Le prophète Daniel et l’Apocalypse de Saint Jean

II. Les animaux et la femme

1. Introduction.

Au moment d’aborder l’étude de l’Apocalypse, nous sentons vivement la grandeur d’une pareille tâche et notre faiblesse pour l’accomplir. L’Apocalypse est par excellence la révélation de Jésus-Christ, la révélation que Dieu lui a donnée (Apocalypse 1.1) ; c’est un livre plein de mystères et d’obscurités, qui, depuis dix-huit siècles, met à une rude épreuve les hommes de Dieu les plus clairvoyants d’ailleurs. Aussi les pages qui vont suivre ne sont-elles qu’un essai destiné à seconder peut-être dans leurs recherches ceux qui sondent les prophéties comme le faisait autrefois Daniel. (Daniel 9.2.) Après avoir de ses propres yeux contemplé Salomon et toute sa gloire, la reine de Scéba disait :

« On ne m’en avait rapporté que la moitié ; ta sagesse et le bien que je vois surpassent ce que j’avais appris de ta renommée. Oh ! qu’heureux sont tes gens ! Oh ! qu’heureux sont tes serviteurs qui assistent continuellement devant toi et qui écoutent ta sagesse ! »

Telle est l’impression des admirateurs de l’Apocalypse toutes les fois qu’ils en étudient quelque nouvelle explication ; le commentaire, on le sent, ne dit pas la moitié de ce que le livre renferme. La tâche est trop considérable pour pouvoir être accomplie par un seul homme ou par une seule génération. L’Apocalypse a été donnée à toute l’assemblée des croyants pour tous les siècles jusqu’au retour du Seigneur, et comme ce ne sont que les accomplissements successifs qui expliquent pleinement les prophéties, aussi longtemps que les prophéties ne sont pas accomplies, on en est réduit, tant seulement, à se rapprocher toujours davantage de la véritable interprétation. Oui, toujours davantage ! et la tâche de chaque nouveau commentateur, qu’il livre au public une explication de toutes pièces ou un simple essai, est d’édifier plus outre sur ce qu’il y a de solide dans les résultats acquis par les travaux précédents. Mais, pour cela, il faut absolument se rendre compte des erreurs qui se sont glissées dans l’interprétation de l’Apocalypse, et qui sont si nombreuses qu’elles voilent à bien des yeux l’autorité et la valeur de ce livre divin. Cherchons donc à signaler ces erreurs. Ayons le courage de le faire ! Pourquoi ne l’aurions-nous pas, puisque nous nous sentons appuyé dans notre interprétation, non seulement par Daniel et les autres prophètes de l’Ancien Testament, mais encore par le jour sous lequel le Seigneur et ses apôtres présentent constamment le monde et l’histoire du monde ? L’analogie des Écritures, ce principe fondamental de l’exégèse évangélique, est tout particulièrement important dans l’étude d’une œuvre qui est généralement considérée comme le résumé et la conclusion de tout le système prophétique. Nous avons eu recours pour Daniel à l’analogie des Écritures ; nous y aurons recours davantage encore pour l’Apocalypse, dans l’espoir que notre travail gagnera par là en force convaincante et en intérêt.

Au reste, nous ne nous occuperons pas de l’Apocalypse tout entière, mais seulement du morceau qui commence par le chapitre 12 ; c’est le plus important, c’est là que se trouvent la plupart des passages qui ont des parallèles dans Daniel ; c’est la clef de tout le reste du livre, car il est hors de doute que l’intelligence de l’Apocalypse dépend en grande partie de l’explication des figures symboliques, – femme, prostituée, animaux, – qui nous y sont présentées. Nous sommes d’autant plus autorisé à porter ainsi toute notre attention sur une portion seule de l’Apocalypse, qu’on s’accorde maintenant assez généralement à reconnaître que cette révélation ne forme pas un tout historique continu, mais que, comme dans Daniel, une seule et même période y est successivement reprise et présentée sous plusieurs aspects différents. Pour ne rien dire des trois premiers chapitres, qui servent à nous donner une idée de l’état des choses au temps de l’apôtre, ni des trois derniers, qui nous montrent à quel but excellent tendent tous les conseils de Dieu, l’Apocalypse se divise en deux grandes parties qui embrassent l’une et l’autre tout l’espace compris entre ces deux points extrêmes, c’est-à-dire entre la première et la seconde venue du Seigneur. Seulement, la première de ces parties (chapitres 4 à 11) nous présente, dans les sept sceaux et les sept trompettes, les jugements de Dieu sur le monde en général, tandis que la seconde (12 à 19), – les sept coupes et tout ce qui les accompagne, – a spécialement en vue le monde dans son opposition à l’Église. Il existe donc entre ces deux parties de l’Apocalypse une relation analogue à celle que nous avons remarquée entre la première et la seconde moitié de Daniel et particulièrement entre Daniel 2 et Daniel 7. Fidèle à notre programme, nous ne nous occuperons que de la seconde partie de l’Apocalypse et surtout des chapitres 12, 13, 17, 18 et 19. Après quoi nous jetterons un coup d’œil sur les chapitres 20 et suivants pour comparer la description qu’ils nous font du règne de Christ avec ce que nous en a dit Daniel.

Quand nous disons que l’Apocalypse a pour objet tout l’intervalle qui sépare la première de la seconde venue du Seigneur, nous ne pensons aucunement contredire Hofmann et tant d’autres commentateurs qui ont parfaitement démontré que ce livre est le grandiose tableau des derniers temps, car les derniers temps ont commencé avec la première apparition du Sauveur, et l’on peut dire, pour concilier les deux opinions, que l’Apocalypse est la description de cette fin dans ses phases successives ; une agonie a un commencement, une suite et une fin. C’est cette distinction entre les derniers temps dans le sens général de l’expression et les derniers temps dans le sens strict, qui explique, par exemple, pourquoi aux sept sceaux succèdent encore sept trompettes.

2. Coup d’œil sur l’époque où l’Apocalypse a été composée, ou occasion historique de sa composition.

Nous n’avons point à traiter ici la difficile question de la date exacte de la composition de l’Apocalypse. Que, conformément au témoignage d’Irénée, ce livre ait été écrit sous Domitien, comme le veulent Hofmann, Hengstenberg et Ebrard, ou que, avec Guericke, Thiersch, Lutterbeck, Lucke, Baur, etc., on en fixe la composition un peu avant la ruine de Jérusalema, les remarques qui vont suivre n’en sont pas moins fondées dans tout ce qu’elles ont d’essentiel.

a – L’Apocalypse en elle-même et dans sa relation avec l’Évangile semble plutôt favorable à cette seconde opinion, qui peut au besoin s’accorder avec le témoignage d’Irénée.

Vers la fin du premier siècle de l’Église, le règne de Dieu se trouvait dans une position analogue à celle qui a occasionné la composition du livre de Daniel. Ici comme là, dispersion du peuple de Dieu parmi les gentils ; ici comme là Jérusalem est détruite. Daniel pouvait se demander ce qu’Israël allait devenir, transplanté comme il l’était sur le sol de la gentilité ; telle est aussi la grande préoccupation de saint Jean à l’égard de l’Église. Les deux voyants ont l’un et l’autre devant eux le temps des gentils ; pour Daniel ce temps des gentils est rempli par la restauration, trop chétive sans doute à son gré, de Jérusalem et d’Israël, sur lesquels il voit, plus tard encore, fondre une ruine épouvantable. (9.24-27.) Cette ruine, qui formait le lointain horizon de Daniel, est devenue le premier plan de saint Jean ; le règne de Dieu n’a maintenant plus aucun point d’appui extérieur ; il est sans patrie ici-bas ; Paul l’a transporté en plein monde païen ; les Juifs en sont devenus déjà les ennemis déclarés (Apocalypse 2.9 ; 3.9) ; les sept Églises de l’Asie Mineure, auxquelles saint Jean s’adresse, sont, dans la grande majorité de leurs membres, pagano-chrétiennes et elles représentent toute l’Église. Plus aucune barrière extérieure entre le royaume de Dieu et les royaumes de ce monde !

Ceci peut expliquer la différence assez caractéristique qui existe entre la symbolique de l’Apocalypse et celle de Daniel. Tous deux nous montrent à la fin des temps le Fils de l’homme descendant du ciel pour juger le monde et pour établir son règne de gloire ; mais avant cet événement décisif, nous ne trouvons chez Daniel que des animaux, tandis que saint Jean nous présente, à côté des animaux, une femme, dans laquelle tous les interprètes s’accordent assez bien à reconnaître l’Église. Sous l’ancienne alliance, il n’était pas nécessaire de représenter l’assemblée des croyants par un symbole particulier, parce qu’Israël, formant un peuple à part, ne risquait pas d’être confondu avec les nations païennes. Maintenant que toute barrière visible est tombée entre le monde et l’Église, il faut absolument qu’il y ait dans le tableau prophétique quelque chose, un signe facile à comprendre, qui distingue l’Église du reste du monde, et c’est pour cela que nous trouvons dans l’Apocalypse une femme en face des animaux. C’est aussi pour cela que, ainsi que nous allons le voir, une des premières choses qui soient racontées de la femme, c’est son émigration de terre sainte en terre païenne.

Les choses étant telles, on pouvait se demander non seulement ce qu’étaient devenues les glorieuses promesses qui sont l’apanage du peuple de Dieu sur la terre, mais encore et avant tout quels seraient les rapports réciproques du royaume de Dieu et des royaumes de la terre, maintenant qu’il s’était opéré entre eux une fusion extérieure et que le royaume de Dieu semblait avoir été absorbé par les royaumes de la terre. Il n’est pour ainsi dire pas de page de l’Apocalypse qui ne montre que, à cette double question, les événements contemporains de saint Jean s’étaient déjà chargés de donner une double réponse. Voici la première.

La destinée du règne de Dieu sur la terre est évidemment encore d’être opprimé par les puissances de ce monde. (Apocalypse 2.10-13 ; 3.10.) Sans doute Christ règne dans le ciel. Il est le grand roi et le juge suprême. Il est le chef et le protecteur de son Église (Apocalypse 1.11-20) ; mais pour le voir il faut être en esprit (verset 10), car sa vie est encore cachée en Dieu, son heure n’est pas encore venue, l’heure de la domination et des justes rétributions, l’heure où ses saints seront récompensés et où ceux qui corrompent la terre seront détruits. (Apocalypse 11.17-18.) Les martyrs en sont encore réduits à crier : « Seigneur, toi qui es saint et véritable, jusqu’à quand ne jugeras-tu pas et ne vengeras-tu pas notre sang sur ceux qui habitent sur la terre ? » (Apocalypse 6.9-10.) L’Église est encore une Église militante, elle est encore sous la croix, ainsi qu’elle l’a déjà éprouvé sous le règne de Néron, dont la terrible persécution a montré toute la haine que les puissances terrestres sont susceptibles de concevoir pour le royaume de Dieu. On sent d’un bout à l’autre de l’Apocalypse palpiter en quelque sorte le souvenir d’une récente persécution, et c’est ce qui en fait le livre des grandes consolations pour tous les fidèles qui se trouvent dans la fournaise. Mais cela ne veut point dire que saint Jean ait personnellement en vue Néron ou tel autre empereur romain, pas plus que Daniel ne s’occupait exclusivement de Nébucadnetzar ou d’Antiochus Epiphane ; ce serait là un horizon beaucoup trop borné pour « la révélation de Jésus-Christ. » La bête de l’Apocalypse a, plus encore que les animaux de Daniel, une signification et une importance universelles.

Mais, et c’est ici la seconde réponse, le monde ne se contentera pas d’opprimer l’Église, il la pénétrera de son esprit d’impiété. Les sept lettres aux sept Églises d’Asie ne le prouvent que trop. Une certaine lassitude s’est déjà emparée des croyants. « J’ai quelque chose contre toi, » dit le Seigneur à plusieurs d’entre elles. Ephèse a abandonné son premier amour. Sardes est morte et n’a plus que le nom de vivre ; Laodicée n’est ni froide ni bouillante et se croit riche et rassasiée, au lieu de reconnaître sa misère, sa pauvreté, son aveuglement. Il y a plus : le paganisme et sa vaine philosophie ont déteint sur l’Église par le moyen des nicolaïtes, ces dangereux adeptes de la doctrine de Balaam et de Jésabel, la fausse prophétesse, qui engage les croyants à se conformer au présent siècle et qui finit par les entraîner à commettre adultère. (Apocalypse 2.6, 14, 15, 20-24b.) Il ne suffit pas, pour comprendre l’Apocalypse, de se rappeler les persécutions qui venaient d’avoir lieu, de songer à l’ennemi extérieur ; il faut songer aussi à l’ennemi intérieur, à la corruption qui commençait à ravager l’Église. Comme Paul et Pierre l’ont fait dans 1 Timothée 4.1 ; 2 Timothée 3.1 ; 2Pierre 2.1 ; 3.3, Jean contemple à son tour le développement progressif de cette déchéance morale et n’a que trop de motifs de parler de la prostituée et des faux prophètes. C’est également à cet ordre de préoccupations que répondent divers passages de ses épîtres. (1Jean 2.18, 22 ; 4.3 ; 2 Jean 1.7.) Sous ce rapport, l’Apocalypse est le livre des solennels avertissements. Il crie à tous les croyants : Ne laissez pénétrer dans l’Église ni les fausses doctrines, ni l’esprit du siècle. Comme passages analogues dans Daniel, nous avons l’apostasie de plusieurs Juifs sous Antiochus Epiphane (9.30-32 ; 12.10) et celle du peuple tout entier lors de la première apparition du Messie. (9.26-27.) Cependant ce côté demeure un peu plus dans l’ombre chez Daniel ; n’ayant pas la femme, il ne peut avoir non plus la prostituée. En revanche, les yeux intelligents de l’Antéchrist de l’ancienne alliance sont chez Daniel un trait qui prépare le faux prophète de l’Apocalypse.

b – Sauf peut-être les apôtres de mensonge de Apocalypse 2.2, il n’y a plus dans l’Apocalypse, après les passages que nous venons de citer, que des traces assez incertaines des fausses doctrines d’origine judaïque. Les membres de la synagogue de Satan qui se disent Juifs sont réellement des Juifs. (Apocalypse 2.9 ; 3.9.) Cette absence de toute allusion aux fausses doctrines judaïsantes parle contre la composition de notre livre avant la ruine de Jérusalem, puisque les épîtres aux Colossiens et à Timothée s’occupent au contraire beaucoup de ces erreurs, à moins qu’on admette que ces épîtres, en se répandant dans ces-mêmes contrées, eussent réduit au silence les docteurs judaïsants.

En résumé, il se produisait du temps de saint Jean trois phénomènes assez significatifs pour que toutes les révélations que le Seigneur lui accordait vinssent se grouper autour d’eux :

  1. l’Église s’est répandue et se répand de plus en plus dans le monde païen,
  2. de là des persécutions et
  3. une corruption croissante.

Ces quelques grands traits nous font pressentir en une certaine mesure ce que nous avons à entendre par la femme, la bête, la prostituée, le faux prophète ; il suffirait de les prolonger pour deviner ce que l’apôtre va nous révéler sur l’avenir du monde et de l’Église.

