Théologie pastorale

2. De la cure d’âmes appliquée aux individus

2.1. Introduction ; division de la matière

Il n’y a qu’une impossibilité absolue qui put dispenser le pasteur de s’occuper immédiatement des individus. S’il avait le loisir d’approfondir la situation et les besoins de chacun, et d’en être le pasteur aussi assidûment qu’il l’est du troupeau, il devrait le faire. — Même lorsque chaque individu pourrait être prêché à part, et dirigé à loisir, la prédication au troupeau réuni devrait avoir lieu ; nous en avons donné ailleurs les raisons ; mais elle n’en serait pas moins, pour le pasteur, un office secondaire, et l’enseignement des individus resterait en première ligne. Il faut donc que le pasteur s’adresse, autant que possible, aux individus.

C’est un des caractères de la nouvelle alliance et du nouveau ministère que la sollicitude pour les individus. Et il est bien remarquable que la religion qui a fondé une Eglise, et a donné à cette institution une réalité qui est presque une personnalité, est la même qui a consacré et mis hors de contestation et d’atteinte l’individualité religieuse, la même et la seule qui ne tienne compte que des effets individuels, ou qui en fasse le dernier but de ses efforts. L’Evangile est adressé, le prédicateur est envoyé, non aux peuples, aux masses, mais à tous les individus dont les masses, ou les peuples se composent. Si les prédicateurs cherchent à agir sur les masses, c’est en vue des individus ; ce qui ne veut pas dire qu’un individu vaut mieux que mille, chose absurde, mais mieux qu’un peuple en tant que peuple, mieux qu’une masse comme telle. C’est donc aux individus que le pasteur en veut ; moins directement dans la prédication, plus immédiatement dans la cure d’âmes, qui n’a plus d’objet, plus de raison, dès que l’individu perd sa réalité ou seulement son importance. Le ministre ne les cherche dans le culte, ou en public, que parce qu’il n’est pas sûr de les trouver ailleurs, et aussi parce qu’il y a des choses qu’on ne peut dire qu’aux individus réunis, et enfin parce que l’assemblée publique figure l’égalité, la communauté des intérêts, la communion des cœurs. Mais autant qu’il pourra espérer de les trouver ailleurs, il faudra qu’il les y cherche. C’est son premier devoir, la première forme du ministère pastoral ; la prédication publique n’en est que le complément. — L’ami qui, pouvant jouir d’un tête-à-tête avec son ami, se résigne à le voir en grande compagnie, et qui, ayant à lui dire quelque chose de particulier qui ne convient qu’à lui, le réduit à démêler dans un discours général ce qui peut lui être spécialement applicable, est un singulier ami. Or, chacun a besoin d’une instruction qui ne soit que pour lui, ou du moins il a besoin qu’on approprie à son usage, à ses circonstances particulières, l’instruction générale à laquelle il a pu assister, et qui, bien souvent, faute d’un soin pareil, est perdue pour lui. Il passe, tour à tour, par différents états, intérieurs ou extérieurs, auxquels la prédication générale ne suffit pas. Le pasteur le sait : comment, s’il peut traiter à part cette âme, ne le fera-t-il pas ? comment ne se dira-t-il pas que la prédication a pu préparer les voies, que la prédication peut aussi achever une œuvre commencée dans cette âme, mais que le moment décisif ou de la vie ou de chaque situation réclame un travail plus détaillé et plus délicat ? Et enfin, de quel œil la paroisse entière verra-t-elle un pasteur qui n’est pasteur qu’en chaire, qui n’en descend pour ainsi dire pas, et qui, pouvant connaître les individus, ne veut connaître que la masse ? Autant le zèle pastoral dans la cure d’âmes ajoute de force à la prédication, autant la négligence du pasteur affaiblit le prédicateur.

Nous avons indiqué quelques occasions naturelles, et pour ainsi dire légales, d’aborder les individus ; il en est d’autres que la charité suggère et que la prudence choisit. Elles ne manquent pas à celui qui les désire. Nous ne saurions conseiller aucune importunité rebutante ; mais il importe aussi que le pasteur se dise que la sollicitude qui lui fait chercher les occasions est rarement mal prise, lorsque la franchise et la simplicité en forment le caractère.

Maintenant distinguons entre les individus.

Les individus différent entre eux par les circonstances extérieures ou par la situation intérieure. Occupons-nous d’abord des circonstances qui tiennent à l’intérieur.

2.2. Situation intérieure

Les mêmes tendances se retrouvent à toutes les époques, et l’on peut affirmer, que le plus petit troupeau présente toutes les principales nuances de la vérité et de l’erreur. Mais la proportion varie, et chaque époque, chaque pays a son caractère, qui résulte de la prédominance de certains éléments. Il y a partout quelque excès ou quelque lacune. La mysticité, l’antinomianisme, le légalisme, l’esclavage de la lettre dominent tour à tour.

Quoi qu’il en soit, voici, sous le rapport de la situation intérieure, les différentes classes qui se trouvent, plus ou moins nombreuses, dans chaque troupeau.

Personnes décidément pieuses

I. La première est celle des personnes décidément pieuses, et plus ou moins avancées dans la voie évangélique. Nous ne conseillons pas de les abandonner à elles-mêmes et de leur refuser des conseils et des directions ; mais nous recommandons de ne pas les soustraire à la discipline de l’Esprit de Dieu. Il importe qu’on leur laisse ou qu’on leur donne le sentiment de leur liberté, de leur responsabilité et de leurs moyens propres. Le pasteur doit craindre de se laisser ériger en pape, ou seulement en directeur de conscience. Il doit venir en aide, non se substituer à la liberté. Ces individus, qui forment l’élite du troupeau, éprouveront naturellement le besoin de rapports plus intimes avec le pasteur, et d’instructions plus approfondies, plus détaillées. Parce qu’ils savent davantage, il semble qu’ils aient davantage à apprendre. Il serait injuste de n’avoir aucun égard à cette situation ; et le pasteur, isolé dans sa paroisse, a besoin d’eux comme ils ont besoin de lui. Mais il ne peut pas toujours, à cet égard, satisfaire sans réserve eux et lui-même. D’un côté, le pasteur est pasteur de tout le troupeau, et doit, selon le précepte de saint Paul, prendre garde à tout le troupeau. (Actes 20.28) D’un autre côté, il doit, dans l’intérêt de la paix et de l’unité du troupeau, savoir se priver et les priver eux-mêmes de quelques douceurs légitimes. Ce n’est qu’après réflexion et qu’avec précaution qu’on peut fonder un culte extra-officiel. Dans certaines paroisses, les moyens de communication qu’offrent les visites pastorales doivent être préférés. Il ne faut pourtant pas que les ménagements pour la multitude portent le caractère de la timidité et du respect humain, ni que le pasteur dissimule sa sympathie pour ceux qui servent Dieu avec plus de zèle.

Tous les hommes qui sont pieux ne le sont pas de la même manière ; presque toujours un élément domine, et quelque autre est en souffrance. Il y a toujours quelque côté faible à fortifier, qu’il faut premièrement savoir reconnaître.

  1. A ceux en qui le principe de foi domine, il faut recommander les œuvres, en insistant sur ce qu’à travers tous les changements de nos dispositions et de notre situation à l’égard de Dieu, la loi reste loi, et qu’on peut renoncer par ses œuvres (Tite 1.16) le Dieu qu’on fait profession de connaître et que véritablement on connaît. Il faut les prémunir contre les pièges que notre homme naturel peut trouver dans la liberté chrétienne : il faut, sans la leur enlever, leur apprendre à en user avec prudence, et surtout à ne point mépriser les chrétiens moins avancés ou faibles dans la foi, (Romains 15.1-2) qui n’osent pas s’en emparer, et qu’on ne doit pas, pour cela, se hâter de regarder comme étrangers à l’alliance de grâce.
  2. A ceux qui, s’attachant à joindre à leur foi la vertu, (2 Pierre 1.5) risqueraient d’oublier, dans cette application si nécessaire, que la première obéissance est la foi, et que l’œuvre par excellence, l’œuvre de Dieu, (Jean 6.29) est de croire en celui qu’il a envoyé, il faut montrer, ouvert à côté d’eux, l’abîme de la propre justice, où la vraie justice se perd et disparaît.
  3. Aux scrupuleux, aux timorés, — que le règne de Dieu ne consiste pas dans le manger et dans le boire, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie par le Saint-Esprit, (Romains 14.17) et que, s’il faut tous les jours examiner de nouveau ce qui est agréable au Seigneur, (Ephésiens 5.10) cet exercice utile de conscience et de raison repousse l’anxiété, et doit s’unir au sentiment d’une tranquille confiance en ce Dieu qui, nous ayant donné la grande vérité, ne permettra pas sans doute à une intention droite et sincère d’errer trop gravement.
  4. Aux superstitieux, c’est-à-dire à ceux qui, par une faiblesse d’imagination ou par une sorte de paresse spirituelle, aiment mieux, sur le sujet de la volonté de Dieu, consulter quelque signe extérieur que la conscience, qui est le signe intérieur, il faut bien faire comprendre que le profit de la foi n’est pas de nous faire renoncer à nos moyens naturels de connaître et de juger, mais de nous en faire faire un bon usage, et que procéder autrement, c’est sous une vaine apparence de piété, remettre au hasard, ou plutôt à la passion qui s’autorise de tous les hasards, le soin de nous déterminer.

En résumé, la tâche du ministre, à l’égard de ces âmes pieuses dont les erreurs diverses tiennent à l’exagération de quelque principe vrai, c’est d’y rétablir l’équilibre, en leur inculquant tel ou tel principe qu’elles perdent de vue dans la pratique ou dans la théorie. Certaines doctrines, certains points de vue auxquels la prédication n’accorde à l’ordinaire que peu de place, reprennent leur importance dans le détail de la cure d’âmes ; et l’on peut dire que, dans cette sphère, aucun article d’une théologie vraiment chrétienne ne reste à jamais oisif. Il en est de tout christianisme individuel comme des formes de gouvernement parmi les hommes ; chacune d’elles correspond, d’abord, à l’idée générale de société, puis plus particulièrement à quelqu’une des conditions de la vie sociale ; chacune, en d’autres termes, a un principe auquel elle emprunte sa forme ; mais chacune aussi tend à exagérer le principe sur lequel elle est fondée, comme si ce principe était le principe social lui-même. Le christianisme pur, qui est écrit quelque part, tandis que la société pure ne l’est nulle part, a un principe qui ne peut pas s’exagérer, attendu qu’il renferme tous les principes, c’est-à-dire tous les poids et les contre-poids de la vérité. Mais chez aucun individu, il n’a cette largeur et cette proportion, tout christianisme individuel se fait un principe et tend sans cesse à l’exagérer, au lieu de le tempérer par le principe opposé. C’est à ce tempérament qu’il faut ramener cette âme, soit en lui présentant le christianisme dans son harmonieux ensemble, soit en lui prêchant la vérité qu’elle oublie, ou dont elle ne fait point d’usage.

