Théologie pastorale

2. Règles particulières

Le premier, ou plutôt la condition de tous les autres, est la solitude[b].

[b] Voir sur ce sujet le discours de M, Vinet intitulé : La solitude recommandée au pasteur dans les Nouvelles Etudes Evangéliques. (Editeurs.)

Nous n’exagérons point ; nous ne prétendons point recommander la solitude à l’exclusion ou au détriment de la vie sociale. C’est au profit de celle-ci, et pour y retourner mieux préparé, que le pasteur doit s’en retirer quelquefois. La solitude trop profonde, trop prolongée, a d’autres mais d’aussi grands dangers que le monde ; elle est, comme habitude, contraire à la volonté du Créateur, qui a déclaré qu’il n’était pas bon que l’homme fût seul ; elle est contraire à la pensée de Jésus-Christ, qui a prié son Père, non de nous ôter du monde, mais de nous préserver du mal : elle n’est donc recommandable que comme exception et non comme règle ; mais comme exception ou comme remède (on ne se nourrit pas d’un remède), elle est très recommandable.

Nous n’avons pas voulu dire non plus que la solitude en elle-même fût bonne ; elle ne l’est qu’à certaines conditions. [On en a souvent parlé avec cette espèce d’enthousiasme exclusif que nous avons pour tout ce qui nous a une fois charmés. Les poètes[c], les moralistes, les philosophes l’ont vantée, et sans doute ce concert d’éloges n’est pas sans quelque fondement ; mais il faut distinguer.] C’est la solitude intérieure que nous aurions voulu recommander, ou l’esprit de solitude ; il faut s’exercer à être seul au milieu du monde, [tranquille au milieu du tumulte, immobile au milieu du mouvement ;] et celui qui serait capable de cette solitude, nous le tiendrions quitte de l’autre. — Nous croyons aussi que là où la solitude extérieure nous est refusée, nous pouvons compter que l’autre, cultivée avec soin, nous suffira.

[c] Voir, entre autres, La Fontaine dans le Songe d’un habitant du Mogol, le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire.

[La, solitude extérieure est mauvaise, si elle n’est pas bonne. Si nous avons le monde dans le cœur, nous le portons avec nous dans notre cabinet.] Elle est très mauvaise à l’homme insociable, envieux ou irrité, qui s’y repaît de ses ressentiments ou de ses haines ; et il est bien des cas où l’on ne saurait conseiller rien de mieux à l’homme agité par quelque passion, que le commerce des hommes rattaché à quelque activité utile. — La solitude est bonne ou mauvaise selon ce que l’on y cherche. Mais la solitude ne peut manquer d’être utile à celui qui y cherche le bien, précisément parce qu’il le cherche. Et lors même qu’on n’en aurait pas fait soi-même l’expérience, il doit être aisé de comprendre que ce qui fait évanouir les objets et taire les bruits du monde favorise les entretiens que nous voulons avoir avec nous-mêmes ; que ces entretiens ne peuvent même être suivis, complets, que dans cette condition ; et qu’en particulier les vérités qui intéressent la conscience s’y dégagent mieux de tous les accessoires étrangers dont elles se chargent et s’obscurcissent dans les discussions qui s’engagent à leur sujet[d].

[d] Saint Grégoire appelle les occupations du ministère une tempête de l’esprit. — Saint Bernard écrivait au pape Eugène : Puisque tous vous possèdent, soyez vous-même l’un de ceux qui vous possèdent. Pourquoi seriez-vous seul frustré du don que vous faites de vous ? Jusques à quand ne vous recevrez-vous pas vous-même, à votre tour, parmi les autres ? Vous reconnaissez que vous vous devez aux sages et aux insensés, et vous ne vous refusez qu’à vous seul !… Tous ont leur part de vous, tous s’abreuvent à votre sein comme à une fontaine publique, et vous vous tenez altéré à l’écart. (Saint Bernard, Traité, de la considération, livre I, chapitre V.)

La vie est, de nos jours, compliquée de tant d’éléments, taillée à tant de facettes, qu’il en résulte une sorte d’éblouissement et que l’œil a besoin de se reposer dans le jour égal et doux de la solitude[e].

[e] Voir sur l’institution catholique des retraites Massillon, troisième discours synodal : De la nécessité des retraites pour se renouveler dans la grâce du sacerdoce ; et Bourdaloue, Avertissement de la Retraite spirituelle.