3. L’Église et le monde.

a) L’Église et les puissances terrestres.

La femme et le dragon.

Apocalypse 12, versets 1 à 6.

La femme et le dragon de l’Apocalypse sont évidemment l’un vis-à-vis de l’autre dans la même position que chez Daniel le Fils de l’homme et les animaux. Jean voit la femme dans le ciel (Apocalypse 12.1) et c’est aussi sur les nuées du ciel que Daniel aperçoit le Fils de l’homme. C’est de la mer que monte la bête de l’Apocalypse (Apocalypse 13.4), exactement comme les quatre animaux de Daniel. Il est vrai qu’ici nous avons un homme, là une femme ; mais peu importe, c’est toujours l’homme, c’est-à-dire le royaume de Dieu, opposé à l’animal, qui représente les royaumes terrestres. Et si Daniel aperçoit le règne de Dieu sous la figure d’un homme, c’est que sa vision porte sur le temps où Christ se rendra visible et reviendra établir son règne sur la terre ; tandis que, tout naturellement, Jean, à qui il est donné de s’occuper spécialement des siècles qui précèdent la parousie, voit devant lui une femme, l’épouse qui attend encore sur la terre l’arrivée de son céleste époux.

Au reste, l’Apocalypse n’est pas seule à représenter l’assemblée des croyants sous la figure d’une femme ; ce n’est point là quelque chose de nouveau ; on peut dire, au contraire, que c’est l’usage constant de la Bible tout entière. Moïse déjà parle d’adultère quand le peuple abandonne son Dieu pour se prosterner devant des idoles ; Dieu en éprouve de la jalousie, car il a épousé Israël, il a fait avec lui une alliance qui a tous les caractères d’un véritable mariage. (Exode 34.45-46 ; Lévitique 17.7 ; 20.5-6 ; Nombres 14.33 ; 15.39 ; Deutéronome 31.16 ; 32.16, 21.) Cette même image se rencontre très fréquemment sous la plume des prophètes, qui parlent sans cesse de fiançailles, de mariage, d’adultère, de divorce, de veuvage. (Ésaïe 1.21 ; 50.1 ; 54.1 et suivants ; Jérémie 2.2, 20, 23-25 ; 3.1 et suivants ; Ezéchiel chapitres 16 et 23 ; Osée 1 à 3.) Dès les premières pages du Nouveau Testament, Jean-Baptiste, fidèle à la tradition, parle de Jésus comme de l’époux qui a l’épouse (Jean 3.29) ; c’est Jésus qui est maintenant le Dieu de l’alliance, Jéhovah, l’Éternel ; c’est lui qui s’appelle du nom de Seigneur, ὁ Κυριος. Lui-même, il se désigne comme l’époux de l’Église naissante : « Les amis de l’époux peuvent-ils s’affliger pendant que l’époux est avec eux ? » (Matthieu 9.15.) Voyez encore la parabole des dix vierges et celle du festin de noces, ainsi que les magnifiques développements de saint Paul sur ce sujet dans l’épître aux Ephésiens. (Ephésiens 5.23-32.) Eh bien, tout cela l’Apocalypse le résume dans le seul mot de femme. (Apocalypse 12.4.) Vis-à-vis de l’homme le rôle de la femme est éminemment passif, réceptif ; son lot est la soumission, l’abandon de soi. (Ephésiens 5.22, 24.) Or telle est précisément aussi la position que l’homme doit prendre vis-à-vis de Dieu. Dès que l’homme veut être autonome, sa relation avec son créateur se trouve par là même radicalement faussée. Là, au contraire, où la créature se soumet à Dieu, il y a foi et là aussi, grâce à cette foi, la créature peut recevoir de Dieu une vie et une force nouvelles, il peut se former en elle un être nouveau. Un être nouveau ? Oui, la foi fait de nous des enfants de Dieu (Galates 3.26), des enfants. Toutes les âmes croyantes disent : Abba ! au même Père et toutes aussi ont une même mère, l’humanité, ou du moins la partie de l’humanité qui reconnaît Dieu pour son maître, car c’est là, pensons-nous, ce qu’il faut voir dans la femme de l’Apocalypse.

L’enfant que la femme met au monde, et qui n’est autre que Christ, est un enfant mâle, et même plus exactement, un fils mâle : υἱον ἀρσεν (verset 5). Un enfant, car il est né de la femme et il a été assujetti à la loi ; il est le grand produit de l’ancienne alliance. Mais un enfant mâle, car il est en même temps le Fils de Dieu et il est destiné à être l’Epoux de l’Église.

L’homme, dit saint Paul dans 1 Corinthiens 11.7, est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En tant que Fils de la femme, Christ est le Fils de l’homme, ainsi qu’il s’appelle lui-même. Enfant mâle, il est le Fils du Dieu vivant, destiné, parce qu’il a reçu du Père d’avoir la vie en lui-même (Jean 5.26), à être au nom de Dieu l’Epoux de l’Église. Quand les hommes pensent avoir la vie en eux-mêmes, quand ils se séparent orgueilleusement de Dieu et qu’ils s’élèvent contre leur créateur dans le sentiment de leur propre force, ils ne sont plus que des animaux destitués d’intelligence.

Il y a donc entre la femme et les bêtes de l’Apocalypse autre chose qu’une différence accidentelle portant sur tel ou tel détail ; l’opposition est profonde, absolue. Ici ce sont les enfants de lumière, là ce sont les enfants de ce monde. Point de parti intermédiaire ; on n’a de choix qu’entre la femme ou la bête. Ainsi donc nous retrouvons ici sous la forme symbolique de la femme et de la bête le grand dilemme que présente chaque page de l’évangile et des épîtres de saint Jean, Dieu ou le monde, lumière ou ténèbres, vérité ou mensonge, vie ou mort. La femme, nous le verrons, est revêtue du soleil, la bête ressemble beaucoup à Satan, en sorte que l’opposition n’a fait que s’accentuer encore davantage. Le choix des symboles n’a rien d’arbitraire non plus, mais il est déterminé par le caractère intime de la nature féminine et de la nature animale. D’après ce que nous venons de dire, il est à présumer que la femme et la bête représentent le royaume de Dieu et le pouvoir terrestre non pas à telle ou telle époque de leur histoire seulement, mais bien d’une manière tout à fait générale, ce qui, du reste, est des plus digne d’une alliance où le conseil de l’amour éternel est révélé dans toute sa plénitude (Ephésiens 3.5), et où il est donné aux apôtres et aux prophètes de le contempler dans toute son étendue, depuis ses premières jusqu’à ses dernières manifestations.

L’origine de la femme, et de la bête remonte jusqu’au moment où s’est manifestée dans l’histoire la première opposition entre le royaume de Dieu et les royaumes de la terre, opposition qui n’a pu exister que depuis la séparation d’Israël d’avec les gentils. Il est clair que la naissance de l’enfant mâle ne peut, sous peine de faire violence au texte, se rapporter qu’au fait historique de la naissance de Jésus-Christ de la vierge Marie. Nous avons vu que lui seul mérite pleinement ce prédicat. Comment d’ailleurs ne pas reconnaître le Seigneur dans cet enfant qui, dès sa naissance, est en butte à toute la haine du diable (verset 4) (projets meurtriers d’Hérode), et qui finit par être enlevé au ciel (verset 5) (ascension et séance à la droite de Dieu) ? Voilà les deux points extrêmes de la vie terrestre du Seigneur. Quel contraste ! Au lieu d’être dévoré par le diable, l’enfant est élevé sur le trône de Dieu. Cela prépare la défaite du dragon dont il est parlé au verset 5. Mais pour tout cela cette femme enceinte qui attend impatiemment sa délivrance (verset 7) n’est pas la vierge Marie, mais bien l’ensemble des fidèles de l’ancienne alliance. Qui est-ce que les patriarches ont si ardemment désiré de contempler ? Quel était le germe sacré mystérieusement caché dans le sein de l’ancien peuple de Dieu, sinon l’enfant dont parle Ésaïe (Ésaïe 9.5), le Fils qui méritera les noms d’Admirable, de Conseiller, de Dieu fort, de Père d’éternité, de Prince de la paix ? Michée ne se rapproche-t-il pas davantage encore de l’Apocalypse lorsqu’il compare le peuple de l’alliance à une femme en travail d’enfant (MIC4.9-10 ; 5.2) ? C’est ce qui résulte également des emblèmes de la femme (verset 1) : elle est revêtue du soleil, elle a la lune sous ses pieds et une couronne de douze étoiles sur sa tête. Quand nous aurons remarqué que dans le songe de Joseph le soleil, la lune et les étoiles représentent Jacob, sa femme et ses fils, c’est-à-dire tout le peuple élu d’alors, nous n’aurons fait par ce simple rapprochement qu’indiquer le souvenir historique qui a probablement occasionné le choix de ces trois emblèmes, et il nous restera encore à les expliquer. Pourquoi le soleil en guise de vêtement ? Pourquoi la lune sous les pieds et les douze étoiles sur la tête ? Le soleil est le céleste luminaire qui disperse et met en fuite les ténèbres de notre bas monde. Sous ce rapport Dieu est un soleil (Psaume 84.12) ; le visage du Seigneur resplendit comme le soleil (Apocalypse 1.16) ; « que ceux qui t’aiment, lisons-nous déjà dans le livre des Juges (Juges 5.31), soient comme le soleil quand il sort en sa force, » et le Seigneur promet aux siens qu’ils brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. (Matthieu 13.43.) Si donc l’Église nous apparaît revêtue du soleil, c’est qu’elle est dans ce monde la dépositaire de la céleste lumière de la révélation ; elle est en grand ce qu’est en détail chaque Église particulière, un luminaire, un chandelier (Apocalypse 1.20), en sorte qu’on peut dire que la femme revêtue du soleil n’est autre que l’ensemble des chandeliers du chapitre 1. Dieu s’enveloppe de lumière comme d’un vêtement, est-il dit au commencement du Psaumes 104. Eh bien, il en est de même, quoique dans une moindre mesure, de la femme, qui partage avec son époux l’honneur d’être appelée la lumière du monde. (Matthieu 5.14 ; Jean 8.12.)

La lune, elle, n’est qu’un luminaire terrestre qui luit dans les ténèbres sans parvenir à les dissiper. L’antiquité a parfaitement compris l’étroite parenté qu’ont ensemble la terre et la lune, et les mythologies opposent presque toutes au dieu du soleil une déesse qui préside à la fois à la lune et à la terre. Dans l’Apocalypse, en face des trois notions corrélatives de royaume de Dieu, ciel et soleil, nous trouvons la mer, la terre et la lunec. La mer, c’est « des peuples l’émeute inconstante. » (Psaume 65.8.) « Les eaux que tu as vues sont des peuples et une multitude et des nations et des langues » (Apocalypse 17.15 ; voyez encore Psaume 89.9 ; Ésaïe 8.7-9) ; c’est de la mer que monte la bête. (Apocalypse 13.1 ; Daniel 7.3.) La terre représente aussi le monde, mais devenu terre ferme ; c’est le monde policé, civilisé ; c’est de la terre que sort le faux prophète (Apocalypse 13.11), avec sa sagesse terrestre, si différente de la sagesse qui vient d’en haut. (Jacques 3.15.) La lune, bien élevée au-dessus de la terre et de la mer, est un luminaire qui brille au ciel ; mais elle n’en appartient pas moins au système terrestre, elle est impuissante à changer la nuit en jour. Sous tous ces rapports, elle est parfaitement propre à figurer les religions naturelles cosmiques, le paganisme en un mot.

c – La lune est opposée au soleil comme la mer et la terre le sont au ciel. « Réjouissez-vous, cieux ! malheur à vous, habitants de la mer et de la terre ! (Apocalypse 12.12 ; Jean 3.12, 31.)

Ainsi donc le monde avec sa force physique, avec sa civilisation et avec sa religion, voilà la mer, la terre et la lune. Si la femme revêtue du soleil a la lune sous ses pieds, c’est que l’Église, en possession de la vraie religion, est destinée à vaincre le paganisme et toutes les fausses religions, aussi certainement qu’un jour Christ aura tous ses ennemis pour marchepied de ses piedsd.

d – Comparez les expressions ὑποδιον τον ποδων, ou ὑπο τους ποδας, de Psaume 110.1 ; Matthieu 22.44 ; 1 Corinthiens 15.25, avec celle de notre verset : ὑποκατων των ποδων. Voyez aussi Romains 16.20 : Dieu écrasera Satan sous vos pieds.

Quant aux étoiles, nous savons, par Daniel et d’autres passages de l’Apocalypse, qu’elles sont autant de luminaires célestes ; aussi les voyons-nous briller sur la tête de la femme, au lieu d’être sous ses pieds, et sont-elles tout spécialement en butte aux attaques de Satan. (Apocalypse 12.4.) Les anges des Églises sont des étoiles (Apocalypse 1.20) ; d’après Daniel 12.3, une splendeur éternelle sera la récompense des docteurs intelligents, et dans Daniel 8.10, le peuple d’Israël tout entier, qui a pour Dieu l’Éternel des armées, est désigné sous le nom d’armée des cieux. Les douze étoiles, ce sont les douze tribus. Ce nombre sacré se retrouve dans le collège apostolique, qui est le fondement de l’Église ; or, pour nous montrer qu’il y a un rapport positif entre les douze apôtres et les douze tribus du peuple d’Israël, nous avons, non seulement Matthieu 19.28 où le Seigneur promet aux apôtres qu’un jour ils seront assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus de leur peuple ; mais encore Apocalypse 21.12, 14 où les noms des douze tribus, écrits sur les portes de la nouvelle Jérusalem, correspondent à ceux des douze apôtres gravés sur les fondements de la ville sainte.

Ce dernier passage est la clef du nôtre ; car nous y trouvons la nouvelle Jérusalem désignée en autant de lettres comme l’épouse, la femme de l’Agneau. (Apocalypse 21.2, 9, 10.) La femme de Apocalypse 12 avec sa couronne de douze étoiles est donc la même chose que la ville de Dieu avec ses douze portes et ses douze fondements, à cette seule différence près que la femme représente l’Église militante, et la nouvelle Jérusalem, l’Église triomphante.

En résumé, la femme revêtue du soleil est l’Église, – l’assemblée des croyants tant de la nouvelle que de l’ancienne alliance, – qui a vaincu le paganisme et qui est le divin chandelier du monde.

Tant de la nouvelle que de l’ancienne alliance, disons-nous, et les douze étoiles ne sont pas seulement les douze tribus, mais aussi les douze apôtres. La femme de l’Apocalypse ne représente ni Israël sans l’Église, ni l’Église sans Israël. Le peuple élu est l’olivier franc sur lequel une branche de l’olivier sauvage a été simplement entée ; mais la greffe a réussi et les noms des douze apôtres sont gravés sur les fondements, comme les noms des douze tribus d’Israël sur toutes les portes de la ville de Dieu. La totalité des croyants est, par le moyen d’Israël, entrée dans la gloire du ciel où elle forme un édifice sacré qui repose sur le fondement des apôtres. Tôt après l’ascension du Seigneur, Israël a cessé d’être le peuple de Dieu (Daniel 9) ; plongé maintenant dans d’épaisses ténèbres, il ne saurait être comparé à une femme revêtue du soleil ; et cependant l’Apocalypse n’en parle pas moins d’une femme pareille (Apocalypse 12.6, 13 et suivants), en sorte que tout dans le contexte nous engage à y voir l’assemblée des croyants dans le sens le plus général de cette expression.

