Le prophète Daniel et l’Apocalypse de Saint Jean

C. Les animaux et l’homme

I. Les quatre animaux et le Fils de l’homme dans Daniel

1. Les quatre monarchies.

Dieu apprécie les événements tout autrement que les hommes. C’est là une assertion de la vérité de laquelle nous avons dans Daniel 2 une excellente occasion de nous convaincre.

Voyez combien elles paraissent brillantes et fortes, les puissances de la terre ! C’est de l’or, de l’argent, de l’airain et du fer ! Fort bien ; mais, en réalité, elles n’ont aucune consistance, elles finissent par disparaître sans qu’il en reste rien.

Puis, que devient notre orgueil moderne en face de cette décroissance de valeur dans les métaux et de dignité dans les diverses parties du corps de la statue ? Or, argent, airain, fer, terre ; tête, poitrine et bras, ventre et hanches, jambes et pieds. Daniel dit expressément que le second royaume sera moindre que le précédent. (verset 39.) Il ne répète pas cette remarque après chacun des autres royaumes, mais la chose va de soi. Or de quelle nature est cette infériorité croissante ? Consiste-t-elle en une diminution de pouvoir matériel ? Non, puisque le quatrième empire est le plus puissant de tous (Daniel 2.40 ; 7.7, 19, 23) ; aussi est-ce tout à fait gratuitement que certains exégètes se sont donné toutes les peines du monde pour concilier l’histoire, qui nous apprend que l’empire de Cyrus a été plus vaste et plus puissant que celui de Nébucadnetzar, avec le passage qui nous annonce que le deuxième royaume sera moindre que le premier. (Daniel 2.39.) Il s’agit évidemment ici d’une infériorité intrinsèque et morale. Les individus et les peuples pris isolément peuvent grandir, se développer, progresser. L’Écriture, qui voit les choses de haut, nous déclare que le monde, dans son ensemble et pris en bloc, suit une marche descendante.

En effet, ce n’est point là une manière de voir particulière à Daniel, c’est celle de la Parole de Dieu tout entière, ainsi que nous pouvons nous en convaincre en comparant ce qu’elle nous apprend sur l’état de l’homme dans le paradis avec le triste jour sous lequel elle nous présente l’humanité des derniers temps. Le paradis, c’est l’âge d’or, un paradis perdu, un âge d’or qui n’est jamais revenu. Le péché est un venin qui pénètre toujours plus profondément le corps humanitaire, un poison qui le ronge et l’énerve toujours davantage. La Bible est sage et méthodique ; elle ne nous présente pas des ténèbres épaisses dès après la pure lumière ; d’Adam à l’Antéchrist il y a diminution graduelle de la lumière, accroissement progressif des ténèbres. Nous n’avons que bien peu d’informations sur les siècles qui ont précédé le déluge ; mais on s’accorde assez généralement à penser que les hommes étaient alors dans des conditions de vie bien supérieures à celles où ils se sont trouvés après ce cataclysme ; c’est du moins ce qui résulte de la longévité des patriarches antédiluviens. Après le déluge, la construction de la tour de Babel forme une nouvelle époque, à partir de laquelle l’humanité entre dans une nouvelle phase d’affaiblissement, de corruption et de paganisme. Nemrod, le révolté, fonde le premier empire et ne craint pas de lui donner Babel pour capitale. À partir de ce moment, la Bible laisse les païens de côté, elle les laisse marcher dans leurs propres voies et ne s’occupe plus que du peuple de l’alliance. Mais après bien des siècles, pendant lesquels la grande majorité de l’humanité a été livrée à elle-même, Daniel nous transporte de nouveau à Babylone, ressaisit le fil de l’histoire générale si longtemps abandonné par les écrivains sacrés et nous permet d’apprécier les résultats de cette longue période. Lors de la construction de la tour de Babel, toute l’humanité s’était liguée contre Dieu ; l’empire chaldéen inaugure l’ère des monarchies universelles, grâce auxquelles toutes les forces vives de l’humanité se trouvent concentrées en une seule main qui les emploie contre Dieu. Jusque dans l’Apocalypse, Babylone est le type constant du monde dans son hostilité contre Dieu, et cette hostilité va toujours croissant jusqu’au moment où elle arrive à son apogée en la personne de l’Antéchrist. C’est là ce qui résulte et de notre prophétie et de tant de passages qui nous dépeignent les derniers temps comme une époque d’apostasie, d’endurcissement, de fausse sécurité et d’oubli de Dieu, comme un temps enfin qui nécessite impérieusement l’intervention énergique de la justice céleste. (Matthieu 24.37-39 ; Luc 18.8 ; 1 Thessaloniciens 5.3 ; 2Timothée 3.1 et suivants ; 2Pierre 3.3 et suivants, Apocalypse 9.20 et suivants ; 16.9, 11.) Le fait seul que l’histoire du monde aboutit à un jugement, est décisif dans la question qui nous occupe et nous renseigne suffisamment sur le cas que la Bible fait de la civilisation moderne.

Le point que nous relevons ici peut, au premier abord, paraître assez indifférent. On voit bien des chrétiens sincères donner à cet égard la main aux représentants de l’orgueil humain, avec lequel cependant il faut rompre absolument si l’on veut être fidèle à la pensée divine. Ceci n’est pas une chose de minime importance. Notre vie peut prendre une direction tout autre, suivant que nous partageons sur ce point la manière de voir de la Bible ou celle du monde. Je tiens à savoir si la nature est une grande machine dont le mouvement ne peut être modifié, ou bien un grand organisme plein d’une vie qui laisse place aux miracles. Eh bien, il y a beaucoup de choses aussi qui dépendent pour moi de l’idée que je me fais de la marche de l’histoire, car la nature, l’histoire et la révélation sont les trois grands domaines où Dieu se manifeste. C’est sans doute dans le domaine de la révélation proprement dite que Dieu se donne le mieux à connaître. Mais la révélation a pour base indispensable la nature et l’histoire. C’est pour cela que la Bible a une manière à elle de considérer la nature et une philosophie de l’histoire qui lui est également propre et dont les traits principaux se trouvent précisément dans le livre de Daniel.

Dans son ouvrage sur les Actes, Baumgarten observe :

« Pendant longtemps, , on a pris Daniel pour guide dans l’étude de l’histoire, on a adopté son plan général, sa division en quatre monarchies. Malheureusement on n’a pas su allier avec le respect pour ces grands jalons scripturaires assez de fidélité dans l’étude de la physionomie particulière de chaque peuple ; on est tombé dans la monotonie. Il s’est alors produit une réaction dont nous souffrons encore : on s’est plongé dans les recherches des plus minutieuses particularités et l’on a perdu de vue l’ensemble. On a fait et l’on fait encore tous les jours sur cette voie-là d’intéressantes découvertes ; on recueille des faits ; on prépare ainsi le terrain et les matériaux nécessaires pour la construction d’une histoire à la fois plus réelle et plus philosophique que celles qu’on possède jusqu’ici. Mais la connaissance des faits isolés, des détails, ne peut suffire à la longue. L’esprit humain a besoin de synthèse, il aime les résumés, les vues d’ensemble, et sous ce rapport nous n’avons pas lieu de nous déclarer encore satisfaits. Jean de Muller a pu, grâce à ses études bibliques et à ses réminiscences, porter des jugements bien profonds et bien remarquables sur plus d’un événement ; une fois même il a aperçu un principe digne de présider à la conception de l’histoire universelle. Mais, somme toute, il n’en demeure pas moins un disciple de Gatterer et de Schlœzer. Niebuhr a pressenti que le point de vue biblique, – la disposition théologique de l’histoire, comme il le nomme, – qui fait du peuple de Dieu le centre et le point de départ de tout le développement historique, se recommande à plus d’un égard ; mais il s’en est tenu à un respect théorique pour cette manière de concevoir l’histoire. H. Léo de même, dont on pouvait croire un instant qu’il allait résolument emboîter le pas à la suite de Daniel, s’est tout à coup arrêté en un si bon chemin, parce qu’il n’a pas su discerner la base solide fournie par la Bible d’avec les constructions défectueuses dont on l’avait déjà recouverte. Voilà comment il se fait que l’histoire universelle ne s’écrit pas autrement aujourd’hui qu’il y a deux mille ans. Hérodote, encore maintenant, est le père de l’histoire. Bien des siècles se sont écoulés depuis lui ; on a plus de choses à raconter, mais on s’en tient toujours à son point de vue étroit et national. »

Mais ce que l’histoire n’a pas fait encore, la philosophie l’a tenté ; elle s’est efforcée de comprendre la marche générale de l’humanité. Malheureusement, elle a voulu se passer de la Bible ; elle s’est même inspirée d’un esprit opposé à celui qui anime la Parole de Dieu. Hegel estime que l’humanité suit une marche ascendante ; et l’on s’est habitué après lui à penser que, dans le principe, l’homme n’était guère plus qu’un animal. Aux yeux des disciples de Hegel, Daniel, qui fait plus de cas des empires orientaux que de la Grèce et de Rome, les deux foyers lumineux de la culture classique, passe pour un vil roturier, et le mépris pour le prophète juif monte à son comble quand on le voit placer les siècles modernes, avec toute leur science et toute leur culture, plus bas encore qu’Athènes et que Rome, à la fin du quatrième empire, dans les orteils de la statue ou dans les cornes de la dernière bête, en un mot dans ces temps néfastes qui présideront au complet déploiement du mystère d’iniquité.

