Le prophète Daniel et l’Apocalypse de Saint Jean

II. Eclaircissements chronologiques

1. Le point de départ des soixante-dix semaines ; Esdras et Néhémie.

Tel est le plan de la prophétie que nous avons sous les yeux. Il est si simple et si grandiose, tout s'y enchaîne d'une manière si satisfaisante, que nous n'hésiterions pas à l'entendre comme nous l'avons fait, alors même que le calcul des soixante-dix semaines d'années présenterait plus de difficultés qu'il n'en offre réellement. C'est en effet une particularité de cette prophétie de soulever une question de chronologie indépendante du sens général des paroles de l'ange.

La première question qui se présente est celle-ci : Quand ont commencé ces soixante-dix semaines d'années (490 ans) ? Ce n'est pas, comme on pourrait le croire d'abord, à l'expiration des soixante-dix ans annoncés par Jérémie ; ce n'est pas non plus au retour de la captivité ou à la reconstruction du temple. Non, tout le chapitre ayant pour sujet la fin de la désolation de Jérusalem (verset 2), le point de départ des soixante-dix semaines ne peut être que « la promulgation du décret de relever et bâtir Jérusalem. » Voyons d'abord ce que c'est que « la promulgation du décret. » Nous verrons ensuite ce qu'il faut entendre « par le relèvement et la construction de Jérusalem. »

Presque tous les interprètes modernes de Daniel reconnaissent, et avec raison, que les mots מֹצָא דָבָר au verset 25 indiquent, comme יָצָא דָבָר au verset 23, la promulgation non d'un décret humain, mais d'un décret de Dieu. Mais la plupart se trompent en croyant qu'il s'agit ici d'un décret de Dieu promulgué par un prophète. C'est encore l'analogie du verset 23 qui nous prouve qu'il n'en est point ainsi. Comme il s'agit au verset 23 d'un décret divin communiqué, non aux prophètes, mais aux anges, il doit en être de même ici. Mais il va sans dire que ce décret doit avoir eu immédiatement son exécution dans le monde des faits sensibles, dans le domaine de l'histoire. Autrement il ne pourrait être donné comme point de départ à un calcul chronologique. L'ange, initié aux conseils célestes, dont il est un des agents, présente comme décrets de Dieu les faits que l'historien ne perçoit qu'une fois qu'ils se sont réalisés dans les événements.

Le chapitre 10 nous a fait entrevoir de quelle manière les décrets divins s'exécutent dans l'histoire par le ministère des anges, et les lumières qu'il nous donne sur ce sujet pourront nous être utiles dans le cas présent. Si nous cherchons en effet quel fut l'événement historique par lequel s'accomplit le décret divin du relèvement et de la reconstruction de Jérusalem, nous irons le chercher dans l'histoire de la monarchie perse, sous la domination de laquelle Israël venait de tomber pour deux siècles. Ce fut Cyrus qui mit fin à la captivité des Juifs et les a autorisés à rebâtir le temple, et cela du vivant de Daniel. C'est de Cyrus aussi que devait émaner l'autorisation de « relever et de rebâtir Jérusalem. » L'ange qui par l'ordre de Dieu a combattu victorieusement l'ange de la Perse et qui défend la cause d'Israël auprès du roi (Daniel 10.12-13) doit être le même qui, sur un nouvel ordre de Dieu (מֹצָא דָבָר Daniel 9.25), opère aussi l'autorisation donnée par le roi de Perse de relever Jérusalem. Ainsi, bien que les anciens interprètes se trompassent en entendant par יָצָא דָבָר la promulgation d'un décret du roi de Perse, leur erreur arrivait au même résultat, puisque historiquement le décret de Dieu se manifeste par celui de Cyrus. L'expression hébraïque s'applique d'ailleurs parfaitement à un décret royal. (Voyez Esther 1.19.) Le décret de Dieu trouve son exécution dans le décret du roi. Comparez Ésaïe 44.28 : « L'Eternel dit de Cyrus : C'est mon pasteur et il accomplira tout mon bon plaisir, en disant à Jérusalem : Tu seras rebâtie, et au temple : Tu seras fondé, » et Esdras 6.14 : « Ils bâtirent par le commandement du Dieu d'Israël et par le commandement de Cyrus. »

En voilà assez sur la « promulgation du décret. » Nous avons à rechercher maintenant quelle fut l'époque de l'édit relatif au « relèvement et à la reconstruction de Jérusalem. » Il nous faut pour cela étudier les livres d'Esdras et de Néhémie.

Ces deux hommes ayant exercé leur ministère à Jérusalem de concert et dans le même temps, leurs deux écrits forment un tout et étaient considérés par les Juifs comme le premier et le second livre d'un seul et même ouvrage. En y jetant les yeux, nous nous trouvons dès les premiers versets en pays de connaissance. Le récit se rattache à la même prophétie de Jérémie que Daniel 9. Nous y lisons en effet (Esdras 1.1 ; voir 2Chroniques 36.22) : « Et la première année de Cyrus, roi de Perse, afin que la parole de l'Éternel prononcée par Jérémie fût accomplie, l'Éternel éveilla l'esprit de Cyrus, etc. » Chacun des deux livres, Esdras comme Néhémie, se décompose en deux parties. La première partie d'Esdras (chapitres 1 à 4) nous raconte le retour de la captivité, sous Jéhosuah et Zorobabel, et la construction du temple entravée par l'hostilité des peuples voisins et encouragée par les prophètes Aggée et Zacharie (Esdras 5.1-2 ; 6.14), achevée enfin la sixième année de Darius, fils d'Hystaspe, 516 ans avant Jésus-Christ. (Esdras 6.15.) Après cette première partie, l'auteur saute par-dessus un espace de temps d'une soixantaine d'années et commence la seconde partie de son livre par cette transition tout à fait indéterminée : « Et après ces choses. » Cette deuxième partie (chapitres 7 à 10) nous montre d'abord Esdras montant de Perse à Jérusalem la septième année d'Artaxerxès Longuemain, de 458 à 457 avant Jésus-Christ. (Esdras 7.1-7.) Ce fait est raconté en détail dans les chapitres 7 et 8. Le 9 et le 10 représentent les efforts d'Esdras pour reconstituer la nationalité du peuple saint, en éloignant les femmes étrangères. Le livre de Néhémie, qui y fait suite, raconte dans sa première partie (chapitres 1 à 7) comment Néhémie se rendit à Jérusalem la vingtième année d'Artaxerxès, de 445 à 444 avant Jésus-Christ, et comment il s'occupa à rebâtir la ville de ses pères et principalement à en relever les portes et les murailles. Dans la deuxième partie (chapitres 8 à 13) on voit l'œuvre, que firent en commun Esdras et Néhémie (Néhémie 8.1 ; 9.13 ; 12.26), œuvre de régénération nationale dont le point essentiel est la restauration de la loi. (chapitres 8 à 10.)

Cette courte analyse fait voir qu'au point de vue des faits la première partie du livre d'Esdras fait un tout à part, tandis que la seconde se lie étroitement à celui de Néhémie, avec lequel elle forme à son tour un groupe de récits bien distinct du précédent.