Si maintenant nous nous arrêtons pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur les cinq premiers versets de notre chapitre, nous ne manquerons pas de faire tout d’abord une observation assez curieuse : la naissance de l’enfant mâle n’amène aucun changement essentiel dans la condition des fidèles sur la terre. On aurait pu s’attendre à voir l’Église transportée dans les hautes régions de la gloire, ensuite de l’apparition du Messie, et l’on sait quelle grande place l’espérance d’une glorification toute prochaine occupait non seulement dans les cœurs des disciples avant la mort du Seigneur, mais même plus tard dans ceux des premiers chrétiens. Au lieu de cela, qu’arrive-t-il ? Le Messie est glorifié, mais son Église demeure, après comme avant, en butte à toute la haine du prince de ce monde. L’enfant est bien un enfant mâle ; il est puissamment soustrait, si nous pouvons ainsi dire, aux machinations du dragon (ἡρπασθη opposé à ἐφυγεν du verset 6) et il est transporté d’un coup sur le trône même de Dieu ; mais il ne gouverne point encore la terre d’une manière visible ; c’est dans le monde invisible, dans les profondeurs du ciel que s’exerce pour le moment son pouvoir. Il y a plus : à ne regarder qu’à l’extérieur, l’Église est dans un plus triste état que jamais ; elle en est réduite à fuir dans un désert, ce qui implique réellement pour elle un changement, mais un changement tout autre que celui qu’on attendait et dont nous déterminerons plus tard la portée. C’est dans le ciel que les conséquences de l’ascension du Seigneur sont le plus sensibles : le diable et ses anges en sont expulsés. (verset 7 et suivants.)

Revenons maintenant à la femme : la voilà donc réfugiée dans le désert.(verset 6.) Cette fuite ne la transporte point d’un monde dans un autree. Au verset 13 elle est encore sur la terre. Si, au verset 1, elle apparaît dans le ciel, nous devons entendre cela spirituellement, dans le sens où Israël est appelé l’armée du ciel (Daniel 8.10) et où saint Paul dit que les chrétiens sont assis dans les lieux célestes. (Ephésiens 2.6. Voyez encore Philippiens 3.20 et Apocalypse 3.6.) Elle appartient à Dieu, elle a embrassé sa cause et elle la soutient contre les efforts de toutes les puissances ténébreuses. Si elle n’était pas dans le ciel, elle ne pourrait pas être revêtue du soleil et avoir une couronne d’étoiles. Elle est encore sur la terre et toutefois, – quelle consolation au sein des angoisses et des persécutions ! – elle est déjà toute céleste et le nom d’habitants de la terre ne convient réellement plus qu’aux enfants de ce siècle. (Apocalypse 13.12-14.)

e – Le dragon est transporté d’un monde dans un autre, car il est précipité en terre. (Apocalypse 12.8, 9.) Mais pour la femme, rien de pareil : simple fuite.

Et le désert : que devons-nous entendre par cette autre expression symbolique ? Interrogeons d’abord le contexte, puis l’analogie des Écritures. C’est en fuyant que la femme arrive dans le désert. Et d’où fuit-elle ? Cela nous aidera à comprendre ce qu’est le désert où elle se réfugie. Elle fuit de devant les embûches de Satan qui se sert, pour lui nuire, d’Hérode et des Juifs. Où donc trouvera-t-elle sécurité et délivrance, si ce n’est pas chez les gentils ? C’est là, d’après le contexte, que Dieu lui a préparé un lieu de refuge. (versets 6 et 14.) Mais y a-t-il dans nos saints livres des passages qui soient favorables à cette interprétation ? On connaît les beaux noms de pays de la gloire et de terre désirable que les prophètes donnent à la Palestine, à cette contrée si favorisée sous tous les rapports. (Jérémie 3.19 ; Ezéchiel 20.6, 15  ; Daniel 8.9 ; 11.16, 41.) À côté de la terre sainte, les pays occupés par les gentils ne sont que des déserts ; la vie de Dieu en est absente ; ce sont les démons qui s’y révèlent et qui y agissent. (Matthieu 12.43 ; Marc 1.13 ; Lévitique 16.21-22 ; Ésaïe 34.14.) Les démons, on peut bien le dire avec saint Paul (1 Corinthiens 10.20), président au culte des idoles et sont les maîtres des nations païennes. (Voyez aussi Apocalypse 9.20.) Pendant l’exil de Babylone, Israël est dans le désert. (Ésaïe 40.3 ; 41.17-19 ; 42.10-12.) Dès la première partie d’Ésaïe une prophétie contre Babylone est intitulée : Prophétie contre le désert de la mer (Ésaïe 20.1), ce qui revient à dire : Prophétie contre le désert des nationsf. Malgré toute sa splendeur, le monde païen, qui ne connaît pas Dieu, qui hait Dieu, est au fond un désert, à qui il n’arrive rien d’extraordinaire lorsqu’il est effectivement réduit en désolation. (Ésaïe 13.19-22 ;14.22, 23 ; 34.1,15 ; Ezéchiel 29.3-12 ; 35.3-15 ; Malachie 1.3, 4.) L’importance que nous ajoutons à la citation que nous venons de faire de Ésaïe 21.1 à 10 est pleinement justifiée par le fait que l’Apocalypse emprunte au verset 9 de ce même chapitre son fameux cri : Elle est tombée, elle est tombée, Babylone ! (Apocalypse 14.8 ; 18.2.) Nous verrons même que c’est précisément pendant son séjour dans le désert, chez les païens, que l’Église s’est le plus laissé pénétrer de l’esprit du monde. La fuite de la femme dans le désert, c’est donc le royaume de Dieu enlevé aux Juifs et donné aux païens, (Matthieu 21.43  ; 8.11-12 ; Actes 13.46-47 ; 28.25-28.) Il y a entre le pays de la gloire et le désert un rapport tout pareil à celui que nous observons, dans la parabole du festin (Luc 14.16) et dans celle des noces (Matthieu 22.2), entre les divers invités ; les uns, personnages distingués et riches propriétaires (les Juifs) ; les autres, pauvres aveugles et misérables mendiants se traînant dehors sur les places publiques et le long des haies (les païens). À notre interprétation est également favorable la manière dont s’exprime saint Jean lorsqu’il parle pour la seconde fois de la fuite de la femme dans le désert. (verset 14.) Au lieu de rapporter tout simplement le fait comme au chapitre 6, il dit que les deux ailes d’un grand aigle lui furent données, ce qui ne peut manquer de nous rappeler Exode 19.1-4. « Vous avez vu, dit l’Éternel aux Israélites, ce que j’ai fait aux Égyptiens, et que je vous ai portés sur des ailes d’aigle et que je vous ai fait venir vers moi. » Ici déjà les ailes d’aigle ont servi à transporter le peuple de Dieu hors l’Égypte et à le déposer victorieusement dans le désert. Or un verset tout rapproché de notre chapitre, le seul de toute l’Apocalypse où se rencontre ce nom (Apocalypse 11.8), est là pour nous montrer ce que nous devons entendre par l’Égypte : c’est la grande cité où notre Seigneur a été crucifié. Jérusalem est désignée sous les noms de Sodome et d’Egypte, exactement comme l’Église infidèle s’appellera plus tard Babylone. Par leur haine contre Christ, Jérusalem et le pays d’Israël sont devenus une seconde Égypte d’où il faut absolument que le peuple élu sorte, comme autrefois les enfants d’Abraham ont dû quitter les bords du Nil, et comme, à la fin des temps, l’Église devra obéir à la voix qui lui criera de sortir de Babylone. (Apocalypse 18.4.) La femme s’enfuyant, ou plutôt s’envolant dans le désert, c’est donc l’Église échappant aux Juifs incrédules.

f – Qu’on se rappelle ce que nous avons dit sur le sens symbolique de la mer chez les prophètes.

En effet, c’est à tort qu’on voudrait faire de la fuite du verset 6 et de l’enlèvement du verset 14 deux faits distincts. Ce sont tout ou plus deux manières de représenter, peut-être à deux moments différents de son accomplissement, un seul et même fait ; mais que le fait soit le même, c’est ce qui résulte incontestablement de la comparaison des deux versets. Ici comme là la femme est transportée dans le désert. Là comme ici elle doit y être nourrie 1260 jours ou 3½ ans. L’attention de Jean a été tout à coup absorbée par la défaite du dragon et par son expulsion du ciel. Il a momentanément oublié la femme. Maintenant il y revient et il répète ce qu’il a dit de sa fuite. Le royaume de Dieu enlevé aux Juifs et confié aux gentils, n’est-ce donc pas là un événement d’une importance immense ? Et s’il s’exprime autrement au verset 14 qu’il ne l’a fait au verset 6 ; si, au lieu de dire qu’elle s’enfuit, il remarque que les deux ailes d’un grand aigle lui furent données pour fuir, ne voyons-nous pas qu’il veut par là faire remarquer que le grand changement qui est ainsi survenu dans l’histoire religieuse du monde n’est pas imputable à je ne sais quelle lâcheté ou quel caprice humain, mais qu’il est un effet de la volonté arrêtée de Dieu. (Comparez Actes chapitres 9 à 11.)

Mais ce n’est pas dans le désert d’une manière générale que fuit la femme ; Dieu lui a préparé dans le désert un lieu qui lui serve de refuge ; ce ne sera d’abord qu’une partie déterminée du désert qui la recevra. Laquelle ? Daniel nous le fait pressentir et l’Apocalypse nous le dit : c’est le quatrième empire, c’est Rome. Les Actes des apôtres ne sont autre chose que le récit de l’émigration progressive de l’Église s’éloignant de Jérusalem et se rapprochant de Rome. C’est vers Rome que tendent tous les désirs de l’apôtre Paul. C’est dans sa lettre aux Romains qu’il a mis toute son âme, c’est à Rome qu’il a trouvé protection pour sa propre personne. Au reste on ne saurait trop peser chacune des expressions de notre texte. Il n’est nullement dit que les gentils sont chargés de nourrir l’Église ; ce n’est pas dans les déserts qu’on va chercher de la nourriture. Tout ce que peut faire le désert comme tel, c’est d’offrir à l’Église une retraite. Aussi remarquez au verset 14 la forme passive : ὁπου τρεφεται. Au verset 6 une troisième personne du pluriel : ἐκει τρεφωσιν αὐτην, aurait lieu de nous étonner, si nous ne savions par Daniel que ces verbes à la troisième personne du pluriel ont pour sujet sous-entendu les puissances célestes. L’Église vit dans le désert comme Israël et comme son chef y ont vécu ; elle y est nourrie de la manne céleste et de toute parole sortie de la bouche de Dieu (Matthieu 4.4) ; et le diable est aussi impuissant contre elle qu’il l’a été jadis contre Jésus (ἀπο προσωπου του ὀφεως, verset 14, comparez au verset 11, ἐνικησαν αὐτον.) Il a plu à Dieu d’offrir à son peuple un asile chez les nations païennes « afin, dit saint Paul, que nous puissions mener une vie paisible et tranquille en toute piété et honnêteté. » (1 Timothée 2.2.)

Avec cela l’Église ne doit point oublier qu’elle est encore dans le monde, dans un monde impie qui peut fort bien lui faire, à l’occasion, sentir son inimitié. Aussi longtemps qu’elle en est réduite à vivre dans le désert, l’Église ne doit pas faire des rêves de gloire ; ce sont pour elle des temps fâcheux, durant lesquels les vrais témoins doivent prophétiser vêtus de sacs. (Apocalypse 11.3.) C’est également ce qui résulte de la durée du séjour de la femme dans le désert. Ces 1260 jours ou 3½ années ont certainement une portée chronologique, et le jour viendra ou chacun pourra vérifier la justesse de cette indication. Pour le moment, cette donnée si précise a l’immense avantage de consoler l’Église en lui montrant que le temps viendra où ce qu’elle est sera manifesté et que ce temps est connu de Dieu qui l’a fixé. Mais il n’est point possible encore de déterminer cette date. Les événements seuls fourniront la clef de la chronologie de l’Apocalypse, comme ils l’ont fait pour Daniel. Contentons-nous de comprendre la valeur symbolique des divers nombres que nous présente l’Apocalypse. Nous connaissons déjà par Daniel 7.25 et 9.27 la nature du chiffre qui nous occupe. Trois ans et demi ou 1260 jours, c’est le temps pendant lequel les puissances de la terre auront domination sur le royaume de Dieu. L’Apocalypse ne fait que reprendre ce nombre pour caractériser par là les temps des gentils, ces longs siècles pendant lesquels Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations païennes et où le règne de Dieu aura absolument cessé d’être visible, ce qui sera le cas depuis la ruine de Jérusalem par les Romains jusqu’au retour du Seigneur. Comparez à cet égard Luc 21.24 et Apocalypse 11.2. Dans le premier de ces passages il est dit que Jérusalem sera foulée par les nations jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplis ; dans le second, que les gentils fouleront la sainte cité pendant 42 mois. D’où il résulte évidemment que les 42 mois, les 3½ années ou les 1260 jours, marquent la durée du temps des gentils. C’est ce que confirme également Apocalypse 13.5, où nous lisons que la bête, c’est-à-dire les puissances terrestres, doit avoir une domination de 42 mois. Ces 3 ans ½ se rencontrent encore une fois dans Apocalypse 11.3, sous la forme de 1260 jours, et peut-être ce passage doit-il s’expliquer par ceux dont nous venons de parler ; mais cela nous éloignerait trop de notre sujet. Résumons-nous : l’Église vivra même chez les païens, mais elle y vivra sous la domination des puissances terrestres, qui la protégeront et l’opprimeront à la fois. Elle militera sous la croix. Au fond, depuis dix-huit siècles, la position que l’État a prise vis-à-vis de l’Église peut se résumer tantôt dans le mot de faveur, tantôt dans celui d’asservissement.

L’Église, qu’elle ne l’oublie jamais non plus, n’en est pas moins revêtue de soleil. Elle est la lumière du monde et la lumière ne doit pas être mise sous le boisseau. Elle est appelée à éclairer le monde entier et à attirer à la vérité tous ceux qui sont de la vérité ; telle est, pour le moment, sa seule tâche vis-à-vis du monde.

Versets 7 à 12.

Nous nous en sommes tenu jusqu’à présent aux six premiers versets de notre chapitre et n’avons parlé du verset 14 qu’à cause de sa parenté avec le verset 6. Le royaume des cieux enlevé aux Juifs et confié aux gentils, voilà ce que nous y avons trouvé. Mais un événement plus considérable encore s’est accompli dans le ciel ensuite de l’ascension du Seigneur (versets 5 et 10) : le diable en a été précipité après une lutte qui, pour se passer dans le monde invisible, n’en a pas moins, par son issue, une importance capitale pour les habitants de la terre. Cette expulsion de Satan hors du ciel n’est autre que le jugement du prince de ce monde dont parle saint Jean ; c’est le couronnement de l’œuvre de Celui dont il est dit qu’il est venu pour détruire les œuvres du diable. (1Jean 3.8.)