Il ne faut donc pas mépriser les moyens extérieurs. Jésus-Christ ne les a pas méprisés, lui qui, dans l’Evangile, nous est plusieurs fois montré se retirant à l’écart et passant de longues heures loin des hommes et du bruit. Si ce moyen pouvait être nécessaire à Jésus-Christ, comment nous serait-il inutile ? J’ai appris de saint Augustin, dit Bossuet, que l’âme attentive se fait à elle-même une solitude : Gignit enim sibi ipsa mentis intentio solitudinem. Mais ne nous flattons pas ; il faut savoir se donner des heures d’une solitude effective, si l’on veut conserver les forces de l’âme.

[Du reste, ce n’est que comme action que la solitude est bonne ; la paix, le repos qu’elle offre, ne sont qu’un cadre qu’il faut remplir. Le vagabondage de la pensée est toujours funeste. Le christianisme fait penser et non rêver.] L’effet général de la solitude que nous avons signalé, la rend précieuse au ministre, qui peut l’employer [à ces trois usages] :

  1. A faire le compte de ses voies extérieures et intérieures. [C’est un examen que nous devons faire souvent ; car le progrès du mal est aussi rapide qu’insensible. Si nous ne sommes pas meilleurs aujourd’hui qu’hier, nous sommes pires. Economes diligents, faisons tous les soirs notre compte, car le voleur peut venir pendant la nuit. Toutefois, une manière trop minutieuse de s’examiner est un chemin ouvert à l’égoïsme ; il faut donc être en garde, même ici, car l’ennemi se glisse par toutes les issues. On a quelquefois recommandé, sans assez de réserve, de tenir un journal détaillé et quotidien. Il ne faut pas trop parler de soi, même pour en dire du mal ; mais il est utile de prendre note des faits les plus importants de notre vie.
  2. A recueillir les résultats de son expérience. L’expérience est proprement une réaction sur les faits. Il ne suffit pas de les avoir vus, d’y avoir assisté ; il faut y réfléchir, les dégager, les épurer, les classer. On passerait toute une longue vie, dit d’Argenson, à travailler sans principes, que l’on n’apprendrait jamais rien. L’expérience est bien plutôt le fruit des réflexions sur ce que l’on a vu que le résultat d’une multitude de faits auxquels on n’a pas donné toute l’attention qu’ils méritent.
  3. A consulter Dieu. Les plus saints commerces ne peuvent valoir celui-là. Et combien n’est-il pas nécessaire au ministre ! Il doit régler sa conduite ultérieure, prendre des résolutions, délibérer avec lui-même. On fera beaucoup de faux pas, surtout, dans les premiers temps, si l’on ne combine pas son plan de campagne. Mais que Dieu soit appelé au conseil et que nos délibérations ne soient jamais prises en son absence.

La prière [trouve sa place naturelle dans la solitude ; mais nous la considérons à part, comme un second moyen de renouveler la vocation. Elle n’est pas seulement un devoir et un privilège ; elle n’est pas seulement une préparation au ministère ; elle est un de ses travaux] pour l’accomplissement duquel les premiers ministres de Jésus-Christ avaient demandé d’être déchargés de quelques fonctions secondaires ; il y faut vaquer. (Actes 6.4)

La prière est nécessaire pour nous maintenir au vrai point de vue des choses, qui nous échappe toujours ; — pour guérir les blessures de l’amour-propre et de la sensibilité ; — pour retremper le courage ; — pour prévenir l’invasion toujours imminente de la paresse, de la frivolité, du relâchement, de l’orgueil spirituel ou ecclésiastique, de la vanité de prédicateur, de la jalousie de métier. La prière ressemble à cet air si pur de certaines îles de l’Océan, où aucune vermine ne peut vivre. [Nous devons nous entourer de cette atmosphère, comme le plongeur s’entoure de sa cloche avant de descendre dans la mer.]

Mais la prière du pasteur est une prière sacerdotale, et comme telle, c’est une fonction. On a dit : Celui qui travaille prie ; combien n’est-il pas plus vrai que celui qui prie travaille ! C’est un travail comme celui de Moïse sur la montagne. L’intercession est ce qui reste au ministre de la prêtrise[f]. Elle a été immédiatement pratiquée par le grand pasteur et par ses apôtres, qui font sans cesse mention de leurs troupeaux dans leurs prières, en même temps qu’ils réclament l’intercession de leurs troupeaux.[g]

[f] Non seulement l’intercession, mais la prière pour que le règne de Dieu vienne. Voir Esaïe 52.6, 7 : Vous qui faites souvenir de l’Eternel, ne vous donnez point de repos et ne lui donnez point de repos jusqu’à ce qu’il rétablisse et qu’il remette Jérusalem en un état renommé sur la terre.