En effet, l'histoire des Israélites après l'exil se divise en deux périodes principales, et ce sont elles que nous retrouvons ici. Ce qui a eu lieu dans l'intervalle, ce qui a suivi, n'a aucune importance au point de vue théocratique ; les historiens sacrés ne s'en sont point occupés ; si le livre d'Esther a été admis dans le canon, c'est que, en nous donnant quelque idée de la condition des exilés demeurés en Perse, chez la première des grandes puissances d'alors, il complète Esdras et Néhémie qui nous dépeignent l'état des Israélites rentrés dans le pays de la promesse. De ces deux périodes qui, du reste, sont déjà indiquées dans les livres mêmes d'Esdras et de Néhémie (Esdras 6.14 ; Néhémie 12.26, 47), la première est celle de Zorobabel et de Jéhosuah, d'Aggée et de Zacharie, de Cyrus et de Darius, fils d'Hystaspe. La seconde est celle d'Esdras et de Néhémie, de Malachie et d'Artaxerxès Longuemain. La première, éminemment religieuse, est celle de la reconstruction du temple ; la seconde est celle de la reconstitution politique du peuple et du relèvement de la ville de Jérusalem. La première comprend un espace de vingt ans, de 536 à 516 avant Jésus-Christ. Quant à la seconde, il est plus difficile d'en déterminer la durée, car la fin du livre de Néhémie ne renferme aucune indication chronologique, non plus que Malachie. On s'accorde cependant assez généralement à lui assigner une durée de cinquante ans. Elle commence en 457 avec le retour d'Esdras. Treize ans après arrive Néhémie, qui fut gouverneur douze ans. (Néhémie 5.14 ; 13.6.) Voilà un quart de siècle dont nous sommes certains. À la fin de ces vingt-cinq ans, en 432, Néhémie retourne à la cour de Perse et s'en revient dans sa patrie לְכֵץ יַמִים, expression vague qui ne signifie pas à la fin de l'année, mais après un temps d'une longueur tout à fait indéterminée. D'après Ewald, Winer et déjà Prideaux, Néhémie ne doit pas être revenu à Jérusalem avant la onzième année de Darius Nothus. (414-413 avant Jésus-Christ.) Son absence aurait donc duré dix-huit ans. Combien vécut-il encore après son retour ? Josèphe rapporte qu'il atteignit un âge fort avancé, mais les plus longues carrières ont un terme et l'on ne peut guère supposer que celle de Néhémie se soit étendue au delà des dernières années du Ve siècle avant Jésus-Christ. (410 à 400.) Telle est donc l'époque présumable de la mort de Néhémie. C'est probablement alors aussi que s'est close avec Malachie la longue série des prophètes de l'ancienne alliance et que s'est terminée la seconde période de l'histoire des Israélites du retour. Josèphe déjà sentait fort bien que cette seconde restauration, amenée par la faveur d'Artaxerxès, avait été comme un dernier retour de lumière sur le déclin de l'ancienne alliance. « Depuis Artaxerxès jusqu'à nous, dit-il (Contra Apion. I, 8) on a beaucoup écrit encore, mais ces ouvrages ne jouissent pas de la même autorité religieuse que les précédents, parce que dès lors la chaîne de la succession prophétique s'est trouvée rompue. »

Chose assurément bien remarquable et bien caractéristique, la première période de la restauration fut tout entière consacrée à rebâtir le temple de Jérusalem. Il était digne du peuple élu de commencer par rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et c'est ce qu'il fit sous Jéhosuah et Zorobabel. Mais Zorobabel n'avait ramené en Palestine qu'une petite colonie de cinquante et quelques mille personnes. (Esdras 2.64 et suivants) Ces colons n'avaient pas tardé à se mélanger avec les païens d'alentour ; ils menaient une existence des plus précaires et des plus misérables. (Néhémie 1.3 ; Esdras 9.6-15.) Leur condition paraît avoir été particulièrement triste pendant les soixante années qu'Esdras passe sous silence. (De 516 à 457.) Les Samaritains, leurs grands ennemis, et les gouverneurs perses, les surveillaient de près et s'efforçaient d'étouffer dans leur germe toutes les velléités d'indépendance et toutes les tentatives de relèvement national qui pouvaient s'y produire. (Esdras 4.)

C'est précisément pour cela qu'il était absolument nécessaire qu'une seconde restauration vînt rendre à ce petit peuple un cachet Israélite plus pur. Esdras et Néhémie furent les hommes choisis de Dieu pour accomplir cette tâche particulière. Ce n'était pas assez que le temple fût rebâti ; il fallait encore rétablir la nationalité juive, remettre en vigueur la loi, relever de leurs ruines la ville sainte et ses murailles. À moins de cela, pas de peuple de Dieu dans le plein sens du mot ! L'existence d'Israël était compromise par l'absence d'un seul de ces éléments. Esdras, qui était sacrificateur, fut appelé à s'occuper surtout du côté religieux de cette restauration ; il purifia la race élue de tout élément hétérogène, il fit faire à son peuple une alliance toute nouvelle avec Dieu. À Néhémie, l'échanson d'Artaxerxès et le gouverneur royal, incomba la tâche de rebâtir les murs de Jérusalem et de rendre à cette cité une importance politique. Voilà pourquoi ce n'est guère qu'à partir d'Esdras qu'on peut de nouveau parler d'un peuple d'Israël, ainsi que les Juifs l'ont eux-mêmes senti lorsqu'ils ont donné à Esdras le titre de second Moïse. Si Moïse a fait naître son peuple à l'existence nationale, on peut bien dire qu'Esdras l'y a fait renaître.

Or, au commencement de laquelle de ces deux périodes de relèvement faut-il fixer le point de départ des soixante-dix semaines de Daniel ? Telle est la question qui se présente maintenant à nous, ou plutôt ce n'est pas pour nous une question. Que lisons-nous, en effet, au verset 24 ? « Il y a soixante-dix semaines déterminées sur le peuple et sur la sainte ville. » Et au verset 25 ? « Depuis l'émission de la parole annonçant que Jérusalem sera restaurée et rebâtie. » Est-il possible de désigner la seconde restauration plus clairement qu'elle ne l'est par ces mots ? Comment ne pas donner tort à tant de commentateurs qui voient dans l'édit auquel fait allusion Daniel (Daniel 9.23 et 25) celui de Cyrus en 536a (Esdras 1.1-4), ou bien celui de la seconde année de Darius, fils d'Hystaspe (Esdras 6.1-12), en 520b ? Pour ce qui est de ce dernier édit, il n'a point eu la valeur qu'on lui attribue en le faisant figurer dans une aussi importante prophétie, et, quant à l'édit de Cyrus, le livre de Daniel lui-même se charge de prouver qu'il est hors de cause ici, car Daniel ne mènerait pas deuil sur son peuple comme il le fait la troisième année de Cyrus (Daniel 10.1-3), si l'édit de la première année avait procuré aux Israélites une prospérité digne des espérances, même bien modérées, qu'on pouvait nourrir à leur endroit d'après la prophétie du chapitre neuvième (verset 25). Puis l'ange Gabriel s'exprimerait autrement qu'il ne le fait si c'était l'édit de Cyrus, en 536, qui devait servir de point de départ pour le calcul des soixante-dix semaines d'années. Plutôt que de parler de l'émission de la parole annonçant que Jérusalem sera restaurée, il eût été beaucoup plus simple de dire : « Après les soixante-dix années de l'exil, il s'écoulera encore soixante-dix semaines d'années jusqu'au Christ. » Autre chose encorec : le verset 26 annonce la destruction du sanctuaire aussi bien que celle de la ville. Or le verset 25 ne parle pas du relèvement du temple. Cela suppose évidemment que lorsqu'on se mettra à rebâtir la ville le temple sera déjà relevé de ses ruines, car on ne saurait admettre que l'ange passe précisément sous silence le point capital, ce sanctuaire bien-aimé en faveur duquel Daniel avait prié avec tant de ferveur. (versets 17 et 20.) À ceci vient s'ajouter Esdras 6.14 : « Et les anciens des Juifs bâtirent et achevèrent par le commandement du Dieu d'Israël et par le commandement de Cyrus, de Darius et d'Artaxerxès, roi de Perse. » C'est un de ces passages où Esdras, rompant le fil chronologique de son récit, jette un coup d'œil d'ensemble sur les faits qu'il vient de rapporter. Ici il rapproche l'une de l'autre les deux grandes époques de construction : celle du relèvement du temple et celle du relèvement de la ville. Le temple seul, ajoute-t-il aussitôt au verset 15, fut achevé sous Darius. Le reste ne se fit donc que sous Artaxerxès. Les édits de Cyrus et de Darius ne font absolument mention que du sanctuaire. (Comparez Esdras 5.13 ; 6.3 et suivants)d. Le nom de Jérusalem se rencontre souvent dans le livre d'Esdras (Esdras 1.2 ; 6.3, 5, 9, 12 et suivants), mais presque toujours comme indication du lieu où se trouvait le temple ; il va de soi que, ne fût-ce que pour abriter les sacrificateurs ou les ouvriers qui travaillaient au temple, un certain nombre d'habitations vinrent dès le principe se grouper autour du sanctuaire ; (Aggée 1.4) mais nulle part nous ne trouvons la moindre trace d'un édit de Cyrus ou de Darius autorisant les Juifs à relever leur ville. Artaxerxès Longuemain lui-même, qui finit par accorder cette permission, commença par la refuser expressémente. (Esdras 4.7.-23.) Et il n'y a rien là qui doive nous surprendre. On sait quelle forte position naturelle occupe Jérusalem, quelle longue résistance elle avait opposée aux puissantes armées de Nébucadnetzar et quelle était la réputation de ses habitants, gens rebelles et séditieux de tous temps. (Esdras 4.15.) Tout cela explique fort bien comment il a pu se faire que Jérusalem ne fût pas encore, rebâtie au temps d'Esdras et de Néhémie. (Néhémie 1.3 ; 2.3, 5 ; 4.1 ; 7.4.) Passe encore pour une restauration religieuse des Juifs ; mais une restauration politique et nationale, on ne voulait point encore en entendre parler !