Nous pouvons remarquer trois phases dans la lutte du Seigneur avec le prince des ténèbres. La première est la tentation dans le désert. L’ennemi, complètement vaincu, se retire, laisse le Seigneur pour un temps (Luc 4.13) et se jette sur son entourage, dans l’espoir d’entraver son activité. De là les nombreuses possessions qui désolaient les habitants de la Palestine dans le temps du ministère du Seigneur. Mais Jésus et ses apôtres chassent les démons et guérissent les possédés ; seconde phase de la lutte, non moins glorieuse que la première pour le Seigneur, qui s’y révèle comme l’homme plus fort même que l’homme fort. (Luc 11.20-22.) « J’ai vu Satan tomber du ciel comme un éclair, » dit-il aux soixante et dix disciples qui étaient venus tout joyeux lui annoncer que les démons leur étaient soumis en son nom. (Luc 10.18.) Toutes ces victoires partielles sur le malin lui faisaient déjà contempler en esprit la victoire définitive ; les prophètes ont tous l’habitude de voir le chêne dans le gland et dans les préparatifs le fait accompli. La mort du Seigneur, sa résurrection et son ascension forment le troisième acte de ce drame. Ici le diable met toutes ses forces en action, il fait jouer toutes ses batteries à la fois contre le Seigneur lui-même et contre ses disciples. « C’est ici, dit Jésus à ses persécuteurs, votre heure et la puissance des ténèbres. » (Luc 22.53.) C’est l’heure des redoutables épreuves pour les apôtres (verset 31) ; Pierre bronche, Judas tombe. Mais le Seigneur demeure inébranlable en face des souffrances et de la mort, comme jadis dans le désert il est resté insensible aux plus séduisantes promesses ; Satan n’a aucune prise sur lui. (Jean 14.30.) Et non seulement cela, mais en faisant mourir le fils de Dieu, Satan signe son propre arrêt de mort. « Il va être jeté dehors, » dit le Seigneur (Jean 12.31 ; 16.11 ; Hébreux 2.14), expression énergique qui rappelle tout à fait Apocalypse 12.9 : ἐκβληθη ἐξω, ἐβληθη εἰς την γην. La résurrection et l’ascension du Seigneur ont été un vrai triomphe, triomphe public et solennel, sur toutes les puissances de la mort et des ténèbres. (Colossiens 2.15.)

Ce beau verset de l’épître aux Colossiens pourrait servir d’épigraphe au passage de l’Apocalypse qui nous occupe. Le même fait que le grand docteur des gentils expose là sous une forme didactique bien qu’avec toute la verve de la joie, le grand prophète de l’Église le contemple ici en esprit ; il voit le diable expulsé du ciel où vient de rentrer son vainqueur. C’est l’archange Michel qui est chargé d’exécuter cette sentence d’éternel bannissement, car c’est lui qui, d’après Daniel 10.13, 21 ; 12.1, prend toujours en main dans le monde invisible des esprits la cause de l’Église contre tous ceux qui cherchent à lui nuire. Autrefois il a contesté avec le diable touchant le corps de Moïse, le fondateur de l’ancienne alliance. (Jude 9.) Mais maintenant que le fondateur de la nouvelle alliance a librement livré son corps à la mort, puis l’a arraché au sépulcre pour l’élever dans la gloire, Michel peut renouveler la lutte, et il le fait avec un succès bien plus grand encore. Secondé par ses anges, il met en déroute Satan et ses sombres cohortes et les précipite du ciel sur la terreg. (versets 7-9.)

gDaniel 10 nous a familiarisés avec l’idée de ces combats qui ont pour théâtre le monde des esprits.

« Leur place ne fut plus trouvée dans le ciel. » (verset 8.) Ainsi donc jusqu’à l’ascension les démons avaient, comme les autres anges, libre accès dans le ciel, où il y a tant de demeures diverses, et, comme eux, ils pouvaient agir du ciel sur les habitants de la terre. Avant Jésus-Christ le ciel n’était ni ouvert aux hommes ni fermé aux démons. Au commencement du livre de Job nous voyons Satan se présenter devant l’Éternel avec les autres fils de Dieu. Voyez aussi 1Rois 22.19-22, ainsi que Zacharie 3.1-2, où l’accusateur de Jéhosuah se tient devant l’ange de l’Éternel. Aussi longtemps que le sang seul vraiment expiatoire n’avait pas couléh, Satan avait encore un droit sur les hommes et pouvait faire valoir ce droit en les accusant auprès de Dieu, au nom de leurs péchés et de leur indignité, comme il le fait à l’égard de Job et de Jéhosuah, le représentant du peuple entier, comme il le fait, du reste, « jour et nuit » à l’égard de tous les hommes en général. (Apocalypse 12.10.) Il est tout à fait naturel que, tant que sa puissance n’est pas brisée, puissance néfaste de péché et de mort qui pèse sur l’humanité comme un poids accablant, il conserve le droit de se montrer dans le ciel. À ces témoignages de l’Ancien Testament viennent s’ajouter ceux du Nouveau. Pour que, d’après un passage déjà cité, Satan pût tomber du ciel, il fallait bien qu’il y fût. Puis nous trouvons ici, sur notre route, un passage qui a fort embarrassé plus d’un interprète, mais qui s’explique fort bien à notre point de vue. Il s’agit de Colossiens 1.20 : « Il a plu à Dieu de se réconcilier toutes choses par lui, tant celles qui sont dans les cieux que celles qui sont sur la terre, ayant fait la paix par le sang de sa croix. » De faux docteurs ayant porté atteinte à la dignité unique du Fils de Dieu, en le réduisant à n’être que le premier des anneaux dans une longue chaîne d’éons et d’anges, l’apôtre rétablit la vérité en affirmant (versets 15 à 17) que toutes les créatures, les puissances célestes aussi bien que les êtres terrestres, sont redevables de leur existence au Fils unique de Dieu. Puis, dans les versets 18 à 20, il montre que Celui qui a tout créé, est aussi celui qui a tout réconcilié, tant dans les cieux que sur la terre, et qu’il y a ainsi universalité dans l’œuvre réconciliatrice aussi bien que dans l’œuvre créatrice du Seigneur. De là dans le verset 20 la même opposition que dans les versets 16-17, entre αὐτος et τα παντα. Remarquez le double δι αὐτου du verset 20, qu’il faudrait traduire ainsi : « Il a plu à Dieu de réconcilier toutes choses par Lui, ayant par Lui ramené la paix au moyen du sang de la croix tant dans les cieux que sur la terre. » La chute d’une partie des anges et celle de l’homme, remarque Kurtzi, ont eu pour la terre les suites les plus déplorables ; mais cette double catastrophe a également amené dans le séjour des esprits célestes une perturbation profonde. Or les anges étaient aussi incapables par eux-mêmes de rétablir la paix dans le ciel que les hommes de la rétablir sur la terre. Ceux d’entre eux qui étaient demeurés fidèles à leur origine ne pouvaient absolument point bannir du milieu d’eux les éléments coupables, les trouble-paix, les démons. Pour eux comme pour nous il n’y a salut et délivrance du malin que dans le nom de Christ ; pour eux comme pour nous le δι αὐτου est de rigueur. Le sang du Calvaire a seul pacifié le ciel. Il a fallu que Christ vainquît sur le terrain du droit pour que Michel et ses anges pussent expulser du ciel Satan et les siens. Cette interprétation de Colossiens 1.20 a pour elle Colossiens 2.15 et c’est la seule qui, en montrant dans quelle absolue dépendance les anges se trouvent de Christ, donne à l’argumentation de l’apôtre une véritable force et justifie la répétition du δι αὐτου dans le verset 20.

h – C’est à cette grande victime à venir que l’ange de l’Éternel fait allusion dans Zacharie 3. 8.

iBible et astronomie.

L’expulsion du ciel forme une époque décisive dans l’histoire du prince des ténèbres, tragique histoire qui n’est qu’une longue chute en quatre actes. Jusqu’à Christ, le diable exerce encore un certain empire, non seulement sur la terre, mais même dans le ciel ; son pouvoir n’est point encore brisé ; dans l’ancienne alliance le royaume de Dieu sur la terre n’a point encore à sa disposition les forces nécessaires pour vaincre l’ennemi. Jusqu’au commencement du règne de mille ans, Satan, ainsi que nous allons le voir, bien qu’expulsé du ciel, a encore la terre pour libre théâtre de ses malfaisants exploits. Pendant le règne de mille ans, troisième période, le séducteur est lié et précipité de la terre dans l’abîme, comme il l’a été naguère du ciel sur la terre. Après avoir été relâché pour un peu de temps, il est définitivement jugé et jeté dans l’étang de feu et de soufre : quatrième période. (Apocalypse 20.7-10 ; Matthieu 25.41 ; 1Corinthiens 6.3.) Longue suite d’expulsions ! Et avec cela il n’a pas même l’honneur d’être pris à partie par le Seigneur en personne. Ce sont des esprits destinés à servir qui sont chargés de le châtier, et à chaque nouvelle exécution, des esprits moins puissants : l’archange Michel le chasse du ciel ; un simple ange l’enferme dans l’abîme et, lorsqu’il est plongé dans l’étang ardent, l’exécuteur des hautes œuvres n’est pas même nommé ; à ce moment, le moindre des esprits célestes suffit à faire façon du dieu de ce mondej !

j – Même remarque peut se faire au sujet des jugements dont l’humanité est successivement frappée : Christ lui-même rompt les sept sceaux (5.1-5 ; 6.1) ; ce sont des archanges, – anges qui se tiennent devant Dieu, – qui reçoivent les sept trompettes (Apocalypse 8.2) ; les sept coupes sont répandues par les sept premiers anges venus. (Apocalypse 15.1.)

L’expulsion du ciel ouvre donc la deuxième période de l’histoire de Satan, période bien importante pour nous, et dont le caractère est indiqué par quelques traits significatifs dans les versets 10-12. Jusqu’alors Satan avait joui sans contestation de sa haute dignité de prince de ce monde ; maintenant son pouvoir lui est enlevé et la victoire nous traduisons par victoire, plutôt que par salut, le mot de σωτηρια. (Apocalypse 12.10 ; 19.1.) C’est l’hébreu תְשׁוּעָה que dans 2Samuel 23.10, 12, les Septante rendent fort bien par σωτηρια, et nos traducteurs par victoire), la force et l’empire sont à Dieu et à son Oint. Maintenant Christ peut dire que toute puissance (ἐξουσια) lui a été donnée dans le ciel et sur la terre (Matthieu 28.18), et les chrétiens peuvent s’écrier : « Dieu nous a délivrés de la puissance (ἐξουσια) des ténèbres et nous a transportés dans le royaume (βασιλεια) de son cher Fils. » Remarquez dans ce passage (Colossiens 1.13) les deux mêmes mots que dans Apocalypse 12.10 : ἐξουσια et βασιλεια. Du moment qu’il est chassé du ciel, le diable est délogé de sa capitale, et cela, avant tout, parce que (ὁτι), grâce à Christ, il ne peut plus accuser les hommes auprès de Dieu. Car Christ, notre Avocat, est là prêt à confondre l’accusateur en lui opposant le sang de la réconciliation. (1 Jean 2.1-2 ; Hébreux 7.25 ; 8.1 ; 12.24.) Satan est si complètement vaincu sur le terrain du droit que Paul peut nous introduire dans la grande salle de justice du ciel et nous y montrer Dieu repoussant absolument toutes les accusations qu’on pourrait avoir l’idée d’intenter contre ses élus et ne prononçant que des sentences d’absolution sur tous ceux qui acceptent l’intercession de Christ. (Romains 8.33-34.) Telle est aussi la portée de notre verset 11. Les chrétiens ont vaincu l’accusateur par deux moyens (δια avec l’accusatif comme dans Apocalypse 4.11) : d’abord par le sang de l’Agneau, qui dégage l’humanité des filets de malédiction dont le malin l’avait enlacée et qui lui donne libre accès auprès de Dieu ; puis par le témoignage qu’ils ont librement rendu en face du monde entier à l’Agneau qui a été immolé. « Ils ont vaincu ! » C’est fait. « Notre foi est la victoire qui « a vaincu » le monde » (νικησασα), 1Jean 5.4) ; « vous avez vaincu le malin » (1 Jean 2.13-14 ; 4.4) : tout autant d’échos de la grande parole : « Prenez courage, j’ai vaincu le monde ! » par laquelle Jésus avait clos son discours d’adieu et qui avait dû faire une impression bien profonde sur l’âme d’un saint Jean. (16.33.) Au reste la notion de victoire convenait au génie de cet apôtre. « Histoire de la lutte entre les ténèbres et la lumière, » tel est le titre commun qu’on pourrait donner à ses deux grands ouvrages. Dans son évangile nous assistons au commencement de cette lutte et nous la voyons se développer autour de la personne du Seigneur ; l’Apocalypse nous la montre se poursuivant autour de son Église. C’est pour cela que l’expression de νικαν, qui ne se rencontre que trois fois dans tout le reste du Nouveau Testament (Luc 11.22 ; Romains 3.4 ; 12.21), se trouve six fois dans la première épître de Jean et seize fois dans l’Apocalypse.

Cette victoire, pour n’être remportée que grâce à celle de Jésus, n’en est pas moins celle des croyants eux-mêmes, (αὐτοι). « Ils ont vaincu ! » dit le verset 11 avec un accent de triomphe. Mais pour vaincre ainsi le monde par la force du Seigneur, il faut que, comme lui, nous soyons prêts à sacrifier la partie de nous-mêmes qui appartient encore au monde, notre existence terrestre. (Jean 12.24 et suivants ; Matthieu 10.38 et suivants ; 16.24 et suivants) « Ils sont allés jusqu’à la mort dans leur peu d’amour pour leur vie. » Le mépris du monde et la victoire sur le monde sont donc ici juxtaposés comme dans 1Jean 2.14-15. « Vous avez vaincu le monde ; n’aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde. » Au verset 15 les cieux et leurs habitants sont invités à se réjouir de cette expulsion de Satan. Les membres du corps de Christ, encore épars sur la terre, peuvent être comptés au nombre des habitants du ciel. Ne sont-ils pas frères des saints glorifiés, n’ont-ils pas leur bourgeoisie dans le ciel et, dans 1 Corinthiens 15.48, saint Paul ne leur donne-t-il pas le titre de célestes ? Ils prennent une part réelle à la joie des anges, car ils n’ont rien à redouter du malin, ils peuvent s’appliquer cette parole de l’épître que nous avons déjà si souvent fait intervenir comme une sorte de paraphrase morale de l’Apocalypse : « Celui qui est né de Dieu se conserve lui-même et le malin ne le touche point. » (1 Jean 5.18.) En revanche, malheur à ceux qui appartiennent encore au monde et qui se confient en son pouvoir et en ses lumières (mer et terre) ! Ils ont tout à redouter de celui qui n’est plus rien comme accusateur, mais qui, comme séducteur, n’a rien encore perdu de sa force. Furieux de se voir chassé des demeures célestes sachant qu’il n’en est encore qu’au début de ses ignominieuses expulsions, il réunit toutes ses forces afin de perdre encore le plus grand nombre d’âmes qu’il lui sera possible. Il exerce son empire dans l’atmosphère terrestre (Ephésiens 2.2) ; il va de côté et d’autre sur la surface de la terre comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer. (1Pierre 5.8.) À la victoire de la lumière correspond un nouvel effort des ténèbres, et le diable, précipité en terre, finira par pénétrer tellement les puissances terrestres de ses plus mauvais sentiments, qu’elles seront un jour toutes préparées à acclamer l’Antéchrist comme leur chef unique.