[g] Prière de Bacon avant son étude, rapportée par M. de Vauzelles. (Histoire de Bacon. Tome I, page 107.) — Celle de Keppler. (Semeur de 1838, page 245.) — Voir ces prières, et deux passages de Massillon à l’Appendice.

[Un autre emploi des heures de retraite du pasteur et un troisième moyen de renouveler sa vocation consiste dans l’étude : celle de la Bible d’abord. Cette étude, même dépouillée de tout ce qui est scientifique, est inépuisable, et l’on y fait, jusqu’aux bornes de la vie, des découvertes nouvelles. Elle est obligatoire et nécessaire pour le pasteur ; obligatoire, puisque sa charge n’est pas autre chose que de prêcher cette parole ou d’après cette parole, — et que son ministère aura d’autant plus d’intérêt et sera d’autant plus fructueux, que sa parole sera plus pénétrée des sucs de cette parole, — et même de la lettre[h].

[h] Voir 1Timothée 4.13 ; Applique-toi à la lecture, etc., et 1 Timothée 3.15-17 Tu as dès ton enfance la connaissance des saintes lettres, etc.

Richesse et intérêt de la prédication du ministre qui ne se borne pas à en connaître et à en citer quelques parties, mais qui la connaît et qui la cite tout entière. [Pour la cure d’âmes, la Bible est encore plus nécessaire. On risque d’être souvent pris au dépourvu, si l’on n’est pas familier avec la Parole de Dieu. On est frappé de la puissance que donne à quelques missionnaires la connaissance approfondie de l’Ecriture. Ils ne l’ont sans doute pas apprise par cœur, mais ils la savent de cœur. Cette manière est la meilleure et n’appartient qu’à ceux qui ont été touchés.] La lire comme pasteur et comme chrétien. — Danger de la lire principalement comme prédicateur. –Y chercher, non des passages et des textes, mais des forces, des vertus, des inspirations. Autrement ce n’est plus un livre, mais des versets.

Etudier dans la Bible les hommes saints autant que les paroles saintes. [On néglige trop cette étude : les vies sont des paroles de Dieu. Le christianisme, au fond, n’est pas un livre, quoiqu’il ait un livre pour base et pour soutien ; c’est un fait et un fait moral.] En général, étudier les vies saintes, [les vies pastorales,] les vies des missionnaires. [Elles contribuent à nous maintenir à la hauteur de notre ministère L’habitude ne nous y maintient pas.]

Etudier la Bible dans l’original. [C’est là une chose nécessaire, même pour le pasteur de campagne, car il s’agit de s’imprégner de l’esprit de l’Ecriture sainte. Sans doute on peut concevoir une prédication bénie sans l’emploi de ce moyen ; mais la connaissance des langues saintes est un privilège que nous ne devons pas dédaigner.]

[A côté, ou plutôt au-dessous de l’étude de la Bible, il est d’autres études qui réclament l’intérêt du pasteur.] Nous commençons par écarter les abus :

  1. Celui de l’étude des choses frivoles, ou de l’étude entreprise dans un but frivole. Il faut se tenir en garde contre les études de simple curiosité, qui ne peuvent servir qu’à entretenir la vanité ; fuir les questions vaines dont parle saint Paul[i].
  2. Celui de demander à l’étude ce qu’elle ne peut pas donner : la vraie connaissance de Dieu, l’amour de Dieu, la paix du cœur. Quand la science est arrivée au point de nous rendre nos ténèbres visibles, elle nous a rendu, en certaines matières, le plus grand service que nous puissions attendre d’elle. C’est une propédeutique ; c’est, de même que la loi, et au même titre[j], un pédagogue pour mener à Christ ; mais ce n’est pas le chemin, la vérité et la vie. On peut, avec beaucoup de science, n’avoir pas la foi ; on peut croire, et bien croire, sans avoir aucune science ; la loi de Dieu, — à plus forte raison l’Evangile, — donne de la sagesse aux plus simples[k]. Il y a, selon saint Jean, une onction qui nous enseigne toutes choses, et après laquelle nous n’avons pas besoin qu’on nous instruise. (1Jean 2.27)
  3. Enfin, l’abus de l’excès : c’est-à-dire de donner trop de notre temps et de nos forces à une étude à laquelle nous ne devons pas sacrifier le ministère, puisqu’elle n’a d’autre but que de nous y préparer, ou de nous procurer un délassement convenable. Ce serait négliger le but pour les moyens. Que le moindre devoir nous paraisse plus important que la plus intéressante lecture et nous y arrache[l].