Mais qu’est-ce à dire ? Les Grecs et les Romains n’ont-ils donc pas été bien supérieurs aux Orientaux, et les peuples chrétiens ne valent-ils pas mieux que les peuples de l’antiquité ? Oui, dans un certain sens ; mais avant d’aller plus loin et afin d’éviter tout malentendu, déterminons bien le point de vue auquel nous nous plaçons ; tout est là. Aujourd’hui, – c’est une chose reçue, – on oppose la nature à l’esprit, et comme, en fait d’esprit, on ne veut connaître que l’esprit de l’homme, c’est comme si l’on opposait l’état de nature à la civilisation. Or la Bible aussi ramène toute l’histoire à la lutte de la nature et de l’esprit. Seulement, par l’esprit elle entend tout autre chose que nous. Qui dira tout le mal que fait dans le monde l’habitude qu’on a de regarder les mots, des mots capitaux, tels que esprit, lumière, etc., comme des étiquettes fidèles indiquant toujours la même pensée chez toutes les personnes qui viennent à s’en servir ? C’est grâce à cette légèreté que les faux prophètes peuvent si aisément passer pour des agneaux ; ils adoptent des expressions bibliques, ils les prennent dans un sens profane (Matthieu 7.15 ; Apocalypse 13.11), mais on ne s’en aperçoit pas, et voilà l’erreur qui agit avec efficace ! (2Thessaloniciens 2.11.) L’Écriture Sainte, – ceci n’est pas à négliger, – n’oppose d’ailleurs point la nature, mais bien la chair à l’esprit. Or ce n’est pas la culture, mais la grâce seule qui est capable de lutter victorieusement contre la chair. Pour la Bible, on peut fort bien se civiliser, passer de l’état de nature à celui de culture, tout en demeurant un homme charnel, naturel, irrégénéré. (Colossiens 3.11.) Pour la Bible, il y a un autre esprit que l’esprit de l’homme ; il y a l’Esprit de Dieu, la vertu d’en haut, la grâce, l’action vivifiante du monde supérieur sur la terre et ses habitants ; action bénie qui produit quelque chose de meilleur mille fois que les raffinements de la civilisation ; efficace qui transforme, qui renouvelle, qui communique aux croyants une vie divine, une vie qui n’est pas de ce monde et qui se déploiera en dernière instance lors de la résurrection en faisant participer le corps lui-même à toutes les gloires de la rédemption. La gloire, dans le sens biblique de ce mot (Romains 8.17, 24), est quelque chose d’autre que la civilisation. La Bible, qui voit tout de si haut et qui ne perd jamais de vue les fins dernières que Dieu se propose dans toute son œuvre (1 Corinthiens 2.7, 10 ; Ephésiens 1.9-10), a de notre civilisation une moins avantageuse opinion que nous, qui, étant nés de la terre, sommes de la terre et parlons comme étant de la terre. (Jean 3.31.) Nous sommes à tel point aveuglés et enlacés dans les filets de l’erreur, que nous ne voyons rien au delà de notre civilisation et que nous nous imaginons qu’elle peut remplacer la conversion, tenir lieu de nouvelle naissance. Mais que nous dit la Parole de vérité ? « Voici ce que fera l’Éternel des armées : tout ce que les peuples auront produit sera consumé par le feu, et les nations se seront lassées en pure perte, car la terre sera remplie de la connaissance de la gloire de l’Éternel comme le fond de la mer est couvert par les eaux. » (Habakuk 2.13-14 ; Jérémie 51.58 ; Matthieu 13.44-46.)

Si la quatrième monarchie l’emporte sur la première, c’est uniquement sous le rapport de la civilisation et même de cette espèce de civilisation qui consiste à s’éloigner de la nature, de sa force native, de ses réalités, pour se plonger à corps perdu dans cette existence toute de tête dont l’Antéchrist, avec ses yeux intelligents (Daniel 7.8), sera la plus haute expression et le représentant le plus admiré. L’or et l’argent sont des métaux plus nobles et plus précieux que l’airain et le fer ; mais la civilisation pourrait mieux se passer des premiers que des derniers. L’une des plus antiques industries n’a-t-elle pas consisté à travailler le fer et l’airain ? (Genèse 4.22.) La terre enfin, la terre glaise, qui représente l’élément germain, est de toutes les matières la plus façonnable. Sous ce rapport donc la Bible est d’accord avec le siècle ; elle admet un progrès : elle constate que l’humanité s’éloignera toujours plus de l’état de nature.

Seulement, elle apprécie ce développement tout autrement qu’on ne le fait la plupart du temps. Elle reconnaît la supériorité des Grecs sur les Perses, et des peuples modernes sur l’antiquité, mais uniquement sous le rapport de la culture intellectuelle, et elle se refuse à y voir une véritable supériorité ; elle ne pense pas que ce genre de développement fasse de vrais hommes, des hommes qui se rapprochent réellement du type idéal de l’humanité, tel qu’il apparaît en la personne du Fils de l’homme. Qu’est-ce que l’homme ? Un être qui ressemble à Dieu et qui est appelé à vivre en communion avec Dieu. Le vrai homme ne peut venir autrement que sur les nuées du ciel. (Daniel 7.13.) Or on ne saurait nier que les progrès de la civilisation aient pour effet d’éloigner toujours davantage de Dieu. Ils inspirent à l’homme une idée toujours plus haute de lui et du monde, ce qui ne serait pas un mal sans le péché. Mais avec le péché, cette estime de soi et des choses de la terre dégénère en égoïsme et en convoitise, et ne se développe qu’aux dépens de la crainte de Dieu. Tout entouré des avantages qu’une société cultivée lui présente en foule, l’homme ne rend plus à Dieu l’honneur qui lui appartient ; il est riche, il est rassasié ; il s’imagine avoir déjà le ciel sur la terre, il nie Dieu et se divinise lui-même. La science, nous l’avons déjà dit, supplante la grâce et bannit de la terre la vie en Dieu, dont on pense désormais pouvoir parfaitement bien se passer. S’il est vrai que les extrêmes se touchent, c’est un fait assez significatif que la civilisation ait pris naissance chez les descendants de Caïn. Alors déjà les enfants de ce monde étaient plus habiles que les enfants de la lumière dans leur générationr. (Luc 16.8.) Non pas qu’en elles-mêmes la science et l’industrie soient des choses mauvaises ; elles sont, au contraire, indispensables à l’homme dans l’état de péché où il se trouve ; elles sont voulues de Dieu, tout comme l’Etat lui-même, sans lequel nulle civilisation ne peut prendre son essor ; elles peuvent même être sanctifiées en se mettant au service du règne de Dieu. Mais tandis que les enfants de la lumière vivent en Dieu et usent de ce monde sans s’y affectionner, parce qu’ils savent que la figure de ce monde passe et que Dieu seul possède la vie éternelle (1 Corinthiens 7.31) ; tandis qu’ils considèrent les avantages de la civilisation comme un revenant-bon pleinement justifié par des paroles comme celles-ci : « Toutes choses sont à vous, » ou bien : « La piété a aussi les promesses de la vie présente » (Matthieu 6.33 ; 1 Corinthiens 3.21 ; 1 Timothée 4.8) : les enfants de ce monde sont, au contraire, des enfants du monde ; ils ne vivent que pour les choses visibles, sensibles, et ils cherchent à en tirer tout ce qu’elles leur présentent en fait d’avantages et de jouissances. Ils s’efforcent d’arriver d’en bas à réaliser le même idéal auquel les croyants sont certains d’arriver d’en haut : une vie digne d’un être créé à l’image de Dieu. Ils ne veulent entendre parler ni d’un renouvellement spirituel, ni d’une sanctification produite par la vertu d’en haut ; c’est par le développement de leurs propres forces et par un emploi mieux entendu des forces de la nature qu’ils veulent arriver à être comme Dieu.

r – Une fois éloigné de Dieu, l’homme éprouve le besoin de remplacer d’une manière ou de l’autre ce qu’il a ainsi perdu. Le péché pousse la civilisation qui, à son tour, éloigne toujours plus de Dieu. Il y a action et réaction. « Toute l’histoire, remarque Delitzsch à propos de Genèse 4.17 et suivants, est là pour nous montrer que les raffinements de la civilisation sont toujours en rapport direct avec l’oubli de Dieu. » Et Nitzsch, dans son Système de la doctrine chrétienne, § 115, met bien en lumière l’autre face de la question, quand il dit que tout progrès résultant des facultés et des forces naturelles de l’homme, augmente la corruption et accélère la décadence réelle de l’humanité.

C’est au fond le principe posé par le serpent dans le paradis : il s’agit pour l’homme d’arriver par soi-même, sans Dieu et même malgré Dieu, à savoir tout ce que Dieu sait ; il s’agit d’être en quelque sorte égal à Dieu par le développement intellectuel. La tour de Babel, ce produit colossal de l’activité humaine, cette borne immense qui s’élève de la terre jusqu’au ciel sur la frontière du paganisme, n’est pas autre chose que l’application matérielle de ce même principe, qui, à partir de ce moment, va continuer à se développer chez les peuples livrés à eux-mêmes, chez ces royaumes de la terre qu’on appelle les peuples de l’intelligence, par opposition à Israël, le peuple religieux par excellence.