Versets 13 à 17.

Dans les deux premières parties du chapitre 12, l’apôtre a dépeint l’état des choses au moment où il écrivait, au commencement de la nouvelle alliance ; l’état de l’Église d’abord (versets 4-6), puis l’état du royaume des ténèbres. (versets 7-12.) Dans les cinq versets suivants, il raconte la position réciproque que ces deux royaumes vont désormais prendre l’un vis-à-vis de l’autre et ce que le dragon va tenter encore pour perdre la femme.

Il se met à la poursuivre (verset 13), et dans ce seul mot saint Jean résume sans doute toutes les persécutions dont l’Église naissante a été l’objet de la part des Juifs et des païens. Mais la femme est sauvée ; elle échappe au dragon ; les portes de l’enfer ne peuvent prévaloir contre elle. Elle s’établit de plus en plus solidement (verset 14) dans l’empire romain. Au milieu de l’hostilité générale, l’ordre établi dans l’empire a toujours été pour l’Église un élément de protection, jusqu’à ce qu’enfin l’empereur se soit déclaré pour l’Évangile avec la majorité de ses sujets. Dans Ezéchiel 17.3 et 7 les rois de Babylone et d’Egypte sont appelés des aigles, et même de grands aigles, et dans Daniel 7.4 Nébucadnetzar est figuré par un lion à ailes d’aigle ; aussi les ailes de grand aigle de notre verset nous font-elles tout naturellement penser aux aigles romaines, symbole de la plus grande puissance terrestre dont l’Église ait jamais éprouvé la faveur. « L’aigle, observe J.-F. Meyerk, est l’attribut de l’empire romain et en général de tous les empires. Les deux ailes d’aigle données à la femme pour fuir dans le désert sont l’empire d’Orient et l’empire d’Occident. Dieu aurait pu préparer un asile à l’Église dans bien d’autres contrées plus lointaines ; mais il voulait prouver d’une manière éclatante que d’un Etat persécuteur il peut faire un zélé protecteur de l’Évangile. » Le temps des gentils n’en est pas moins pour l’Église une période de transition qui correspond aux 40 ans qu’Israël a passés dans le désert avant d’entrer dans le pays de la promesse. Le salut est accompli, mais Canaan est encore entre les mains de l’ennemi, les enfants ne sont pas encore entrés en possession de leur héritage. L’Église, elle aussi, s’achemine à travers le désert vers la terre sainte où, pendant le règne de mille ans, on verra, pour la première fois, l’Évangile porter tous ses fruits de sainteté et de gloire. En attendant, les chrétiens sont encore ici-bas des étrangers et des voyageurs (1 Pierre 1.17 ; 2.11 ; Hébreux 4.9 ; 13.142 Corinthiens 5.6-7 ; 1 Jean 3.3) et c’est ce qu’ils doivent être jusqu’à ce que les privations du désert aient formé pour les temps de la gloire une génération toute nouvelle, un peuple de régénérés.

kLa clef de l’Apocalypse, par un croisé, Carlsruhe 1833, page 195.

Tandis que l’Église se réfugie dans l’asile que Dieu lui a préparé, qu’elle s’y établit et s’y étend, le dragon cherche à la noyer et à l’emporter dans un fleuve qu’il jette de sa gueule. (verset 15.) Ces eaux, ce sont les invasions des barbaresl. Le fait que ce fleuve sort de la gueule du serpent, loin de nous surprendre, est plutôt favorable à notre interprétation, car Satan est le prince et le dieu de ce monde, les royaumes de la terre sont calqués sur le sien et vivent de sa puissance. Les hordes barbares étaient destinées par le diable à écraser l’empire romain et, par là même, le christianisme. Mais la terre vient au secours de la femme en engloutissant cette inondation. La terre, et non le ciel. Ce n’est pas le Seigneur en personne qui vient délivrer les siens ; point encore de changement essentiel dans l’état extérieur du monde. La terre, nous l’avons vu, c’est la civilisation, l’ordre, par opposition aux flots tumultueux de la mer. Grâce à sa culture, le monde romain l’emporta sur ses rudes envahisseurs, triompha de leur hostilité et leur donna l’occasion d’apprécier les bienfaits extérieurs du christianisme. Une fois l’Évangile accepté par les Germains, l’existence de l’Église était assuréem.

l – Voyez Apocalypse 17.15.

m – « Le diable dirigea contre l’Église le torrent des barbares et des peuples baptisés en masse et par contrainte. Mais la terre, c’est-à-dire l’organisation religieuse et civile de l’Europe, engloutit le fleuve dévastateur et s’assimila ces hordes sauvages. » (J.-P. Lange, Feuille mensuelle de Gelzer, août 1853, page 84.)

Le méchant fait une œuvre qui le trompe. Non seulement la femme échappe à ce nouveau danger, mais la voilà plus solidement établie que jamais sur les peuples de la terre. De là nouvelle colère chez l’adversaire et par conséquent nouvel assaut contre l’Église. Il a commencé par persécuter (verset 13) ; puis il a cherché à noyer l’Église (verset 15) ; maintenant il prend vis-à-vis d’elle une position nouvelle et cherche à lui nuire de toutes les façons (πολεμον ποιησαι) : « Il s’en alla (comparez 16.2, ἀπηλθε) faire la guerre au reste de ses enfants, » ou plus exactement, « au reste de sa semence. » Que faut-il entendre par cette semence ? En tout cas ce doit être quelque chose qui fasse partie de la femme elle-même, puisqu’en faisant la guerre à cette semence le dragon donne satisfaction à la colère dont il est animé envers la femme. Voilà qui ne s’expliquerait pas si l’on voyait dans la femme, comme on l’a fait quelquefois, les chrétiens d’origine juive, et, dans le reste de ses enfants ou de sa semence, les chrétiens d’origine païenne ; cette distinction d’ailleurs aurait besoin d’être plus clairement indiquée. Non ! il ne peut y avoir une différence essentielle entre la femme et ses enfants, puisque, à un moment donné, ils ont tous été compris en elle, et « le reste de la semence de la femme, » ce sont simplement ceux des fidèles qui ont échappé aux précédentes persécutions. Mais alors pourquoi ne pas le dire plus clairement ? L’expression qui nous occupe se justifie pleinement si nous admettons que l’apôtre, en la choisissant, a voulu nous avertir que plus l’Église se laissera secourir par la terre au lieu de se contenter du désert, plus aussi elle en viendra à ne plus se composer en réalité, comme autrefois Israël, que d’un résidu fidèle et des âmes plus ou moins isolées qui seules « garderont encore les commandements de Dieu et retiendront le témoignage de Jésus-Christ. » Nous avons donc ici, clairement annoncée, la déchéance de la plus grande partie de l’Église.

C’est contre ces fidèles que se tourne Satan, qui sait maintenant qu’il ne peut rien contre la femme comme telle. Cette fois-ci nous ne voyons point que Dieu intervienne en faveur de ses serviteurs, comme il le fait lors des deux premières attaques dont l’Église a été l’objet ; il n’est point dit non plus que le dragon l’emporte sur les chrétiens ; le résultat de cette troisième attaque, c’est un état de guerre prolongé ! Lors même qu’elle sait que les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle, l’Église ne doit pas s’endormir dans la sécurité ; Dieu lui-même, dès le jour de la chute, a mis entre le serpent et la postérité de la femme une inimitié qui doit se perpétuer jusqu’à la fin.

Les moyens que Satan va désormais employer pour nuire aux fidèles forment le sujet du chapitre suivant, où nous verrons successivement apparaître deux bêtes, l’une chargée des persécutions matérielles, l’autre des séductions spirituelles. C’est maintenant qu’il s’agit pour l’Église de revêtir toutes les armes de Dieu (Ephésiens 6), d’être en état de les porter et d’en faire résolument usage. Par le sang de l’Agneau les croyants ont déjà vaincu (verset 11) ; mais sur le terrain acquis par cette victoire primitive, il s’agit qu’ils en remportent toujours de nouvelles ; par le triomphe de leur Maître, ils sont engagés à triompher toujours de nouveau, absolument comme après être morts une fois pour toutes en Christ, il leur faut néanmoins encore mortifier continuellement leurs membres qui sont sur la terre. (Colossiens 3.3, 5 ; Romains 6.2-14.) Les temps dans lesquels nous vivons ne sont-ils pas profondément sérieux ?

Ici la toile tombe. Jean n’a point à écrire une histoire de l’Église, mais seulement à déterminer, par quelques faits capitaux (versets 13-17) et par quelques traits caractéristiques, quelle sera la condition de l’Église durant le temps des gentils. Elle subsistera, extérieurement protégée par la civilisation européenne ; cependant le serpent réussira plus d’une fois à blesser au talon la postérité de la femme. Les grandes campagnes que le diable entreprendra encore contre l’Église en général (islamisme) échoueront comme les précédentes ; mais les chrétiens, pris individuellement, continueront à être exposés aux embûches de Satan, qui s’acharnera tout particulièrement contre ceux qui feront véritablement partie de la femme. Loin de compter à l’avenir sur l’assistance que lui a jadis prêtée la terre (verset 16), l’Église doit désormais redouter par-dessus tout la conformité au présent siècle. Qu’elle tremble lorsqu’elle n’est plus en lutte avec le prince de ce monde, quand le bien-être et le confort l’ont dépouillée de son ardeur martiale et qu’elle a cessé d’être étrangère ici-bas ! La violence et les menaces n’ont rien pu contre elle ; l’ennemi va essayer de la ruse et des douces séductions, et l’Église succombera ! Au chapitre 17, nous retrouvons une femme dans le désert, mais c’est une prostituée, qui fait cause commune avec les ennemis de la postérité de la femme. D’une part un résidu fidèle, de l’autre une prostituée, voilà les deux enfants que l’Église porte dans son sein.

La bête aux sept têtes et aux dix cornes.

Apocalypse 13.1-10

Voici une excellente occasion de nous convaincre de l’étroit parentage qu’il y a entre Daniel et l’Apocalypse. La bête de saint Jean monte de la mer comme les quatre animaux de Daniel ; elle a quelque chose de chacun des trois premiers (lion, ours et léopard) ; le quatrième n’est pas nommé, il ne l’est pas non plus chez Daniel, mais les dix cornes le rappellent suffisamment. La bête de l’Apocalypse représente donc l’ensemble des royaumes terrestres que Daniel voyait encore distincts les uns des autres. Après la femme du chapitre 12, qui est le symbole du royaume de Dieu pris en bloc, nous avons au chapitre 13 les puissances terrestres considérées non plus isolément ou dans telle ou telle période de leur histoire, mais comme un seul royaume de tout temps opposé à celui de Dieu. De même que la femme représente les croyants de tous les siècles et non point uniquement l’Église chrétienne, de même nous voyons dans la bête l’ensemble de tous les empires du monde et non point, comme on l’a fait souvent, l’empire romain seulement.

Trois choses nous semblent militer en faveur de notre interprétation.

C’est d’abord la description même qui nous est faite de la bête. Elle a quelque chose du lion, de l’ours et du léopard ; les précédentes monarchies s’y trouvent donc comprises. On pourrait chercher à échapper à cette conclusion, en disant que la bête de saint Jean n’est que la réapparition du quatrième animal de Daniel. Mais Daniel dit expressément que le quatrième animal était différent des trois premiers. Comment donc nous apparaîtrait-il dans l’Apocalypse sous une forme qui rappelle positivement à l’apôtre le léopard, l’ours et le lion ? Qu’on ne dise pas non plus qu’il faut se représenter les royaumes précédents comme incorporés à l’empire romain, car, dans ce cas, il devrait y avoir chez Daniel déjà des traces de ces annexions successives, annexion du lion à l’ours, du lion et de l’ours au léopard, et des trois premiers au dernier. Non, il n’y a qu’une explication naturelle à donner d’Apocalypse 13.2 : c’est de voir dans la bête l’ensemble des royaumes de ce monde et dans les sept têtes de la bête les diverses grandes monarchies qui se succéderont sur la terre. Après cela, ce n’est pas sans raison qu’il est question ici de ces trois animaux plutôt que de tels autres et il ne faudrait pas croire que ce soit par hasard qu’il est parlé d’un corps de léopard, de pieds d’ours et d’une gueule de lion. Le léopard se distingue par la ruse, l’agilité, la rapidité de ses allures, ainsi que par sa cruauté ; l’ours, bien posé sur la plante de ses pieds, s’avance sans bruit, mais avec sang-froid, régularité et persistance ; le lion rugit dans le sentiment orgueilleux de sa force, il lui tarde de déchirer quelque proiea.

a – Voyez J.-F. Meyer, page 205. « Cependant, tout symbole a deux faces. Le lion, par exemple, a aussi quelque chose de généreux, et l’histoire nous parle de bien des rois qui ont déployé de grandes vertus. »

Ce qui nous oblige en second lieu à voir dans la bête la totalité des royaumes terrestres, c’est, comme nous l’avons indiqué déjà, l’analogie qu’il y a entre la bête et la femmeb. Leur existence, à toutes deux, date de la vocation d’Israël. D’après Apocalypse 17.7, le mystère de la femme et celui de la bête est un seul et même mystère. Si la prophétie relative à la première a évidemment une portée rétrospective (12.1-5), tel est plus évidemment encore le cas pour la prophétie relative à la seconde, puisque cinq des sept têtes sont déjà tombées. (Apocalypse 17.10.)

b – « Je te découvrirai le mystère de la femme et de la bête » (Apocalypse 17.7) et non pas : le mystère de la femme et celui de la bête.

Enfin, la bête avec ses sept têtes et ses dix cornes n’est autre chose qu’une image du diable. Dès son entrée en scène (Apocalypse 12.3), le diable apparaît comme un grand dragon roux, ayant sept têtes couronnées et dix cornes. C’est intentionnellement que nous n’avons rien dit encore de ces divers caractères ; nous nous réservions d’en parler ici à propos de la bête, cette ressemblance extérieure est significative ; il y a entre le dragon et la bête un rapport intime : le dragon, dit expressément saint Jean, donna à la bête sa force, son trône et une grande puissance. (Apocalypse 13.2.) Le diable est en quelque sorte la bête primordiale, l’animal par excellence. Nous retrouvons ici l’idée johannique de Satan, prince de ce monde en général et, tout particulièrement, des royaumes de ce monde. (Jean 12.31 ; 14.30 ; 16.11 ; 1 Jean 5.19 ; Luc 4.6.) Cette grande importance donnée à Satan est un trait distinctif de tous les écrits de Jean. De tous les apôtres, c’est Jean qui comprend le mieux non seulement la divinité avec ses profondeurs, mais aussi le monde dans les mystérieuses relations qu’il soutient avec l’esprit des ténèbres. Or, la bête étant l’image fidèle du dragon, elle doit représenter l’ensemble des puissances terrestres, et non pas tel ou tel empire particulier.