Le travail de la grâce se fait dans certaines âmes à l’insu de tout le monde, à l’insu d’elles-mêmes. Ces âmes, que Dieu a douées d’une précieuse docilité, prennent aussi doucement que l’eau les formes du vase. Elles ne sont pas nées chrétiennes, mais elles le deviennent avec si peu d’effort, qu’elles semblent devoir au bénéfice de leur nature ce que d’autres n’obtiennent qu’au prix de pénibles combats ou de longues réflexions. En sorte que celles-ci devraient dire : J’ai acquis cette bourgeoisie à grand prix d’argent, et que les autres, au moins dans un sens, pourraient répondre : Et moi, je l’ai par ma naissance. (Actes 22.28.) Ces âmes se révèlent quelquefois par de grandes merveilles à l’heure solennelle de la mort ; mais pendant leur vie aucun ne les a remarquées ; et qui les aurait interrogées, aurait obtenu d’elles un compte bien peu précis de leur foi. Il est possible encore que l’imperfection de leur théorie se soit fait sentir jusqu’à un certain point dans l’imperfection de leur pratique, et qu’elles n’aient pas dit aussi souvent ni aussi haut que les autres : Seigneur ! Seigneur ! Leur foi est restée dans un état d’involution et de synthèse ; elles ont peu pensé leur religion, parce qu’il n’était pas dans leur nature de penser beaucoup. On ne peut dire qu’elles aient rendu les armes, parce que, à vrai dire, elles n’ont jamais résisté. Mais elles se sont peu à peu assimilé l’esprit chrétien ; il est entré dans les habitudes de leur vie ; elles sentent tout ce que d’autres pensent, et ce que d’autres, plus heureux encore, pensent et sentent ; elles abdiquent du cœur toute justice ; elles embrassent du cœur le mystère de la miséricorde ; leur conscience est devenue délicate ; elles exercent sur elles-mêmes, sans méthode, une discipline sévère ; elles ne savent rien et elles savent tout. Sachez discerner ces âmes plus nombreuses peut-être qu’on ne pense ; sachez les encourager et les ménager ; ne les poussez pas dans une autre direction que celle qui leur est prescrite ; ne forcez pas ces instruments à rendre des sons qu’ils ne peuvent pas rendre ; ne les inquiétez pas par des formules ; ne leur enlevez pas leur naïveté ; acceptez leur langage, accommodez-leur le vôtre, et ne vous attachez à rectifier leurs expressions que dans l’intérêt de leur vie religieuse et dans la mesure de cet intérêt.

Les nouveaux convertis

II. Nous passons aux nouveaux convertis. La ferveur de leur premier amour est utile directement par les œuvres qu’elle produit  ; il en est d’importantes qui sont propres à cet âge de la vie spirituelle. Cette ferveur est utile encore pour avertir ceux qui ont laissé s’affaiblir le don qui était en eux ; c’est un levain que Dieu jette incessamment dans la masse de l’Eglise. Mais cette époque n’est pas ordinairement celle de l’équilibre et de la modération, et l’on conçoit que l’Eglise primitive ait interdit le ministère aux nouveaux convertis. Cette époque est ordinairement celle du zèle amer, de l’esprit contentieux, des jugements durs ; on oublie ce qu’on était la veille, et on l’oublie d’autant plus, ce semble, qu’on est remonté de plus bas. Impatient, lorsqu’on reconnaît avoir été l’objet et le monument d’une grande patience, on dirait volontiers du prochain comme l’homme de la parabole (Luc 13.6-9) : Coupe-le, pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? C’est aussi le temps où l’on abuse de la liberté chrétienne : c’est celui de la présomption : on veut prêcher et morigéner tout le monde, et peut-être celui même de qui l’on tient ses premières lumières ; d’où résulte un danger pour ce dernier aussi, qui ne sera pas toujours disposé à dire avec Moïse : Plût à Dieu que tout le monde fut prophète en Israël ! (Nombres 11.29) Tout cela fait sentir au pasteur que les nouveaux convertis doivent être traités avec indulgence et avec sévérité. Il ne faut ni contrister l’esprit qui est en eux, ni laisser entrer un démon par la brèche qu’a faite un ange.

Les réveillés

III. Une autre classe est celle des réveillés, quoique bien souvent celui que nous appelons réveillé soit un vrai converti, et le converti un simple réveillé. Le réveil d’une âme est le mouvement d’intérêt ou d’inquiétude qu’après une longue indifférence elle éprouve pour les choses spirituelles, et qui diffère des mouvements du même genre qu’elle a pu éprouver, en ce qu’il devient un état habituel et dominant. La direction de telles âmes est délicate. Il faut concourir à l’œuvre sans la précipiter ; il faut aider à marcher et non pas porter ; respecter l’individualité ; ne pas prévoir ni exiger une série d’impressions et d’états conforme à un catalogue dressé d’avance ; ne pas vouloir donner à chaque situation un nom ; et surtout ne pas réclamer les applications avant d’avoir obtenu le principe ; ne pas oublier que s’il est des habitudes et des actions qu’à un moment quelconque de la vie spirituelle on doit reconnaître mauvaises, il en est d’autres dont le caractère ne se révèle que peu à peu et à mesure que le principe chrétien est plus distinct et mieux vu ; et qu’il y a lieu de redouter, dans la conduite des âmes, des succès trop faciles, ou des sacrifices de complaisance, accomplis sans conscience de leur nécessité, et par conséquent arbitraires.

Les troublés

IV. Il est des âmes non seulement réveillées, mais troublées, en qui l’inquiétude, qui fait la base de tout réveil, a le caractère de l’angoisse et du désespoir ; on peut dire même que, chez plusieurs, le trouble précède le vrai réveil ; et souvent de telles âmes, en qui un intérêt proprement spirituel n’existe pas encore, sont adressées au pasteur par une angoisse vague mais insupportable, et viennent à lui par la simple pensée qu’il a des remèdes pour l’âme comme les médecins en ont pour le corps, et qu’on ne sera accueilli de personne comme de lui. Le pasteur peut toujours se dire que ce trouble naît de souvenirs qui agitent la conscience, et d’un besoin d’expiation plutôt senti que distinctement aperçu. Ce trouble ne peut cesser et le principe d’une nouvelle vie ne peut commencer dans de telles âmes qu’au prix d’une sincère confession[t]. Il faut savoir l’obtenir ; mais l’amour obtient tout. Plus cette démarche coûte, plus elle rapporte. Souvent tout paraît facile après ce premier effort ; et l’âme, comme déchargée d’un fardeau qui l’écrasait, se relève et marche. Nous pouvons parler ici d’une classe de personnes dont l’âme n’est pas précisément troublée, mais dont l’esprit l’est plus ou moins par des doutes ou des scrupules. Chez les unes c’est l’effet d’un scepticisme naturel, chez les autres d’une disposition à se tourmenter de tout, ou enfin d’une curiosité indiscrète. Le mouvement religieux a d’autant plus multiplié les demandeurs de conseils et de solutions qu’il n’a pas augmenté dans la proportion de sa propre activité les ressources d’instruction religieuse et morale dont nous avons besoin et que la chaire est tenue d’offrir.

[t] Celui qui cache ses trangressions ne prospérera point ; mais celui qui les confesse et les délaisse obtiendra miséricorde. (Proverbes 28.13)

Il n’y aurait pas de ministère possible, si, dans notre Eglise comme dans l’Eglise romaine, le secret de la confession n’était pas inviolable. Toute personne qui se confie à un pasteur doit pouvoir y compter ; mais quand la révélation d’un secret est la seule manière d’empêcher un crime, le secret serait lui-même une complicité. Mais dans ce cas, il faut éviter l’apparence même de la surprise.

L’absolution formelle qui vient à la suite de la confession catholique, repose sur une idée parfaitement chrétienne. L’Eglise catholique ne se trompe qu’en attachant l’absolution à l’acte extérieur de la confession, et non aux dispositions et aux intentions indiquées dans le passage que nous avons rappelé. C’est ce que le ministre fera bien sentir, comme aussi l’absence de tout mérite et de toute vertu intrinsèque de réconciliation dans les actes de privation ou de réparation dont on peut faire suivre la confession, et qui, dans certains cas, peuvent être utiles et être recommandés. Parmi ces actes, une confession faite à d’autres qu’au pasteur, surtout une confession faite à la personne offensée, s’il y en a une, peut avoir une grande importance, et quelquefois une vraie nécessité. Quelquefois même il se peut qu’il n’y ait qu’une confession publique qui nous engage et nous compromette assez ; mais je doute que ce soit jamais au pasteur à en suggérer l’idée ; il peut même, quelquefois, en détourner son pénitent ; c’est assumer une grande responsabilité que de le confirmer dans ce dessein ; néanmoins on peut se voir appelé à le faire. Un scandale donné par une vie entière peut réclamer, au moment de la mort, une réparation de ce genre.

Les réveillés

V. Il faut encore parler des orthodoxes qui dénaturent la foi, non dans son objet, mais dans son caractère, en l’érigeant en œuvre, et déconcertent, déjouent, pour ainsi dire, le dessein de Dieu, en l’acceptant avec l’apparence d’une parfaite soumission. Ils vérifient l’observation contenue dans ces vers :

De mal croyant à mécréant
L’intervalle n’est pas bien grand.

La guérison de cette maladie religieuse est une des plus difficiles, puisqu’on peut attacher le mérite d’une exactitude servile à la croyance la plus évangélique. Quelques-uns ont l’art malheureux de faire aboutir le christianisme aux parties basses de leur nature, et d’en faire le consolateur de leur lâcheté et de leur envie. Ici, c’est proprement la vie qui manque et la vie qu’il faut éveiller ; l’œuvre qui paraît faite est à recommencer, et elle ne peut avoir un autre point de départ que la repentance. Il faut que l’orthodoxe refasse avec son cœur et sa conscience tout le chemin qu’il a fait avec son intelligence et son imagination, et qu’il croie d’une manière ce qu’il croit d’une autre manière depuis longtemps. — Cette orthodoxie morte a deux nuances, ou se produit sous deux caractères. Il y a des orthodoxes formalistes, à qui il faut enseigner le culte en esprit et en vérité, (Jean 4.24) et des orthodoxes légalistes, qui s’attachent à la lettre des prescriptions de l’Evangile et en laissent échapper l’esprit. Toutefois il faut, quant à ces derniers, se garder de précipiter son jugement, puisqu’il y a des esclaves de la loi qui ne sont nullement pharisiens, c’est-à-dire nullement préoccupés de mérite et de propre justice. Il faut voir si, dans la servilité et l’anxiété de leur obéissance, ils ne sont pourtant pas du nombre de ceux que l’Evangile a caractérisés et bénis tout à la fois dans les déclarations suivantes : Et Jésus ayant jeté les yeux sur lui, l’aima et lui dit : Il te manque une chose : va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; après cela viens, et suis-moi, t’étant chargé de la croix. (Marc 10.21) — Et le scribe lui répondit : Maître, tu as bien dit, et selon la vérité, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et qu’il n’y en a point d’autre que lui ; et que, l’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute son âme, et de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, c’est plus que tous les holocaustes et que tous les sacrifices. Jésus voyant qu’il avait répondu en homme intelligent, lui dit : Tu n’es pas éloigné du royaume de Dieu. (Marc 12.32-34) — Il y a dans ceux-ci le fond ou le germe de la vraie foi.