C’est en Grèce que le développement de l’homme naturel par des moyens terrestres a atteint son apogée, et que la glorification de la chair par l’art a été poussée le plus loin. Aussi les Grecs sont-ils toujours, dans le Nouveau Testament, opposés aux Juifs comme les représentants du paganisme. (Romains 1.14, 16 ; 1 Corinthiens 1.22, 24.) Et c’est ainsi que s’explique la prédilection que la culture moderne éprouve pour l’hellénisme, tandis qu’Israël est pour elle l’objet d’une véritable répugnance et qu’elle a toutes les peines du monde à comprendre la loi et les prophètes. Voilà également pourquoi le premier grand adversaire du royaume de Dieu (Daniel 8 et 9) descend de l’un des successeurs d’Alexandre. Antiochus Epiphane était fanatique des beaux-arts et du culte païen. C’est son admiration passionnée pour la Grèce qui l’engagea à substituer Jupiter Olympien à Jéhovah et qui causa ainsi le premier conflit entre les deux grandes influences qui se partagent l’empire du monde, la religion de la terre et celle du ciel, la culture païenne et la révélation. Et si l’orgueil hellénique a produit le premier Antéchrist, il est réservé au paganisme moderne de donner naissance au second, qui sera pire encore et qui entraînera dans sa révolte une plus grande partie des habitants de la terre.

Le nom d’Antéchrist est très significatif. Si son royaume est absolument terrestre, psychique, et si lui-même il apparaît à Daniel sous une forme empruntée au règne animal, sous la forme d’une corne, il n’en a pas moins des yeux et une bouche d’homme (Daniel 7.8) ; cela dénote chez lui la prétention bien positive de faire concurrence au Messie, qui apparaît, au verset 13, sous la forme d’un homme. Cette corne, qui a des traits humains, est l’image d’un empire qui, sans cesser d’être terrestre, cherche à se faire passer pour le royaume des cieuxs. C’est en se donnant pour le Christ que l’Antéchrist s’efforce d’empêcher l’avènement du véritable roi du monde. Ce qu’il veut, ce qu’il promet, c’est absolument ce que Jésus donne réellement ; seulement il supprime la croix, et voilà le secret de sa force de séduction, voilà pourquoi rois et nations seront fascinés et en quelque sorte enchaînés à sa suite. Il promet la glorification de la chair sans mortification préalable, la glorification du monde sans que le monde doive d’abord passer par le feu du jugement. C’est un Christ sans croix, la contrefaçon du Messie, le faux fils de l’homme, absolument comme la divinisation de l’homme est la caricature de la ressemblance de l’homme avec Dieu. Il promet une existence vraiment humaine et qui ressemble à celle de Dieu ; il promet le ciel sur la terre, le règne de mille anst. Mais il y a une malédiction qui pèse sur le monde ; la chair et le monde doivent absolument passer par un jugement, et tous ceux qui n’auront pas acquiescé au verdict prononcé en Golgotha sur la chair et sur le monde, tous ceux qui n’auront pas accepté pour leur compte personnel les conséquences de la mort de Christ tomberont en proie au jugement, non plus intérieur et caché, mais extérieur et manifeste, qui fondra sur le monde impénitent au moment où le Crucifié apparaîtra comme le Roi des rois et où le monde avec toute sa gloire s’évanouira devant lui comme la balle au gré du vent chassée. Alors commencera le véritable règne de mille ans. (Matthieu 16.21-27.)

s – Ceci est une remarque de Baumgarten dans son Actes des apôtres, tome I, page 305.

t – « Les tendances politiques, socialistes et communistes de notre temps, dit Martensen dans sa Dogmatique, page 533, ces avant-coureurs du règne de mille ans, ne sont autre chose qu’un chiliasme grossier. Tout n’est pas faux dans l’idéal que poursuivent le socialisme et la démocratie. Ils ont pressenti, cherché, ardemment poursuivi ce que l’Église méprisait. Sous ce rapport encore, les enfants de ce siècle ont été plus habiles que les enfants de lumière. Mais ils cherchent à atteindre ce but avec leurs propres forces, sans Dieu, sans Christ. Ayant rejeté la principale pierre de l’angle, les conducteurs du bâtiment échoueront complètement. »

Nous savons maintenant quelle sorte de supériorité Daniel accorde aux premières monarchies sur les suivantes, au monde oriental sur Athènes et sur Rome. La science, le confort, les facilités de la vie, les arts, les découvertes sont l’apanage du monde moderne. Mais il y a quelque chose de mieux que tout cela, quelque chose que nous ne sommes pas habitués à considérer comme la chose capitale, mais que la Bible, l’expérience et l’histoire s’accordent à proclamer comme l’indispensable condition de toute vie durable et de tout bonheur pour les peuples et les empires, comme pour les familles et les individus, je veux dire la piété, cette communion délicate et mystérieuse de l’homme avec Dieu sur le terrain de la conscience, ce respect naturel et instinctif qu’on devrait toujours éprouver pour les lois auxquelles Dieu a soumis l’univers et toutes les choses qui y sont, cette justice, en un mot, dont il est dit qu’elle élève les nations. (Proverbes 14.34, 27 ; 16.12 ; Ésaïe 33.15-17 ; Jérémie 22.3-5.) Cette justice se manifeste essentiellement dans la crainte qu’on éprouve en présence des choses saintes, dans la soumission aux autorités, dans le respect des enfants pour leurs parents. Ce sont là les piliers de l’édifice social. Enlevez-les et vous n’aurez plus ni religion, ni État, ni famille ; toute vie sociale sera rendue impossible. On pourrait dire aussi que ce sont là les talents confiés à tous les hommes par le Créateur, et non pas encore par le Sauveur, pour leur rendre possible, en dehors même de la révélation et abstraction faite de leur religion, un développement régulier et une existence normale. Lorsque ce fonds de religiosité et de moralité naturelle est dissipé, les sciences et les beaux-arts, réunis au développement intellectuel le plus intense sont impuissants à sauver, à arrêter même la décadence, ainsi que le prouvent les derniers siècles de la Grèce et de Rome, ainsi que le prouve notre époque elle-même. Comment y aurait-il relèvement pour une génération qui, au milieu de la plus brillante fleuraison, a déjà, par la critique et le doute, rongé les germes qui seuls pouvaient produire des fruits ? Destinée tragique d’une race sur laquelle pèse la malédiction du péché ! Ce capital de vie et de piété, nous le trouvons d’autant plus intact que nous remontons plus haut vers les origines de l’humanité et que nous nous rapprochons de l’Orient, ce berceau de toutes les religions. Citez une ville qui, comme Ninive, la capitale du royaume d’Assyrie, se soit convertie à la voix d’un prophète. N’est-ce pas quelque chose de merveilleux que ce puissant monarque, vainqueur de tous ses voisins, que la prédication d’un étranger saisit au point de lui faire échanger la pourpre impériale pour le sac et la cendre, et publier une ordonnance invitant tout son peuple à s’humilier avec lui devant Dieu ? On conviendra de même que les religions de la Chaldée et de la Perse supposent, chez les peuples où elles se sont formées, plus de conscience, plus de sérieux dans la lutte contre le mal, que la mythologie grecque avec ses fables si diverses et si touchantesu. Evidemment encore les anciens Grecs et les anciens Romains étaient une race tout autrement forte, virile et pieuse que leurs descendants des derniers siècles avant notre ère. Lesquels cependant étaient les plus civilisés ? Lesquels sont parvenus à l’empire du monde ? Nous formons notre jugement d’après ce qui se voit ; Dieu pèse les peuples et les individus dans la balance de l’éternité et l’Esprit de prophétie regarde au cœur des hommes et des choses. Voilà pourquoi nos appréciations ne ressemblent guère à celles de Dieu.

u – « L’Orient, avec son sérieux ascétique, a infiniment mieux compris que les Grecs la gravité de la lutte morale dont le cœur de l’homme est le théâtre, et la profondeur de toutes les contradictions qui s’y rencontrent. » (Thiersch, l’Église dans le siècle apostolique, page 12.) « Nous progressons sous le rapport de la culture, mais non pas sous celui des dons naturels. Les arts se développent ; la nature humaine s’appauvrit. » (Nägelsbach, l’Homme-Dieu, tome 1, page 128.) – « Le déluge auquel il échappa fit de Noé le second père commun de tous les hommes, et ses descendants le conservèrent encore trois cent cinquante ans parmi eux. De son temps, la vraie religion était la seule qu’il y eût dans le monde, et elle fût toujours demeurée la seule si les hommes en eussent été de plus fidèles dépositaires. On trouve encore des traces de la connaissance du vrai Dieu chez les rois avec lesquels Abraham, Isaac et Jacob ont été en relation. Job fut de son temps une grande lumière pour l’Arabie. Lorsqu’ils remontèrent hors d’Egypte et qu’ils s’établirent dans le pays de Canaan, les Israélites n’étaient pas la peuplade méprisable et grossière qu’on aime à se représenter ; c’était une nation sage, morale, possédant une législation et une religion dont bénéficièrent beaucoup d’autres peuples. Salomon en particulier, dont tous les rois de la terre désiraient si vivement d’entendre la sagesse, a éclairé bien des consciences. Les quatre édits royaux que nous trouvons transcrits dans Daniel et Esdras, renferment plus de vérités religieuses que toute la philosophie grecque, et plus on remonte le cours de l’histoire, plus on trouve de sagesse et de vertu parmi les hommes. Les ténèbres, au contraire, vont s’épaississant à mesure que les siècles s’écoulent. Chez les Grecs et les Romains, l’époque de la plus grande obscurité et de la plus profonde corruption a été celle où l’on a vu surgir des philosophes de profession, qui se mirent à fonder des écoles ou des sectes, à se réfuter les uns les autres, à parler de Dieu sans croire en aucune divinité et a subtiliser tout ce que la conscience et le sens commun apprennent aux âmes droites, si bien qu’après eux il n’y eut plus qu’incertitude et doute. » (Roos, Comme quoi toute la Bible est inspirée, etc., Tubingue 1791, page 21 et suivantes) – « L’histoire nous apprend que la raison et la philosophie n’ont pas fait faire à l’humanité le moindre progrès religieux. Ce sont les peuples les plus antiques et les moins instruits qui se faisaient la plus juste idée de la grandeur de Dieu. Quand vinrent les philosophes, la foi ne tarda pas à diminuer ; on cessa de mettre sa confiance en l’Etre suprême ; on en vint, à force de doute, a ne plus même y penser ; un Cicéron ou un Sénèque en savaient moins sur Dieu que les anciens Égyptiens et que les anciens Perses. » (Albert de Haller, Lettres sur les vérités les plus importantes de la révélation, Berne 1780, page 36.)