Si, par exemple, les sept têtes de la bête étaient sept empereurs romains, on ne comprendrait pas pourquoi elles constitueraient un des attributs les plus significatifs de Satan, tandis que la chose est toute simple dès qu’on voit dans ces cornes les sept grandes monarchies qui ont successivement représenté sur la terre le pouvoir du diable. « Le monde entier gît dans le malinc, » dit Jean dans sa première épître. (1 Jean 5.19.)

c – ἐν τω πονηρω est masculin et non pas neutre. Il y a opposition et parallélisme entre le malin et Dieu. (ἐκ του θεου, versets 18 et 19.)

L’image sous laquelle Jean nous présente les royaumes de la terre, est à plus d’un égard en progrès sur celle dont se sert Daniel, et ce progrès s’explique fort bien par la supériorité générale du Nouveau Testament sur l’Ancien. Et d’abord, au lieu des quatre animaux de Daniel, dans l’Apocalypse nous n’en avons plus qu’un. Il est vrai que, dans Daniel 2, les royaumes de la terre apparaissent déjà comme un tout ; mais, dans cette statue colossale, c’est moins l’unité qui nous frappe que bien plutôt la diversité des métaux. Le Nouveau Testament passe par-dessus les différences extérieures pour accentuer avant tout l’unité d’essence et de principe. Pour Jean, les diverses monarchies universelles sont les têtes d’une seule et même bête violente, brutale, pleine de haine pour la femme, car ce qui gît dans le mal ne peut pas ne pas haïr ce qui est de Dieu. Jean s’occupe beaucoup plus du caractère général et uniforme des puissances terrestres que des différences qu’elles peuvent offrir. Il se contente d’en indiquer le nombre et de les présenter comme autant de têtes d’un seul et même animald. Ce procédé sommaire se justifie pleinement à l’égard des monarchies qui, pour la plupart, ont vécu et qu’ont déjà décrites Daniel et d’autres prophètes de l’Ancien Testament. Pour la seule puissance qui soit encore à venir, la puissance germaine, Jean procédera tout autrement ; il la décrira avec soin et parlera de la blessure mortelle dont elle finit par guérir.

d – Au reste, il ne fait en cela que suivre l’exemple que lui a donné Daniel à propos du léopard à quatre têtes. (Daniel 9.7.)

Ensuite, tandis que Daniel ne compte que quatre monarchies, Jean en voit sept. Quatre est le nombre du monde, sept, celui des révélations de Dieu au monde. Les quatre animaux de Daniel sont, nous l’avons vu, de lointaines imitations des quatre animaux ou chérubins d’Ezéchiel. Les sept têtes de la bête apocalyptique sont de même une contrefaçon des sept esprits de Dieu. (Apocalypse 1.4 ; 4.5 ; 5.6.) « Les chérubins, pour parler avec Hofmanne, sont, du côté de la nature, la même chose que les sept esprits du côté de Dieu. » Le monde va donc, dans son audacieuse inimitié jusqu’à s’attribuer le caractère distinctif de la divinité. C’est de même la bête entière et non plus seulement, comme dans Daniel, la petite corne, qui fait maintenant la guerre aux saints et qui a une bouche pleine d’orgueilleux blasphèmes. (Apocalypse 13.5-7.)

ePreuves scripturaires, I, pag. 355.

Enfin, tandis que Daniel n’aperçoit pas même le diablef, l’Apocalypse lui assigne un rôle considérable en le présentant comme l’instigateur de la grande révolte dont notre terre est le théâtre. D’une part, la bête est une copie du dragon ; de l’autre, elle cherche à imiter en quelque mesure les sept esprits de Dieu. Or il y a entre ces deux faits une intime corrélation, car le diable lui-même est le singe de Dieu. Les sept têtes sont la caricature des sept esprits divins ; c’est là ce qui frappe tout d’abord en lui ; ce n’est qu’ensuite, dans les dix cornes, qu’il se révèle comme le prince de ce monde. Cette rencontre du chiffre 7 avec le chiffre 10 chez le diable et les empires terrestres est bien propre à donner une idée de la contradiction, de la lutte intérieure qui les déchire et qui les mine.

f – L’Ancien Testament ne sait encore qu’assez peu de chose des mauvais esprits.

L’Apocalypse montre de deux manières combien les empires du monde sont peu fondés à employer le nombre sept : d’abord, un huitième roi vient s’ajouter aux sept premiers (Apocalypse 17.11), puis le chiffre de la bête n’est que 666. (Apocalypse 13.18.) Le vrai chiffre des puissances terrestres est 6 et 8 ; elles visent au 7 sans l’atteindre jamais. Pour ce qui est du nombre 666, qui, dans le seul passage où il en soit parlé, est appelé le nombre de la bête par excellence, il a certainement, comme tous les nombres apocalyptiques, une signification spéciale et précise qui ne nous sera révélée que par l’accomplissement ; mais ceci ne nous dispense aucunement du soin de chercher à en comprendre la valeur symbolique, et voici à cet égard quelques pensées que nous soumettons à l’appréciation de nos lecteurs.

Deux questions se présentent ici à nous : Quelle est la valeur symbolique du 6, et pourquoi se trouve-t-il multiplié par 1, d’abord, puis par 10 et enfin par 100 ? L’Apocalypse elle-même nous aide à répondre à la première de ces questions en nous montrant, par exemple, les jugements divins se consommant sur le monde avec la sixième trompette et le règne de Dieu et de son Oint venant avec la septième. (Apocalypse 11.15.) D’après cela, 6 est le nombre du monde condamné à périr. Nous sommes conduits au même résultat par la considération que 6 est la moitié de 12, comme 3½ est la moitié de 7. Les douze étoiles dont la femme est couronnée, ainsi que les douze portes et les douze fondements de la nouvelle Jérusalem, nous ont appris à regarder 12 comme le chiffre de l’Église. 6, c’est 12 rompu par le milieu ; ce sont, en opposition à l’inébranlable royaume de Dieu, les royaumes de la terre faibles et condamnés à périr. Quant à la triple gradation de 6 à 60 et à 600, nous-y trouvons la pensée que la bête aura beau faire les plus grands efforts ; par tout ce déploiement de force, elle ne fera qu’aggraver le jugement qui finira par l’atteindre. Nous pouvons comparer ce développement du 6 à celui de 12, tel qu’il nous apparaît dans les 144 000 scellés du chapitre sept. 666, c’est le monde jugé ; 12 fois 12 mille, c’est l’Église juive préservée du jugement. Il se pourrait aussi qu’il y eût dans le nombre 666 une allusion aux mille ans du chapitre vingt. 1000, c’est le monde (10) pénétré par le divin (3). Or 666, ce sont les 2/3 de 1000. L’Antéchrist promet une félicité dans le genre de celle du millénium ; seulement, il en reste toujours aux fractions, et n’arrive jamais à l’entier.

Pour en revenir aux sept têtes et aux dix cornes, nous remarquons une petite différence entre le modèle et sa copie. Tous deux portent des diadèmes, mais le dragon les a sur ses têtes ; la bête, sur ses cornes. (Apocalypse 12.3 ; 13.1.) Ces diadèmes prouvent que les têtes et les cornes sont, les unes comme les autres, des royaumes ; c’est bien ainsi que l’entend le passage explicatif Apocalypse 17.7, 9, 12, où il est parlé de rois, car les rois désignent, ici comme dans Daniel, les royaumes dont ils sont les représentants. Mais si pour Satan, dont la bête n’est que l’image, les couronnes reposent sur les têtes, cela montre qu’elles ont plus d’importance que les cornes et qu’elles représentent les grands empires qui s’inspireront successivement de l’esprit de Satan. C’est ce qui résulte également du fait que c’est la tête qui porte les cornes, et que les cornes ne sont qu’une partie de la tête. Il y a, dans Apocalypse 17, une allusion à cette infériorité des cornes vis-à-vis des têtes : il y est dit des cornes qu’elles sont dix rois, tandis que les têtes sont sept montagnes et sept rois. S’il y a dans ces sept montagnes une allusion aux sept collines de la ville qui, du vivant de Jean, était la capitale du monde, ce serait en tout cas une erreur que d’ériger cette simple allusion en une interprétation. « C’est ici qu’il faut de la sagesse, » dit l’ange au moment où il va déclarer que les sept têtes sont sept montagnes. (Apocalypse 17.9.) Et ce serait pour une simple notice géographique qu’il réclamerait ainsi toute l’attention et toute la perspicacité de son interlocuteur ? D’ailleurs, nous verrons bientôt que cette formule (verset 9) réclame absolument une interprétation mystique. Il y aurait quelque chose de tout à fait irrationnel à voir des montagnes proprement dites dans les têtes d’une bête représentant les puissances terrestres. Puis il se trouverait que, dans une seule et même phrase, ces têtes seraient interprétées de deux manières tout à fait différentes : ce seraient des collines et, en même temps, des rois. Quel rapport y a-t-il donc entre des rois et des collines ? Il faut absolument entendre ces montagnes de telle sorte qu’elles puissent présenter à l’esprit une idée analogue à celle de rois ; or cette analogie nous sautera aux yeux dès que nous nous serons rendu compte de ce que veut dire une montagne dans le langage prophétique en général. Et d’abord, chacun comprend le rapport intime qu’il y a entre une tête et une montagne. De même que la tête commande à tout le reste du corps, ainsi une montagne domine tout le pays d’alentour ; de là vient qu’en tout pays le mot de tête figure volontiers dans les noms de montagnes. À côté de la mer et de la terre, expressions symboliques dont le sens nous est déjà connu (Psaume 65.7-8 ; Habakuk 3.10-12), les montagnes désignent les personnes élevées en autorité ; nous voilà bien rapprochés de la notion de rois. Les dix rois figurés par des cornes sont de simples rois ; les sept qui sont figurés par des montagnes sont des conquérants tout particulièrement puissants ; ce sont les grandes monarchies. Dans Daniel 2, la petite pierre devient une montagne, c’est-à-dire un royaume universel qui prend la place de tous les royaumes de la terreg. Une montagne, c’est une puissance dans le sens le plus indéterminé du mot, puissance terrestre ou puissance divine. (Sion.) Nous trouvons plus d’une fois dans la Bible les montagnes de la terre opposées à celles de Dieu. (Ésaïe 2.2 ; Psaume 68.10, 17 ; Ezéchiel 35.1 à 36.15.) Dans Jérémie 51.24-25, Babel est opposée à Sion comme une montagne corruptrice qui détruit tout le monde. Dans Ésaïe 41.15 et suivants, le prophète, décrivant en des termes qui rappellent Daniel 2.35 le triomphe du royaume de Dieu sur les royaumes de la terre, compare Israël à un chariot pesant, à une herse neuve, foulant, déchirant et abaissant les montagnes et les coteaux. Dans Habakuk 3.6, les montagnes anciennes ne sont autre chose que les peuples païens. Aussi voyons-nous, dans Apocalypse 17.9, que l’expression symbolique de têtes est d’abord expliquée par celle de montagnes, avec laquelle nous sommes familiarisés par tant de passages des prophètes, en attendant qu’au verset suivant montagnes et têtes soient toutes deux ouvertement appelées des rois. Il y a entre les montagnes et les rois la même relation qu’entre les eaux sur lesquelles est assise la prostituée (verset 15) et les peuples que ces eaux servent à représenter. Ces eaux ne sont pas davantage de l’eau que ces montagnes ne sont des montagnes dans le sens propre du mot.

g – « Dans le langage prophétique, les montagnes sont les résidences des dieux et des rois et, tout particulièrement, des faux dieux et des rois impies qui doivent être abaissés et humiliés. » (Schmieder, Ésaïe 2.2.)

Arrivant maintenant aux détails, nous connaissons déjà par Daniel les dix cornes comme la forme qu’affectera dans les derniers temps l’ensemble des puissances terrestres. Ces cornes se rattachent au dernier empire, qu’ailleurs déjà nous voyons partagé en dix. Mais sur laquelle des sept têtes se dressent-elles ? Évidemment sur la septième, puisque l’ange annonce que les dix rois n’ont pas encore commencé de régner (Apocalypse 17.12), exactement comme il dit que le septième roi n’est pas encore venu (verset 10). Impossible donc de donner un nom à ces dix royaumes ; ils étaient à venir dans le temps de Daniel ; ils le sont encore maintenant, sous la forme tout au moins d’une collection complète de dix royaumes. Mais, pour les sept têtes, la chose est différente ; ce sont les sept monarchies universelles que présente l’histoire du monde et sous la dernière desquelles nous vivons. Les noms de blasphème qui y sont inscrits marquent leur hostilité contre Dieu. Il est vrai que les cornes désignent des royaumes contemporains les uns des autres, et, d’après l’analogie qui nous est fournie par le léopard à quatre têtes (Daniel 7.6), nous pourrions nous attendre à ce que tel soit aussi le cas pour les têtes. Mais l’Apocalypse elle-même a pris soin d’écarter à l’avance toute semblable interprétation en disant que cinq de ces grandes monarchies appartiennent au passé, une au présent et la dernière à ce qui, de son temps, était l’avenir. (Apocalypse 17.10.) Il y a donc succession et non simultanéité.

Mais quelles sont ces sept grandes monarchies ? Daniel et les autres prophètes nous permettent de répondre sans trop de peine à cette question. Les quatre monarchies de Daniel doivent évidemment se retrouver ici ; seulement l’empire romain comptera pour deux, parce que l’empire germain, qui en est issu, s’en trouve maintenant distingué. Le dédoublement du quatrième empire ne doit point nous étonner ; nous y sommes préparés par le fait qu’il se compose de deux éléments hétérogènes, fer et terre de potier, en sorte que la statue se compose bel et bien de cinq matières différentes.

Le dernier empire, dont il est dit qu’il n’est pas encore venu (Apocalypse 17.10), est donc l’empire germain, ce qui s’accorde fort bien avec la remarque de la fin du même verset que lorsqu’il sera venu, il durera un peu de temps. Nous croyons en effet qu’il faut mettre l’accent, non pas sur ὀλιγον (peu), mais sur μειναι (durer), expression qui en soi éveille déjà une idée de durée et qui serait malencontreusement choisie s’il s’agissait d’annoncer que le dernier empire ne durerait que peu de temps.

Mais nous avons déjà eu l’occasion de remarquer que dans toutes les directions, non seulement du côté de l’avenir, mais aussi du côté du passé, l’Apocalypse jouit d’un horizon plus étendu que Daniel. Quel est le premier royaume avec lequel le peuple de Dieu s’est trouvé en conflit, sous Abraham déjà, puis lorsque les enfants d’Israël commencèrent à devenir une nation ? N’est-ce pas l’Égypte ? Et quelle est l’autre puissance qui, sous ce rapport, dans ces anciens temps, offre le plus d’analogie avec l’Égypte, sinon l’Assyrie ? Voilà pourquoi dans tant de passages l’Égypte et l’Assyrie se trouvent mentionnées côte à côte comme les royaumes avec lesquels Israël a commis adultère et comme les représentants de la puissance terrestre en général. (2Rois 17.4 ; Osée 7.11 ; 12.2 ; 9.3 ; 11.5,11 ; Michée 7.12 ; Ésaïe 52.4 ; 19.23-25 ; Jérémie 2.18, 36 ; Zacharie 10.10.) Ces divers passages font plus que de nous autoriser, ils nous obligent à considérer l’Égypte et l’Assyrie comme les deux premières des sept grandes monarchies. Quelle sera la troisième ? « Tu t’es prostituée avec les Égyptiens.... Tu t’es aussi prostituée avec les enfants d’Assur.... Mais tu as multiplié tes prostitutions jusqu’en Chaldée, » lisons-nous dans Ezéchiel 16.26-29. Voilà le trait d’union entre les deux puissances primitives et les quatre monarchies de Daniel. (Voyez encore Ezéchiel 23.3-5,17 et Jérémie 50.17 et suivants.)