Il est des âmes dans un état singulier qu’on a trop peu observé. Ce sont celles qui ont anticipé, je veux dire qui ont pris à crédit la grâce de l’Evangile, ou qui se sont approprié les promesses avant d’avoir senti toute la douleur, le dégoût, la crainte, l’espèce de mort qui sont naturellement attachés au sentiment du péché. Elles croient, elles bénissent, elles confessent, elles disent avec intelligence et sincérité tout ce que font les véritables chrétiens ; mais il leur manque, je ne dirai pas la joie, qui n’est pas la disposition habituelle de tout véritable chrétien, mais la paix, l’amour, et pour tout dire en un mot, la vie. Il ne faut pas les confondre avec ceux que nous avons appelés orthodoxes ; ils n’en ont pas la sécurité ; ils sont à la fois dans une pire et meilleure situation, n’ayant pas accompli toute justice, mais le sachant. Cette situation, pour être singulière, n’en est pas moins commune ; et quoiqu’elle soit difficile à démêler, puisque celui qui la subit a lui-même de la peine à s’en rendre compte, un ministre que l’expérience et l’étude de son propre intérieur ont rendu pénétrant, saura bien la discerner. Y apporter remède est plus difficile. Les degrés, les moments de la vie spirituelle ont été intervertis. Ce chrétien est chrétien par anticipation, et pour ainsi dire par hypothèse. Il s’est usé dans la profession et dans la jouissance extérieure d’un christianisme intellectuel ou d’imagination. Sa bouche a dit avant son cœur : Seigneur ! Seigneur ! Il s’est accoutumé aux mots, aux formes, aux pensées du christianisme, sans y mettre son âme, et par conséquent de manière à s’en dégoûter plutôt qu’à s’y attacher. Il faut, pour savourer la vie, avoir goûté la mort ; mais si l’on monte naturellement de la mort à la vie, on ne redescend pas de même de la vie à la mort, et l’on ne peut se commander après coup de passer par toutes les phases d’un noviciat douloureux. Cette difficulté est une des plus grandes qui se puissent rencontrer dans la carrière spirituelle et qui puissent mettre à l’épreuve la patience et la prudence d’un pasteur. Un signe auquel on pourra reconnaître ces personnes-là, c’est le manque de progrès et de mouvement dans la vie spirituelle. En arrivant, le pasteur pourra les trouver bien disposées, prêtes à confesser leurs péchés, leur insuffisance, le besoin de la rédemption et des secours du Saint-Esprit ; mais chaque fois qu’il reviendra, ce sera le même langage ; la variété manquera parce que la réalité manque. S’il est appelé à traiter une maladie de ce genre, il devra, d’un côté, pourvoir à ce que l’âme dont nous parlons se rende compte de sa situation, et de l’autre, veiller à ce qu’elle ne renonce pas à ce qu’elle a, à cause de la manière dont elle l’a obtenu. Il ne peut pas ne pas lui parler de la grâce, lui retirer les promesses qu’elle a acceptées et qu’on fait toujours bien d’accepter ; il ne peut pas changer quelque chose aux conditions de l’alliance de grâce, et suspendre cette âme des privilèges qui sont bien à elle ; mais il doit la prémunir contre l’hypocrisie, contre l’habitude des manifestations qui lui exagèrent à elle-même et aux autres l’avantage de sa condition ; il doit ensuite l’exhorter à une activité silencieuse et intérieure, à l’étude et à l’application sévère de la loi, à tout ce qui discipline l’âme et la mortifie, comme à toutes les œuvres qui, en supposant la charité, la développent sans risquer d’enfler le cœur ; en un mot, à imiter en silence Jésus-Christ. Mais les nuances de cette situation peuvent beaucoup varier ; chacune commande à la fois et indique des mesures particulières ; l’important (et c’est ce que nous avons surtout en vue), c’est de discerner chaque état et de s’en rendre compte nettement.

Les sections

VI. Nous pouvons faire une classe des sceptiques, qui ne sont ni indifférents ni troublés, ni incrédules, ni croyants, mais qui, par une infirmité ou une mauvaise habitude de l’esprit, ne parviennent à se fixer sur aucune question. Il y a des esprits naturellement sceptiques, qui considèrent sans cesse et ne concluent jamais. Le pasteur ne saurait avoir la prétention de les réformer ; mais après avoir tenté de jeter, autant qu’il en est capable, des arguments dans un des bassins de la balance, ou plutôt avant même de l’essayer, il doit s’efforcer de rendre plus sérieux ces hommes qui, sans pouvoir être classés parmi les indifférents, sont peut-être loin de donner à la question religieuse tout l’intérêt dont elle est digne. [Pour rendre un homme sérieux et capable de se décider, il faut le préoccuper de l’infini.] Le sceptique le plus flottant ne doute pas de son âme ; et si on parvient à lui faire sentir la présence et le haut prix de cette âme, on l’a mis au vrai point de vue des questions de cet ordre et on l’a en quelque sorte orienté.

Il est des esprits sincères et malheureux qui, atteints par l’Esprit de vérité et touchés de l’Evangile, croient à leur état de péché, abjurent toute justice propre, ne veulent être revêtus que de celle de Dieu, seraient prêts à l’accepter s’ils croyaient qu’elle leur est offerte, et se trouvent retenus à l’entrée du port par une chaîne que semblent avoir tendue devant eux l’éducation, les impressions premières, trop ou trop peu de science, que sais-je ? un tempérament sceptique qui se manifeste chez eux dans les choses même les plus étrangères à la religion. Il est bon, quand on en rencontre de pareils, de se rappeler que la foi, selon l’expression d’un lumineux esprit, s’accomplit dans la volonté ; que la foi n’est autre chose que la volonté d’accepter le pardon de Dieu, et de renoncer à la recherche de tous les autres moyens de salut ; que les doutes mêmes qui peuvent rester dans notre esprit ne l’altèrent pas ; que Dieu n’a pas fait dépendre notre salut des vacillations de notre faible intelligence ; que ce n’est pas l’intelligence qui consent à recevoir la grâce, que ce n’est pas l’imagination qui s’en émeut, que c’est la volonté, seule faculté toujours libre, quoique faible, qui accepte le pardon, se tourne vers Dieu, et peut même s’écrier : Je crois, Seigneur, subviens à mon incrédulité. (Marc 9.24)

Les indifférents

VII. Les indifférents sont une classe nombreuse, inférieure non seulement aux orthodoxes, mais aux incrédules eux-mêmes, en tant que ceux-ci sont incrédules d’une manière positive. Toutefois leurs opinions, ou plutôt leur manque d’opinions, leur assigne logiquement une position intermédiaire[a]. Ce sont en général des mondains, dissipés ou affairés, qui n’ont le loisir ni d’être orthodoxes, ni d’être incrédules. Il y a, dans l’état de choses actuel, des occasions d’arriver à eux. Ils ne sont pas sans rapport avec l’Eglise, au sein de laquelle l’habitude et la bienséance les amènent encore ; ils rencontrent le pasteur chez des tiers, en société, ou même sans intermédiaire dans des affaires civiles ou dans des circonstances graves. Ils ont des affections, des joies et des douleurs domestiques ; ils sont hommes : c’est par ce côté humain qu’on peut avoir prise sur eux ; toutes ces affections ont des affinités avec la religion, sans laquelle d’ailleurs aucune d’elles n’a un sens complet ; toutes ces relations fondamentales en rappellent et en invoquent une plus haute.

[a] Voir le discours sur L’Indifférentisme religieux, dans les Nouvelles Etudes évangéliques, par A. Vinet. (Editeurs.)

Quand on a obtenu audience, il faut détruire la sécurité des indifférents, et leur prouver que leur position n’est pas indifférente. Il ne faut pas hésiter à employer le moyen de la crainte ; il est même, dans la plupart des cas, impossible de rattacher l’idée de Dieu, dans l’esprit de l’indifférent, à quelque autre sentiment que la crainte ; mais sans se refuser l’usage de ce moyen, il faut, si l’on peut faire vibrer quelques autres cordes, les faire vibrer.

Les incrédules

VIII. Il n’y a peut-être pas beaucoup d’incrédules que nous ayons plein droit d’aborder comme tels. Et sans doute qu’on ne peut guère engager avec eux, sans préliminaire, un entretien qui, dans les circonstances, aurait nécessairement la forme de l’interrogatoire. Mais l’incrédulité a des maximes pratiques comme elle a des formules dogmatiques, et à défaut des secondes, les premières peuvent nous faire entrer sur le terrain de la discussion religieuse. Et puis, l’incrédulité ne laisse pas de se déclarer quelquefois ; c’est le plus souvent avec des détours ; l’allusion ou l’ironie lui suffit. Il ne faut pas partir de l’idée que toute attaque directe ou indirecte doit amener une discussion. Il faut bien plutôt, devant des tiers, éviter la discussion, si elle n’est pas directement provoquée. Il faut la décliner absolument lorsque l’attaque n’est qu’un sarcasme et un outrage. Il faut transformer, autant que possible, la discussion en appel à la conscience et en entretien d’édification.

On ne peut pas raisonnablement exiger du pasteur qu’il engage des luttes formelles sur le terrain de la science avec des savants de profession qui tirent de leur spécialité des armes contre la religion. Un clergé à ce taux là, ainsi que le demande M. Vincent[b], est un clergé impossible. A des hommes spéciaux s’opposeront des hommes spéciaux. La religion a plus d’une classe de ministres et plus d’un ordre de preuves.

[b] Mélanges de religion et de théologie.

L’incrédulité se pique, même chez les plus ignorants, d’un caractère positif, c’est-à-dire de croire quelque chose, en opposition avec les croyances que la religion propose. Chacun a son système, qui n’est le plus souvent qu’un amas d’assertions gratuites et incohérentes, un recueil de phrases sentencieuses dérobées sans intelligence aux conversations et aux livres. Il n’y a point de doctrine si abstraite ou si subtile qui ne se produise, sous quelque forme triviale et puérile, dans le langage de ces esprits forts de bas étage. Le mépris n’est jamais de saison, jamais utile ; mais il ne faut pas faire à ces proverbes ambitieux de l’incrédulité ignorante l’honneur qu’ils ne méritent pas, et engager des discussions qui, pouvant avoir un terme et un résultat avec des personnes d’un esprit cultivé, n’ont le plus souvent ni résultat ni terme avec des esprits bornés et ignorants. S’il est utile néanmoins de leur faire entrevoir qu’on n’a pas un système à si bon marché qu’ils se l’imaginent, il est encore plus utile, soit ensuite, soit d’abord, de les transporter sur un autre terrain, qui est celui de la conscience et de l’expérience, d’éveiller en eux les besoins qu’ils sont parvenus à endormir, et de leur présenter dans toute sa beauté l’œuvre et le caractère de Dieu tels que les fait connaître l’Evangile, et les privilèges du chrétien tels que les atteste une vie véritablement chrétienne.

Les rationalistes

IX. Il y a plus à faire avec le rationalisme qui accepte les documents sacrés, qu’avec l’incrédulité qui les repousse. Il ne s’agit pas seulement du rationalisme savant, avec lequel le simple pasteur ne peut pas toujours engager une polémique en forme, mais d’un rationalisme superficiel et de seconde main, qui cherche à émousser le tranchant des vérités évangéliques dont il est blessé. On risque peu à admettre que ce rationalisme a pour principe ordinaire une répugnance du cœur, et que c’est dans la conscience du rationaliste qu’il faut chercher des armes pour le combattre.

C’est pourquoi, sans négliger les arguments d’une autre nature que fournit la science, et sans avoir l’air de décliner le combat, il faut faire grand usage de l’évidence interne[c], et appeler la conscience en témoignage. — N’oublions pas non plus combien l’Ecriture est forte et qu’elle se suffit à elle-même ; plus on fait usage de l’Ecriture pour expliquer l’Ecriture, plus on est frappé de l’excellence de ce moyen. — On ne saurait trop recommander aux ministres que la Parole de Dieu abonde en eux, en sorte que, l’ayant apprise par cœur et par le cœur, les lieux principaux des livres sacrés leur reviennent aisément et à propos à l’esprit en chaque besoin. Cette connaissance doit être non des parties isolées, mais des parties combinées ou de l’ensemble, et le sens de chaque verset devrait se présenter comme pénétré du sens et de la saveur de tous les passages principaux qui se rapportent au même sujet. Une telle connaissance de la Bible (talis et tanta) ne saurait trop être recommandée à tous les ministres de l’Evangile (ou dispensateurs de la Parole de Dieu.)

[c] Nous croyons bien faire de rappeler ici quelques ouvrages plus ou moins populaires sur les évidences du christianisme : Cellérier, Bogue, Erskine, Wathley, Jennings, Paley et Chalmers.

Les stoïciens

X. Il y a, en dehors des croyances chrétiennes, des stoïciens plus ou moins religieux, dont la religion est proprement celle du devoir, alors même qu’ils semblent et veulent donner Dieu pour objet au devoir. Cette classe d’hommes mérite la plus grande attention, et doit être proposée, sinon comme modèle, du moins comme exemple instructif, à ces chrétiens qui ont peut-être trop aisément et trop vite embrassé la grâce, avant d’avoir bien senti toute la pesanteur de la loi. Ces stoïciens sont dans une grande erreur, où ne les entretient que trop la vue des abus que l’on fait de la liberté chrétienne. Mais si le premier service à leur rendre est de leur prouver par notre exemple que la morale du christianisme n’est pas relâchée, ce service n’est pas le seul : il faut leur expliquer, quand on en a l’occasion, le caractère infini de la morale chrétienne, la disproportion effrayante qu’il y a entre la loi prise au point de vue chrétien, qui est le principe éternel, et la capacité de l’homme ; enfin leur faire goûter, au milieu de leur dur labeur, le soulagement qu’il y a dans la charité, qui seule peut faire une joie de l’accomplissement de la loi, et qui n’est répandue dans les cœurs que par l’esprit de Jésus-Christ, et par l’assurance d’avoir été l’objet de sa charité. Il est clair que je ne confonds pas ces stoïciens, zélateurs du devoir, avec ces moralistes vulgaires qui se soumettent, non à la morale, mais à leur morale, et qui n’acceptent la loi qu’après l’avoir proportionnée à leur sens charnel et à leurs intérêts mondains.