a – Calvin, Œcolampade, Kleinert.

b – Luther, Bengel.

c – Cette remarque est de Hengstenberg.

d – Mais Ésaïe n'annonce-t-il pas que ce sera Cyrus qui dira à Jérusalem : « Tu seras rebâtie ? » (Ésaïe 44.28 et 45.13.) Il est vrai, mais ce sont ici de ces passages où des faits séparés par d'assez longs intervalles sont confondus les uns avec les autres, et, grâce à la distance, paraissent occuper tous la même place. Plus tard, à mesure qu'on approche, les prophètes distinguent mieux et séparent ce qu'ils avaient précédemment groupé. Le rétablissement du peuple de Dieu est tout entier attribué à l'homme qui le premier entra dans la voie de la bienveillance envers les Juifs. Autrement compris, ces passages d'Ésaïe ne s'accorderaient pas non plus avec Néhémie 1.3 ; 2.3 ; 5.17 ; 7.4, etc.

e – Nous croyons en effet qu'ici comme toujours, dans les livres d'Esdras et de Néhémie, Assuérus répond à l'Artaxerxès des auteurs profanes, et non pas à Smerdis. Voyez Schultz, dans les Etudes et critiques, 1863, tome III, page 686. Baihinger aussi a abandonné l'opinion qu'il partageait jadis avec Ewald, Bertheau et Nægelsbach, et d'après laquelle l'Assuérus d'Esdras 4.6 serait Cambyse, et l'Artaxerxès du verset 7 le faux Smerdis. Esdras 4.6-23 est une parenthèse qui rompt le fil chronologique du récit, comme par exemple Esdras 6.14, mais qui a pour but de donner un aperçu complet de tout ce que les ennemis d'Israël firent successivement pour empêcher le relèvement de Jérusalem.

Ce n'est qu'en la septième année d'Artaxerxès Longuemain (Esdras 7.1, 7) que la position des Juifs commença décidément à s'améliorer. À partir de ce moment ils furent l'objet de la bienveillance particulière du roi et ils obtinrent de lui bien plus que ce que Cyrus et Darius leur avaient jamais accordé. La septième année de son règne, Artaxerxès permit à Esdras de s'en retourner dans sa patrie avec des pleins pouvoirs fort étendus. (Esdras 7.11-26, voyez surtout versets 18, 25.) Treize ans après, il donna à Néhémie une permission pareille, portant spécialement sur la reconstruction de la ville. (Néhémie 2.) Faut-il prendre pour point de départ des soixante-dix semaines d'années l'arrivée à Jérusalem d'Esdras ou celle de Néhémie, la septième ou la vingtième année du règne d'Artaxerxès ? Quelques Pères de l'Église, Hengstenberg, Hævernick, Sack, Gerlach et beaucoup d'autres ont donné la préférence à la vingtième année, en sorte que c'est maintenant de beaucoup l'opinion la plus répandue. Cependant Galov, Newton, Geier, Buddée, Prideaux, Sostmann, Deyling, Preiswerk et Gaussen se sont décidés pour la septième année du règne d'Artaxerxès et nous ne pouvons qu'abonder dans leur sens.

Nous avons pu nous convaincre que le temps d'Esdras et celui de Néhémie ne forment qu'une seule et même période de bénédiction pour Israël et ce serait une chose assez surprenante que le commencement eût une importance moins décisive que le milieu de cette période. Néhémie n'a rien fait d'essentiellement nouveau, il a simplement développé l'œuvre commencée par Esdras. L'édit accordé à Néhémie n'a qu'une importance secondaire ; l'historien sacré ne le rapporte pas (Néhémie 2.78) ; nous pouvons au contraire prendre encore aujourd'hui connaissance des pleins pouvoirs donnés à Esdras. (Esdras 7.) Il y a plus. De qui est émané l'édit accordé à Esdras ? De qui celui de Néhémie ? D'Artaxerxès ; c'est lui, c'est un seul et même monarque qui s'est ainsi prêté à deux reprises à l'accomplissement du décret divin. Il était donc, dès la septième année de son règne, bien disposé pour les Juifs ; alors déjà la parole décrétant la reconstruction de Jérusalem était sortie d'auprès de Dieu ; alors déjà l'homme vêtu de lin de Daniel 9 l'avait emporté auprès du Maître de toutes choses sur l'ange du royaume des Perses. Tel est bien le sentiment qui inspire Esdras lorsque, après avoir rapporté l'édit royal, il s'écrie : « Béni soit Jehovah, le Dieu de nos pères, qui a ainsi mis au cœur du roi d'honorer la maison de Jehovah à Jérusalem et qui m'a fait trouver grâce devant le roi, devant ses conseillers et devant tous les plus puissants princes du roi. » (Esdras 7.27-28.) Voici donc l'instant précis où le cœur du plus grand roi de son temps a été gagné par l'action de Dieu à la cause du peuple élu. Esdras et Néhémie ont tous deux, pendant tout leur ministère, la même, bien nette et bien fortifiante conviction d'être les exécuteurs d'un même décret divin. De là cette belle formule qui revient souvent sous leur plume : « La main favorable de mon Dieu était sur moi. » (Esdras 7.6, 9, 28 ; 8.18, 22 ; Néhémie 2.8,18.)

Toutefois ces raisons perdraient naturellement tout leur poids s'il y avait dans les paroles de l'ange (Daniel 9.24-25) quelque chose qui obligeât à compter les soixante-dix semaines d'années à partir du moment où les Juifs furent expressément autorisés à relever la ville, comme ils le furent sous Néhémie. Mais tel n'est point le cas. Rien dans le texte n'oblige à songer uniquement au relèvement matériel de la ville, et Néhémie n'est pas le premier qui ait reçu une pareille permission. La patente d'Esdras, pour commencer par ce dernier point, lui confère une autorité telle, que nous ne saurions vraiment sur quoi nous appuyer pour dire qu'il n'avait pas le droit de travailler à la reconstruction de la ville. Il est vrai qu'il est spécialement chargé de réorganiser le culte ; mais il doit aussi établir des juges (Esdras 7.25) et le roi l'autorise (Esdras 7.18) à employer à son gré l'argent qui pourra lui rester après qu'il aura pourvu au service du sanctuaire. Si nous voulons savoir comment Esdras a compris l'édit du roi et quelle en était à ses yeux la portée, lisons sa prière du chapitre 9 : « Notre Dieu nous a fait trouver grâce devant les rois de Perse, pour nous redonner la vie, pour relever la maison de notre Dieu, pour restaurer ses ruinesf et nous permettre d'avoir des murs en Juda et à Jérusalem. » (verset 9.) Le temple étant alors depuis longtemps rebâti, les ruines de Dieu ne peuvent être que les ruines de Jérusalem (Voyez dans Daniel 9.2 le même mot de ruine חָרְבָּה expressément appliqué à Jérusalem. Voyez aussi dans Ésaïe 44.26, et Ezéchiel 36.10, 33 : « relever ou rebâtir les ruines. ») et, dans ce contexte-là, le mot de גָדֵר ne peut pas avoir le sens figuré de barrière, protection divine ; il faut lui laisser son sens propre de muraille. D'où il résulte qu'Esdras déjà s'est bel et bien cru autorisé à faire ce que Néhémie a fini par accomplir en vertu d'une nouvelle patente royale. On sent parfaitement, au récit que Néhémie nous fait de la manière en laquelle il a obtenu cette autorisation (chapitre 2), que l'hésitation d'Artaxerxès portait sur la personne de Néhémie bien plutôt que sur la chose elle-même. Néhémie était l'échanson royal, il ne pouvait quitter son poste sans le congé de son maître. Le roi lui accorde sa demande, un jour, à table, après en avoir conféré avec la reine, sans plus. Néhémie ne pourrait donc pas, comme Esdras, remercier Dieu de ce qu'il a incliné en sa faveur « le cœur du roi, de ses conseillers et de tous ses puissants seigneurs. » Au lieu d'un acte officiel, nous avons ici un acte tout personnel et tout privé. Tant il est vrai que le départ de Néhémie a été un événement d'une portée beaucoup moins considérable que celui d'Esdrasg !

f – Les ruines de Dieu et non pas de la maison de Dieu.

g – Schmieder ne nous paraît donc pas dans le vrai quand il prétend que rien dans la Bible ne justifie l'importance considérable attribuée à Esdras et la place relativement humble assignée d'ordinaire à Néhémie parmi les célébrités théocratiques, et qu'il met ce prétendu passe-droit sur le compte de la tradition. (Préface de la 2e édition du Commentaire de Gerlach.)