[i] La maladie des questions et des disputes de mots. (1 Timothée 5.4)

[j] Personne sans doute ne conclura de ces mots que M. Vinet, en présentant l’étude comme étant aussi un pédagogue pour mener à Christ, a voulu la mettre à cet égard sur la même ligne que la loi. Bien loin d’incliner à exagérer les services qu’elle peut rendre, M. Vinet s’applique ici à détourner ses auditeurs de demander à l’étude ce qu’elle ne peut leur donner. Mais il est certain, comme il le dit, que l’effet salutaire de l’étude est, d’un côté, de nous donner la connaissance de nous-mêmes, en nous donnant celle de notre ignorance, en nous rendant nos ténèbres visibles ; et d’un autre côté, de nous faire sentir son insuffisance. La loi a des effets semblables, et c’est à cause de cela que la loi et l’étude sont ici rapprochées. (Editeurs.)

[k] Il enseignera sa voie aux humbles. (Psaumes 25.9)

[l] Le Clitéphon de La Bruyère. (Les Caractères, au chapitre : Des biens de la fortune.)

Une question se présente ici, celle des ministres pédagogues : question délicate. Elle ne l’était pas il y a quelques siècles ; elle ne le sera peut-être pas toujours. [Il fut un temps où tous auraient trouvé naturel qu’un prêtre fût instituteur ; aujourd’hui il en est autrement. La science s’est sécularisée ; elle s’est séparée de la religion ; elle la servira mieux peut-être. Disons-nous cependant que la pédagogie soit incompatible avec le ministère ? Non, elle est aussi un ministère. Mais ce qui est déplacé, dans les rapports actuels de la vie, c’est de se consacrer au ministère pour avoir ensuite l’option entre le pastorat et l’instruction de la jeunesse.] Ces abus étant écartés, nous croyons pouvoir recommander au ministre de donner une partie de son temps à l’étude.

1. On a étudié en vue de ses fonctions ; ce qu’on a appris, on l’a appris pour l’appliquer à ses fonctions, non seulement les résultats les plus généraux, mais encore les notions particulières. Or il est assez connu qu’on perd ce qu’on n’entretient pas. Il ne faut pas s’imaginer d’ailleurs qu’on ait appris à l’Université tout ce qu’on peut apprendre, ou tout ce qu’on a besoin de savoir. La science s’est renouvelée sur plusieurs points importants, a changé peut-être de face, depuis que nous avons quitté l’Académie.

2. Il y a de l’inconvénient à n’occuper son esprit que de questions pratiques, particulières, individuelles ; cela rétrécit l’esprit et nuit même à la pratique : la science y remédie ; elle nous aide à corriger les abus de la pratique par la théorie. Bengel estimait qu’il serait bon de faire un essai des fonctions pastorales à la campagne, puis de reprendre pour quelque temps ses études[m]. Ainsi la vie éclairerait la science, l’action jetterait du jour sur l’idée, et réciproquement. — Harms trouve également dans le grand et dans le petit nombre des occupations un motif de cultiver la science.

[m] Lorsqu’on a passé un certain temps parmi les habitants de la campagne, dans une paroisse rurale, comme vicaire, et qu’on y a appris quel est le gustum plebeium et popularem (de quelle manière le peuple envisage la religion), il est bon de se remettre pour quelque temps à la tache, de reprendre sa théologie et de la repasser avec plus d’application. (Bengel.)