Deux devoirs du pasteur envers les membres de son troupeau, considérés comme pécheurs et comme soumis aux prescriptions d’une loi morale : la répréhension et la direction.

Répréhension. — Elle est un devoir du pasteur. Toute application spontanée du devoir de la cure d’âmes tombe avec celle-là. Elle est d’ailleurs expressément imposée aux pasteurs dans l’Evangile. La répréhension est difficile en tout temps et avec tout le monde ; encore plus difficile dans l’état actuel des troupeaux. Il suffit de comparer cet état avec celui de l’Eglise primitive, ou tout autre qui en reproduirait les caractères essentiels. Ce devoir, dans une communauté qui serait homogène et étroitement unie, se rapprocherait de celui de la correction fraternelle et peut avoir pour objet des tendances et des faits négatifs. Ce serait aujourd’hui, dans presque toutes les associations de culte, une véritable inquisition que d’aller au delà des faits notoires, publics, et en tout cas au delà des faits positifs.

La non-fréquentation absolue du culte public est un fait négatif. Pouvons-nous en demander compte à ceux à qui nous avons à le reprocher ? Comment et à quel titre les aborder ? Avons-nous ou n’avons-nous pas des devoirs envers eux ? Un homme qui n’est pas de la paroisse, en ce sens que tous ses actes témoignent qu’il est en dehors de l’Eglise, n’a pas droit à nos répréhensions, et la discipline de cette âme n’entre proprement pas, si l’on ne considère que la position officielle ou conventionnelle, dans nos attributions pastorales ; mais si le pasteur a encore en soi quelque chose du missionnaire, ou si, à côté du pasteur, il n’y a pas de missionnaire, qui pourrait lui contester le droit d’avoir compassion et de porter le secours même qu’on ne lui demande point ? Le péché est un malheur, un crime est un désastre : serait-il moins naturel d’aller au secours d’un homme aussi grièvement affligé, que de celui dont la maison aurait été détruite par un incendie ?

La charité et l’humilité, ces deux vertus inséparables, parce qu’elles sont conditions l’une de l’autre, donnent, dans la répréhension, l’à-propos, la mesure, la vraie force[d].

[d] Il ne faut pas casser les vitres,
Mais il faut bien les nettoyer.

Voir Bengel, Pensées.

Saint Paul (1 Timothée 5.1-5) a dit ou du moins indiqué tout ce que doit être la répréhension, selon la différence des âges et des sexes. Par analogie on peut voir encore d’autres distinctions.

On comprend bien que la répréhension publique des individus ne peut avoir lieu dans nos églises telles qu’elles sont constituées, et il est même douteux qu’elle soit expédiente et convenable dans aucune forme de gouvernement ecclésiastique.

Direction. — Si l’on est appelé à donner à une âme des conseils suivis ou à la diriger, ce qui n’est pas étranger ou contradictoire aux principes du christianisme protestant :

En deux mots, qui résument ces deux règles, ne pas trop diriger et ne pas trop presser. [Il faut savoir attendre, mais en agissant ; ne pas impatienter et désespérer celui qui est confié à nos soins, mais cependant l’aider constamment.]

Ne pas encourager, mais réprimer au contraire la curiosité, les paroles vaines, le babil religieux de ces âmes qui apprennent sans cesse, sans parvenir jamais à la connaissance de la vérité. (2 Timothée 3.7) — [La parole est devenue comme un soupirail par lequel la vapeur qui devait mouvoir la machine s’échappe.]

Conseils généraux. — Nous avons énuméré les différentes situations, dogmatiques ou morales, où peuvent se trouver les membres de notre troupeau. Abandonnons maintenant cette distinction, et, prenant toutes ces classes ensemble, donnons, relativement à la conduite des âmes en général, quelques directions sommaires :

Ayez toujours et avec tous une allure franche et directe.

Croyez volontiers, et autant que possible, à la bonne foi.

Regardez aux idées plus qu’aux mots, et aux sentiments plus qu’aux idées. Le sentiment, ou l’affection, est la véritable réalité morale. Combien d’hérésies de pensée se corrigent dans le cœur ! Et en revanche, combien d’orthodoxes dont le cœur est hérétique ! On nous refuse le mot, on nous concède la chose, ou bien on nous refuse la chose en nous accordant le mot.

Avez-vous reconnu dans l’adversaire un esprit de chicane, et que vous avez affaire à un faiseur de difficultés, refusez un combat qui n’a rien de sérieux, et ne parlez pas au fou selon sa folie. (Proverbes 26.4)

Gardez-vous de vous croire personnellement offensé par la résistance, et par ce qui se dit de plus injuste contre les vérités que vous prêchez. N’ayez pas l’air de regarder comme autant de blasphèmes toutes les assertions téméraires ou inconsidérées, soit en doctrine, soit en morale. Persévérez sans harceler.

Ne vous attendez pas à voir les arguments exercer une vertu identique et absolue sur tous les esprits. On ne sait pas toujours pourquoi tel argument, sans effet sur l’un, s’est trouvé puissant sur l’autre, ni pourquoi ce qui, dans un certain moment, ne fait aucune impression sur une personne, en fait beaucoup sur elle dans un autre moment[e]. C’est le secret de Dieu ; et toutes nos attentions, toutes nos mesures, laissent toujours le résultat final entre les mains de Dieu. Il ne faut rien espérer que de lui, ni rien attribuer qu’à lui.

[e] Il faut avouer, dit Leibnitz dans une lettre à Madame de Brinon, que le cœur humain a bien des replis, et que les persuasions sont comme les goûts : nous-mêmes ne sommes pas toujours dans une même assiette ; et ce qui nous frappe dans un temps, ne nous touchait point dans l’autre. Ce sont ce que j’appelle les raisons inexplicables ; il y entre quelque chose qui nous passe. Il arrive souvent que les meilleures preuves du monde ne touchent point, et que ce qui touche n’est pas proprement une preuve. (Œuvres complètes de Bossuet. Paris et Besançon, 1828. Tome 35, page 132. Lettre I sur le projet de réunion.

Attendez plus des dispositions avec lesquelles vous vous acquitterez de votre tâche, que de l’habileté avec laquelle vous userez de vos moyens. La première des lumières, des forces, des sauvegardes, des défenses, c’est la charité. L’esprit du gouvernement des âmes et de tout l’office pastoral est dans le sentiment qu’expriment si profondément ces paroles du Maître : Vous ne voulez point venir à moi pour avoir la vie ! (Jean 5.40)

Ajoutez à vos leçons le poids de vos exemples, sachant bien que le vrai mode de communication de la vérité morale, c’est la contagion ; que c’est de la vie seule que peut procéder la vie ; et qu’en fait les chrétiens sont les arguments décisifs pour ou contre le christianisme.

Joignez, mêlez la prière à tous vos efforts, à toutes vos démarches, soit pour demander conseil à Dieu, soit pour lui recommander les âmes, soit pour vous maintenir au vrai point de vue et dans le vrai sens de l’œuvre.

En résumé, quelle sollicitude, quels soucis toujours renaissants entraîne avec soi le ministère, puisqu’il faut, comme les Juifs qui rebâtissaient le temple, tenir l’épée d’une main tandis qu’on bâtit de l’autre ? – Outre les choses qui me viennent du dehors, disait saint Paul, je suis comme assiégé tous les jours par les soucis que me donnent toutes les Eglises. Quelqu’un est-il affligé, que je n’en sois aussi affligé ? Quelqu’un est-il scandalisé, que je n’en sois aussi comme brûlé ? (2 Corinthiens 11.28-29) — C’est pourquoi aussi nous prions continuellement pour vous, afin que notre Dieu vous rende dignes de sa vocation, et qu’il accomplisse en vous puissamment tous les desseins favorables de sa bonté et l’œuvre de votre foi. (2 Thessaloniciens 1.11)

2.3. Situation extérieure

La situation intérieure est toujours modifiée par la situation extérieure, et celle-ci par celle-là ; et cette combinaison formant l’état réel et total de l’individu, doit être soigneusement appréciée ; aucun des éléments, séparé de l’autre, n’a une signification complète ; mais ces combinaisons, variées à l’infini, ne sauraient être prévues ni réglementées ; nous sommes réduits à étudier les situations extérieures indépendamment des intérieures, et réciproquement.

Quant aux situations extérieures, elles sont naturellement de deux genres opposés : heureuses ou malheureuses ; mais on comprend aisément que la prudence pastorale s’occupe à peu près exclusivement des secondes. Il y a des bonheurs exceptionnels ou subits qui ressemblent à des catastrophes, et peuvent être envisagés comme tels. Tout événement qui excite dans le cœur de l’homme un vif sentiment de joie peut donner lieu au pasteur d’avertir en félicitant ; et lorsqu’il ne vient pas attrister une joie naturelle, mais l’inviter au sérieux, il a, dans la plupart des cas, chance d’être bien accueilli : toutefois ce sont les situations d’un genre opposé qui font l’appel le plus direct à son zèle. Un pasteur fera bien de voir, autant que possible, les affligés de toute espèce ; mais il est bien des cas où l’on ne peut pas aisément pénétrer jusqu’à eux. Dans des malheurs notoires, quels qu’ils soient, on a le droit et l’on est dans l’obligation de se montrer ; l’affection fraternelle témoignée dans ces cas-là par le pasteur est la première partie de son ministère, et peut, si elle est accompagnée de tout le respect qu’on doit à de grandes infortunes, lui gagner la confiance des individus et des familles. Mais l’occasion la plus fréquente et la plus favorable est celle des maladies graves.

Malades

I. Malades. — Le soin des malades est le plus sacré des devoirs du pasteur, la pierre de touche, pour lui-même et pour les autres, de sa vocation : et l’on peut dire que la manière dont ce devoir est compris et rempli donne la mesure de la vie chrétienne et de-l’esprit chrétien de chaque époque religieuse.

Les visites du pasteur aux malades ne sont pas utiles aux malades seulement, mais à ceux qui les entourent et que la circonstance rend plus accessibles aux enseignements religieux ; elles sont utiles au pasteur lui-même, qui n’a pas de meilleure occasion d’apprendre à connaître l’humanité, la vie et son propre ministère. La maladie place un homme dans une situation où l’on a plus de prise sur lui. Le malade est l’homme dans sa situation la plus naturelle et la plus vraie[f].

[f] Bridges, The Christian Ministry, page 78 ; et Massillon, dix-neuvième discours synodal : Du soin que les curés doivent avoir pour leurs malades.

Le succès, ou seulement le zèle du pasteur dans cette partie de son ministère, est une des choses les plus propres à le populariser. Tout le monde sent le mérite de cette oeuvre, même sans en aimer assez tout le but et tous les résultats.

Il faut sans doute savoir surmonter bien des dégoûts et bien des craintes, ne fût-ce que la répugnance qu’inspire la vue de la douleur et de la mort. Le monde s’arrange, aussi bien qu’il peut pour oublier qu’on souffre et qu’on meurt ; celui qui cherche à l’oublier n’est pas fait pour être pasteur. Quant au danger, il est dit que le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis, (Jean 10.11) ce qui nous apprend que le ministère n’est pas une profession, mais un martyre d’intention, et que le soldat volontaire qui joue sa vie chaque jour sur un champ de bataille contre de la gloire ou de l’avancement, ne diffère du ministre, vrai soldat de l’Evangile, qu’en ce que celui-ci ne joue pas sa vie, mais la donne.