Puis, pour en revenir à un point précédemment touché, les paroles de l'ange dans Daniel, visent évidemment autre chose qu'un relèvement extérieur et matériel de Jérusalem. « Il y a soixante-dix semaines d'années déterminées sur ton peuple et sur ta ville sainte. » (verset 24.) Il ne parle pas de la ville sainte seulement, mais aussi du peuple, présentant ainsi la reconstruction de la ville et la restauration de la nation comme deux choses qui ne se peuvent guère penser l'une sans l'autre. Or nous savons que la reconstruction de la ville fut, il est vrai, l'affaire de Néhémie, mais qu'à Esdras fut confiée la tâche de reconstituer la nation. Lors donc que le verset 25 nous dit que les soixante-dix semaines doivent se compter à partir du décret qui permettra de rétablir et de relever Jérusalem, ces derniers mots ne doivent point être pris dans le sens d'une reconstruction purement matérielle ; ce n'est pas de portes seulement, de murailles, de tours et de maisons qu'il peut y être question, mais bien de tout ce qui constitue une cité (πολις et civitas). Jérusalem, au verset 25, est absolument l'équivalent de ce que le verset 24 désigne par les deux mots de peuple et de ville sainte. Et voyez ! S'il y a deux substantifs au verset 24, il y a deux verbes au verset 25 : rétablir, qui a pour objet direct sous-entendu la nation et qui désigne l'œuvre d'Esdras ; et relever, qui a pour objet direct la ville sainte et qui désigne l'œuvre de Néhémie. Dans Jérémie הֵשִׁיב désigne souvent purement et simplement le retour de la captivité (Jérémie 32.44 ; 33.11.) תָשׁוּב dans Daniel 9.25, à la fin du verset, a un sens analogue. Comparez Ezéchiel 16.53, 55 et voyez l'expression consacrée de : שׁוּב שְׁבוּת. Nous ne sommes donc pas simplement autorisés à prendre Jérusalem dans le sens large et complet de cité, nous y sommes obligés. Tel est au reste le sens constant de Jérusalem dans les livres prophétiques, et c'est ainsi maintenant encore qu'on parle de Ninive, de Rome et de Paris pour dire le royaume des Assyriens, l'empire romain ou l'église catholique et la France. La capitale représente le pays tout entier. Si elle succombe, c'en est fait de l'indépendance nationale. Cela est tout particulièrement vrai de Jérusalem, qui n'est pas un centre politique seulement, mais qui, grâce à son temple, était la ville du grand Roi (Matthieu 5.35), la demeure de l'Éternel, et à laquelle se rattachait tout ce qui faisait d'Israël un peuple unique en son genre, le peuple élu. L'ange a donc fort bien pu, dans Daniel 9 comme le Seigneur dans Matthieu 24, rattacher à Jérusalem tout ce qu'il avait à annoncer touchant Israël. Le jugement de la ville est en même temps celui du peuple. Qu'est-ce que la mort, sinon le moment où le corps cesse d'être animé ? Eh bien, la ville c'est le corps de la nation, et la nation, l'âme de la ville, en sorte que Jérusalem désigne à la fois la ville et sa population. « Jérusalem et toute la Judée allaient écouter Jean-Baptiste. » (Matthieu 3.5.) Cette manière de parler est commune à tous les écrivains sacrés et l'on doit reconnaître qu'il n'y a rien de plus naturel que la relation qui se trouve établie ainsi entre l'homme et son domicile, ou, si l'on veut, en dernière instance, entre l'esprit et la nature. Voyez Genèse 6.11-13 ; Lévitique 18.24 et suivants ; Deutéronome 28.15 et suivants. Dans la première de ces citations, où il s'agit encore de toute l'humanité, c'est à la terre entière que s'adressent les menaces et les promesses de Dieu, qui dans les deux autres passages ne s'adressent plus qu'à la Terre-Sainte, séjour du seul peuple qui vive encore à la lumière de la révélation. Depuis David, Sion et Jérusalem se détachent du reste du pays, qui demeure à l'arrière-plan, comme la maison de David se détache de toutes les autres familles en Israël. (Psaume 78.68 et suivants) C'est dans ce sens que dans les Psaumes déjà (Psaumes 46.5 ; 48.2 et suivants ; 87.2, 3, 5) la ville de Dieu, le mont de Sion, est le représentant et, en quelque sorte, la manifestation de tout le peuple élu. Parmi les prophètes, Ésaïe, pour nous en tenir à lui, s'écrie dès son premier discours : « Comment la ville fidèle est-elle devenue une prostituée ! » (Ésaïe 1.21) ; et dans les chapitres 60 et 62 il fait de la Jérusalem future, de ses portes et de ses murailles, une description (Ésaïe 60.11 et 18 ; 61.6 et 18) qui nous oblige à voir dans cette nouvelle cité un grand édifice spirituel, un être animé, un peuple, le peuple élu de l'avenir. Cette manière de voir et de parler est également celle de l'Apocalypse où l'Église infidèle est identifiée avec Babylone, et l'Église glorifiée avec une autre ville, la nouvelle Jérusalemh. (Apocalypse 21.22.) Là il s'agit du but que doit atteindre la nouvelle alliance arrivée au terme de son développement ; ici (Daniel 9.24-25), de la dernière période de l'ancienne alliance. Là, Jérusalem représente l'Église glorifiée de l'économie de la grâce, entourée d'une nation également glorifiée ; ici elle représente l'Église de l'ancienne alliance avec son organisation, ses institutions, sa loi, son temple, sa ville sainte, Israël en tant que cité de Dieu. L'histoire du salut dans sa période chrétienne aboutit à une Jérusalem céleste ; l'histoire du salut dans sa période préparatoire aboutit au rétablissement de la Jérusalem terrestre.

h – Voyez Delitzsch, le Cantique des cantiques, page 231 et suivantes.

La restauration et le relèvement de Jérusalem ont donc dans la bouche de l'ange qui parle à Daniel un sens beaucoup plus profond que celui qu'on leur donne lorsque, avec Hengstenberg et beaucoup d'autres, on n'y voit que la reconstruction des maisons et des murailles de la ville. Nous pensons avoir suffisamment prouvé qu'il ne faut point compter les soixante-dix semaines à partir du retour de Néhémie, et que le retour d'Esdras, 457 ans avant Jésus-Christ, répond seul aux exigences du texte bien compris. Il y a, entre la reconstruction matérielle de la ville par Néhémie et le moment que nous venons de fixer comme le commencement des soixante-dix semaines, un rapport analogue à celui qui existe entre la destruction matérielle de Jérusalem et le moment où commencent les soixante-dix années de Jérémie. En effet, ces soixante-dix années de captivité commencent déjà dix-huit ans avant la ruine de Jérusalem, 606 ans avant Jésus-Christ, époque où la théocratie perdit son indépendance ; et, pareillement, les soixante-dix semaines de Daniel commencent déjà treize ans avant la reconstruction de la ville, parce que le relèvement intérieur et spirituel de la théocratie a précédé de treize ans le relèvement de la capitale. Même phénomène à la fin des soixante-dix semaines d'années. Elles mènent jusqu'à l'an 33 après Jésus-Christ (457 + 33 = 490). Or, si Jérusalem n'a été détruite qu'en 70, il n'en est pas moins vrai que dès après le meurtre de son Messie, c'en était fait d'elle. C'est ici une loi générale du royaume des cieux. Adam est un homme mort dès après son péché, et cependant il vit bien des siècles encore. « Israël s'est rendu coupable en servant Baal, et il est mort, » lisons-nous en Osée 13.1, et néanmoins il continue à pécher et, par conséquent, à vivre. (verset 2). Le royaume des Perses est considéré comme mort dès le règne de Xerxès (Daniel 9.2), parce que Xerxès a été vaincu par les Grecs et que dès ce moment l'empire du monde a réellement passé de la Perse à la Grèce. C'est pour cela aussi qu'Ésaïe dans la seconde partie de son livre vit en quelque sorte déjà en exil. Cette captivité dont il était séparé par plus d'un siècle encore, avait déjà commencé pour lui. Le péché, voilà la vraie mort. (Matthieu 8.22.) Les abominations auxquelles se livrait Israël en causaient déjà virtuellement la désolation. L'Eternel regarde au cœur des événements comme des hommes. Il en comprend la valeur réelle. L'homme a égard à ce qui est devant ses yeux. (1Samuel 16.7.)