Pratique à part, la pensée s’appauvrit si l’on n’étudie pas ; les esprits les plus vifs et les plus féconds s’en sont aperçus. Nous ne pouvons nous nourrir nous-mêmes et de nous-mêmes ; nous ne créons pas sans emprunter. Il est vrai que l’étude n’est pas tout entière dans la lecture. Quand nous avons appris quelque chose dans les livres, et dans le livre par excellence aussi bien que dans les autres, il nous faut faire usage de nos forces pour nous l’assimiler, comme nous nous assimilons notre nourriture corporelle. Mais lorsque, sans le concours des livres, ou dans l’absence des faits, nous travaillons solitairement, sur quoi travaillons-nous si ce n’est sur des souvenirs ? D’où viennent nos pensées sinon de faits, ou de livres, ou du commerce social, grand livre aussi qui appelle notre étude. Il faut donc étudier pour exciter sa propre pensée au moyen de celle des autres et pour l’enrichir. Ceux qui n’étudient pas verront leur talent se flétrir et seront vieux d’esprit avant le temps. L’expérience le démontre surabondamment par rapport à la prédication. D’où vient que des prédicateurs fort admirés à leur début, déclinent si rapidement ou restent fort au-dessous des espérances qu’ils avaient fait naître ? C’est, le plus souvent, qu’ils n’ont pas continué à étudier. Un pasteur fidèle étudie toujours jusqu’à un certain point ; il ne cesse pas de lire, en même temps que la Bible, le livre de l’humanité ouvert devant lui ; mais cette étude empirique ne suffit pas. Sans une étude incessante, on peut faire des sermons, même de bons sermons ; mais ils se ressembleront tous et toujours davantage. Un prédicateur qui se maintient dans un courant d’idées solides, qui nourrit son esprit de lectures variées, sera, au contraire, toujours intéressant. Celui qui est dominé par une pensée unique trouve dans tous les livres, même dans ceux qui ne sont pas en rapport direct avec le ministère, quelque chose pour son but.

3. Les apôtres ont recommandé la science (2 Pierre 1.5, 6) ou la connaissance, n’importe ; car s’ils ont dit que la science enfle, tandis que l’amour édifie, (1 Corinthiens 8.1) ils ont parlé d’un danger de la science, danger inévitable en effet, s’il n’y a pas le contre-poids de l’humilité chrétienne. La science même peut menacer l’humilité ; mais il en est ainsi de tous les développements de l’existence humaine, et à moins d’instituer à la fois une loi agraire des intelligences comme de la terre, on ne peut penser à proscrire la culture de nos facultés et le développement de l’esprit. Si l’on dit que les apôtres n’ont pas eu en vue la science avec ses développements actuels, c’est qu’ils, ne l’avaient pas sous leurs yeux ; mais ils l’ont sanctionnée sans la connaître et sans la prévoir. Il n’a pas dépendu d’eux, il ne dépend pas de nous que cette science, soit réduite à un petit nombre d’éléments ; elle est ce que l’ont faite les temps, les événements, les adversaires mêmes de la religion ; amis et ennemis, tous y ont aidé ; et il suffit, pour la justification de la science, actuelle, que la connaissance ait été recommandée. En sachant une fois plus que les hommes de l’âge apostolique, nous n’avons pas plus de science qu’eux ; car notre science n’est autre chose que la réponse à des questions, qui se sont multipliées depuis leur époque.

L’étude que nous recommandons est-elle uniquement celle de la théologie ? Mais qu’est-ce que la théologie sinon un point de vue (le point de vue religieux) de la science, l’étude de toutes choses relativement à la religion ? Et si la connaissance du milieu dans lequel se meut une chose est essentielle à la connaissance de cette chose même, qu’est-ce qu’il est permis au théologien d’ignorer ? Quelle vue incomplète, fausse, étroite, le théologien n’aurait-il pas de l’homme et de la vie humaine, s’il ne connaissait que la théologie dans le sens restreint de ce mot ! Le plus simple des ministres, le moins savant, pour bien remplir son ministère, a dû nécessairement regarder autour de lui ; il a aussi son genre de science, supérieure d’une part à la pure science des livres, et de l’autre à cette exégèse ignorante, légale et chicanière, à ce littéralisme qui ne tient compte ni du sens commun ni de l’expérience, et qui s’entête pour des chimères. — Tout devient religion pour le chrétien, tout devient théologie pour le théologien : tout est application ou preuve de la vérité. — L’étude a une importance pratique très immédiate. Il n’est pas un développement de l’esprit humain qui ne soit à la religion une aide ou un obstacle. Rien n’est indifférent : tout sert ou nuit. Et les doctrines les plus scientifiques, les systèmes les plus abstraits, au bout d’un certain temps, descendent dans le peuple.

