à lui-même par les convenances de son état.

9. Double danger de plaire et de déplaire au monde.
Si on lui plaît, on s’attache à ce succès, et on veut se l’assurer pour la suite ; il est dur de se voir déserté après s’être vu fêté ; tout amour-propre à part, il est pénible de renoncer à la bienveillance de ses semblables, et de n’avoir pas la paix avec tous les hommes. — Si l’on déplaît, on s’en attriste, ou l’on s’en irrite, et l’on fait tout pour déplaire davantage[g]. On peut abuser de cette pensée que la vérité offense ; on peut vouloir ajouter à cette impopularité de la vérité avant d’avoir subjugué les cœurs. Le ministre doit se concilier l’affection des membres de son troupeau ; et s’il est impopulaire, il doit examiner sa conduite, pour voir si cette impopularité ne vient pas de lui. Quoi qu’il en soit, les deux dangers existent, nous côtoyons deux abîmes.

[g] Voir J. Newton, Omicron, tome I, page 142-146. Lettre Xlll : Sur les dangers auxquels est exposé le ministre de l’Evangile.

10. L’amour-propre est fort en jeu dans une profession qui expose, aux regards, qui est intellectuelle, et qui touche à l’art et à la littérature.
Le ministre peut rassembler la multitude pour lui parler de ce qu’il veut. Il ne serait pas étonnant que plusieurs eussent embrassé cette profession dans cette espérance. Le troupeau devient alors un public, l’auditoire un tribunal. La position du ministre est faussée ; sa généreuse indépendance, son autorité sont compromises ; il s’est imposé un joug. Il ne prêche plus Dieu, il se prêche lui-même, et par un sacrilège dont il est difficile de mesurer l’étendue, la chaire devient un théâtre, des tréteaux pour sa vanité. Ce mot semble dur ; et cependant, en rentrant en soi-même, on trouve qu’il n’est souvent que trop juste. A la suite des triomphes oratoires, le pasteur pourra recueillir des éloges : à chaque éloge un reproche retentira dans son cœur. Ah ! qu’il préfère aux louanges le respect silencieux d’une âme fidèle qui l’a écouté dans le recueillement et dont il a touché le cœur, victoire bien plus grande que d’avoir excité une stérile admiration. L’amour-propre est notre plus terrible ennemi, parce qu’il est le plus proche. Tout le monde est avide de louanges ; seulement il y a un amour-propre robuste et sans retenue (c’est la vanité), comme il y a un amour-propre maladif et qui se modère. On a baptisé ce dernier du nom de modestie. Ce n’est pas une vertu, c’est une qualité humaine, une simple marque de bon sens : Il y a loin de la modestie à l’humilité ; la vraie humilité est un miracle, il faut une grâce surnaturelle pour la donner au ministre. Il n’y a que l’amour qui puisse, dans son cœur, détrôner l’amour-propre. L’amour est une préoccupation ardente, passionnée, qui distrait de tout ce qui n’est pas lui, du blâme comme de l’éloge. C’est dans l’amour que la conversion s’organise. Il faut aimer son troupeau pour bien le prêcher.

Il est une forme de l’amour-propre qui se manifeste dans le ministère plus que dans toute autre profession : c’est l’amour du commandement. Le pasteur est dans sa paroisse le seul de son espèce ; il est appelé à commander. En public, du moins on ne peut discuter avec lui ; il a le monopole de la parole. Souvent il a affaire à des pauvres qui lui témoignent un grand respect, parce qu’ils sont plus ou moins dépendants de lui. [Cette habitude du commandement, si facile à contracter, rend étroit, fausse la vue, éloigne ceux qui ne peuvent pas sacrifier leurs goûts à celui du pasteur. Chrysostôme a développé avec une force admirable les dangers de l’amour-propre dans le ministère[h].

[h] Chrysostôme De Sacerdotio, Grégoire de Naziance s’exprime ainsi : En toute fonction spirituelle, c’est la règle de négliger ce qui est personnel pour ce qui est de l’intérêt des autres.

Le danger de l’amour-propre est plus grand chez le protestant que chez le catholique, qui parle beaucoup moins. Il est difficile que le ministre protestant ne se laisse pas un peu aller à cette idée d’être bon orateur. Au bout du compte, le bon prédicateur est bon orateur. Et en cherchant la perfection pour elle-même, il est bien difficile de ne pas la chercher pour plaire, ne fût-ce qu’à soi-même. Cela conduit à ne voir dans les idées de la prédication qu’un substratum neutre qui n’a de valeur que par la forme qu’on lui donne.

11. Combats intérieurs entre la foi et le doute :
Peut-être plus fréquents et plus profonds chez le pasteur que chez le simple fidèle, et au milieu desquels il faut poursuivre l’œuvre du ministère. Le doute, comme fait psychologique, a été peu étudié ; il y a un doute philosophique et un doute d’ignorance : nous les laissons de côté. Mais n’y a-t-il que ceux-là ? N’y a-t-il pas un état où les meilleures preuves laissent dans le doute ? Les preuves intellectuelles sont là, et l’âme est incertaine. La certitude chrétienne est autre chose que la certitude de l’intelligence. Le doute est un état de néant, un état de tentation où tous ont passé. Quand la vie faiblit, la foi faiblit. La foi crée la vie, mais la vie entretient la foi. La foi est une vue ; quand elle ne l’est pas, elle descend au rang de croyance. La foi est une, mais elle a ses degrés. Et si, au milieu d’une situation pareille, on pouvait se retirer, se recueillir, interrompre des travaux qui tous supposent la foi, on ne serait pas si malheureux ; mais on ne le peut : il faut toujours prêcher. Chacun peut se trouver dans l’état où tomba Richard Baxter, se sentir tout à coup dans un vide absolu, où tout échappe, même les croyances fondamentales. Cet état est affreux. Il faut en sortir, pour s’efforcer de tendre de nouveau toutes les forces de l’esprit dans une prière fervente.