Si maintenant, du point où nous sommes arrivés, nous jetons les yeux sur le terme des soixante-dix semaines, prenant pour point spécial de notre vérification la mort du Messie, nous verrons que les événements donnent pleinement raison à notre interprétation. Comptées à partir d'Esdras, 457 ans avant Jésus-Christ, les 490 années, nous l'avons vu, nous conduisent à l'an 33 de notre ère, et le Christ devant être retranché vers le milieu de la dernière semaine, il se trouve donc que le prophète fixe comme date de la mort du Messie la 30e année de notre ère. Or, d'après les meilleures autorités et la chronologie la plus généralement reçue, c'est précisément cette année-là que notre Sauveur a été mis à mort. Calvin a donc raison quand il dit :

« En indiquant d'une manière aussi précise le nombre d'années qui doivent s'écouler jusqu'au Christ, Daniel, si véritablement son livre existait avant la naissance de notre Sauveur, nous fournit en faveur de la révélation une preuve que nous pouvons opposer à Satan et à tous les moqueurs. Il faudra bien qu'enfin les impies reconnaissent en Christ le véritable Sauveur, promis dès le commencement du monde, car, apparaissant au moment fixé longtemps à l'avance, il s'est trouvé par là muni de preuves telles qu'il n'est pas de mathématiciens qui puissent en fournir de pareilles. »

On se rappelle peut-être le mot de Newton cité dans notre introduction. Voilà donc l'importance qu'attachaient à la prophétie de Daniel 9 et à son accomplissement si exact le réformateur genevois et le grand mathématicien anglais, deux des esprits les plus clairvoyants et les plus positifs des temps modernes.

Nous n'en reconnaissons pas moins, avec Preiswerk, qu'il règne encore une trop grande incertitude dans la chronologie ancienne pour qu'il soit prudent d'ajouter une bien grande importance au fait que l'événement a eu lieu dans l'année précise pour laquelle nous pensons qu'il a été annoncé. Il suffirait alors qu'un autre système chronologique vînt supplanter celui que nous avons admis, pour que tout notre échafaudage s'écroulât. Contentons-nous, ce sera plus sage, de montrer qu'à notre connaissance rien ne s'oppose à ce qu'il y ait eu réellement accomplissement ponctuel, et que, jusqu'à nouvel ordre, personne ne peut prouver qu'un pareil accomplissement n'a pas eu lieu. Sack, dans son Apologétique, page 336, remarque aussi avec beaucoup de raison que les simples Israélites qui n'avaient pas le loisir d'étudier l'histoire d'une manière approfondie, ne pouvaient arriver, lorsqu'ils lisaient Daniel, qu'à une connaissance approximative du temps où devrait apparaître le Messie. Les LXX semaines devaient se compter à partir des édits des rois de Perse favorables aux Israélites, voilà tout ce que pouvait savoir le gros des fidèles. Mais c'en était assez pour exciter leur attente et, une fois le Messie apparu, pour fortifier leur foi. De même aujourd'hui encore il n'est pas nécessaire d'être très versé dans l'histoire pour se convaincre que la prophétie de Daniel 9 s'est accomplie en la personne de Christ ; par où nous ne voulons nullement dire, loin de là, qu'on ait tort de s'efforcer d'arriver par des recherches scientifiques à une pleine certitude et à une parfaite exactitude chronologique.

Mais, alors même qu'il ne nous semble pas possible d'assigner aux LXX semaines un autre commencement que l'édit accordé en 457 par Artaxerxès à Esdras, comment se fait-il que ces LXX semaines se doivent compter à partir d'une époque si éloignée encore du moment où l'ange accordait à Daniel cette importante révélation ? De 537, première année du règne de Darius (Daniel 9.1), jusqu'en 457, il devait s'écouler encore quatre-vingts ans. Puis, pourquoi l'ange ne s'est-il pas exprimé d'une manière assez claire pour que ses paroles ne soient susceptibles que d'une seule interprétation ?

Pour ce qui est d'abord de Daniel, disons-nous bien que le but de la prophétie n'était pas de lui révéler l'année exacte de la venue du Messie. Pour lui personnellement, qui vivait plusieurs siècles avant ce grand événement, la chose n'eût pas eu un grand intérêt. C'était pour les générations futures plutôt que pour lui-même qu'il recevait ces révélations. L'ange qui lui parlait ne se proposait point de le mettre à même de supputer exactement la date du Messie ; il voulait bien plutôt l'avertir d'une manière générale qu'il s'écoulerait encore un long temps, environ cinq siècles, avant cette bienheureuse apparition.

Mais il y a plus. Cette prophétie ne devait en aucun cas, pas même pour les générations suivantes, être un simple problème d'arithmétique, tout posé et que le premier chiffreur venu pût résoudre. La prophétie voile l'avenir aussi bien qu'elle le révèle. Pour la comprendre il faut comprendre avant tout les desseins de Dieu et avoir longtemps observé la manière dont il conduit son peuple. « Aucun des méchants n'a de l'intelligence ; ce sont les intelligents qui comprennent. » (Daniel 12.10.) Avec des chiffres aussi précis que ceux qu'elle renferme, notre prophétie aurait été par trop claire si le moment auquel devaient commencer les fameuses, semaines n'avait été enveloppé d'une certaine obscurité. Comme le remarque fort bien Hengstenberg, si la durée du temps qui devait s'écouler entre la fin des soixante-dix années de Jérémie et le commencement des soixante-dix semaines d'années de Daniel, avait été plus exactement indiquée, cela n'aurait servi qu'à décourager les Juifs, si peu nombreux déjà, qui allaient rentrer dans leur patrie.

Cependant l'ange en dit assez pour qu'à chaque nouvel édit des rois de Perse les Israélites pieux d'après l'exil aient pu se demander sérieusement si l'on n'était pas arrivé au commencement des soixante-dix semaines. Et c'est ce qu'ils ont fait. Les intelligents du premier siècle après le retour ont été attentifs aux signes des temps, ils ont cherché à fixer approximativement le moment où avaient commencé les soixante-dix semaines. Et ceux des siècles suivants ont pu de même, en sondant les Écritures, mesurer en gros la distance plus ou moins grande qui les séparait encore du terme de ces 490 années. Privés comme nous le sommes nous-mêmes de révélations nouvelles, ils ont eu pour s'orienter les prophéties de Daniel, comme nous avons celles de saint Jean, et ils en ont fait l'usage que nous sommes appelés à faire de l'Apocalypse. (Matthieu 16.2-3 ; 24.33.) Ainsi lorsque Alexandre le Grand s'approcha de Jérusalem, ils surent bien lui montrer dans Daniel les prophéties qui se rapportaient à lui. (Josèphe, Archéol. XI, 8, 5.) Ainsi encore chacun sait qu'au commencement de notre ère l'espérance d'un Messie était fort répandue, non seulement chez les Israélites (Luc 2.25, 26, 38 ; 23.51) mais même chez les païens. Or Daniel 9 a certainement contribué pour sa bonne part à ce résultat, car plusieurs passages de Josèphe et la parole du Seigneur en Matthieu 24.15 : « Quand vous verrez établie dans le lieu saint l'abomination, cause de la désolation, dont parle le prophète Daniel, etc., » montrent qu'alors les Juifs s'occupaient beaucoup de ce prophète, et qu'on y trouvait en particulier l'annonce de la ruine de Jérusalem.