Les apôtres ne l’ont pas entendu autrement que leur maître, et nous ne pouvons pas l’entendre autrement que les apôtres. Il faut pouvoir dire comme saint Paul : Je me donnerai moi-même pour vos âmes. (2 Corinthiens 12.15.) Je me réjouis dans les souffrances que j’endure pour vous. (Colossiens 1.24) Ma vie ne m’est point précieuse, pourvu que j’achève avec joie ma course et le ministère que j’ai reçu du Seigneur Jésus. (Actes 20.24) — Celui à qui sa vie est précieuse est à peine chrétien : comment serait-il pasteur ?

Le célibat du ministre catholique, toutes choses égales d’ailleurs, coupe quelques-uns des liens qui attachent un homme à la vie. Mais n’y a-t-il que les célibataires qui soient, appelés à exposer et à donner leur vie ? et le mariage du pasteur peut-il enlever aucune des conditions essentielles du pastorat ?

Le danger que peut avoir la fréquentation des malades dans des cas d’épidémie ou de contagion est généralement en raison inverse du courage et du dévouement. Ne fuyez pas, et le danger fuira.

Faut-il aller auprès des malades qu’on sait bien disposés ? Ceux-là aussi ont besoin de nous ; probablement ils nous désirent, et s’ils n’ont pas besoin de nous, nous avons besoin d’eux.

[Avoir soin de] ne pas aller trop tard, et pour cela s’informer s’il y a des malades ; le savoir par les affidés que tout pasteur doit avoir. Visiter les malades même dont l’état n’offre pas un haut degré de gravité. Combien il est utile d’avoir accoutumé les gens à être visités par nous pendant qu’ils se portent bien ; [car il peut y avoir sans cela quelque chose de sinistre dans la première visite du pasteur.]

Le pasteur ira-t-il sans être appelé ? Les auteurs répondent diversement. On pourrait répondre non, si les membres du troupeau se faisaient un devoir positif et constant d’obéir au précepte de saint Jacques 5.14. Du reste, au point où sont les choses, il est des endroits où le pasteur risquerait, en agissant ainsi, de ne pas visiter un seul malade. Il faut désirer d’être appelé, il faut faire en sorte de l’être ; mais, appelé ou non, désiré ou non, il faut aller. Il y a une manière de se présenter et même d’insister pour être reçu, sans éveiller l’idée de ces hommes lugubres qui se jettent sur les mourants comme sur une proie. Et au reste, quelque prévention que l’on rencontre, comment ne pas insister quand on sait, d’une part, quelle importance ont dans la vie de l’âme les moments de la maladie, et combien les résistances les plus vives et l’indifférence la plus endurcie cachent souvent, pour ne les révéler qu’au zèle d’un pasteur qui espère contre toute espérance, les germes d’une nouvelle vie et du salut ? La première visite, on doit se le dire, est la plus difficile et souvent la seule difficile. Il faut savoir être importun, avec douceur toutefois. Ne pas forcer l’entrée une première fois, mais revenir tant et tant que cette patience affectueuse touche et que l’on vous ouvre. Je ne voudrais pas qu’on ne fût soutenu et animé que par le désir de dégager sa responsabilité, point de vue réellement étroit et stérile ; il n’y a que l’amour qui soit illimité et infatigable.

Le pasteur ne devra pas négliger de s’informer auprès du médecin de l’état du malade, et auprès des parents et des amis du malade de sa situation religieuse et morale. Néanmoins il fera bien, sur le second point, de ne s’en rapporter tout à fait qu’à lui-même, c’est-à-dire aux observations qu’il aura l’occasion de faire. On est souvent mal informé, et il vaudrait mieux ne pas l’être du tout.

Il est bon, d’après l’idée qu’on se fait du cas qui se présente, de réfléchir sur le point de vue où l’on doit se placer et sur la marche qu’on peut avoir à suivre ; mais une préparation trop détaillée nuirait, comme dans toutes les rencontres du même genre.

La foi et l’espérance sont l’âme de toute œuvre pastorale ; mais ces dispositions, qui ont Dieu pour objet, n’ont rien de commun avec l’illusion des esprits faibles et des imaginations vives. On peut, avant d’avoir abordé ce difficile et important office, s’attendre à exercer une grande puissance, ou à être témoin de choses frappantes ; on peut surtout compter sur une sincérité particulière de la part d’un homme qui se voit aux bords de l’éternité (car, pense-t-on, « qui n’a plus qu’un moment à vivre, n’a plus rien à dissimuler » ;) tout cela trompe. Nous nous imaginons aussi que la tragique solennité de ces scènes de mort nous affectera toujours assez pour nous maintenir à la hauteur de notre fonction ; autre erreur : cette fonction finit, et plus tôt qu’on ne pense, par s’accomplir avec une tranquillité inconcevable, et même avec distraction. Il n’y a que la vérité qui serve ; faisons-nous une idée complète de ces difficultés et de ces dangers ; et, chaque jour désarmés, sachons nous armer chaque jour.

Tâchez de vous trouver seul avec le malade. Il est bien difficile, bien rare qu’en présence d’un tiers, même du plus intime, un malade s’ouvre entièrement. Commencez avec tous par des témoignages d’affection. Mettez du temps et du soin à faire ressortir le but de Dieu dans les maladies ; représentez-les comme un sabbat extraordinaire ; dites quelle grâce Dieu nous fait, lorsqu’il nous conserve, dans la maladie, l’usage de nos facultés ; rendez ce moment de la vie précieux et respectable. Que le pasteur se place et place ses malades au vrai point de vue de sa mission, et leur ôte de l’esprit ou en écarte l’idée d’une vertu intrinsèque et magique attachée à la visite du pasteur. C’est à nous-mêmes, à chacun de nous que notre âme sera redemandée ; et personne ne peut ni prier, ni se repentir, ni se convertir, ni aimer Dieu à notre place.

Pour peu qu’après ces préliminaires il y ait d’ouverture de la part du malade, un homme zélé et intelligent lui fera faire sans peine quelque chemin. Mais, en commençant, il ne faut pas trop insister ; d’abord accoutumer le malade à nous voir et à nous entendre. Avec une sollicitude vive et qui se laisse voir, n’être ni angoissé ni angoissant. Notre force, dans tous les sens, est d’attendre en repos la délivrance de l’Eternel. (Lamentations 3.26)

Si le malade se renferme en soi, ou, ce qui revient au même, si l’on n’obtient de lui qu’un assentiment de complaisance, on peut tenter de lui ouvrir le cœur par la prière, qui est la prédication par excellence auprès du lit des malades, et dans laquelle on peut tout dire. Rien ne donne mieux l’idée de tout ce que cette prière peut être et de tout ce qu’elle peut faire, que les admirables prières de Pascal, pour demander à Dieu le bon usage des maladies.

On peut ajouter à la prière la lecture de ces paroles bibliques dont rien n’égale la force : le cantique d’Ezéchias (Esaïe 38) ; plusieurs psaumes de supplication et d’action de grâces ; le récit de quelques-unes des guérisons de Jésus-Christ ; quelques versets du beau chapitre 5 de la seconde épître aux Corinthiens ; mais aussi des choses moins spéciales, de ces paroles qui font lever à nos regards l’aurore du jour sans fin, et signalent l’éternité comme le vrai bien de l’homme et le vrai objet de l’âme.

La connaissance que le malade ne nous donne pas de ses dispositions, mais que nous aurions obtenue par d’autres moyens, nous dirigerait dans nos prières et dans le choix de nos lectures ; et nous pourrions persévérer de la sorte. Un interrogatoire en forme n’est guère possible, nous promet bien peu, ferme le cœur plutôt qu’il ne l’ouvre.

Cependant, après un certain temps d’essais et d’attente, il serait impossible de s’en tenir là, quand on saurait qu’on a devant soi un homme décidément aveuglé, endurci ou impénitent ; ou seulement quand on aurait lieu d’être fort en peine des dispositions du malade, (je ne dis pas à cause de son silence ; car le silence, même le plus obstiné, ne prouve rien.) — [Après avoir employé toutes les manières douces et insinuantes, il faut demander quelquefois franchement audience.]

La vraie disposition chrétienne est le calme né du trouble. Il n’y a de calme légitime que celui que le trouble a précédé. C’est pourquoi, à l’ordinaire, ce n’est pas calme seulement, mais joie plus ou moins sensible : le doux sortant de l’amer ; dans tous les cas, une joie humble, mêlée d’un sentiment profond d’indignité. C’est une joie mêlée de tremblement et d’amour. Avec des personnes ainsi disposées, on n’a qu’à appuyer sur ce qui peut augmenter la componction dans la joie, ou la joie dans la componction, non pour diminuer ni l’une ni l’autre, mais pour les tempérer l’une par l’autre : il n’y a pas un état général à changer. Il y a un christianisme qui fait dépendre le salut de l’assurance même du salut, en sorte qu’on est sauvé purement et simplement parce qu’on croit l’être. — Pesez bien ces mots, que nous-mêmes nous avons pesés. Ils ne renferment en aucune manière la condamnation de l’assurance du salut ; ils n’en nient aucunement la légitimité ; ils laissent à cet état sa beauté, sa vérité, son droit à être l’objet de nos désirs et de nos prières ; bien plus, ils ne nous empêchent pas de considérer l’assurance du salut comme le complément, le couronnement la perfection de la foi. Mais l’assurance du salut, considérée dans son principe, c’est l’Esprit de Dieu même rendant témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu ; (Romains 8.16) il n’y a point d’autre témoignage suffisant et valable ; et le remplacer par un simple raisonnement, par un syllogisme, c’est entreprendre sur ses droits. En d’autres termes, ce témoignage est du dedans ; il est aussi intime, aussi irrésistible que le sentiment de la vie ; cette perfection de la foi est d’une même nature que la foi, qui est la substance même ou la prise de possession des biens évangéliques : grâce mystérieuse dans son commencement comme dans sa consommation, et dont la foi purement intellectuelle et l’assurance purement logique du salut n’est que la vaine contrefaçon. Il n’est pas de conscience qui, s’interrogeant avec soin, puisse faire d’une telle assurance le gage et la condition du salut. On n’est pas sauvé parce qu’on est certain de l’être ; mais on est certain d’être sauvé parce qu’on est sauvé. Il faut donc renverser les termes ; la logique elle-même et toutes les analogies le demandent ; il n’est pas une sphère où le raisonnement que nous combattons pût être admis par une seule personne de bon sens. Pourquoi ici, et ici seulement, ce raisonnement, mauvais partout, se trouverait-il bon ?

Cette doctrine, où l’on a cru trouver le seul moyen de tout donner à Dieu et de ne rien donner à l’homme, a, au contraire, pour effet d’attacher le salut à une œuvre, et je puis dire à une œuvre servile, puisque, dans la rigueur du dogme proposé, aucune parcelle d’affection, aucun élément vraiment religieux n’entre dans cette œuvre. Cette doctrine, prêchée par des hommes pieux pour la plupart, trouve un accès facile non seulement dans les cœurs humbles qui la confondent avec la soumission implicite de la foi, mais dans des âmes arides et mercenaires, qu’elle ne dérange et ne trouble point dans leurs habitudes intérieures ; et comme elle interdit à l’homme de regarder à ses sentiments, encore moins à ses œuvres, pour connaître qu’il est de la vérité et pour assurer son cœur devant Dieu, (1 Jean 3.19) elle a bientôt annulé, sans la nier, toute la partie de l’Evangile qui tend au gouvernement du cœur et à la réforme de la vie. Je parle de certaines âmes, non de toutes ; car un bon nombre de celles qui croient puiser leur assurance dans la simple et nue acceptation du salut, la puisent, sans le savoir, dans le témoignage de l’Esprit, qui, par sa présence et son action au dedans d’elles, leur atteste avec une force irrésistible, que Christ demeure en elles, et qu’elles demeurent en lui. Il est pénible d’avoir à préparer à la mort les partisans de cette fausse et dangereuse assurance du salut, qui fait abstraction non de la foi précisément, mais de tout ce qui fait la vraie substance et le vrai but de la foi ; il est pénible d’avoir à les faire descendre de la montagne dans la vallée, de la paix dans le trouble, et de commencer, dans ces moments courts et agités de la maladie, aux portes mêmes de l’éternité, toute l’éducation d’une âme entichée et fière de son erreur. Cela est d’autant plus pénible qu’on doit peu espérer de voir éclore sous le feu ardent de la répréhension et de l’effroi une de ces conversions de cœur qui, à l’ordinaire, s’opèrent si lentement et dans des conditions si différentes de celles où se trouve un mourant. Pourtant peut-on hésiter ? et quand il n’y aurait qu’une chance contre dix mille de replacer cet homme dans les vraies conditions de la foi qui sauve, serait-il permis de négliger cette chance ? et ne faudrait-il pas hasarder de troubler cette âme, et même de la troubler profondément, pour lui donner la vraie tranquillité à la place de la fausse ?