Daniel 7 et 8 nous fournissent à cet égard quelques traits caractéristiques. Est-ce de l’une des premières ou de l’une des dernières monarchies que le chef donne gloire au Dieu vivant et qu’il reçoit un cœur d’homme ? Car nous croyons avec Roos, Preiswerk, Hofmann et d’autres, que la transformation que subit le lion doit s’expliquer par ce que le chapitre 4 raconte de Nébucadnetzar. Les ailes d’aigle marquent l’orgueil qui élève l’homme à des hauteurs où il prend le vertige ; quand au contraire on s’humilie devant Dieu, on cesse d’être en quelque sorte un animal et l’on redevient digne de porter le beau nom d’homme. Or c’est bien là ce qui est arrivé à Nébucadnetzar. C’est lui, c’est le fondateur du premier des quatre empires, qui, puni de son orgueil par la perte de son cœur d’homme (IV, 46), reçoit de nouveau un cœur d’homme (Daniel 7.4) après qu’il a reconnu sa folie. L’Antéchrist aussi a quelque chose d’humain, mais ce sont les yeux ; il est habile, intelligent, mais son cœur est impie et sa bouche blasphème. La seconde monarchie n’a rien à son passif ; mais il n’en est déjà plus dit autant de bien que de la première. La troisième produit le premier grand adversaire, et la quatrième l’ennemi suprême. Même marche descendante au point de vue de la composition et de la force de cohésion des divers empires. Le premier forme un tout bien uni ; le second présente déjà deux éléments distincts, les Mèdes et les Perses (Daniel 8.3) ; le troisième donne naissance à quatre, et le quatrième à dix autres royaumesv.

v – Que les traits de la prophétie sont tracés d’une main ferme et fidèle ! Quand on étudie l’histoire, on ne peut pas ne pas parler d’Orient et d’Occident. Eh bien, cette distinction se retrouve aussi dans Daniel. Les deux premières monarchies, qui forment le monde oriental, vont évidemment ensemble et sont caractérisées par les métaux de beaucoup les plus nobles, comme les deux dernières, qui produisent toutes deux un Antéchrist, le sont par des métaux décidément bien moins précieux.

Nous avons eu plus d’une fois déjà l’occasion d’observer que Dieu ne regarde pas à ce qui nous frappe. Tel événement auquel nous attachons une importance considérable lui paraît insignifiant ; comme aussi les historiens profanes passent parfois sous silence des faits qui en réalité ont été décisifs. Cela est tout particulièrement vrai d’Antiochus Epiphane. Il y a eu en Syrie et dans le monde bien d’autres rois plus puissants que lui ; il ne fait point époque dans l’histoire. Les persécutions qu’il fit subir aux Juifs n’étaient pas quelque chose de nouveau ; le peuple de Dieu avait déjà tant souffert au milieu des luttes incessantes des Ptolémées et des Séleucides ! Et cependant, sous Antiochus Epiphane, l’existence du peuple de Dieu fut mise en question comme elle ne l’avait jamais été jusqu’alors, et c’est ce qui explique la place considérable que cette période-là occupe dans la prophétie et pourquoi Dieu en a communiqué à l’avance à Daniel un tableau aussi détaillé. Ceci nous montre que, dans le royaume de Dieu, des événements d’une importance capitale peuvent fort bien se préparer et même se passer d’une manière toute naturelle et sans que l’histoire paraisse sortir de son ornière accoutumée. L’Antéchrist est d’abord une petite corne qui ne grandit que peu à peu ; c’est insensiblement qu’elle devient plus puissante que toutes les autres. (7.8, 20 ; 8.9.) Le Seigneur pareillement reviendra au moment où l’on s’y attendra le moins. On boira, on mangera, on se mariera, on achètera, on vendra, on bâtira et l’on plantera ; le monde ira son train ordinaire ; le commerce, l’industrie, les sciences seront dans le plus réjouissant état de prospérité ; on semblera pouvoir raisonnablement se promettre un avenir plus brillant encore ; on dira : « Paix ! Nous ne risquons rien ! » (Luc 17.26-30 ; 1 Thessaloniciens 5.3.) Et lorsque la foudre commencera à gronder, à éclater, à frapper, les yeux seront retenus ; on ne verra dans les plus rudes coups ni des jugements divins, ni les signes avant-coureurs de la fin ; on ne se repentira point. (Apocalypse 16.9, 11.) Aussi le jour du Seigneur viendra-t-il comme un larron dans la nuit ; c’est le Seigneur lui-même qui l’a déclaré (Matthieu 24.43, etc.) et trois de ses apôtres se sont servis après lui de la même comparaison. (1 Thessaloniciens 5.2-4 ; 2 Pierre 3.10 ; Apocalypse 3.3 ; 16.15.) Aux yeux de Dieu, Israël, plusieurs dizaines d’années avant la ruine de Jérusalem par Titus, n’était déjà plus qu’un cadavre. Mais les choses se présentaient tout différemment aux yeux du peuple lui-même. Les faux Messies s’élevaient les uns après les autres et n’avaient que trop de facilité à faire accroire aux pauvres Israélites qu’une ère toute nouvelle de gloire ; et de prospérité allait commencer pour eux ; le temple brûlait déjà que les zélotes croyaient encore aussi fermement que jamais au prochain accomplissement des folles promesses qu’on leur avait faites. Qui sait si la sentence divine n’est pas déjà prononcée et ne plane pas déjà sur nous, toute prête à fondre sur nos têtes ?

« Il y a des chosesw dont Celui qui sait tout peut seul apprécier la valeur et indiquer le vrai commencement et le véritable terme. Qui aurait jamais pensé, par exemple, que les pèlerinages d’Abraham, d’Isaac et de Jacob fussent des événements de plus grande conséquence que les exploits et les conquêtes de Sésostris ou de Sémiramis ? Et cependant la Bible raconte les premiers et se tait sur les seconds. Sous Jéhojakim, la Judée est conquise par Nébucadnetzar. (Daniel 1.1.) Cela semblait assez insignifiant et l’eût été effectivement si cet état de choses n’eût pas duré. Mais en réalité c’est un fait considérable : c’est à ce moment-là que le peuple de Dieu a perdu son indépendance. Lorsque Dieu intervient en faveur des siens, c’est d’abord d’une manière imperceptible ; les hommes ne s’en doutent peut-être pas ; la chose n’en est pas moins. Lorsque quelque échafaudage érigé par Satan pour perdre les âmes commence à pencher vers sa ruine, les hommes peuvent le croire solide encore ; aux yeux de Dieu, c’en est fait, il est renversé. Lorsque le prince des ténèbres, trouvant la méchanceté humaine trop peu efficace, la fortifie par l’envoi de quelque mauvais esprit, il y a bien peu d’hommes qui le remarquent, et cependant c’est là quelque chose de grand, quelque chose de nouveau. Aussi n’en croyons pas trop les historiens. Si leurs récits suffisent d’une manière générale à prouver l’accomplissement des prophéties, cette démonstration est loin d’être aussi complète et éclatante qu’elle le sera au jour où toutes choses seront nues et entièrement découvertes. Les prédictions positives que renferment les prophéties sont la lampe que doit prendre, pour s’éclairer dans ses sentiers, quiconque désire se faire une juste idée des événements qui constituent l’histoire. Les historiens profanes, comparés à la Bible, sont bien imparfaits et se trouvent avoir couché par écrit bien des choses qui n’ont pas de valeur réelle. »

w – La citation est encore de Roos.