Au reste ces espérances messianiques n'étaient pas toutes du même aloi. Par la consolation d'Israël les croyants entendaient le salut, le pardon des péchés (Luc 1.77) ; le Messie était pour eux l'Agneau de Dieu qui porte les péchés du monde. (Jean 1.29.) Les Juifs charnels étaient sans yeux pour les conditions spirituelles et morales de la délivrance ; ils ne s'attachaient qu'aux prophéties messianiques qui leur parlaient de gloire, comme Daniel 2 et 7. Josèphe rapporte (Bell. Jud. VI, 5, 4) que ce qui les soutenait dans leur résistance obstinée contre les Romains, c'était une antique prophétie annonçant qu'à peu près dans ce temps, κατα τον καιρον ἐκεινοv, un Juif deviendrait le maître du monde. D'après Tacite (Hist. V, 13) plusieurs croyaient, sur la foi d'antiques livres sacerdotaux, que précisément dans ce temps (eo ipso tempore) l'Orient s'élèverait à un haut degré de puissance, et que des hommes venus de la Judée s'empareraient de l'empire du monde. Et nous savons par Suétone (Vesp. 4) que c'était une croyance fort répandue dans tout l'Orient que les Juifs devaient en ce temps-là devenir le premier peuple de la terre.

Les livres d'Esdras et de Néhémie nous ont été si utiles lorsque nous cherchions à nous rendre compte de ce qu'il convient d'entendre par la restauration et le relèvement de Jérusalem, que nous ne pouvons nous empêcher de croire qu'ils ont été expressément composés en vue de Daniel 9. Comme Daniel 9, le livre d'Esdras commence par la mention de la prophétie de Jérémie relative aux soixante-dix années de l'exil. Comme dans Daniel 9 encore, de même dans le livre de Néhémie les tristes nouvelles reçues de Jérusalem jouent un grand rôle ; en lisant le premier chapitre de Néhémie on se sent transporté dans une situation tout à fait pareille à celle qui inspire à Daniel son ardente supplication. Esdras et Néhémie n'ont reçu d'en haut aucune révélation particulière et directe, et néanmoins ils agissent manifestement comme des envoyés de Dieu ; ils se sentent dans sa main des instruments choisis pour accomplir ses desseins. Ce sentiment ne leur viendrait-il point de la lecture et de la méditation de Daniel 9 ? Rappelons-nous ici les prières de ces deux fidèles. (Esdras 9.6 et suivants ; Néhémie 1.5 et suivants) Ne sont-elles pas toutes pénétrées du même souffle qui a inspiré celle de Daniel ? Hitzig trouve même entre la prière de Daniel 9 et les deux prières de Néhémie (chapitres 1 et 9) une telle ressemblance, qu'il ne peut admettre que les auteurs de ces deux livres aient été étrangers l'un à l'autre. Or, auquel attribuerons-nous l'indépendance et l'originalité ? Pour nous cette question n'en est pas une. Les magnifiques prophéties de Daniel ont donné naissance à une littérature toute nouvelle au sein du peuple Juif ; elles ont exercé la plus profonde influence sur la conscience nationale, ainsi que Hilgenfeld lui-même le reconnaît dans son ouvrage sur l'Apocalyptique juive, page 13 ; Esdras et Néhémie appartiennent au contraire à cette période tardive de l'ancienne économie où les hommes de Dieu n'étaient plus appelés à produire, mais seulement à restaurer et à reproduire. Quoi de plus naturel que de voir, dans de telles conditions, les serviteurs de Dieu se plonger dans l'étude des prophéties en général, et tout particulièrement dans celle des grandioses révélations de Daniel qui ont pour objet spécial l'époque qui était la leur ? Les livres d'Esdras et de Néhémie prouveraient donc à la fois l'authenticité de celui de Daniel et la justesse de l'interprétation que nous avons donnée de la prophétie des soixante-dix semainesi.

i – C'est ainsi que Hofmann s'est servi de Zacharie pour établir l'authenticité de Daniel.

Ne serait-ce pas ici la raison pour laquelle le livre de Daniel se trouve placé dans les bibles hébraïques de suite avant Esdras et Néhémie ? Si l'on admet que c'est Esdras lui-même qui a présidé à la formation du canon de l'Ancien Testament, la chose n'en est que plus frappante. Sentant qu'il avait personnellement contribué à accomplir la première partie des prophéties de Daniel 9, il tint à raconter comment les choses s'étaient passées, et, tout naturellement, il plaça son livre de suite après celui de Daniel. Hengstenberg reconnaît lui-même qu'avec son interprétation, et à serrer les choses de près, le livre de Daniel devrait se trouver entre Esdras et Néhémie.

2. Division des soixante-dix semaines en trois périodes.

Après nous avoir présenté les soixante-dix semaines comme un tout (verset 24), Gabriel les décompose (versets 25 à 27) en trois périodes de fort inégale longueur : 7 semaines, 62 semaines et 1 semaine. Ceci nous rappelle le temps, les temps et la moitié d'un temps de Daniel 7.25 et de 12.7 ; c'est le même rythme, la même formule. Cherchons à nous rendre compte de ce qui, dans le cas particulier, peut motiver cette division des soixante-dix semaines d'années.

Commençons par la dernière de ces trois périodes ; c'est celle qui présente la physionomie la plus caractérisée et qui se distingue le plus nettement des deux autres. En effet les deux premières se trouvent comme fondues ensemble dans le verset 25 ; le verset 26 se contente d'indiquer ce qui aura lieu après les soixante-neuf premières semaines, tandis que le verset 27 est exclusivement consacré à la septantième, que nous connaissons déjà comme l'époque remarquable où l'alliance de Dieu avec les fidèles sera confirmée et fortifiée par les transformations mêmes qu'elle subira. Cette dernière semaine est le sabbat de l'ancienne alliance, le jour de repos qui suit le temps des petits et pénibles commencements, le jour de fête dans lequel Dieu ouvre encore une fois devant son peuple tous les trésors de sa grâce, mais en même temps le jour fatal où Israël signe son arrêt de mort.

L'ange doit cependant avoir une raison quelconque pour séparer les sept premières semaines des soixante-deux suivantes, comme il le fait au commencement du verset 25. Cette raison, on ne la voit pas d'abord, car elle gît dans le contenu de ces sept semaines, et ce contenu n'est indiqué qu'à la fin du verset 25 dans ces mots : « Les places et les brèches sont rebâties dans un temps fâcheuxj. » Voilà donc pourquoi les sept premières semaines sont mises à part : ce sera le temps de la restauration et du relèvement de Jérusalem. Nous verrons bientôt quel a été le caractère général des soixante-deux semaines qui suivent et dont nous n'avons rien dit encore. Pour le moment, quelques mots sur la valeur symbolique du nombre sept et de ses multiples, qui reviennent si souvent dans cette prophétie.

j – Nous avions d'abord vu dans ces derniers mots du verset 25 le contenu des soixante-neuf semaines d'années. Mais de quelle ville a-t-on jamais dit qu'on a été 483 ans à la bâtir ?