Il y a une tranquillité d’une autre sorte résultant chez le malade de la persuasion de sa propre justice. Et quelle justice ! Souvent c’est à peine l’honnêteté la plus vulgaire. Devrait-on s’attendre à la trouver chez des gens élevés dans le christianisme et qui le professent ? Rien n’est plus étrange et rien n’est plus commun. — Il n’est pas moins étrange de voir des gens qui se disent chrétiens et qui croient l’être, mais moins convaincus de leur justice que les premiers, se réfugier dans une idée vague de la miséricorde de Dieu, qui est trop bon à leur avis pour y regarder de si près, et qui a bien d’autres affaires. — Vous rencontrez des philosophes qui se sont exercés à mourir, et qui y réussissent, et dont l’esprit, cuirassé de quelques sophismes plus ou moins savants, semble impénétrable aux raisons les plus touchantes. — Chez d’autres enfin, en qui une activité toute matérielle et l’habitude exclusive des pensées vulgaires a éteint la vie morale, ou que le vice a endurcis ou abrutis, on ne trouve en quelque sorte que la place de l’âme.

Il y a mille occasions où les apparences sembleront déconseiller toute tentative comme trop évidemment inutile ; mais il y a mille faits qui prouvent qu’on ne peut marquer la limite où les ressources manquent absolument et où tout accès est fermé au prédicateur de l’Evangile. On doit donc insister et persévérer jusqu’à la fin ; c’est à la fin, bien souvent, qu’on est attendu et accueilli.

Nous savons que Dieu peut donner à un moment la valeur d’une vie entière, comme il arriva au brigand converti sur la croix. Et quoique tout nous fasse juger que le cas est très rare et qu’en général il faut peu compter sur les conversions opérées au lit de mort, la seule possibilité, jointe à l’extrême danger, nous fait un devoir sacré de travailler à la conversion des malades, avec tout ce que nous avons de ressources dans le cœur et dans l’esprit. Spera, quia unus ; time, quia solus[g].

[g] « Espère parce qu’il y a quelqu’un ; crains, parce que tu es seul. »

Au reste, cette impassibilité ou cette sécurité est bien souvent affectée ; c’est une écorce qui ne résiste pas longtemps. Il ne faut pas s’y tromper. Il ne faut pas se tromper non plus à la facilité que l’on rencontre quelquefois. Il y a des gens à qui l’on voudrait dire de ne pas tant se hâter de nous céder ; plus de résistance ferait croire à plus de sérieux ; et la docilité qu’on nous accorde par déférence, par préjugé, est autre chose que cette docilité réfléchie et volontaire d’une conscience qui se rend à la vérité même.

On doit s’attendre à rencontrer bien des âmes troublées. Il est des hommes (et c’est peut-être le cas le plus difficile) qui, ayant cru jusqu’alors d’une foi tout intellectuelle, s’imaginaient croire, et s’aperçoivent tout à coup qu’ils ne croient pas ; qui ne voient plus qu’un grand vide à l’endroit où les objets de leur prétendue foi avaient jusqu’alors flotté devant eux comme des fantômes, qui, ayant manié toutes les vérités, employé tous les mots de la religion, n’en reçoivent plus aucune impression au moment où il importerait le plus d’en pouvoir faire usage ; en un mot, qui, à l’heure suprême, au lieu d’une foi vivante, ne trouvent qu’un système mort. Ils sont dans une condition pire que s’ils n’eussent jamais connu la vérité. — Il en est d’autres chez qui le remords est plus fort que les promesses de la grâce. — Il en est qui, sans être absolument dépourvus de foi et sans être épouvantés des jugements de Dieu, craignent dans la mort la mort elle-même ; c’est une crainte physique en grande partie, plus grande chez certains hommes que chez d’autres, et dont les fidèles mêmes sont quelquefois obsédés. On trouvera, en général, plus de facilité naturelle à mourir chez les personnes de peu de culture et d’une vie pénible, que chez les savants, les penseurs et les gens très cultivés. [Le pauvre a passé sa vie à mourir ; son imagination pauvre ne voit la mort que nue.] — Il en est enfin que le sentiment de quelque réparation négligée, difficile ou peut-être impossible à accomplir, agite intérieurement, ou à qui quelque préoccupation temporelle, quelque souci domestique ôte le calme et la liberté d’esprit.

Le trouble porté à son dernier période, c’est le désespoir, situation ou peuvent tomber deux classes bien différentes de personnes : des hommes qui ont repoussé ou négligé les moyens de salut, à mesure qu’ils leur étaient offerts ; — des hommes qui, ayant fait tout le contraire, et, à ce qu’il semble, tout ce qu’il fallait pour assurer leur paix, voient crouler, comme un édifice fantastique, tout l’ensemble de leur foi, et en sont à se demander si toute cette vie si réelle, si intime, si sérieuse, qu’ils avaient trouvée dans la religion, n’a donc été qu’un rêve, et si ce christianisme qui tient tant de place dans l’histoire, n’a d’autre réalité que dans l’histoire. Il en est aussi qui, sans rien perdre de leur conviction, se voient punis, par un désespoir subit et profond, de l’orgueil spirituel auquel ils se sont livrés. — Cette mystérieuse épreuve (le désespoir) a été plus d’une fois infligée à la plus humble et la plus pieuse foi ; mais elle ne se prolonge pas, nous le croyons, jusqu’au dernier moment : ces hommes meurent consolés, et la lueur qui illumine leur dernier moment lève le scandale que leurs ténèbres inattendues ont pu causer aux témoins de leur mort. Sans prétendre percer le mystère de cette dispensation, nous nous permettons d’observer que l’œuvre de la conversion de tout homme se compose des mêmes éléments, dont la proportion ne varie pas, mais qui peuvent être différemment distribués. Il faut toujours, en fin de compte, que l’addition soit juste et que le total se retrouve. Ce qui n’a pas eu lieu avant se retrouve plus tard ; l’amertume, pour plusieurs, vient après la joie ; l’ordre est renversé, mais il faut accomplir toute justice, et celui qui aurait trop facilement accepté les promesses, doit en payer, ou plus tôt ou plus tard, le même prix auquel ont été taxés ceux qui n’ont pu s’approprier le pardon qu’après avoir savouré la condamnation ; il leur faut passer trois jours dans le tombeau et descendre aux enfers ; la vraie résurrection n’est qu’à ce prix, qui seulement ne se paye pas toujours à la même date.

Le devoir de troubler une fausse paix n’est pas le plus difficile, mais il est le plus redoutable ; et à moins qu’on ne soit armé d’un dur fanatisme, il faut l’être de beaucoup de foi et de charité ; il faut être, de moment en moment, défendu contre sa propre faiblesse, pour s’acquitter fidèlement d’une mission aussi pénible ; pénible en effet, puisque le succès même en est redoutable, et qu’on doit craindre également de ne pas troubler et de troubler. Il sera utile de réfuter l’erreur autant qu’on le pourra ; mais nous serons surtout heureux si Dieu nous donne de présenter à l’âme l’Evangile tout entier, et avec tous ses éléments à la fois, en sorte qu’elle ne puisse pas en voir le côté effrayant sans en voir en même temps le côté rassurant, ni le côté rassurant sans en voir en même temps le côté effrayant. La nécessité du pardon et l’assurance du pardon, la nécessité de la repentance et les bénédictions de la repentance, le salut entier, gratuit, irrévocable, mais la renonciation à tout autre moyen de sûreté ; la prière ouvrant le ciel au pécheur, mais au pécheur qui prie en pécheur ; l’infaillibilité du secours pour quiconque persévère à le demander : telles sont les idées qui, toujours combinées entre elles, peuvent remuer sans irriter, et avec lesquelles, lorsqu’on n’en isole aucune de celle qui lui correspond, on peut être franc, inflexible et pourtant touchant.

Quelquefois peut-être il faudra user d’une sainte violence, et arracher comme du milieu du brasier un tison qui va se consumant à vue d’oeil ; la rudesse sera peut-être alors la seule forme de la charité ; mais le vrai pasteur ne se trouvera que rarement placé dans cette dure nécessité, et il voudra sans doute avoir épuisé les autres moyens avant de recourir à celui-là. Et dans tous les cas, le moment suprême n’est pas fait pour les sommations et les menaces, un mourant, s’il peut nous entendre, ne doit entendre que des paroles pleines d’onction, des prières à Dieu pleines d’effusion et de tendresse, des supplications à lui-même pour qu’il se réconcilie avec Dieu, des supplications à Dieu pour qu’il daigne se réconcilier avec sa créature qui va passer, enfin les expressions d’un fervent désir et d’une charitable espérance. Si cette âme s’amollit, si elle pleure, si elle supplie, soyez contents, et par delà cette bénédiction, ne demandez pas ou ne prétendez pas la joie ; l’âme qui se dépouille, qui s’anéantît, qui s’abandonne, l’âme qui crie à Dieu, l’âme qui s’adresse à lui comme à un père offensé, mais comme à un père, pourra bien ne pas goûter de ce côté du tombeau la joie du salut ; mais vous, comptez-y pour elle, et réjouissez-vous pour celui qui pleure, car il sera consolé.

Passons au cas où l’on rencontre une âme troublée.

Il ne faut pas vous attendre qu’on vous dise toujours qu’on est troublé, ni de quoi l’on est troublé. Ce sera bien souvent à vous-même à vous le faire dire, ou même à le dire au malade, qui peut fort bien éprouver un effet sans en démêler la cause. Et que de fois, la démêlant sans peine, il ne peut se résoudre à la faire connaître ! Toutefois ce discernement est aussi important qu’il est difficile ; des efforts dirigés sur un autre point que le point malade, peuvent, en manquant le but, aggraver le mal. Heureusement l’Evangile suffit à tout, parce qu’il correspond à tout, et qu’on ne peut pas le présenter dans son ensemble et dans l’admirable fusion d’éléments qui le caractérise, sans appliquer un appareil à la blessure même qu’on ne voit pas. C’est par là qu’on doit, se consoler dans le cas où le trouble se montre sans que la cause paraisse distinctement. Mais il faut tâcher de connaître cette cause, puisque alors, sans renoncer à présenter la vérité dans son ensemble, on en peut faire une application plus juste, plus directe, plus personnelle. Dire maintenant de qu’elle manière il faut porter remède à chaque trouble particulier selon sa nature et sa cause, c’est s’engager dans un détail infini ; quelques auteurs l’ont tenté ; mais il me semble que des directions très spéciales, qui ôteraient d’avance à nos impressions leur liberté, et à nos démarches le caractère de spontanéité et d’inspiration qu’elles doivent avoir, seraient plus nuisibles qu’utiles. Ce qui importe, ce qui suffit peut-être, c’est de se rendre bien compte de la situation du patient et de la nature intime des sentiments qu’il éprouve ; ce point obtenu, le reste est l’affaire de vos lumières évangéliques, de votre charité, de votre présence d’esprit, de votre tact et de l’Esprit divin, contraint, si je l’ose dire, par nos prières, à intervenir comme tiers et comme interprète entre le malade et vous. Le récit des expériences faites dans ce champ de douleur, par des ministres consommés, est plus utile qu’une liste de prescriptions a priori.