« Puisqu’il y a bien des traits de ressemblance entre l’Antéchrist de la troisième monarchie et celui de la dernière, rendons-nous, pour notre gouverne et pour celle de nos descendants, un compte exact du genre d’infidélité qui a frayé en Israël la voie au triomphe d’Antiochus Epiphane. Tout d’abord, nous voyons une partie du peuple de Dieu s’éprendre d’une belle passion pour les gentils, leurs mœurs et toutes leurs habitudes. La religion de la voie étroite, – la piété pour laquelle il faut souffrir, – commença à leur déplaire. La liberté de la chair dont jouissent nos voisins, – parlez-nous de cela ! (1Maccabées 1.12-14.) On ouvrit à Jérusalem des théâtres dans le genre de ceux qu’il y avait dans les autres grandes villes ; on y représenta des comédies, on y exécuta des opéras propres à exciter la convoitise de la chair ; les spectateurs accoururent en foule. On établit aussi des salles de gymnastique, il y eut des prêtres qui, préférant le casino à l’autel, allèrent assister au jeu de paume (2Maccabées 4.14), et des Juifs qui ne firent plus circoncire leurs enfants. Cependant on conservait encore certaines formes de la religion des pères, car on avait appris des philosophes grecs à regarder la religion, – n’importe laquelle, – comme un excellent moyen de tenir la populace en bride. On sacrifiait à Jérusalem ; c’était l’habitude, on s’y conformait. Mais on envoyait au dehors de l’argent pour faire offrir aussi des sacrifices à Hercule (2Maccabées 4.19) ; la chose était bien vue des souverains étrangers. Au reste, on ne croyait trop sérieusement ni en Jéhovah, ni à Hercule. Toutes les religions se valent, disaient ces esprits forts, et le temple de Jérusalem n’a rien de plus sacré que tel autre lieu. Le dieu de ces gens-là, c’était le premier prince venu, capable de leur procurer une existence confortable. Ils regardaient comme une secte et stigmatisaient du nom de pieux ceux d’entre leurs frères qui craignaient encore l’Éternel. (2Maccabées 14.6.) À côté de cela, destitués de toute affection naturelle, ils ne se faisaient pas défaut de se tromper les uns les autres. (2Maccabées 4.24, etc.) Voilà à quoi en étaient les Israélites quand l’Antéchrist commença parmi eux son œuvre d’impiété. Et nous, à quoi en sommes-nous ? »

2. La quatrième monarchie et le règne du Messie.

La quatrième monarchie est pour nous, comme pour la plupart des commentateurs, l’empire romain. Mais qu’est-ce que la pierre qui l’abat et qui abat en même temps tout le reste de la statue ? Calvin répond : la première venue du Seigneur ; Luther : son apparition lors du jugement dernier. Nous croyons que c’est son second retour, alors qu’il viendra rétablir le royaume d’Israël.

Contre l’opinion de Calvin, nous avons trois points à faire valoir :

x – Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre que nous consacrerons au règne de mille ans.

Toutefois, nous ne croyons pas non plus avec Luther que la pierre de Daniel 2.34 représente la troisième et dernière venue du Seigneur. Il est vrai que l’apparition du Seigneur dans Daniel 7.9-10, qui correspond à Daniel 2.34, est immédiatement suivie d’un jugement bien solennel. Mais la destruction de l’Antéchrist et des quatre grands empires n’est pas encore la fin du monde. On n’est aucunement fondé à identifier Gog et Magog avec l’Antéchrist et à placer ainsi l’Antéchrist à la fin du millénium. Est-il vrai encore que c’est un règne éternel que celui que le Messie vient inaugurer sur la terre en détrônant l’Antéchrist ? (Daniel 2.44 ; 7.27.) D’accord, mais à la distance considérable où il se trouvait de ces événements, Daniel ne pouvait pas encore distinguer, comme il nous est donné de le faire à la lumière des révélations du Nouveau Testament, le règne de mille ans d’avec l’éternité. D’ailleurs, la domination du Seigneur est éternelle et son royaume ne peut être détruit. Le jugement dernier lui-même ne fera que communiquer au règne de Dieu un lustre nouveau ; c’est alors que descendra du ciel la nouvelle Jérusalem, où sera le trône de Dieu et de l’Agneau.

Or, si l’apparition du Messie, dont il est parlé dans Daniel 2 et 7, est celle qui doit inaugurer le règne de mille ans, si, par conséquent, elle n’a pas encore eu lieu, il est clair, ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de nous en convaincre, que le quatrième empire existe encore, et qu’il n’a pas pris fin lors de la chute de l’empire romain, mais qu’il continue à subsister sous la forme du système d’États chrétiens qui s’est formé en Europe après l’invasion des barbares. C’est ce que Roos avait déjà parfaitement compris. Mais Hengstenberg et ses disciples ont perdu de vue ce point capital et se sont trouvés, par là, impliqués dans d’inextricables difficultés. Ils sont bien obligés de reconnaître que l’Antéchrist et les dix rois sont encore à venir et cependant, pour eux, le règne du Messie a déjà commencé. Qu’est-ce donc à leurs yeux que le règne du Messie ? Hengstenberg personnellement y voit le règne spirituel et invisible du Christ, y compris le temps où ce règne, à la fin de notre économie, deviendra visible. Mais il ne veut pas qu’on confonde le temps où le règne du Christ cessera d’être invisible avec le millénium ! Hævernick pense que Daniel 2 et 7 n’ont pas d’autre but que de nous donner une idée générale de l’antiquité, de ses mœurs, de son caractère, et de tout ce monde païen auquel l’Évangile va faire succéder quelque chose de si différent. Reichel se représente qu’il y est question de la victoire remportée sur le monde par des armes spirituelles ; que la grande statue est peu à peu abattue et pulvérisée par la pierre, ce qui est absolument contraire au texte qui dit expressément que l’or, l’argent, l’airain, le fer et la terre furent, à ce seul choc, brisés ensemble, en sorte qu’il est impossible de se représenter le quatrième empire existant simultanément avec le royaume de Dieu sur la terre. Il suffit de lire la dernière page du commentaire de Hævernick sur l’Apocalypse pour se convaincre de l’extrême incertitude avec laquelle les partisans de ce système se meuvent sur le terrain eschatologique. Ce qui manque à Hengstenberg et à ses disciples, c’est un chiliasme scripturaire. Or c’est là une lacune considérable et l’on a chaque année l’occasion de se convaincre que, sans le règne de mille ans, la plus belle étude sur la prophétie n’est qu’un torse, une statue gravement mutiléey.

y – « Ces trois vérités :

  1. l’Israël dont parlent les prophètes n’est pas un simple type de l’Église
  2. un magnifique avenir est encore, réservé aux Juifs
  3. nous avons encore à attendre, en deçà du jugement dernier, un temps de gloire pour le royaume de Dieu

sont d’une importance capitale. C’est le grand mérite de Bengel, Crusius Roos, Œtinger, au siècle dernier, et de Hofmann, Baumgarten et d’autres, dans notre siècle, de les avoir remises en lumière. » (Delitzsch, Théologie biblique et prophétique, pages 131-139.) – « Les apôtres ont souvent parlé du royaume de Jésus-Christ, et les prophètes plus souvent encore. Celui qui ne sait ce que c’est que ce royaume n’a rien compris ni à l’Ancien Testament ni au Nouveau. » (Roos.)

Cependant plusieurs de ceux avec lesquels nous sommes d’accord sur la conception du règne de Christ et sur la durée de l’empire romain veulent qu’il y ait aussi place pour le papisme dans la quatrième monarchie, et c’est ce que nous ne pouvons admettre. Il est vrai que la papauté est romaine aussi ; ce rapprochement a quelque chose de séduisant, mais la principale cause de la faveur dont jouit cette manière de voir en France et en Angleterre, c’est qu’on ne peut pas prendre son parti de ce que Daniel ne fasse nulle mention du christianisme et de l’Église avant le règne de mille ans ; c’est pour cela qu’on s’efforce de retrouver l’Église dans telle ou telle partie de la quatrième monarchie, comme, par exemple, la terre mêlée au fer (Gaussen), ou bien la petite corne du chapitre 7. (Preiswerk, Morgenland, 1838, page 46.) Il y aurait beaucoup à dire contre l’une et l’autre de ces opinions. Contentons-nous pour le moment de remarquer que le système papal, tout mondain qu’il soit, n’est cependant pas un pouvoir purement politique, mais bien plutôt une Église mondanisée. Or ce n’est pas sous ce jour qu’il nous serait présenté s’il se trouvait compris dans la quatrième monarchie. Daniel, homme d’Etat et Israélite, n’a reçu aucune révélation touchant l’Église. Cela était réservé à Jean. Aussi reviendrons-nous sur ce point quand nous parlerons de l’Apocalypse et nous espérons que ce que nous dirons de Babylone, la grande prostituée, sera la meilleure réfutation de l’interprétation anglo-française.

Maintenant que nous avons en quelque sorte préparé le terrain par ces remarques préliminaires, considérons de plus près le quatrième empire. La partie inférieure de la statue se décompose en trois régions : les jambes sont d’abord de fer pur ; c’est l’empire romain ; plus bas, elles sont de fer et d’argile ; les Germains et les Slaves, races plus traitables, viennent se mêler au fer romain ; voici enfin les dix doigts, qui représentent le monde germano-romain, se divisant en plusieurs royaumes de moindre étendue ; ces royaumes, à la fin des temps, se trouveront au nombre de dix. Or, nous le demandons, l’histoire n’a-t-elle pas donné raison à cette division ?