Le nombre sept a, dans l'Écriture, à côté de son sens propre, une valeur symbolique et mystique. Trois est le nombre divin ; quatre, le nombre des choses de la terre ; sept, qui équivaut à 3 + 4, sera le nombre de la révélation ; là où Dieu entre en rapport avec le monde, où il achève son œuvre, où éclatent ses jugements, là aussi apparaît le nombre sept. Et en effet, Dieu a sept esprits par lesquels il exécute sa volonté dans le monde. (Apocalypse 1.4 ; 3.1 ; 4.5 ; 5.6.) Dès le premier chapitre du premier livre de la Bible, dans le récit de la création, nous avons l'occasion de remarquer la dignité spéciale du nombre septk, qui joue de même un rôle considérable dans le dernier livre de la Bible. Dix en revanche est le nombre de l'homme et du monde, le nombre auquel aboutissent l'activité humaine et le développement des choses de la terre. C'est ainsi par exemple que la grande statue de Nébucadnetzar se termine par dix doigts de pieds, et la quatrième bête, par dix cornes. Dix multiplié par sept donne soixante-dix ; soixante-dix sera par conséquent le nombre que l'on remarquera dans les événements qui, pour se passer sur la terre, n'en sont pas moins manifestement amenés par la volonté de Dieu : l'exil pendant lequel Dieu donne aux puissances étrangères la victoire sur son peuple, dure soixante-dix ans. Dans les sept fois soixante-dix années qui doivent s'écouler depuis Esdras jusqu'au Christ, se retrouve aussi dix, le nombre des choses humaines et terrestres ; durant ces 490 ans le peuple de Dieu sera encore assujetti à ses puissants voisins ; mais 49, c'est 7 multiplié par soi-même ; l'élément divin est sensiblement renforcé dans l'histoire juive pendant ces cinq siècles ; c'est pour le peuple de Dieu une période de relèvement et de progrès. Et non seulement cela, mais ces soixante-dix semaines d'années s'ouvrent et se closent par deux périodes, l'une de 7 x 7 ans, l'autre de 7 ans, dans lesquelles le nombre 7 règne en maître absolu, et qui, à cause de cela, sont aussi des périodes où Dieu se révèle d'une manière toute particulière. Or nous savons qu'en effet la dernière des soixante-dix semaines est le temps béni qui a vu s'inaugurer la nouvelle alliance, et que la période d'Esdras, de Néhémie et de Malachie qui a duré cinquante ans environ, a présidé à la fois à la restauration du peuple de Dieu et à la composition des derniers écrits canoniques de l'Ancien Testament. Maintenant, sept multiplié par sept étant quelque chose de plus sacré que sept tout court, on pourrait se croire obligé d'attribuer aux sept semaines d'années, qui représentent la période finale de l'ancienne révélation, une plus haute importance qu'à la semaine unique pendant laquelle commencera l'alliance nouvelle. Mais, comme pour prévenir une semblable pensée, l'ange a soin de nous prévenir que les sept premières semaines seront un temps fâcheux, et d'établir entre elles et les soixante-deux suivantes une grande intimité, tandis que la dernière, en vertu des grands événements qui la signaleront, a évidemment le droit d'occuper la place d'honneur qui lui est assignée. D'autre part les sept premières semaines ne sont point confondues avec les soixante-deux suivantes ; il y a une différence marquée entre le temps d'Esdras, de Néhémie et de Malachie, et les siècles postérieurs, qui sont privés de vraies prophéties et de nouvelles révélationsl.

k – « Septem rerum omnium fere nodus, » dit Cicéron. (Somnium Scipionis, 5.)

l – Il se pourrait que l'athnach (signe de ponctuation C.R.) du verset 25 dût la place inusitée qu'il y occupe à l'intention d'accentuer davantage la différence qu'il y a entre les 7 et les 62 semaines. Il invite le lecteur à s'arrêter un instant aux sept semaines avant de passer aux suivantes.

Des trois périodes en lesquelles se décomposent les soixante-dix semaines d'années, la première et la dernière sont donc les plus importantesm. Celle du milieu est tout à fait insignifiante au point de vue du salut. « Après les soixante-deux semaines, » voilà tout ce qui en est dit. Soixante-deux est entièrement étranger aux nombres dont nous venons de rappeler l'importance symbolique, tels que 3, 4 et 7. C'est donc un temps dépourvu de révélations. Les sept premières semaines, c'est le crépuscule ; les soixante-deux suivantes, la nuit ; la dernière, la grande aurore, une aurore qui n'a été suivie pour les Juifs d'une si longue nuit qu'à cause de leur incrédulité.

m – Remarquons aussi qu'il existe entre les sept premières semaines, temps de grâces signalées, et la dernière, qui voit paraître le salut complet, une relation typique qui n'a point échappé aux prophètes d'après l'exil.

Comment ne pas être saisi d'admiration en face d'une prophétie telle que celle que nous venons d'étudier ? Quelle lumière ne répand-elle pas sur ces cinq siècles ! Quelques chiffres, et voilà ces 500 ans qui se décomposent à nos yeux en périodes nettement caractérisées ; car ces chiffres n'ont pas une valeur numérique seulement, ils révèlent la valeur intrinsèque des diverses périodes dont ils semblent d'abord n'indiquer que la durée ! Au fond, toute l'histoire du salut se déroule d'après un plan où les chiffres exercent une influence aussi considérable que mystérieuse, et l'on en peut dire autant de l'histoire tout entière et de la nature elle-même. L'Écriture est d'accord avec l'antiquité pour considérer les nombres comme les moules où viennent se fondre tous les événements, et pour faire des mathématiques une partie de la métaphysique. De grands étonnements nous sont réservés pour le jour où nous verrons clair dans le plan de l'histoire et du salut, dont les lignes entrecroisées nous paraissent maintenant quelque chose de si confus. Transportons-nous en esprit à ce moment-là et nous ne songerons plus à nous scandaliser des indications si spéciales et des données chronologiques si précises que renferment Daniel 9 et bien d'autres chapitres apocalyptiques. Nous trouvons dans Genèse 6.3 et 15.13 de semblables prophéties à dates ; mais c'est dans les livres apocalyptiques qu'elles se rencontrent le plus fréquemment. Plus une révélation est surnaturelle, plus aussi elle pénètre profondément dans la nature et nous initie aux mystères de la vie et de l'histoire, car le Dieu qui se révèle n'est pas un autre Dieu que celui qui a créé, qui conserve et qui gouverne le monden.

n – « Dieu, dit Roos dans son Introduction à l'histoire biblique, s'est dirigé dans toute son œuvre créatrice d'après certains rythmes qui se manifestent dans le temps par des nombres indiquant la durée, et dans l'espace par des nombres indiquant la dimension des objets. Rien de plus délicat que les calculs et que les mesures qu'on peut observer dans la nature inorganique elle-même. Combien les procédés de Dieu à l'égard des créatures raisonnables ne doivent-ils pas être plus admirables encore ! » – « Les chiffres, demande Sack, dans son Apologétique, page 333, sont-ils donc quelque chose d'indigne de Dieu ? Ont-ils un cachet de vulgarité qui les empêche de figurer dans les œuvres du Créateur ? Devons-nous nous représenter ces dernières comme exclusivement poétiques, idéales, peut-être même indéterminées et vaporeuses ? Non ! les chiffres jouent un rôle considérable dans l'économie divine, dans le gouvernement du monde et dans la prescience de Celui qui a prescrit à toute chose son heure et ses limites. »

Abordons maintenant la question du partage de la dernière semaine en deux parties égales. Ces sept années sont pour Israël le répit suprême, le dernier temps qui lui soit encore donné pour être sauvé comme nation. Le Précurseur, Jésus-Christ, les apôtres ont successivement rempli cette semaine de leurs appels à la repentance et à la foi. Vers le milieu de ce temps de bénédiction l'ancien culte cesse et, par conséquent, l'ancienne alliance expire. La moitié de 7 est 3½. À l'ouïe du verset 27, les pensées de Daniel ont dû évidemment se reporter sur les trois ans et demi de Daniel 7.25, qu'il connaissait comme un temps où l'hostilité du monde contre Dieu atteindrait un bien haut degré et où les saints du Souverain seraient livrés à l'adversaire. Mais 3½ ce n'est pas 10 ; ce n'est pas le nombre du monde dans la pleine possession de sa force. C'est la puissance du monde se déployant en opposition à celle de Dieu, visant au sept, mais brisée au milieu de son développement et succombant à son apogée. Le verset 26 de Daniel 7 ne suit-il pas immédiatement le verset 25 ? « Les saints seront livrés en sa main, » verset 25, et « le jugement se tiendra, » verset 26. C'est là ce qu'il y a précisément de merveilleux dans cette semaine : d'une part, Dieu s'y manifeste dans toute sa bonté, avec toutes ses grâces ; d'autre part, le monde reste maître de la position. Le Saint de Dieu est dans le monde, mais sous la forme d'un serviteur, et non pas avec gloire et comme celui qui a reçu tout pouvoir au ciel et sur la terre : il est là comme Messie, mais il n'est pas reçu comme prince. (Naghid.) Le monde, le monde méchant et corrompu s'oppose à lui, le maltraite, le met à mort et triomphe ; mais du même coup le monde succombe, il est jugé, c'en est fait ; sa force est à jamais brisée. (Zacharie 12.34.)