Les cinq têtes déjà tombées sont donc l’Égypte, l’Assyrie, Babel, l’empire médo-perse et la Grèce ; la sixième tête c’est Rome et la septième l’empire germano-slave.

Nous passerons rapidement sur ce que Apocalypse 13.3-10 nous dit encore de la bête ; ce sont des traits qui nous sont déjà connus par ce que Daniel nous a appris sur le caractère bestial des puissances du monde. Après que les versets 1-3 ont dépeint la bête elle-même, les versets 3 et 4 décrivent l’impression qu’elle produit sur les habitants de la terre, qui s’empressent de lui rendre hommage et de prendre ainsi parti pour Satan. Puis, 5 à 7, la bête se met sans retard à parler et à agir contre Dieu et ses saints. Avec le verset 8 la narration passe du prétérit au futur ; tous les amis des choses qui sont dans le monde, tous ceux qui ne sont pas du nombre des élus et qui ne tirent pas leur vie de l’Agneau qui a été immolé, adorent le nouveau Maître de la terre, comme ils ont déjà commencé à le faire au verset 4. Dans les versets 9-10 nous avons un triple avertissement : quelque chose de tout général d’abord (verset 9), puis une menace à l’adresse des persécuteurs (verset 10a), et enfin une parole d’affermissement et de consolation pour les enfants de Dieu : « C’est ici qu’est la patience et la foi des saints. » (verset 10b).

Avant de passer outre, nous voudrions cependant hasarder encore quelques remarques sur ce morceau et le considérer dans son rapport avec le contexte. On se rappelle que la bête que Jean voit monter de la mer se distingue du dragon en ce qu’elle a les couronnes sur ses dix cornes. (Apocalypse 13.1.) Cela semble indiquer qu’ici les puissances de la terre sont arrivées à la dernière phase de leur développement ; l’empire a déjà passé aux Germains, à la septième tête, puisque c’est sur elle que s’élèvent les dix cornes. Le chapitre 13 formerait donc la suite toute naturelle du chapitre 12 dans les derniers versets duquel, sous l’image d’un fleuve inondant la terre, se trouve annoncée l’invasion de l’empire romain par les Germains.

Autre chose encore : Une des têtes de la bête, – la septième, ainsi que nous le verrons, – est comme blessée à mort ; or cette blessure mortelle de la tête germaine n’est autre chose que l’absorption du fleuve par la terre ; c’est un seul et même faith, raconté d’abord au point de vue de l’histoire de la femme, puis au point de vue de l’histoire de la bête. La guérison de la blessure mortelle nous fait faire un pas de plus et nous transporte aux derniers temps, où le caractère bestial, l’inimitié du monde contre Dieu, s’accentue et se ranime à la veille de produire l’Antéchrist. C’est ce que raconteraient les versets 4-8, et, s’il en était ainsi, les quarante-deux mois du verset 5 marqueraient aussi la durée de la période suprême des derniers temps. L’ordre chronologique, serait ainsi également observé pour l’apparition de la seconde bête (verset 14), qui n’entre en scène que lorsque la blessure de la première est guérie. (verset 12.)

h – Le fait que la puissance du monde est mise dans l’impossibilité de nuire.

Ainsi donc, l’hostilité croissante du monde contre Dieu, voilà, à la suite du chapitre 12, le sujet du chapitre 13. Avec le chapitre 14 commencent les préparatifs du jugement qui va fondre sur la terre, tandis que la description de ces préparatifs alterne jusqu’au chapitre 16 avec l’annonce de ces redoutables châtiments. Nous ne nous arrêterons pas à ces trois chapitres qui ne présentent aucun point de contact avec Daniel. Ils se divisent en deux parties, – le chapitre 14 d’abord, puis les deux suivants – qui s’ouvrent par deux tableaux identiques : ce sont d’abord (Apocalypse 14.1-5) les 144 000 Israélites du commencement du chapitre 7, qui sont mis à l’abri du jugement ; puis ce sont (Apocalypse 15.1-4) les rachetés de toutes nations qui nous sont déjà connus par la seconde partie du chapitre 7. Rayons lumineux et consolateurs à l’approche du sombre orage ! Voilà l’Église et le monde qui vont recevoir le châtiment dû à leur infidélité et à leur rébellion. L’humanité est cependant capable de présenter à Dieu quelque chose de satisfaisant ; les croyants, voilà le résultat positif, voilà le fruit de l’histoire du monde et de l’Église. Arrachés à la mort, en possession de la vie éternelle, ils chantent les louanges de Dieu et adorent ses jugements. Dans le reste du chapitre le jugement est annoncé (versets 6 à 12), puis décrit à l’avance (versets 13 à 20) en quelques traits figurés propres à nous en donner une idée. On peut distinguer trois annonces successives du jugement. C’est d’abord un ange qui parcourt le ciel avec l’Évangile éternel, c’est-à-dire qui apporte au monde la joyeuse nouvelle que le règne de gloire va bientôt commencer (versets 6 et 7 ; Daniel 7.14) ; c’est ensuite une menace directe à l’adresse de Babylone, la grande prostituée, dont il est fait ici mention pour la première fois (verset 8) ; c’est enfin la condamnation de la bête et de ses adorateurs. (versets 9 à 12.) Après quoi le jugement est figuré sous deux images, moisson et vendange ; la moisson (versets 13 à 16), ce sont les élus que recueille à lui le Sauveur qui vient juger le monde, et voilà ce qui explique la présence du magnifique verset 13 dans ce contexte ; la vendange, c’est la colère de Dieu se déchaînant sur les méchants. (versets 17 à 20.) Dans les chapitres 15 et 16, nous avons les sept coupes qui sont le prélude du jugement définitif de la bête (Apocalypse 16.2-10) et de la prostituée. (Apocalypse 16.19.)

Nous voici arrivés aux chapitres 17, 18 et 19, dont le premier est destiné à faire comprendre combien la prostituée et la bête sont mûres pour le jugement, tandis que le chapitre 18 raconte l’exécution de la prostituée et le chapitre 19, celle de la bête et de son acolyte, le faux prophète. Nous avons affaire ici avec les mêmes figures qu’aux chapitres 12 et 13 ; seulement ces personnalités sont maintenant arrivées au plein épanouissement de leur méchanceté ; elles sont le fruit, le résultat final du développement de l’humanité et du monde dans le sens du mal ; fruit qui a mûri, résultat qui s’est préparé peu à peu durant tous les siècles de l’histoire. Ces trois chapitres font donc immédiatement suite aux chapitres 12-13, et, dans l’exposition qui va suivre, nous ne séparerons point l’un de l’autre ces deux morceaux. Nous nous contenterons, en faisant d’après l’Apocalypse l’histoire de l’Église et du monde, de distinguer leur développement historique de leur jugement.

b) Histoire de l’Église et du monde.

Babylone, la grande prostituée.

La prostituée que nous voyons apparaître au chapitre 17, et dont il est déjà parlé dans Apocalypse 14.8 et 16.19, nous fait tout naturellement songer à la femme du chapitre 12, qui, nous l’avons vu, représente l’Église de Dieu dans le monde. Ce sont les mêmes traits généraux, c’est le même caractère. La prostituée de 17.3 représente par conséquent aussi une église. C’est bien à tort qu’on y a vu la ville de Rome ; si quelques versets pris à la lettre semblent favorables à cette interprétation, l’esprit éminemment symbolique de notre livre tout entier s’y oppose absolument. Il y a dans l’Apocalypse elle-même un mot qui peut nous mettre sur la voie de la vraie interprétation de notre chapitre 17 : c’est le mot πνευματικως, spirituellement, de Apocalypse 11.8. Voici le sens général de ce passage : Si l’on en juge πνευματικως (1 Corinthiens 2.13-16), si l’on ne s’en tient pas à l’apparence, à l’extérieur, mais que, laissant de côté les appréciations courantes, on ait recours à la balance de Dieu, – Jérusalem, la ville de l’ancienne alliance, mérite d’être appelée Sodome et Égypte ; ayant rejeté et crucifié le Seigneur, elle est descendue au niveau des villes et des empires qu’ont atteint les plus terribles jugements. Il en est de même de la chrétienté ; ayant abandonné Christ et aimé le présent siècle, elle mérite d’être stigmatisée du nom de Babylone. Et, de fait, le spirituellement de Apocalypse 11.8 a son pendant dans un mot du chapitre 17 qui, au premier abord, ne lui ressemble guère : la prostituée a, gravé sur le front, le mot de mystère. Or, qui dit mystère dit toujours un objet dont la nature réelle est cachée aux yeux des hommes et ne peut être connue que grâce à une révélation spéciale de Dieu. (Marc 4.11i ; Romains 16.25 ; 1 Corinthiens 2.7-10 ; Ephésiens 3.3-5 ; Romains 11.25 ; 1 Corinthiens 15.51.) Et tel est bien aussi le sens du mot mystère dans l’Apocalypse : c’est, contrairement à ce que l’œil naturel perçoit (Apocalypse 1.20) ou à ce que peut concevoir la raison humaine (Apocalypse 10.7), une vérité plus profonde, une intention divine que la sagesse d’en haut peut seule deviner. À ceci se rattache une troisième expression, celle de sagesse, dont on peut être sûr que, toutes les fois que l’Apocalypse l’emploie, c’est pour engager ses lecteurs à donner à ses paroles un sens symbolique. (Apocalypse 13.18 ; 17.9.) Ces mêmes expressions se trouvent toutes trois réunies par Paul dans le même passage, lorsqu’il dit en 1 Corinthiens 2.6 et suivants : « Nous prêchons la sagesse entre les parfaits… sagesse de Dieu qui est un mystère… que Dieu nous a révélée par son esprit et qui demande à être jugée spirituellement. » Ainsi donc, si la prostituée porte sur son front cette inscription : « Mystère, la grande Babylone, la mère des impudicités et des abominations de la terre, » la première de ces expressions nous met positivement en garde contre toute velléité de prendre les expressions suivantes dans leur sens littéral. Mais il ne faudrait pas s’imaginer que, pour être en possession de ce sens symbolique, il suffise de substituer la ville de Rome à celle de Babylone. Quelle ressemblance y a-t-il donc entre Rome et une prostituée ? Voilà ce qu’il faut comprendre et ce que Paul indique lorsque, parlant de la femme, il dit. « Ce mystère est grand ; je dis cela par rapport à Christ et à l’Église. » C’est en tant qu’Église mondanisée que Rome peut être appelée Babylone la prostituée.

i – Ce passage est, avec ses parallèles, le seul où le mot de mystère se rencontre dans la bouche du Seigneur.

Cette manière de voir à plus d’un point d’appui dans le contexte. D’abord c’est dans le désert que Jean a quitté la femme du chapitre 12 et c’est de nouveau dans le désert qu’il aperçoit celle de Apocalypse 17.3. Or ce sont là les deux seuls passages de l’Apocalypse où se retrouve cette expression de désert. Cette circonstance est d’autant plus frappante que, en second lieu, ce n’est pas le désert seulement, mais aussi la femme qui se trouve désignée de la même manière dans ces deux chapitres. Le mot de femme (γυνη), sauf dans des passages qui n’ont évidemment rien à faire ici (Apocalypse 2.20 ; 9.8 ; 14.4), a partout dans l’Apocalypse le même sens symbolique ; dans Apocalypse 12.17 comme dans les chapitre 19 et 21, la femme c’est toujours l’Église, l’Église fidèle au chapitre 12, au chapitre 17, l’Église infidèle, adultère, et enfin dans les chapitres 19 et 21, l’Église glorifiée, l’épouse de l’Agneau. La femme, c’est l’Église invisible ; la prostituée, c’est l’Église visible, ou, plus exactement, ce qui resterait de l’Église visible quand on en aurait éliminé l’Église invisible ; l’épouse, c’est l’Église triomphante.

En troisième lieu, tout le monde s’accorde à identifier la bête du chapitre 17 avec celle du chapitre 13. Comment n’en pas faire autant à l’égard de la femme, qui se trouve toujours dans le voisinage immédiat de la bête ? Au premier abord on est surpris que les mots de désert, femme et bête, s’ils désignent vraiment au chapitre 17 la même chose que quelques pages plus haut, ne soient pas précédés de l’article déterminatif. Il semble que Jean devrait parler du désert, de la femme, de la bête. Mais ce n’est pas sans raison qu’il ne s’exprime pas ainsi. S’il y a identité, il y a cependant aussi différence. Le monde, l’Église, les puissances terrestres ont changé depuis que le prophète ne les a plus vus et c’est à peine s’il les reconnaît au premier moment. Voilà pourquoi il ne parle d’abord que d’une bête, d’une femme et d’un désert.