Mais ce n’est pas là le seul point de vue auquel cette prophétie nous paraît digne d’admiration. Tout en distinguant fort bien les différents éléments dont se compose le quatrième empire et les diverses périodes en lesquelles se divise son histoire, elle ne nous en présente pas moins ces deux mille ans comme un tout bien distinct, comme une seule et même grande période de l’histoire de l’humanité. Or rien n’est plus vrai. L’idée est-elle venue aux empereurs d’Allemagne de se donner pour les successeurs d’Alexandre, par exemple ? Non, l’empire allemand s’appelait le saint-empire romain ; ce titre suffisait à toutes ses ambitions. L’objectif de la politique des czars [ou tzars], dont le titre, pour le dire en passant, vient tout droit de César, est Constantinople, la capitale de l’empire romain d’Orient. Et Napoléon, quel était son rêve ? L’empire du monde sous une forme et sous des lois romaines ; son fils reçut le titre de roi de Rome, etc. L’empire romain est l’idéal que poursuivent tous les puissants de la terre et que poursuivront sans doute encore les conquérants à venir. L’histoire ne présente peut-être rien d’aussi propre que le despotisme napoléonien à nous donner une idée de ce que sera l’Antéchrist. Le principe de la monarchie absolue : – l’Etat, c’est moi, – a été jugé et condamné par la révolution, qui s’appuie sur le principe diamétralement opposé de la souveraineté populaire. Or le despotisme napoléonien a ceci de particulier qu’étant issu de la révolution et la sanctionnant, il réunit ainsi en soi les deux principes également faux de la souveraineté absolue d’un seul et de la souveraineté absolue de tous. Voilà un phénomène, – je devrais dire une monstruosité, – qui ne s’était jamais présenté encore ; une aggravation singulière dans le caractère bestial de la puissance terrestre, et remarquez que c’est précisément ce despotisme-là qui a d’emblée visé, de la manière la plus manifeste, à reconstruire l’empire romain.

Mais il y a ici plus que des rapprochements qui pourraient paraître extérieurs ou fortuits. Les Romains, après avoir été vaincus par les Germains, sont devenus les instituteurs et les maîtres de leurs vainqueurs. C’est à la culture romaine, au droit romain, à l’église et à la langue romaines que le monde germain doit en grande partie sa civilisation. Chez les peuples romans, cette influence a été plus intense encore ; ils sont par excellence le produit du mélange par semences humaines dont il est parlé en Daniel 2.43. « Mais, ajoute le prophète, ils ne pourront pas demeurer unis l’un avec l’autre. » L’élément romain ne cesse de réagir contre l’élément germain ; l’histoire du moyen âge et des temps modernes est tout entière dominée par l’antagonisme de l’Europe latine et de l’Europe germaine : voyez pour le moyen âge la longue lutte du sacerdoce et de l’empire, voyez pour les temps modernes la réformation et l’influence considérable que ce grand événement exerce depuis plus de trois siècles sur les destinées du monde. Le quatrième empire a une dureté toute romaine ; il l’emporte sur tous les autres en force et en fermeté. Mais, d’un autre côté, depuis l’invasion des barbares, la terre est venue se mêler au fer, qui se trouve ainsi partagé, divisé, singulièrement affaibli. Tout ce qui est romain a une tendance marquée à la centralisation ; Rome a de tout temps visé à la domination universellez. Les Germains, au contraire, représentent le principe de l’individualisme. Aussi voyons-nous, – pour ne rien dire ici de la domination universelle que le pape cherche à s’arroger sur les âmes, – Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon chercher les uns après les autres à s’emparer de l’empire du monde ; mais toujours en vain, car les nationalités ne manquent pas de réagir, de faire valoir leurs droits et de les faire respecter, en sorte que nous nous trouvons aujourd’hui, tant au point de vue religieux qu’au point de vue politique, en face de trois groupes d’États bien distincts, l’Europe latine, l’Europe germaine et l’Europe slave, qui seront incessamment en lutte, une nation s’élevant contre une autre nation et un royaume contre un autre royaume, jusqu’à ce que l’Antéchrist, grâce à la puissance que Satan lui aura communiquée, réussisse à établir entre tous les hommes la triste entente de la révolte contre Dieu. (Daniel 7.20, 24 ; Apocalypse 17.12, 13, 17.)

z – Voyez Gervinus, dans son Introduction à l’histoire du XIXe siècle.

À l’égard donc du quatrième empire, comme à l’égard des trois autres, les événements ont donné raison à la prophétie et l’ont déjà en grande partie accomplie. Néanmoins, il y a quelque chose d’étonnant dans le fait que tandis que les trois premiers ne durent guère, tous ensemble, que quelques siècles, le dernier s’étend sur un espace de plusieurs milliers d’années. Cette disproportion doit être justifiée d’une manière ou de l’autre ; le quatrième empire doit avoir quelque chose de particulier, qui ne se retrouve pas chez les trois précédents. Et tel est bien aussi le cas. Déjà dans la vision du chapitre 2, mais plus encore dans le chapitre 7, la dernière monarchie occupe évidemment une place à part ; elle est l’objet d’une attention spéciale et d’une description détaillée. Passons sans appuyer sur le fait qu’elle est représentée par les jambes de la statue, qui égalent en longueur toute la partie supérieure du corps ; mais ce qui est plus important, c’est que le quatrième empire, au lieu d’être d’une seule et même matière, présente, à côté du fer qui le caractérise, ce mélange de terre de potier sur lequel le prophète revient avec insistance comme sur un phénomène tout à fait remarquable. (Daniel 2.41-43.) Non moins significatif est le fait que le quatrième empire apparaît au chapitre 7 sous la forme d’un animal pour lequel le prophète ne trouve point de nom ; les trois premiers ont leurs correspondants dans le règne animal, le lion, l’ours, le léopard. Le dernier seul est si terrible, sa force est si grande qu’aucune bête, si féroce soit-elle, ne peut en donner une idée adéquate. Après cela, on a bien l’impression que le quatrième empire est différent de tous ceux qui l’ont précédé, ainsi que, du reste, la chose est expressément relevée à trois reprises. (Daniel 7.7,19, 23.) C’est encore pour la même raison que Daniel fait précéder la description qu’il nous donne de la quatrième bête, de cette formule : « Après cela, je regardai dans une vision de la nuit » (verset 7), formule plus complète que celle du verset 6, par exemple, et qui ne se retrouve qu’aux versets 2 et 13, en sorte qu’on peut dire que le chapitre 7 est par là divisé en trois parties principales, les trois premiers empires, le quatrième et enfin le règne du Messie.

La quatrième monarchie est universelle ; voilà d’abord ce qui la distingue de toutes ses devancières. (verset 23.) Elle fait plus que d’occuper le premier rang parmi toutes les grandes puissances de son temps ; elle est la puissance unique ; point d’autres royaumes indépendants à côté d’elle, comme il y en avait en Grèce dans le temps de Nébucadnetzar et de Cyrus, en Italie dans le temps d’Alexandre le Grand. Des races encore jeunes et pleines d’avenir avaient empêché les premiers grands empires de mériter le nom de monarchies universelles dans le sens rigoureux de ce mot ; et même ces nations rivales n’avaient pas tardé à s’élever au-dessus des anciens empires. Voilà pourquoi aucun des trois premiers royaumes n’a eu une bien longue durée, et pourquoi aussi l’hostilité contre Dieu n’a pas pu s’y développer pleinement. Le quatrième empire, au contraire, embrasse toute la terre habitable (οἰκουμενη) ; il finit par englober tous les pays qui ont joué quelque rôle dans l’histoire du monde. C’est ce qu’ont déjà senti les anciens historiens. Hérodien (2.11, 7) remarque qu’il n’y a sous la voûte du ciel aucune contrée où les Romains n’aient étendu leur domination. Denys d’Halicarnasse, dans un passage qui rappelle d’une manière frappante notre prophétie (proem. 9), compare l’empire romain avec ceux qui l’ont précédé et dit : « Les empires chaldéen, perse et grec sont les plus célèbres de ceux qui ont existé et nous venons de raconter leur durée et leur puissance. Mais Rome étend sa domination sur toutes les contrées qui ne sont pas inaccessibles à l’homme et sur toutes les mers. Rome, ce qui ne s’était jamais vu avant elle, embrasse dans son immense empire à la fois tout l’Orient et tout l’Occident, et sa domination l’emporte également en durée sur tout ce qui l’a précédée. » Or la quatrième monarchie n’a point encore perdu ce caractère d’universalisme. Toute l’histoire se meut dans le cercle des peuples latins, germains ou slaves et nous savons par la prophétie qu’il en sera ainsi jusqu’au retour du Seigneur.