Quant au trouble qu’une âme jusqu’alors indifférente éprouvera en présence de la mort, il vous sera difficile de le juger : c’est la région du mystère. Il n’est que trop sûr que le remords n’est pas le repentir, que l’épouvante n’est pas la conversion, que la peur de la mort n’est pas la crainte de Dieu. Il est, dit-on, des âmes qui sentent avec désespoir que le principe de la vie spirituelle est éteint en elles, et qui s’assurent avec une effroyable évidence qu’il n’y a plus rien en elles qui puisse aimer et supplier : la foi leur vient à ce dernier moment, mais la foi des démons, resplendissante de clartés, mais des clartés de la foudre. Dieu seul peut savoir si, en effet, cette âme est morte ; vous qui ne le savez pas, luttez, haletez avec elle, combattez son combat, unissez-vous à son agonie ; qu’elle sente à côté d’elle, dans ses dernières angoisses, une âme qui croit, qui espère et qui aime ; que votre charité lui soit un reflet et comme une révélation de la charité de Christ ; que Christ, par vous, lui devienne présent ; donnez-lui un soupçon, une lueur, un goût de la divine miséricorde ; qu’elle soit comme forcée d’y croire en la voyant se réfléchir en vous ; espérez contre toute espérance ; luttez avec Dieu jusqu’au dernier moment ; que la voix de votre prière, que l’écho des paroles du Christ retentisse à l’oreille du mourant jusque dans ses rêveries ; vous ne savez pas ce qui peut se passer dans ce monde intérieur où vos regards ne pénètrent plus, ni par quel mystère l’éternité peut tenir dans une minute, et le salut dans un soupir. Vous ne savez pas ce que peut valoir, ce que peut renfermer un seul élan de l’âme vers Dieu, aux limites mêmes de l’existence terrestre. Ne vous lassez donc point ; priez à haute voix avec le mourant, priez à voix basse pour lui ; remettez incessamment son âme à son Créateur : devenez prêtre quand vous ne pouvez plus être prédicateur. Que cet office d’intercession, le plus efficace de tous, précède, accompagne, suive tous les autres.

Maintenant, sans distinguer davantage les cas, ajoutons quelques directions générales relatives au traitement spirituel des malades.

La première est de faire tout ce qui dépend de nous pour prévenir ou pour écarter l’idée que notre ministère puisse porter un homme dans le ciel indépendamment de sa volonté propre. La seconde, de ne pas exiger un grand travail, de ne pas faire de longs discours, de ne pas s’engager dans des raisonnements compliqués, mais de s’adresser directement à la conscience, avec effusion, cordialité et autorité.

[Une troisième,] de nous mêler nous-mêmes, sans personnalité, à nos exhortations et à nos enseignements ; de nous mettre au niveau de ceux que nous cherchons à consoler ; de leur montrer en nous un pécheur assistant un autre pécheur ; de leur raconter, autant que cela se peut, l’histoire de notre âme ; en un mot, de raisonner, non de haut, mais de plain-pied avec eux ; l’autorité n’y perd rien.

On ne saurait trop recommander la patience et l’indulgence ; il ne faut pas refouler brusquement les erreurs et les illusions, même les plus grandes ; on peut se montrer étonné, affligé, jamais indigné : n’oublions pas que si, dans l’ensemble de la prédication, la crainte administrée à des hommes qui se portent bien et qui ne se croient pas près de mourir, peut avoir un effet salutaire et doit être employée ; si même, au lit de mort, il faut éveiller dans des âmes indifférentes un sérieux souci de leur éternité, l’épouvante est stérile, et qu’on ne peut pas compter sur les manifestations qu’elle peut produire. — N’oublions jamais que nous sommes essentiellement les messagers d’une bonne nouvelle, que cette bonne nouvelle suffit à tout parce qu’elle renferme tout ; qu’elle châtie en même temps qu’elle console ; qu’elle est, pour ainsi dire, un tonique aussi bien qu’un calmant pour l’âme ; enfin, que la charge du pasteur, à l’égard du malade comme envers tout homme, se résume dans ces paroles du prophète : Consolez, consolez mon peuple ; parlez à Jérusalem selon son cœur. (Esaïe 40.1-2).

Attendre beaucoup de la prière ; je veux dire non seulement de sa puissance auprès de Dieu mais de son effet immédiat sur le malade. Dans la prière on peut tout dire ; sous la forme de la prière on peut faire tout accueillir ; avec elle on peut se faire ouvrir les cœurs les plus fermés ; il y a un vrai charme dans la prière ; et ce charme s’exerce aussi sur nous, qu’elle rend à la fois plus hardis, plus doux, plus patients, et qu’elle met dans une touchante communauté avec le malade quel qu’il soit, Dieu intervenant comme tiers.

N’annonçons formellement la mort que quand c’est, à notre jugement, le dernier et le seul moyen de faire rentrer un pécheur en lui-même ; car d’ailleurs, il faut bien plus compter sur la réalité et la solidité de l’œuvre qui se fait dans le calme que de celle qui a lieu dans le trouble que cause la perspective inattendue de la mort. — Il faut pourtant savoir déclarer à un homme, non seulement comme homme, mais comme individu, toute son iniquité et tout le danger de ses voies. S’il y a un péché notoire, appuyez sur ce point. La charité en est quelquefois réduite à la rudesse, sous peine de n’être plus charité. Mais, je le répète, les derniers moments ne sont pas faits pour les sommations et les menaces. Il faut tout ramener alors à la prière, pleine d’abandon et de tendresse.

Ne donner la communion aux malades que lorsqu’elle est désirée, et faire en sorte que ce désir ne soit mêlé d’aucune superstition. Ce désir doit nous réjouir, et nous devons le satisfaire avec empressement quand nous sommes assurés qu’il est spirituel. Toutefois [il faut] insister à ce propos, et même sans cette occasion, pour les réparations nécessaires et possibles. — Il convient que d’autres prennent, s’ils y sont disposés, la communion avec le malade.

S’il a été bon, en commençant, de se trouver seul avec le malade, il est bon, sous plus d’un rapport, d’attirer et de retenir les gens de sa famille, du moins les plus intimes, aux entretiens que nous avons avec lui ; d’abord pour leur inspirer de la confiance, ensuite pour les faire profiter de notre présence.

Eviter, autant que possible, d’intervenir dans des dispositions testamentaires, ne point concourir à leur rédaction ; — sans refuser pourtant, sur ce sujet, des conseils à une conscience inquiète et mal éclairée, ou endormie ; savoir prêter son ministère à des réparations qui importent au repos de la conscience et qui ne peuvent peut-être se faire que par nous.

Ne point abandonner, ni les parents après la mort du malade, ni le malade dans sa convalescence.

Le deuil d’une famille a souvent introduit dans son sein la vérité avec le prédicateur qui en était l’interprète. Il faut songer aux survivants au moins autant qu’au mort, et cultiver le champ que la douleur a ensemencé. On doit s’attendre, dans bien des cas, à une tâche difficile. Il y a des douleurs folles ; il y a des consolations qui ne le sont pas moins ; vous verrez les affligés offrir une espèce de culte à l’objet de leur deuil, essayer de vous associer à leurs panégyriques et à leur admiration ; louer devant vous des choses blâmables ou sans valeur morale, excuser ce qui est inexcusable, se faire des maximes, une morale, une religion selon les convenances de leur affection et dans l’intérêt de l’âme du mort ; vous les verrez improviser des hérésies à son profit, ou vous harceler de questions sur son état, et solliciter de vous une sentence d’acquittement, même dans les cas où il serait le plus difficile de la prononcer, si cela était jamais permis. La douleur a des droits à notre respect, ne l’oublions pas ; mais gardons-nous encore plus d’oublier que la vérité en a d’antérieurs et de plus hauts ; et en exprimant de l’espérance lorsque nous avons lieu d’espérer, sachons, au besoin, nous réfugier dans notre ignorance sur les décrets de Dieu et sur le monde invisible ; nous n’avons droit de condamner personne, mais nous rie pouvons, de notre chef, décerner à personne la félicité céleste.

Quand la douleur et le regret paraissent seuls dans ce détachement du monde visible et dans ces élans vers le monde à venir que manifestent assez souvent les affligés, il importe de rectifier leurs idées, de donner une autre direction à leurs regards, de les empêcher, si l’on peut, de se faire de leur douleur une religion et de son objet un dieu ; en un mot, il faut leur apprendre à remplir de Dieu même ce ciel qu’ils remplissent d’une créature. Il ne faut pas que le ministre prenne trop aisément pour une conversion ou un commencement de conversion, ces mouvements d’apparente piété, où la conscience bien souvent n’est pour rien.

Il est peu de choses plus pénibles et plus embarrassantes que d’avoir à offrir des consolations ou des condoléances à des individus ou à des familles qui ne sont pas au point de vue de l’Evangile. Que leur dire ? Faut-il leur parler selon leur cœur ? les consoler à la manière du monde ? Cela n’est pas possible. Les abandonner ? Cela ne se peut pas davantage. Leur prêcher l’Evangile ? Oui : le leur prêcher, ou plutôt le leur annoncer. Après avoir de bon cœur, largement sympathisé avec leur douleur, écouté leurs plaintes, témoigné un intérêt sincère, approfondi leur malheur, quelle qu’en soit la nature, il faut s’en faire un texte, s’en armer, pour ainsi dire, contre eux, faire sentir le néant des consolations humaines, et la nécessité de chercher au delà du temps et du monde quelque solide consolation, appeler franchement Jésus-Christ au secours de leurs misères et des nôtres. Il ne faut pas trop préméditer ce qu’on dira, ce qu’on fera dans ces occasions. La meilleure méditation est celle de leur infortune ; la meilleure préparation, beaucoup de pitié. Allons vers eux avec des larmes et avec une espèce de joie, avec la joie de la consolation dont nous avons le secret ; allons avec Dieu même, et avec la certitude qu’il sera avec nous et avec eux. Cette confiance, cet abandon est la première des forces et la première des lumières dans toutes les rencontres difficiles.

Malades d’esprit

II. Malades d’esprit. — Le cas dont nous parlons ne peut pas se confondre avec celui des âmes troublées, dont nous avons parlé plus haut. Il y a ici maladie, sinon exclusivement, du moins principalement. Si nous jugeons néanmoins que le ministre (de concert avec le médecin) y peut quelque chose, c’est qu’il paraît prouvé qu’on peut réagir par des moyens moraux sur une maladie morale dont la cause est physique. L’action du moral sur le physique est aussi incontestable, aussi concevable, et probablement aussi puissante que celle du physique sur le moral[h]. Il importe alors de bien reconnaître l’idée dans laquelle la maladie a trouvé ou son occasion ou un aliment ; car il n’est pas probable, en général, que le mal l’ait créée ; et peut-être n’a-t-il fait que révéler et pousser au dehors un principe secret de mal moral. C’est cet élément qu’il faut démêler ; et cela n’est pas toujours facile, puisque la réserve et la dissimulation sont loin d’être incompatibles avec des situations qui semblent devoir mettre l’homme hors de garde. On ne peut pas conseiller de parler au fou selon sa folie (Proverbes 26.5) mais on peut conseiller de ne pas heurter trop brusquement les funestes préoccupations que l’on rencontre ; et il faut bien se dire que raisonner en forme avec des hommes à qui leur idée fixe se produit avec une opiniâtre et fatale évidence, serait à l’ordinaire une peine plus que perdue. Des témoignages d’affection, des paroles bibliques, la prière lorsque le malade veut bien s’y joindre ou du moins la souffrir, enfin la complaisance à entretenir le malade de ce qui peut l’intéresser ou le récréer sans nuire au but principal qu’on se propose, voilà des moyens qui peuvent plus ou moins réussir en attendant que Dieu offre quelque prise inattendue par où l’on puisse ébranler cette idée fixe, qui, née d’un mal physique, l’aggrave et le perpétue. La maladie elle-même offre quelquefois des armes pour la combattre, qui peuvent être puissantes entre des mains prudentes et discrètes.

[h] Le principiis obsta est, dans des cas pareils, d’une importance toute particulière. Le torrent des pensées troublées gagne en force et en rapidité à mesure qu’il avance. Et c’est beaucoup que d’arriver à temps pour avertir, et pour réprimer la singulière complaisance avec laquelle on se livre à des pensées funestes.