On a vu combien, sans l’étude, le fonds des idées s’épuise promptement ; il en est de l’esprit comme de la terre : c’est la variété ou l’alternation des cultures qui en entretient la fécondité[n]

[n] M. Vinet a ajouté en marge : … comme la prédication gagne à nos lectures ; c’est le complément de l’idée. — Les deux derniers paragraphes avaient reçu quelques développements dans la leçon même, et nous croyons devoir les reproduire d’après les cahiers des étudiants :
On pensera peut-être que le ministre a bien assez de la théologie, et que, pour lui, le temps des sciences profanes est passé. Remarquons d’abord que profane est un terme injurieux transporté à tort à des choses qu’il ne faut pas blâmer. Pour ceux dont la religion n’est pas le tout, il y a en effet deux sphères, la sphère religieuse et la sphère profane ; mais pour le chrétien, rien n’est profane, tout sert à la sainteté. Acceptons toutefois le mot, et attribuons-le aux sciences qui n’ont pas un rapport nécessaire à la religion. Que signifie le mot théologie ? Il a d’abord un sens spécial, d’après lequel la théologie se distingue de la philosophie, de la littérature, de l’art, etc. La distinction est utile sans doute ; mais après avoir marqué, soigneusement l’enceinte de la théologie, il ne faut pas prétendre cependant qu’elle exclue les autres sciences. Elle renferme une immense quantité d’éléments profanes : philosophie, histoire, chronologie, grammaire, etc. Si l’on met de côté tous les éléments scientifiques, il ne reste que la religion du commun des fidèles. Il importe donc d’étudier tout ce qui, joint à la religion, constitue, la théologie ; il ne faut pas poser des limites absolues et infranchissables. Dans un sens plus étendu, l’on peut dire que la théologie attire tout à elle, qu’elle amène toutes les sciences à se subordonner à elle et à lui payer leur tribut. Et sans disputer sur le mot de théologie, considérez qu’il n’est pas un développement de l’esprit humain qui ne serve ou ne nuise à la religion. Comme elle aboutit à tout, tout aboutit à elle. Elle doit embrasser toute la vie, sous peine d’en être bannie. Cela est vrai aujourd’hui plus que jamais. Notre époque, malgré ses apparences désolantes, est pourtant une époque d’organisation. La piété seule peut organiser le monde, et pour cela il faut qu’elle le connaisse. Sous ce rapport, la prédication, celle de la chaire et celle des livres, est appelée à subir quelques modifications. Le ministre doit connaître beaucoup de choses, non pas pour s’en embarrasser, mais pour s’en servir en vue de la seule chose nécessaire. Plus on peut tout sonder, plus on peut amener captives toutes les pensées et les soumettre à l’obéissance de Christ. (2 Corinthiens 10.5.) Les grands réveils ont tous été servis par la science. Les réformateurs étaient les savants de leur siècle ; les obscurantistes n’ont jamais réussi dans aucun genre. (Editeurs.)

Les positions d’ailleurs sont fort diverses, et exigent ou permettent plus ou moins. [Il y aura sans doute quelque différence entre le pasteur de campagne et celui de la ville. Mais on aurait tort de croire que le premier peut se dispenser de l’étude, et nous dirons même qu’elle lui est d’autant plus nécessaire qu’il vit plus isolé. Nous avons parlé en général ; nous avons dit] ce que l’on peut exiger de l’ecclésiastique dans une position ordinaire et tranquille. Il doit s’appliquer à une étude régulière, méthodique, spéciale, — cultiver la science libéralement, avec candeur, avec un véritable esprit de recherche. [Sans doute le ministre n’en est pas ordinairement à rechercher le fondement de sa foi, mais cela même peut arriver, comme le prouve l’exemple de Richard Baxter, qui, après s’être trouvé sans croyances, reconstitua sa foi historique par de fortes études.] Pour achever ce que nous avons à dire sur la vie individuelle du pasteur, ajoutons qu’il doit se faire un plan de vie, se tracer certaines règles, ne pas se laisser porter et entraîner par le flot des heures et par le flux et reflux des affaires, sans aucune résistance. Sans doute aucun homme, dans un sens, n’est moins maître de sa vie que lui ; néanmoins il gagnera quelque chose pour son âme et même pour son ministère, à introduire dans sa vie autant de régularité qu’elle en comporte, toujours prêt d’ailleurs à sacrifier la régularité à la charité. On s’épargne par là bien du trouble et l’on gagne beaucoup de temps[o].

[o] Duguet cite un évêque qui, lorsqu’on venait l’interrompre dans les heures qu’il s’était réservées, renvoyait les interrupteurs avec ces mots : A chaque jour suffit sa peine. (Traité des devoirs d’un évêque)

L’économie du temps est un secret que personne ne devrait mieux savoir que le ministre, puisque personne ne doit, autant que lui, respecter le temps, dont l’éternité est faite. On en perd beaucoup sans y gagner du repos en proportion. On l’épargne en ne faisant rien de superflu, en ne chargeant point de superfluités les œuvres nécessaires, et en combinant les œuvres les unes avec les autres. On en épargne en sachant le défendre contre l’importunité et l’indiscrétion ; ce qui est difficile au point de vue du monde, mais plus aisé au point de vue du devoir religieux[p].