Cet universalisme est, entre le quatrième empire et l’Évangile également destiné à conquérir le monde entier, un trait de ressemblance qui semblerait devoir se changer en un trait d’union. Mais la domination romaine est matérielle et terrestre ; la puissance de l’Évangile est toute spirituelle et céleste. Nulle entente possible ! C’est même dans le sein du plus vaste de tous les empires que pourra le mieux se développer la haine pour l’Évangile, car, pour la première fois depuis la tour de Babel, l’humanité entière pourra de nouveau se coaliser contre Dieu. Rome est une Babel accomplie. Tout en étant celui qui répond extérieurement le mieux au christianisme, l’empire romain a ceci encore de remarquable qu’il est contemporain de l’Évangile. Dieu n’a envoyé son Fils dans le monde que lorsque les temps furent accomplis. (Galates 4.4 ; Marc 1.15.) On a raison de ranger parmi les événements qui constituent cet accomplissement des temps le fait qu’à la naissance du Seigneur Rome étendait sa domination sur le monde entier et que la religion universelle, qui était sur le point de se dégager du judaïsme, allait trouver tout préparé devant elle un champ aussi vaste que le monde. (Matthieu 13.38a.) Or l’Évangile est une source de vie ; en se répandant sur la terre, la religion chrétienne a communiqué aux choses d’ici-bas une solidité qu’elles n’avaient pas, et, bien que Daniel ignorât que le quatrième empire fût appelé à durer plus longtemps que les autres, et que, par conséquent, il ne pût comprendre la cause de ce phénomène, nous, à notre point de vue, nous sommes en état de dire que c’est à l’Évangile que le dernier empire est redevable de sa longue durée. Malheureusement aussi, c’est en face de la pleine révélation de la vérité que le mensonge arrive à son plus complet déploiement. La chute du dernier empire est plus profonde que celle de tous les autres ; plus terrible aussi sera son jugement. Rome aboutit à l’Antéchrist qui a à sa disposition toute la puissance, du monde et toutes les ressources de la civilisation, mais qui hait de toute sa force Dieu et le peuple de Dieu. (Daniel 7.8, 11, 20 et suivants) Il est trois marques principales qui distinguent l’Antéchrist : d’abord, une intelligence extrêmement déliée, une science universelle, une incroyable habileté à se servir pour arriver à ses fins de toutes les ressources de la civilisation ; en second lieu, la réunion sous son empire de toutes les nations civilisées ; et enfin l’athéisme le plus complet, un athéisme poussé jusqu’à l’antithéisme et à la divinisation de soi-même. (Autothéisme.) (Comparez 1Jean 2.22.) Impossible d’aller plus loin sur la voie de l’orgueil humain et de l’hostilité contre Dieu ; aussi Dieu ne se contente-t-il pas d’enlever à l’Antéchrist sa domination, comme il l’a fait pour les trois premiers empires (verset 12) : il le punit d’une manière terrible, et du même coup il renverse pour toujours tous les royaumes de la terre (versets 11 et 26) ; jugement solennel et qui émane de Dieu lui-même, ainsi que cela est expressément relevé (versets 9 et 10) ; jugement définitif, qui dépasse infiniment les dimensions des plus grands événements politiques et qui change absolument les relations du monde avec Dieu ; jugement enfin qui nous montre qu’aux yeux de Dieu le monde, lorsqu’il aura dit son dernier mot, ne méritera rien d’autre que d’être brûlé au feu. (verset 11.)

a – « Luc a eu soin de remarquer que la naissance du Roi céleste a coïncidé avec le premier acte de pleine autorité exercé sur la Judée par celui dans lequel la puissance romaine venait, pour la première fois, de se personnifier. » (Luc 2.1. Baumgarten, Actes des apôtres, tome I, page 279.)

Evidemment, la prophétie se fait de l’Église une tout autre idée que la plupart des chrétiens. Dans le paragraphe précédent, nous avons eu l’occasion de signaler cette différence d’appréciation à l’égard de l’histoire du monde en général ; ici, nous la retrouvons sur le terrain de l’histoire de l’Église. Chose surprenante ! Daniel, dans sa description des quatre grandes monarchies, ne fait absolument aucune mention de la première apparition du Seigneur, de sa venue en chair. Pas un mot de l’Église et de l’influence de l’Évangile sur la marche des événements. Bien que dès longtemps christianisé, le quatrième empire n’est en rien distingué des royaumes païens qui l’ont précédé ; il n’est point dit qu’il passera, à un moment donné, du paganisme au christianisme. Au contraire, il l’emporte en impiété sur tous les précédents et la bête qui le représente est la plus terrible de toutes. Même lorsqu’il est question de la période chrétienne de l’empire romain, nous ne trouvons nulle part la moindre allusion au fait qu’il est entré dans le filet de l’Évangile. Son impiété seule est relevée. Pourquoi cela ? Parce que le royaume que Christ est venu fonder sur la terre lors de sa première apparition n’est pas de ce monde (Jean 18.36) et que Daniel ne s’occupe que des royaumes de la terre, de telle sorte que le royaume de Dieu ne commence à exister pour lui que lorsque, au retour du Seigneur, il devient véritablement une puissance visible sur la terre. Ceci est très important, car il en résulte que, même dans sa période chrétienne, le monde est toujours le monde ; qu’on peut fort bien dire chrétienté sans dire pour cela vrai christianisme, et que le royaume de Dieu sera jusqu’au jour du Seigneur caché et sous la croix. (Colossiens 3.3 et suivants ; Romains 8.17 ; 2 Timothée 2.11-12.) Roos l’a déjà dit : « Dans sa phase païenne, l’empire romain était un empire terrestre : dans sa phase chrétienne, il l’est demeuré. »

Au reste, cette manière de voir n’est point particulière à Daniel. C’était aussi celle des apôtres et c’est ce qui explique pourquoi le retour du Seigneur était pour eux l’objet d’une si vive attente. Ils y pensent constamment, toute leur vie est illuminée par cette joyeuse espérance. Bien que vivant après la première venue du Seigneur, ils n’en opposent pas moins, tout comme Daniel, le siècle présent au siècle à venir, qui commencera au retour de Christ ; ce siècle présent, ils le représentent comme un temps d’impiété, comme un siècle mauvais, qui a le diable pour grand inspirateur et auquel on ne peut se conformer ou s’attacher sans abandonner la cause du Seigneur. (Galates 1.4 ; Ephésiens 2.2 ; 2 Corinthiens 4.4 ; 2Timothée 4.10 ; Romains 12.2 ; comparez 1 Corinthiens 1.20 ; 2.6-8 ; 3.18.) Comme Daniel, ils savent que la figure de ce monde passe ; à leurs yeux, l’Évangile n’est point encore appelé à christianiser le monde, mais seulement à lui arracher des âmes, afin qu’elles ne soient point condamnées avec lui. Voilà tout ce que demande, pour le moment, à la religion de Christ l’apôtre qui en a le mieux montré l’universalité. (1 Corinthiens 7.31 ; comparez 1Jean 2.15-17 ; Galates 1.4 ; 1 Corinthiens 11.32.) Ni pour leur compte particulier, ni même pour celui de leur religion, les chrétiens ne doivent encore songer à la domination du monde. Maintenant, souffrir avec le Seigneur ! Plus tard viendront la délivrance et la domination. (1 Corinthiens 4.8 ; 2 Timothée 2.12.) Dans l’économie actuelle, l’action du Seigneur est plus individuelle que générale. Le Seigneur ne travaille pas encore en grand, si l’on peut ainsi parler ; il ne touche pas à l’extérieur, il change les cœurs ; il se contente de résultats en apparence bien chétifs ; il se forme une Église qu’il ne rendra participante de sa glorieuse domination que lorsqu’il reviendra du ciel pour régner lui-même sur la terre. (Matthieu 19.28 ; 5.5 ; Luc 12.32 ; 22.28-30 ; Romains 5.17 ; 1 Corinthiens 6.2 ; Apocalypse 1.6 ; 2.26-28 ; 3.21 ; 20.4.) Là est le but ; tous les établissements religieux, toutes les églises ne sont que des moyens ; moyens que nous sommes heureux de posséder, que nous devons chercher à rendre aussi fructueux que possible, mais sans oublier qu’ils ne sont qu’une forme passagère à laquelle Dieu a promis de substituer quelque chose de beaucoup meilleurb.

b – Voici comment Roos s’exprime au sujet des rapports que l’Église soutiendra avec l’Etat dans le temps de la quatrième monarchie : « Après la réformation, les princes protestants ont peu à peu, et du propre consentement des chrétiens, enlevé à l’Église l’exercice de la plupart de ses droits et ils les ont confiés à leurs consistoires. Acceptons cet état de choses, mais ne le prenons pas pour l’idéal. C’est en vain qu’on chercherait à justifier par l’Écriture l’immixtion du pouvoir civil dans les affaires de l’Église. Cette immixtion n’a pour excuse que le malheur des temps. Voulez-vous savoir quelle est, entre les deux pouvoirs, la relation normale telle qu’elle s’établira dans l’économie à venir ? lisez des passages comme Ésaïe 49.7, 23 ; 60.3, 10-12. Alors l’assemblée des saints sera libre et, en sa qualité d’épouse de l’Agneau, elle recevra sur la terre tous les droits de son céleste Époux. » Telle était aussi l’idée que Spener se faisait des temps meilleurs après lesquels il soupirait.