Quelquefois ce sont des idées qui ont fait le mal ; le mal moral est devenu un mal physique, une maladie proprement dite : c’est ce dont il faut s’assurer. Dans ce cas, il y a, pour le pasteur instruit et éclairé, des ressources plus prochaines, et il peut compter davantage sur l’emploi du raisonnement. Mais, sans exclure ce moyen, je voudrais le joindre et le subordonner à l’emploi de la Parole de Dieu, fait avec discernement, et plutôt dans un but de consolation que de démonstration. Il faut réfléchir qu’avec les personnes dans cette situation, surtout si elles ont l’esprit subtil, un raisonnement qui ne persuade pas obstine, acharne en quelque sorte le malade à son erreur, et augmente le trouble de son esprit. Il ne faut pas risquer cela. Quand nous voyons des esprits troublés par l’effet ou à l’occasion de certaines idées religieuses, nous devons bien nous dire que les plus saines et les plus essentiellement vraies peuvent troubler lorsque leur rencontre a été subite, ou selon la situation dans laquelle elles ont trouvé l’homme dont elles se sont exclusivement emparées. Quand cette espèce de perturbation mentale a pour cause la rencontre inopinée et, pour ainsi dire, le choc de la vérité, on peut s’assurer qu’elle ne durera pas. On peut même, dans certains cas, la considérer et la représenter (au malade lui-même) comme une crise inévitable, un passage vers la paix qui doit être, en définitive, inséparable de la vérité. Cela doit aussi nous avertir, comme ministres, qu’il y a, dans la distribution fidèle et complète de la vérité, une économie et des précautions à observer, sans lesquelles la vérité peut avoir plusieurs des effets de l’erreur.

Il serait fâcheux de croire les secours spirituels du ministère inutiles aux personnes pour qui le trouble d’esprit est devenu une folie complète. Sans doute qu’avec elles surtout le raisonnement est inutile et même dangereux. Mais je pense, avec Harms, qu’il est utile de parler, sans discuter là où la discussion est impossible. La solitude et le manque de communications peut irriter la maladie autant qu’une contradiction imprudente ; et faire parler, c’est pratiquer des ouvertures par où l’on peut voir dans l’âme du malade. — Gardons-nous de croire qu’on ne puisse, dans des moments lucides ou moins troublés, faire entrer quelque paix, quelque lumière peut-être, susciter quelque mouvement heureux et dont Dieu tiendra compte, dans l’âme d’un infortuné égaré. Jetez votre pain sur les eaux et vous le retrouverez. Les seuls noms du Père, céleste et du divin Médiateur sont bien puissants, et ont souvent opéré ce que n’auraient pu opérer des discours. — Une certaine autorité, une certaine hardiesse est nécessaire ; il faut qu’on sente que nous nous sentons forts ; il y a, pour nous servir d’une expression de Harms, une espèce de magie dans l’autorité que donne la foi.

Certains cas peuvent conduire à l’idée d’une possession ou d’une obsession ; et je ne dis pas que ce soit une idée qu’il faille repousser ; mais j’ai vu, dans cette préoccupation, négliger des moyens médicaux qui étaient clairement indiqués et par où du moins il eût fallu commencer, et je crois que des exorcismes ou conjurations en forme sont propres à rendre tout à fait fous ceux qui ne sont que troublés. La vraie conjuration, c’est la prière de la charité.

Le pasteur ne peut se dispenser de connaître les principaux ouvrages qui traitent des maladies mentales. On doit supposer que l’anthropologie a fait partie de ses études générales.

Personnes divisées

III. Intervention du pasteur entre des personnes divisées.Heureux ceux qui procurent la paix ! (Matthieu 5.9) C’est là certainement un des travaux du ministère. Il est juge de paix au nom de la religion ; juge de paix et non arbitre, sur quoi nous le renvoyons directement à Luc 12.14 : O homme ! qui est-ce qui m’a établi pour être juge ou pour faire vos partages ? Ce qui ne veut pas dire qu’avec de l’expérience, du tact et la connaissance des affaires, il ne puisse proposer, en cas de besoin, des moyens d’accommodement. Mais ce qu’il doit faire surtout, et dans la plupart des cas, c’est de recommander les concessions et la condescendance, d’éteindre l’orgueil et le ressentiment, d’éveiller dans l’âme les éléments généreux et les motifs religieux, de faire prévaloir cet esprit de sacrifice, qui est le premier caractère pratique de la religion de Jésus-Christ.

Il est délicat de se mettre en tiers, sans y être appelé, dans des querelles domestiques ; il vaut mieux, quand on le peut, prendre à part chacune des parties contendantes. On doit craindre de se laisser faire de longs récits par lesquels chaque parti réchauffe et nourrit sa haine, et qui font de l’intervenant un instrument et un instigateur très involontaire de la querelle commencée ; on doit craindre de se laisser poser des questions, oiseuses au point de vue de la religion et de la morale, dangereuses par la difficulté qu’il y a souvent à y répondre ; difficulté qui, aperçue ou mise à découvert, affaiblit d’autant l’autorité du conciliateur. — Toutefois, sans prendre jamais parti, il ne faut pas faire semblant de ne pas voir l’évidence et de ne pas être touché de l’injustice ; cela aussi nous décréditerait ; on a toujours de quoi ramener à l’humilité celui qui se targue de son droit et de ses mérites.

Dans les querelles entre époux, on doit écarter autant qu’on le peut l’idée d’une séparation, ne jamais la suggérer, ne pas la repousser pourtant lorsque la prolongation de rapports forcés n’est qu’une occasion de péché et d’un scandale plus grand que ne le serait la séparation.

Il y a des confidences qu’il est aussi dangereux et inconvenant que pénible de recevoir ; il est bien rare que des communications précises et détaillées dans un certain genre soient nécessaires pour mettre le pasteur au fait de la situation. La répugnance qu’il montre à les entendre, et, au besoin, un refus positif, est déjà pour les personnes un avertissement et une leçon. J’en excepte le cas où il y aurait de l’importance à être informé de tout pour pouvoir empêcher un mal ou y remédier. Mais il faut toujours qu’on voie que le pasteur se respecte et que la charité seule peut déterminer son regard à descendre dans la région impure du vice.

Pauvres

IV. Pauvres. — Le souverain pasteur a eu soin des pauvres, et a donné pour caractère principal à son Eglise la compassion pour cette infortune et le soin de rétablir l’égalité par la charité. Les apôtres, en se déchargeant en partie du soin des pauvres sur des diacres, n’ont point renié cet intérêt, dont on les voit partout préoccupés ; les diacres, d’ailleurs, sont des ministres de la religion, et le soin des pauvres demeure ainsi un ministère religieux. Aujourd’hui, il n’y a plus de diacres, dans ce sens spécial, où plutôt tout chrétien est diacre ; mais comme rien n’est réglé à cet égard, ni probablement ne peut l’être, ce qui avait été temporairement détaché du ministère évangélique y rentre de droit, et le pasteur est diacre.

Il le sera partout, quelles que soient les institutions, parce que son ministère est essentiellement un ministère de compassion, et qu’un tel ministère ne se scinde pas plus que le sentiment qui en fait la base ; car il n’est pas permis de se montrer touché des misères spirituelles des gens, en se montrant indifférent pour leurs misères temporelles. Partout le sentiment public donne ce double objet au ministère chrétien. Le pasteur n’est pas seulement appelé à exercer un ministère de bienfaisance, mais à propager et entretenir l’esprit de bienfaisance. Il faut, pour cela, non seulement qu’il donne l’exemple de la bienfaisance, mais qu’il y excite et qu’il y forme tous ses paroissiens sans distinction de classe, et je dirais volontiers de fortune. Nous devons porter les fardeaux les uns des autres ; (Galates 6.2) cette maxime, qui devrait être la devise et l’âme de toute société, doit être mise par le pasteur à l’usage et à la portée de chacun. Il aura fait beaucoup s’il réussit à la faire accepter et pratiquer par les riches ; il aura fait davantage s’il a persuadé aux pauvres qu’elle les regarde aussi, et qu’ils ont des moyens de la pratiquer. Les associations peuvent être bonnes et même nécessaires ; mais le pasteur aura soin qu’elles n’absorbent pas l’activité ni la responsabilité personnelles : il faut que le pauvre et le riche s’entre-rencontrent. (Proverbes 22.2)

Quant au soin direct des indigents, le pasteur devra s’enquérir par lui-même de la situation de chacun et de ses ressources. L’esprit de détail, l’industrie de la bienfaisance, c’est là ce qui la rend vraiment utile ; c’est là aussi ce qui la fait respecter ; c’est là ce qui crée à l’homme bienfaisant une autorité sur ceux qu’il soulage. Il faut écouter avec patience les plaintes et les récits, supporter un peu d’ennui, entrer dans la nature humaine, et se rappeler, par sa propre expérience, qu’à raconter ses maux souvent on les soulage[i]. On rencontre, dans cette sphère d’activité, tant de mensonges, tant de bassesses, on y voit la nature humaine sous un aspect si hideux, qu’on est fort exposé à perdre le respect que nous lui devons même dans son abjection.

[i] Corneille, Polyeucte, acte I, scène III.

Que le pasteur mette au premier rang de ses soins celui de relever l’esprit et le courage du pauvre, de l’engager à chercher des ressources en lui-même, de maintenir et de réveiller le sentiment de sa dignité, de lui témoigner, dans sa pauvreté, tout le respect auquel il peut avoir droit ou qu’il est en état d’apprécier.

Il faut, par charité même, comme aussi par respect pour les vrais besoins, savoir refuser aux besoins imaginaires ou fondés sur la paresse et l’égoïsme. Gardons-nous d’engendrer la pauvreté par les soins mêmes que nous prenons pour la détruire. Instruisons-nous de ces lois inflexibles qui naissent de la nature des choses dans l’ensemble d’une population, et ayons-les présentes à l’esprit dans chaque cas particulier, puisque chaque cas particulier ne nous les rappelle pas ou même tend à nous les faire oublier.

L’intérêt que nous avons à ce qu’on ne doute pas de notre bienfaisance personnelle, ne doit pas nous porter à conniver à l’idée accréditée dans certaines paroisses qu’on peut tout prétendre, sans indiscrétion, du pasteur ou de sa maison. Il faut savoir ramener à l’ordre l’importunité et l’indélicatesse.

Ne pas avoir l’air de faire payer une assistance par des démonstrations de piété ; ne pas faire croire qu’on ne secourt les corps que pour arriver aux âmes ; être, dans les premiers rapports, sobre de paroles religieuses[j].

[j] La bienfaisance est devenue un art, dont les règles principales sont destinées à devenir populaires. Il y a sur cette matière des ouvrages importants qu’il faut avoir lus ; ainsi, en français, le livre sur la charité, de M. Duchatel, celui de M, Naville sur le même sujet, le visiteur du pauvre, de M. de Gérando ; en anglais, L’économie civile et charitable des grandes villes, du docteur Chalmers.

Le bien que peut faire le pasteur lui-même est matériellement peu de chose auprès de celui dont il est l’intermédiaire. Il est le délégué des pauvres auprès des riches, et des riches auprès des pauvres. La première fonction est délicate et difficile. Il faut s’attendre à des refus, à des affronts. Un trait sublime (celui du pasteur qui, recevant un soufflet d’un riche impatienté, lui dit : « Voilà qui est pour moi, et pour mes pauvres maintenant ? ») devrait revenir souvent à la mémoire des pasteurs. Toutefois, on aurait tort de ne tenir aucun compte proportionnel des situations, ni des requêtes précédentes. Il faut savoir s’abstenir à propos ; il faut intéresser le riche aux détails de la situation qu’on lui décrit, le porter à faire son affaire du soulagement de cette misère, lui demander quelque chose de mieux que de l’argent, ne pas le contraindre moralement à en donner, être content lorsqu’il en donne, résigné et sans humeur lorsqu’il n’en donne pas ; mais, dans tous les cas, remplir cette mission avec autant de liberté que de modestie et de délicatesse. [En avoir honte serait renier une des plus belles parties du ministère et se préparer des refus.]

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