[p] Un vieux pasteur américain raconte qu’au commencement de son ministère, le trouvant à Londres, il visita le Rév. Matthew Wilks, qui le reçut avec cordialité. Au bout de quelques moments, lorsqu’ils se furent communiqué réciproquement les nouvelles religieuses les plus importantes qu’ils connaissaient, la conversation tomba. M. Wilks rompit le silence en disant : « Avez-vous quelque autre chose à me communiquer ? » — « Non, rien d’un intérêt spécial. » — « Avez-vous quelque autre information à me demander ? » — « Aucune. » — « Dans ce cas, il convient que nous nous séparions ; j’ai à m’occuper des affaires de mon Maître ; adieu, monsieur. » Je reçus ainsi, poursuit le pasteur, une leçon sur l’inconvenance qu’il y a à abuser des heures d’autrui et sur la fermeté avec laquelle il faut s’en défendre. (Anecdotes sur le ministère chrétien. Ouvrage anglais.)

On ne saurait trop, à cette occasion, recommander au ministre l’habitude de se lever de bon matin. [L’heure de l’aube est l’heure d’or. Plus tard il y a dans l’esprit comme un bruit de toutes les idées extérieures et intérieures. A l’aube, rien n’a précédé nos impressions et ne les embarrasse.] Sans compter que le ministre peut moins qu’un autre se répondre de sa journée, il doit apprécier plus qu’un autre les avantages de cette habitude. C’était celle du roi prophète, qui dit : Dès le matin je me préparerai, je regarderai vers toi. (Psaumes 5.4.) Mon cœur me dit de ta part : Cherchez ma face. (Psaumes 27.8.) J’ai prévenu le point du jour et j’ai crié. (Psaumes 119.147.) — Or, qui peut mieux parler ainsi qu’un ministre ? — D’ailleurs, c’est une victoire sur les gens ; et le ministre, quelles que soient sa situation et ses perspectives, doit faire comme s’il se préparait à une carrière de privations et de fatigues : il doit, plus qu’un autre, être pauvre en esprit et s’exercer tous les jours à mourir à lui-même.

[Ceci nous amène à l’ascétisme.]

L’exercice corporel est utile à peu de chose, dit saint Paul. (1 Timothée 4.8) Il parle ailleurs d’ordonnances humaines, lesquelles ont à la vérité quelque apparence de sagesse, dans un culte volontaire, et dans une certaine humilité, en ce qu’elles n’épargnent point le corps ; et qu’elles n’ont aucun égard à ce qui peut satisfaire la chair. (Colossiens 2.23) Saint Paul combattait l’exercice corporel séparé de la piété à laquelle il l’oppose dans le même verset de la première Epître à Timothée ; et certes, un tel exercice est utile à peu de chose. Il ne trouve qu’une apparence à des ordonnances humaines dont le principe était la propre justice et le mérite des œuvres. Il combat ici d’avance, et pour tous les temps, l’hydre sans cesse renaissante de la propre justice. Mais, d’un autre côté, il ne veut pas que nous prenions de notre liberté un prétexte de vivre selon la chair. (Galates 5.13) Il dit ailleurs : Je traite durement mon corps, et je le tiens assujetti, de peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même rejeté. (1 Corinthiens 9.27) — Il dit encore : N’ayez pas soin de la chair pour satisfaire ses convoitises. (Romains 13.14.) — Je ne crois pas, d’après cela, qu’il ait condamné autre chose, sous le nom d’exercice corporel, que des pratiques légales, des ordonnances, comme il le dit lui-même ; — je pense qu’il n’a point condamné l’exercice à titre d’exercice, d’exercice volontaire. Je ne trouve pas, à la vérité, de trace de jeûnes, ni de rien de pareil dans l’histoire des apôtres[q] ; mais d’un autre côté, pourquoi ces exercices, s’ils ont eu une place, auraient-ils été mentionnés, dans le désir qu’ils avaient de ne pas laisser la servitude abolie se remettre à la place de la liberté ? S’ils ont pratiqué ces exercices, ce doit avoir été en secret ; car ils ont dû se conformer à la recommandation du Sauveur : Pour toi, quand tu jeûnes, oins ta tête et lave ton visage, afin qu’il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est en secret, etc. (Matthieu 6.17, 18) D’ailleurs, la vie que menaient les apôtres était un jeûne continuel, qu’ils n’avaient pas besoin d’aggraver ; l’exercice ne leur manquait pas. Il est cependant remarquable que saint Paul, qui certes ne se traitait pas mieux que les autres, ait dit : Je traite durement mon corps et je le tiens assujetti.[r] (1 Corinthiens 9.27)

[q] Il en existe quelques-unes : Actes 13.2, 3 ; 14.23. (Editeurs.)