Il est vrai que l’assemblée des croyants, l’Église invisible, est déjà maintenant le sel de la terre et la lumière du monde. Dispersée en tous lieux, elle propage partout les bienfaits du christianisme ; toutes sortes d’oiseaux viennent s’abriter sous les branches de cet arbre de vie. Les chrétiens de nom eux-mêmes, qui ne font partie que de l’Église extérieure et visible, retirent de l’Évangile certains avantages positifs ; il règne chez les nations chrétiennes des sentiments d’humanité, une moralité, une connaissance religieuse qui ne se trouvent point chez les païens : toutes bénédictions d’un ordre secondaire que le christianisme apporte avec lui et qu’il communique pour cette vie à ses moins volontaires adeptes, tandis que les vrais chrétiens recherchent les choses invisibles et futures, parce que la meilleure partie de leur être, l’esprit qui est en eux, les rend déjà bourgeois des cieux. (Ephésiens 2.6 ; 2 Corinthiens 4.18 ; Colossiens 3.1-2 ; Hébreux 13.14 ; Philippiens 3.20, etc.) On peut donc, dans ce sens général et secondaire, parler d’un État chrétien, d’un art chrétien, d’une civilisation chrétienne. Mais ne nous figurons pas que, durant l’économie actuelle, l’Évangile réussisse jamais à christianiser le monde, dans le vrai sens de ce mot, ou à le glorifier, ainsi qu’on s’exprime quelquefois mal à propos. L’Évangile ennoblit certainement la vie ; mais pour qu’on ait vraiment le droit de parler de glorification, il faut absolument qu’il y ait eu nouvelle naissance ; or qui dit nouvelle naissance, dit mort, puisque le Seigneur lui-même n’est arrivé à la gloire que par cette voie douloureuse. Les royaumes de la terre doivent donc crouler et disparaître avant de pouvoir ressusciter sous une forme nouvelle et devenir le royaume de Dieu et de son Oint. L’Etat, les arts et la civilisation ne seront véritablement chrétiens que dans le règne de mille ans, et ce ne sera pas même alors la glorification définitive et suprême : la corruption ne sera point encore extirpée de la nature. À la fin du millénium aura lieu une nouvelle révolte (Apocalypse 20.7-15) suivie d’un nouveau jugement, dans lequel la nature actuelle périra pour en ressortir définitivement transformée. (2 Pierre 3.10-13.) Ce sera pour la nature la répétition de ce qui aura eu lieu pour l’histoire au commencement du millénium. Alors et pas avant, sur cette terre nouvelle et dans ces nouveaux cieux, se produira la pleine et réelle glorification. (Apocalypse 21.1 et suivants) Tant il est vrai que Dieu aime à procéder lentement et par degrés (2 Pierre 3.8-9) ; qu’il a réservé à sa toute-puissance les actes vraiment décisifs et qu’il ne nous les a point confiés ; que ce qui se passe dans notre économie est bien loin d’être aussi décisif que nous le croyons parfois, et que les prophètes et les apôtres ont bien raison de tenir leurs regards constamment dirigés vers la parousie, – ainsi que le font tous les premiers chrétiens (1 Thessaloniciens 1.9-10 ; 2 Pierre 3.11,12, 14 ; Luc 12.35-36, 40-46 ; Matthieu 15.1-13 ; Marc 13.33-37), – ainsi que le fait le Seigneur lui-même dont il est dit qu’il attend ce qui reste encore, savoir que ses ennemis soient réduits à lui servir de marchepied. (Hébreux 10.13.) Daniel a donc de bonnes raisons pour nous montrer le monde persistant jusqu’à la fin dans l’incrédulité et pour ne rien changer à sa manière d’en parler, même après la première venue du Sauveur. Les États modernes sont loin d’être régis par l’Esprit de Dieu ; l’histoire témoigne assez haut que dans notre chrétienté la politique n’est pas moins dominée par l’égoïsme et par les intérêts matériels qu’elle ne l’était dans l’antiquité ; c’est même un esprit directement opposé à celui de l’Évangile qui l’inspire de plus en plus. Cette manière de juger le monde et le siècle présent est la seule qui puisse, au milieu du désordre et des bouleversements actuels, nous consoler, nous orienter et nous donner une vraie paix.

Il n’est point superflu d’insister sur ce point. Nombreux sont ceux qui oublient complètement ces deux petits mots : « sans main » de Daniel 2.34, et qui se figurent que ce sera l’homme qui, à force de progrès dans les sciences sociales, dans les arts et dans la piété, fera toutes choses nouvelles, et non pas Celui qui est assis sur le trône. Lucke dit, par exemple : « Plût à Dieu que tous les princes et tous les hommes d’État prêtassent l’oreille aux voix, aux trompettes et aux malheurs de l’Apocalypse et se missent en devoir de gouverner leurs peuples sous l’impression durable de ces menaces ! Alors on verrait les États et les Églises se transformer de plus en plus et ils en viendraient à former cette Jérusalem céleste dont parle l’avant-dernier chapitre de la Bible. » Schenkel s’exprime à peu près de même dans un sermon sur Romains 8.19-23 : « Toutes les créatures parviendront à la liberté. La matière sera peu à peu pénétrée par l’esprit. Les déserts les plus incultes se changeront insensiblement en campagnes fertiles. Les forces aveugles, qui sont encore en partie sans emploi, seront toutes mises au service de la divine sagesse et seront par là même rachetées de la malédiction et de la vanité. La nature se spiritualisera et sera glorifiée par l’esprit qui la pénétrera. Il se formera un ciel nouveau et une terre nouvelle ; les choses visibles seront passées. Mais, demandera-t-on, où donc sont les préludes de cette glorification du monde, de ce perfectionnement progressif de l’humanité ? Dans la nature, rien de changé, et chez l’homme il y a déchéance bien plutôt que progrès moral. Tout semble annoncer une lutte suprême à laquelle on ose à peine prévoir une issue favorable. Oh ! gens de petite foi, vous dirons-nous avec notre Sauveur, aurez-vous donc toujours des yeux pour ne point voir ? Les signes des temps vous échapperont-ils donc toujours, comme autrefois aux pharisiens ? Ne voyez-vous pas de toutes parts la matière subjuguée ? Le métal le plus inerte n’est-il pas obligé de transmettre la pensée humaine d’un bout du monde à l’autre avec la rapidité de cette même pensée ? Ne voyez-vous pas les foules se transporter d’un lieu dans un autre aussi facilement que si elles étaient portées sur les ailes du vent ? La nature ne vient-elle pas de plus en plus décharger l’homme de la plus rude partie de son travail ? D’ailleurs, est-on vraiment fondé à dire avec les personnes encore faibles dans la foi que l’humanité se corrompt toujours davantage ? Non, autrement ce serait le prince des ténèbres qui resterait le maître du terrain et non pas le Dieu qui est lumière. Ne voyons-nous pas les hérauts de l’Évangile pénétrer dans des contrées toujours plus éloignées ? La croix, en dépit de l’opprobre auquel elle est encore exposée, n’est-elle cependant pas l’objet le plus vénéré qu’il y ait sur la terre, n’a-t-elle pas chaque jour de nouvelles et plus glorieuses victoires à enregistrer ? L’immoralité monte comme une marée menaçante, mais elle rencontre sur son chemin un rocher inébranlable, l’évangélique pureté des croyants. Partout les peuples se réveillent à une vie nouvelle, les incrédules commencent à rougir de leur incrédulité ; bientôt ils apparaîtront aux yeux de tous comme des réactionnaires ; on ne parlera plus d’esprits forts, mais de petits esprits. Les croyants, au contraire, iront en se fortifiant toujours plus et seront l’objet de l’estime générale. On a dit que l’histoire du monde est celle des jugements qui ont frappé l’humanité. On pourrait ajouter qu’elle est aussi l’histoire du perfectionnement graduel de notre race. »

Que j’aime mieux Baumgarten (Commentaire sur les Actes des apôtres) prévenant l’Église que, si même elle peut réussir à amener ici ou là l’établissement d’une espèce de théocratie qui rappelle de loin celle que les prophètes annoncent pour les derniers temps, elle ne doit cependant pas se bercer de l’espoir de pouvoir jamais produire autre chose que des royaumes terrestres faisant fidèlement suite aux monarchies païennes de l’antiquité. Hofmann (Les Prophéties et leur accomplissement) observe de même avec beaucoup de raison que, du moment qu’on admet l’Antéchrist, il est impossible de croire que le monde doive aller en se perfectionnant jusqu’à la fin. « Mais aussi, ajoute-t-il, qui donc nous pousse à nourrir une telle espérance, à nous bercer d’une pareille illusion, dans un monde où le mystère d’iniquité se forme et agit de plus en plus ? Le christianisme dont nous sommes si fiers n’est qu’un vernis qui disparaîtra lorsqu’il nous aura rendu les services que nous aurons consenti à en recevoir. » « Ce n’est qu’au retour du Seigneur, dit encore Kurtz, que l’Évangile, manifestement et absolument maître du terrain, verra toutes les puissances de la terre se soumettre à sa loi et qu’il pénétrera et sanctifiera pleinement l’homme et toute son œuvre. »

Nous comprenons maintenant pourquoi Daniel, dans les chapitres 2 et 7, ne dit rien de la première venue du Messie. Nous le comprendrons mieux encore si nous nous rendons compte que Daniel, écrivant avant tout pour son peuple, devait tout naturellement, à son point de vue, considérer comme une seule et même période tout le temps qui s’écoule entre la destruction et le rétablissement du royaume d’Israël. D’ailleurs il y a un chapitre, le chapitre 9, qui est en grande partie consacré à annoncer la première venue du Christ et à dépeindre l’attitude que le peuple de l’alliance prendra vis-à-vis de son Sauveur. Mais tout cela nous fait comprendre aussi que l’Église, qui ne comptera bientôt plus dans son sein aucun représentant du peuple de Dieu, avait évidemment besoin de lumières nouvelles sur les temps des gentils (Luc 21.24), sur l’histoire du quatrième empire à partir de la première apparition du Messie. Les révélations qu’il n’avait pas été nécessaire que Daniel reçût, un autre devait les recevoir. L’Apocalypse commence où Daniel cesse et elle décrit principalement les relations de l’Église de la gentilité avec les diverses puissances issues du quatrième empire. Les siècles qui séparent la mort du Seigneur de son retour en gloire étaient demeurés dans l’ombre pour Daniel ; ils en sortent pour saint Jean, vers les prophéties duquel nous allons maintenant nous tourner.

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