12. Humiliation intérieure de sentir en soi l’homme à une si grande distance du prédicateur.
Quel est l’homme le plus fidèle qui n’ait faibli ? On se sent repris par ces paroles : Est-ce à toi de réciter mes statuts et de prendre mon alliance en ta bouche, vu que tu hais la correction et que tu as jeté mes paroles derrière toi ? (Psaumes 50.16-17)

13. Pensée angoissante qu’on porte dans ses mains les destinées de beaucoup d’âmes, et qu’on exerce un ministère qui, s’il ne fait pas vivre, tue.
Il tue, en aggravant leur condamnation, ceux qui, pouvant en profiter, n’en profitent pas. Voilà quant au ministère fidèle. Quant à celui qui est exercé sans fidélité, et dans lequel la vie ne répond pas aux paroles, il tue d’une autre manière.[i] Et cette pensée, que les scandales que nous donnons sont les plus grands de tous, et que la moindre de nos infidélités a des conséquences graves, est bien propre à nous épouvanter, et à nous faire dire : Seigneur ! envoie quelque autre ! — Ecoutons Massillon : L’Evangile de la plupart des gens du monde est la vie des prêtres dont ils sont témoins. Et cela sera toujours, même au sein du protestantisme. Ils regardent le ministère public comme une scène destinée à débiter de grandes maximes qui ne sont plus à la portée de la faiblesse humaine, mais ils regardent notre vie comme la réalité et le véritable rabais auquel il faut se tenir. Et plus loin : Nous sommes les colonnes du sanctuaire, mais qui, renversées et dispersées dans les places publiques, deviennent des pierres d’achoppement aux passants.[j]

[i] Par fois li communal clergié
Voi-je maternent engignié :
Icil font le siècle mescroire.

La Bible Guyot. (Treizième siècle.)

[j] Discours sur l’excellence du sacerdoce. Première réflexion vers la fin.

14. Le plus déplorable, c’est si ces blessures, que les consolations de Dieu devaient seules fermer, viennent à être fermées par l’habitude et par une mauvaise résignation ; ce qui n’est que trop souvent le cas. Comme on l’a dit, le repentir répété use l’âme[k] et la met, pour ainsi dire, de mauvaise humeur contre elle-même.

[k] Allusion à un passage de Corinne, livre X, chap. V. (Editeurs.)

Toutes ces peines sont fort sensibles ; mais il en est plusieurs qu’il est plus funeste d’éviter que douloureux de subir, et toutes ont besoin d’être prévues et comme savourées d’avance.

A cette énumération peut-être incomplète, et dont peut-être aucun trait n’est accusé assez fortement, on peut opposer sans doute, comme compensation, les avantages suivants :

La religion, qui est la chose la plus excellente et le tout de l’homme, est, pour le ministre, l’office et le devoir de tous les jours, de toutes les heures : ce qui se mêle à la vie des autres hommes compose la sienne.

Il vit au milieu des idées les plus hautes et les plus vastes, et des occupations de l’utilité la plus absolue.

Il n’est appelé à faire que du bien ; rien ne l’oblige ou ne le tente à faire du mal.

Il n’occupe aucun rang dans la hiérarchie sociale, n’appartient à aucune classe, mais sert de lien à toutes ; représente en soi, mieux que personne, l’unité idéale de la société. [Le ministre, il est vrai, n’est pas aussi bien placé sous ce rapport que le prêtre célibataire. Mais il peut avoir cependant cette prérogative quand il le voudra.]

Sa vie, à moins de circonstances trop défavorables, est la plus propre à réaliser l’idéal d’une vie heureuse. [Il y a une grande régularité, une sorte de calme uniforme, qui est peut-être la vraie latitude du bonheur terrestre.] La prédilection des poètes et des romanciers pour le personnage du pasteur de campagne n’est pas sans fondement. Tout cela n’est vrai qu’à supposer que le pasteur soit fidèle et plein de l’esprit de son état ; mais s’il l’est, tout est contrebalancé, corrigé, transformé, et il lui suffit, sans peser minutieusement les inconvénients et les avantages, de faire une réflexion : Jésus-Christ assigne à ses ministres de pénibles épreuves intérieures et extérieures, afin qu’ils puissent sympathiser avec leur troupeau, et connaître, par leur propre cœur, la séduction du péché, les infirmités de la chair, et la manière dont le Seigneur soutient et supporte tous ceux qui se confient en lui.[l] En sorte qu’en un certain degré on peut transporter au ministre ce qui a été dit de Jésus-Christ : Nous n’avons pas un souverain sacrificateur qui ne puisse compatir à nos infirmités, puisqu’il a été tenté de même que nous en toutes choses. (Hébreux 4.15)

[l] J. Newton, Cardiphonia, tome III, page 22.

Enfin la Parole de Dieu, d’une manière directe pu indirecte, bénit particulièrement ses travaux et son état. Elle déclare (remarquez la gradation) que ceux qui auront été intelligents brilleront comme la splendeur de l’étendue ; et que ceux qui en auront amené plusieurs à la justice luiront comme des étoiles à toujours et à perpétuité. (Daniel 12.3)

En promettant aux ministres immédiats de Jésus-Christ que, dans le renouvellement de toutes choses, ils seront assis sur des trônes, pour juger les douze tribus d’Israël, elle fait pressentir, pour leurs successeurs, une gloire et des récompenses proportionnées. (Matthieu 19.28)

Elle honore et bénit tellement le ministère, que les secours mêmes qui lui sont prêtés sont l’objet de promesses spéciales : Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra une récompense de prophète. (Matthieu 10.41)

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