La mort du Seigneur, voilà donc l'événement qui coupe en deux la dernière semaine. Son ministère, en y ajoutant celui de Jean-Baptiste, a duré à peu près trois ans et demi. C'est du moins ce que s'accordent à reconnaître Wieseler, Ebrard et Lichtenstein, accord d'autant plus frappant qu'aucun de ces théologiens ne rapporte au ministère du Seigneur les trois ans et demi qui forment la première moitié de cette grande semaine, et qu'ils arrivent tous à ce résultat par des chemins différents. Au reste, la question si intéressante de la durée du ministère du Seigneur ne dépend pas absolument de Jean 5.1, et, pour le dire en passant, nous ne pensons pas qu'on doive voir dans ce verset la fête de Purim, qui n'obligeait point les Juifs à monter à Jérusalem, car dans ce cas l'évangéliste ne pourrait pas mettre le départ du Seigneur pour Jérusalem dans un rapport aussi direct avec la fête, qu'il le fait quand il dit : « Il y avait une fête des Juifs et Jésus monta à Jérusalem. » Après cela, que ce soit Pâques, Pentecôte ou les Tabernacles, peu importe ; ce verset indique le commencement d'une seconde année. Le commencement de la première est indiqué dans Jean 2.13, et de la troisième dans Jean 6.4. Il est probable que le ministère du Précurseur a commencé dans l'automne de l'an 26 de notre ère, et que notre Seigneur est mort au printemps de l'an 30.

Mais qu'est-ce qui a amené la cessation du sacrifice et de l'oblation et en général de tout le culte lévitique ? L'offrande du grand sacrifice de la nouvelle alliance sur l'autel de la croix, répondons-nous en nous appuyant sur le fait qu'à la mort du Sauveur le voile du temple, qui était en quelque sorte la porte du lieu très saint, de la demeure de Jéhovah, se déchira du haut jusqu'en bas. Lors des sacrifices solennels qu'on offrait pour le péché, on faisait aspersion du sang de la victime contre le voile (Lévitique 4.6, 17), au delà duquel le souverain sacrificateur ne pouvait pénétrer qu'une fois par an, en la grande journée des expiations. (Lévitique 16.2,15.) Longtemps encore après que le Seigneur se fut écrié sur la croix : « Tout est accompli, » et que le voile se fut déchiré, on continua à offrir à Dieu des sacrifices dans le temple de Jérusalem ; le culte lévitique n'en était pas moins aboli, ainsi que le prouvent les chapitres 9 et 10 de l'épître aux Hébreux. L'ange, ici comme ailleurs, ne juge pas des événements d'après l'apparence, mais d'après la valeur réelle qu'ils ont aux yeux de Dieu.

C'est donc trois ans et demi après la mort du Seigneur que se terminent la seconde moitié de la dernière semaine et par conséquent les soixante-dix semaines elles-mêmes. Trois ou quatre ans après la mort du Seigneur ? Mais voilà, semble-t-il au premier abord, un point moins aisément perceptible encore que le point de départ des 490 ans ? Patience ! N'avons-nous pas remarqué naguère que les prophéties ont volontiers quelque chose d'énigmatique ? D'ailleurs, en cherchant, nous avons trouvé au commencement des soixante-dix semaines un événement dont la Parole de Dieu elle-même signale toute l'importance, et il en sera de même pour le terme de cette période de 490 ans. En effet c'est environ trois ou quatre ans après Jésus-Christ, – nous disons environ, car nous manquons ici de dates précises, – que l'Évangile cessa d'être prêché exclusivement aux Juifs et que les chrétiens cessèrent d'être bien vus de la population entière. (Actes 2.47 ; 5.13-14o.) Dès qu'Israël eut commencé à persécuter l'Église apostolique et qu'Etienne, le premier martyr, eut succombé, c'en fut fait des Juifs. Dieu leur avait encore accordé après le ministère du Seigneur un dernier « temps de salut ; » ils avaient négligé l'occasion suprême, ils avaient achevé de combler la mesure de leurs iniquités, déjà pleine depuis le meurtre de leur Messie. (Matthieu 23.32-38.) Après tant de grâces repoussées, leur condition fut pire que jamais. (Matthieu 12.43-45.) La dernière de ces grâces avait été l'envoi du Saint-Esprit. Une fois que le péché contre le Saint-Esprit fut venu s'ajouter au péché contre le Fils de Dieu, le peuple fut réellement mort ; il fut un figuier maudit, un sarment qui a été jeté dehors et qui n'a plus à attendre que le feu, un cadavre sur lequel les aigles vont s'abattre. (Marc 11.12 et suivants ; Jean 15.6 ; Matthieu 24.28.) C'est pour cela qu'à partir de la mort d'Etienne l'auteur des Actes des apôtres abandonne pour ainsi dire les Juifs à leur triste sort et se tourne vers les gentils, en sorte que ce livre, lorsque avec l'aide d'un commentateur tel que Michel Baumgarten, on est arrivé à en comprendre l'admirable structure, peut être considéré comme un témoin en faveur de notre interprétationp. L'ange, il est vrai, vers la fin de sa prophétie, porte ses regards jusque sur la destruction de Jérusalem par Titus. Mais cet événement ne rentre pas plus dans le cadre des soixante-dix semaines que dans celui des Actes : les Israélites, une fois qu'ils ont définitivement repoussé le salut, ne méritent plus d'occuper une place dans l'histoire sainte ; c'est à l'histoire profane qu'incombe le soin de raconter leur agonie.

o – On fait valoir contre cette interprétation le fait que, faute de données chronologiques assez précises, on n'en peut pas vérifier la justesse. Mais les trois ans et demi d'Antiochus Epiphane (Daniel 7.25) ne se trouvent pas dans des conditions plus favorables à cet égard : on ne peut vérifier cette indication ni par la Bible ni par l'histoire profane.

p – Les Actes nous rendent ainsi, pour la fixation de la fin de la dernière semaine, le même service qu'Esdras et Néhémie pour la fixation du commencement de la première.

Depuis le neuvième chapitre de Daniel, comme du sommet d'une haute montagne, le regard s'étend donc jusqu'au terme de la première période messianique, jusqu'au double rejet de Christ par Israël et d'Israël, par son Messie. Le royaume de Dieu est enlevé aux Juifs et les gentils vont en jouir jusqu'à ce que, à la seconde venue du Seigneur, les Juifs se convertissent et reprennent à la tête de l'humanité la place qui leur appartient en vertu de l'élection d'un Dieu dont les dons sont sans rémission. (Matthieu 23.39 ; Actes 1.6-7 ; 3.19-21 ; Romains 11.25-31 et 15.) C'est cette seconde venue du Seigneur, venue glorieuse, venue pour régner et pour rétablir le royaume d'Israël, que Daniel a contemplée dans le chapitre 7. L'intervalle entre ces deux grandes époques, entre la ruine de Jérusalem et la conversion de tout Israël, est ce que le Seigneur appelle le temps des gentils. (Luc 21.24.) C'est le temps de la quatrième monarchie. Il n'est point étonnant que Daniel, qui écrit au point de vue de l'ancienne alliance et des Juifs, laisse dans l'ombre cette longue parenthèse, dont nous verrons l'Apocalypse s'occuper au contraire d'une manière toute particulièreq.

q – La Bible de Calw, Guers, dans son Israël aux derniers jours, page 96, Darby, dans ses Lectures sur le prophète Daniel, et plusieurs autres voient dans la dernière des soixante-dix semaines les sept années qui précéderont le retour du Seigneur en gloire. C'est l'Antéchrist qui fait cesser les sacrifices (Daniel 9.27) et non pas le Messie en mourant, et l'on obtient ainsi un parallélisme assez frappant avec Daniel 7.25, qui assigne aux triomphes de l'Antéchrist une durée de trois ans et demi, ainsi qu'avec Apocalypse 11.11, où nous voyons les deux témoins demeurer morts pendant trois jours et demi, et Apocalypse 13.5, où la Bête fait la guerre aux saints durant quarante-deux mois. – Mais de cette façon la dernière semaine est séparée des soixante-neuf premières par un immense intervalle, ce qui nous paraît inadmissible, attendu que les soixante-dix semaines forment évidemment un tout.

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