[r] J’étais en jeûne et en prières. (Corneille le centenier, Actes 10.30.) — Afin de vaquer au jeûne et à l’oraison. (1 Corinthiens 7.5). Toujours le jeûne est représenté comme inséparable de la prière ; mais le jeûne volontaire est bien sanctionné par cette parole : Cette sorte de démons ne peut être chassée que par la prière et le jeûne. (Matthieu 17.21) Or, nous avons des démons à chasser.

Je ne crois pas que, dans une condition extérieurement plus heureuse, il soit ni interdit ni inutile de traiter durement son corps, et de s’imposer, au moins de temps en temps, certaines privations que notre condition ordinaire ne nous impose pas. D’ailleurs, il est bon de rompre nos habitudes : savons-nous à quoi nous pouvons être appelés ? Quant à la liberté de le faire, je vois que notre Seigneur a jeûné. (Luc 4.2) Je vois encore que, par plusieurs paroles, il a supposé la légitimité de ces exercices, n’en interdisant rien que la publicité et l’ostentation, comme le prouve le passage cité plus haut (Matthieu 6.17, 18) et cette autre parole : Quand l’époux leur sera ôté, ils jeûneront ; (Matthieu 9.15) ce qui présente le jeûne sous un nouvel aspect, celui d’un symbole ou d’un mémorial. Jésus-Christ n’a pas plus recommandé le sabbat qu’il n’a recommandé le jeûne ; il les a supposés l’un et l’autre. — L’utilité de ces exercices serait trop balancée, serait absorbée par le sentiment de la propre justice, s’il se mêlait à nos exercices ; mais ne saurait-on séparer l’usage de l’abus qui le corrompt ? Nous ne pouvons guère opposer à ces pratiques que l’idée de la liberté chrétienne ; mais en quoi la liberté souffre-t-elle d’une action toute libre ? — Et s’il y a dans le jeûne une apparence d’humilité qui trompe, ne peut-il pas y avoir dans la suppression du jeûne une apparence de liberté qui trompe également ? Nous ne voyons plus ces choses qu’à travers l’abus qu’on en a fait dans l’Eglise romaine ; mais est-ce à travers cet abus qu’il les faut voir ? — J’avoue que Massillon, dans son sermon sur le jeûne, présente cette pratique et la recommande précisément dans le sens où saint Paul la condamne. [Il faut éviter les prescriptions trop spéciales qui détruiraient la liberté ; mais la liberté nous a été donnée pour bien obéir.]

S’il était reconnu que l’exercice corporel, en tant que libre et gratuit, est utile en général et même nécessaire aux chrétiens, il serait superflu d’insister beaucoup sur l’utilité qu’il peut avoir pour des pasteurs. Il ne s’agit d’ailleurs, dans aucun cas, de s’infliger des souffrances, mais de se refuser des jouissances permises, même de ces jouissances élémentaires dont la privation habituelle constituerait une véritable souffrance et serait incompatible avec notre conservation.

[On doit reconnaître, d’une manière générale, que le corps nous appesantit, que par lui nous touchons et nous appartenons à la matière inerte ; que c’est un poids qu’il faut alléger pour sauver le navire. D’un autre côté, il faut se souvenir que le corps est un esclave qui veut être le maître. Le chrétien doit le traiter durement. Mais ce n’est pas un jeûne intermittent qu’il faut ; c’est un jeûne continuel, de tous les jours, de toute la vie.] Le vrai jeûne, la vraie ascèse doit s’appliquer aux appétits de l’esprit comme à ceux du corps ; la curiosité, l’ambition, l’activité extérieure, le besoin d’influence, la soif de domination, tous ces appétits, tous ces attraits, qui veulent élargir notre route, c’est-à-dire en réalité nous faire changer notre route, sont bien forts et bien difficiles à vaincre. Il n’y a que l’amour et un saint enthousiasme pour notre profession qui puissent en venir à bout.

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