C’est aussi pour cela qu’en quatrième lieu Jean est saisi d’un tel étonnement à la vue de la femme. (verset 6.) Nulle part il n’a rien éprouvé de semblable ; l’ange lui-même qui l’accompagne, est surpris (verset 7) de le voir dans un pareil état, car ordinairement ce sont les habitants de la terre qui s’étonnent (verset 8 et 13.3) et c’est la bête qui est la cause de leur admiration. Il est évident que l’émotion de l’apôtre est d’une tout autre nature que celle des habitants de la terre ; elle ne provient ni de la grandeur de la ville de Rome, ni de la multitude de ses péchés, car la corruption des mœurs est chose toute naturelle dans une grande capitale, ni de ce qu’il ne comprend pas ce qu’il voit, puisqu’il y a eu bien d’autres visions qu’il n’a pas comprises du premier coup d’œil. Non, l’immense changement qui s’est opéré chez la femme depuis qu’il ne l’a vue, voilà la véritable cause de son étonnement ! Volontiers il s’écrierait avec Ésaïe : « Comment la ville fidèle est-elle devenue prostituée ? » (Ésaïe 1.21.) Ce qui le passe, c’est tout particulièrement que l’Église soit enivrée du sang des témoins de Christ ; car c’est à ce point spécial de son récit qu’il s’arrête pour parler de son étonnement. « Allez parmi les païens, s’écrie Jérémie, et voyez si jamais on y a entendu chose pareille. La vierge d’Israël a commis une abomination ! » (18.13 ; 2.10-11.) Voilà des passages qui rappellent tout à fait le nôtre ; même indignation contre le peuple de Dieu, même étonnement à la vue de sa profonde déchéance ; il n’y a pas jusqu’à l’expression qui ne coïncide : שַׁעְרֻרִית (Jérémie 18.13) correspond au βδελυγμα d’Apocalypse 17.4 (comparez Osée 6.10) ; et chacun sent que c’est par ironie que Jérémie parle de la vierge d’Israël et qu’au fond il trouve bien avec Jean que c’est le nom de prostituée qui lui convientj.

j – Voyez encore Ésaïe 1.2-3 : « Cieux, écoutez ! Terre, prête l’oreille ! Car l’Éternel a parlé, disant : J’ai nourri des enfants et je les ai élevés, mais ils se sont rebellés contre moi. Le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître. Israël n’a point de connaissance, mon peuple n’a point d’intelligence ! »

C’est précisément ce mot de prostituéek qui constitue notre cinquième motif à voir dans Rome l’Église déchue, et non pas la capitale du monde. Il est vrai qu’au premier abord on pourrait être tenté de ne penser qu’à la Rome politique ; rien dans la description de Babylone ne semble dénoter en elle un pouvoir ecclésiastique. Mais les deux expressions de femme et de prostituée en disent assez à cet égard, car, d’après l’usage constant du langage prophétique, femme est synonyme d’Église, et prostituée, d’Église infidèle. Sans cesser pour cela d’être un pouvoir ecclésiastique, l’Église est devenue une Babylone, et c’est d’elle qu’il est question dans ces chapitres 17 et 18 qui semblent d’abord ne pouvoir s’appliquer qu’à une puissance terrestre, tant l’Église s’est identifiée avec le monde. Dans l’Ancien Testament la notion de la prostitution est invariablement appelée à réveiller dans l’esprit l’idée du peuple de Dieu. Cela va tellement sans dire que, nous l’avons déjà remarqué, c’est de cette notion que s’est développée celle de mariage entre l’Éternel et son peuple. L’idée de la prostituée est antérieure à celle de la femme fidèle. À deux exceptions près (Ésaïe 23.15-18 ; Nahum 3.4), c’est toujours au peuple de Dieu qu’est appliquée cette triste comparaison. (Ésaïe 1.21 ; Jérémie chapitres 2 et 3 ; Ezéchiel 16 et 23 ; Osée 1 à 3.) Ces deux exceptions sont faites en faveur, – si l’on peut ainsi parler, – de Tyr et de Ninive, les deux villes païennes qui, par la grandeur des grâces reçues, se rapprochent le plus dans leur corruption de la méchanceté du peuple privilégié. Tyr, si voisine de la terre sainte, a eu d’abondantes occasions de connaître le vrai Dieul, Ninive a possédé Jonas pendant 40 jours, et voilà ce qui permet au Seigneur de rapprocher ces villes-là de celles de la Galilée. (Matthieu 11.21 ; 12.41.) Nous reconnaissons toutefois que, dans Ésaïe 23, et Nahum 3, ce n’est pas tant pour leur infidélité à la lumière reçue que Tyr et Ninive sont comparées à des prostituées, que bien plutôt à cause de leur habileté à commercer avec le monde entier, à se faire tout à tous. Mais c’est précisément là ce qui explique pourquoi l’Apocalypse, dans la description qu’elle nous fait de l’Église mondanisée, est en quelque sorte obligée de faire allusion à ces passages d’Ésaïe et de Nahum (Apocalypse 17.1-2 ; 18.3) ; elle veut montrer ainsi que l’Église infidèle, abâtardie, paganisée, n’en jouira pas moins de la faveur du monde entier et que tel sera même l’un des traits qui la caractériseront le mieux, en sorte qu’on ne pourra pas lui trouver de nom plus convenable que celui de Babylone.

k – Prostituée (Apocalypse 17.1, 5, 15, 16 ; 19.2) ; se prostituer (17.2 ; 18.3, 9) ; prostitution (14.8 ; 17.2, 4 ; 18.3 ; 19.2.)

l – Voyez surtout Hiram et David.

Ninive est le type primitif du genre de corruption que l’Apocalypse reproche aux rois et aux puissants de la terre (Apocalypse 18.9-10) ; Tyr rappelle ce qui est dit dans le même chapitre, versets 11-19, des marchands et des pilotes. Comparez verset 3. Un passage assez remarquable à cet égard c’est Ésaïe 23.18, où le prophète annonce que le temps viendra où Tyr convertie n’amassera plus pour son usage le salaire de sa prostitution, mais où elle le consacrera au Seigneur et à ses serviteurs. Au commencement du verset, il est question des profits de Tyr et du salaire de ses prostitutions ; à la fin, il n’est plus parlé que de ses profits. Ninive et Tyr elles-mêmes doivent donc quelque chose à Dieu et la prostitution consiste pour elles à entrer en relation avec les royaumes de la terre (verset 17) pour leur avantage particulier et non pas pour Dieu. N’est-ce pas là le caractère distinctif de l’Église chrétienne et, tout spécialement, de l’Église à laquelle nous pensons dès l’abord, quand nous entendons prononcer le nom de Babylone ? L’Apocalypse est donc parfaitement fondée à faire allusion à ces deux passages. Toutefois ce n’est pas d’eux exclusivement que nous avons à déduire la notion de la prostitution dans l’Apocalypse. D’abord, nous n’avons pas le droit de nous en tenir à deux passages isolés pour déterminer le sens d’un mot qui figure dans un livre tel que l’Apocalypse, que chacun s’accorde à considérer comme le résumé de la prophétie tout entière. Puis il y a une relation intime entre la prostituée et la femme et nous devons nous en tenir aux nombreux discours où les prophètes reprochent au peuple de l’ancienne alliance de s’être prostitué loin de son Dieu.

Dans le Nouveau Testament, qui est-ce que le Seigneur nomme une race méchante et adultère ? Ses compatriotes qui, dans leur grande majorité, sont infidèles à Dieu. (Matthieu 12.39 ; 16.4 ; Marc 8.38.) Dans l’épître aux Hébreux, il y a impureté et sens profane (βεβηλος) là où l’on abandonne son droit d’aînesse, sa place dans le royaume des cieux, pour le plat de lentilles qu’offre le monde. (Hébreux 12.16.) Dans Jacques 4.4 ce sont des chrétiens amis du monde qui s’attirent cette violente apostrophe : « Hommes et femmes adultères ! » Et dans l’Apocalypse elle-même, quel est donc le sens des mots πορνευειν et μοιχευειν ? La première fois qu’il y est parlé de fornication, c’est dans le sens propre (Apocalypse 2.14, 20) ; ce sont les désordres abominables qui accompagnaient presque toujours les fêtes païennes. Mais au verset 21 le sens propre fait place au sens figuré et au verset 22 de Wette et Hengstenberg, qui sont loin de se faire de la prostituée la même idée que nous, sont obligés de voir dans cette prostitution (μοιχευειν) la rupture de l’alliance conclue avec Dieu par Jésus-Christ et la propagation des fausses doctrines. En Apocalypse 14.4, un peu avant la première apparition de la prostituée et comme pour préciser à l’avance la nature du personnage qui va bientôt entrer en scène, il est dit des 144 000 fidèles que ce sont ceux qui ne se sont pas souillés avec les femmes et qui sont vierges. Ces expressions, qui ont embarrassé plus d’un interprète, s’expliquent le plus naturellement du monde par le verset 8 où il est parlé de l’impudicité de Babylone. Ici nous avons l’Église pure des derniers temps, la vierge chaste de 2 Corinthiens 11.2 et d’Ephésiens 5.25-27 ; là, l’Église païenne, impure, qui marche au-devant d’une ruine inévitablem.

m – Nous avons jusqu’ici employé indifféremment les mots d’adultère et de prostitution. La prostitution est cependant plus grave encore que l’adultère. L’adultère est un crime qui peut ne se commettre qu’une fois et par suite de quelque séduction. La prostitution a quelque chose de l’habitude et du métier. La prostituée recherche les occasions de pécher ; elle attire à elle les compagnons de ses désordres pour le plus minime salaire ; elle se livre au premier venu. Tout autant de points de comparaison dont les prophètes font souvent usage dans leurs réprimandes.

Nous trouvons dans Apocalypse 19.1-9 un sixième motif à voir dans la prostituée une Église plutôt qu’une puissance terrestre, car ces versets établissent une relation manifeste entre la prostituée et l’épouse de l’Agneau. La même multitude qui bénit Dieu pour le jugement dont, il vient de frapper la prostituée (versets 1-5), se réjouit de ce que les noces de l’Agneau et de son épouse sont venues. (versets 6-7.) Après que la main de Dieu s’est appesantie sur la fausse Église, magnifiquement vêtue de pourpre et d’écarlate, toute parée d’or, de pierres précieuses et de perles (Apocalypse 17.4), il est donné à la vraie Église de se vêtir de fin lin, éclatant (λαμπρον) en signe de victoire (Apocalypse 3.5), pur (καθαρον) comme elle est elle-même pure et juste. Le jugement (κριμα) de la prostituée est la justification (δικαιωμα) de la femmen. Les saints qui ont hâté de leurs vœux la condamnation de la prostituée (Apocalypse 18.20), qui ont mieux aimé mourir que de participer à ses œuvres (Apocalypse 18.24 ; 19.2), sont maintenant justifiés aux yeux de tous ; leur bon droit, si longtemps méconnu, est rendu manifeste ; leur justice se change en une couronne que chacun voit briller sur leurs têtes. (2 Timothée 4.8.) Aussi longtemps que la fausse Église était là, la véritable ne pouvait être manifestée ; maintenant que la prostituée est tombée, la femme triomphe. C’est sans doute ce parallélisme que l’ange et Jean lui-même ont voulu mettre en saillie en se servant de la même formule pour introduire la vision de la prostituée et celle de la femme. (Apocalypse 17.1 et 21.9.) Autre détail encore : toutes deux sont désignées sous des noms de villes : Babylone et la nouvelle Jérusalem. Impossible de voir dans la nouvelle Jérusalem l’Église glorifiée et de ne pas voir une Église dans Babylone.

n – On peut remarquer une opposition toute pareille dans Romains 5.16, 18.

Ainsi donc l’Apocalypse annonce la déchéance profonde de l’Église, son abaissement au niveau même du monde ? Oui, l’Apocalypse le fait, et n’est pas seule à le faire. Voyez d’abord Matthieu 13. Il résulte évidemment de ces paraboles de notre Seigneur que, lorsque l’Évangile aura été prêché partout, comme il est appelé à l’être, lorsque le champ sera le monde et que le filet de la Parole aura été lancé dans la grande mer des peuples, l’Église alors aura cessé d’être pure. Le discours eschatologique de Matthieu 24, dans lequel le Seigneur présente, en un seul et même grand tableau, la ruine de Jérusalem et son propre retour, c’est-à-dire le jugement d’Israël et celui de la chrétienté, ne s’explique que si l’on admet que le peuple de la nouvelle alliance se prostituera comme l’a fait celui de l’ancienne et qu’il en viendra à ne plus présenter que fausses doctrines (versets 11 et 24), esprit de sectes et de partis (versets 23 et 26), méfiance réciproque, trahison, haines mutuelles. (versets 10 et 12.) Voyez ensuite les apôtres. Plus ils voient pénétrer dans l’Église le triste élément du gnosticisme, plus ils annoncent pour les derniers moments (ἐν ὑστεροις καιροις, 1 Timothée 4.1 ; 2 Pierre 2.1-3), pour les derniers jours (ἐν ἐσχαταις ἡμεραις, 2Timothée 3.1, 4.3 ; 2 Pierre 3.3 ; 1 Jean 2.18), des temps pénibles de chute et de séduction. Paul compare ceux qui résistent à la vérité aux magiciens d’Égypte Jannès et Jambrès ; Pierre leur annonce une fin semblable à celle de Sodome et de Balaam, le prophète païen ; autant d’images que nous retrouvons dans l’Apocalypse (Apocalypse 11.8 ; 2.14) et qui supposent toutes que l’Église déchue fait de nouveau partie du monde, en sorte que nous n’aurons pas le droit de nous étonner lorsque bientôt nous la verrons sans autre apparaître sous l’image et le nom de Babylone. Voyez enfin l’Ancien Testament tout entier ! L’infidélité d’Israël, la transformation de l’épouse de l’Éternel en une prostituée, voilà au fond la raison d’être de la prophétie. La principale mission des prophètes était de s’opposer à la corruption du peuple, de prêcher la repentance, d’annoncer les redoutables jugements du Seigneur et le salut à venir. C’est pour cela que les trois premiers grands prophètes, ainsi que la collection des douze petits, commencent tous également par la peinture des prostitutions d’Israël. (Ésaïe 1 ; Jérémie 1 et 3 ; Ezéchiel 2 ; Osée 1 à 3.) Mais ces prostitutions sont bien plus anciennes et remontent bien plus haut que la prophétie ; leur origine se confond avec celle du peuple ; dans le désert déjà, Israël s’est attaché à des faux dieux et, nous le répétons, dans l’histoire du peuple élu le terme de prostitution se rencontre avant même celui de femme. Voilà le péché dans toute sa grandeur ! Il n’y a qu’une chose au monde qui soit plus grande que le péché, c’est la grâce qui n’épargne pas le Fils unique pour sauver de pareils coupables. (Romains 5.20.) Ainsi la prostituée est en réalité aussi ancienne que la femme ; c’est à peine s’il y a jamais eu un temps où l’Église visible et l’Église invisible ont été absolument identiques. Jérémie nous parle des beaux jours du premier amour : « Ainsi dit l’Éternel : Je me suis souvenu de toi et de la faveur dont j’ai usé envers toi dans ta jeunesse et de l’amour de ton mariage, quand tu me suivais au désert… » (Amos 2.2.) Il y a eu pour l’Église une époque correspondante. (Apocalypse 2.4.) Mais elle n’a pas duré longtemps. Bientôt, bientôt s’est produit le mal et a commencé la prostitution loin de l’Éternel ! « Tu as retiré Israël, ton peuple, du pays d’Egypte avec des prodiges et des miracles, avec une main forte et un bras étendu ! et avec une grande frayeur ; et tu leur as donné ce pays… et ils y sont entrés,… mais ils n’y ont point obéi à ta voix… » (Jérémie 32.20.) « Car les enfants d’Israël et les enfants de Juda n’ont fait dès leur jeunesse que du mal à mes yeux,… cette ville a toujours été portée à provoquer ma colère depuis le jour qu’ils l’ont bâtie… » (versets 30 et 31) En somme, le peuple comme tel a toujours été infidèle et les fidèles n’ont jamais été qu’un résidu, une faible minorité. Aussi l’Apocalypse nous montre-t-elle la prostituée établie sur l’ensemble des royaumes de la terre, sur les plus anciens comme sur les derniers (17.9) ; il y avait donc déjà une église infidèle dans les temps de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Chaldée, ainsi que cela résulte évidemment des nombreux passages déjà cités et en particulier d’Ezéchiel 16 et 23. Dans l’Église, il en a été de même : aux bons commencements (Apocalypse 12) n’ont pas tardé à succéder des temps de plus en plus fâcheux ; bientôt la semence de la femme n’a plus été qu’un faible reste (verset 17), l’Église dans son ensemble n’est plus comparable qu’à une prostituée ou qu’à Babylone, l’antique ennemie de Dieu. « Sortez de Babylone, mon peuple, de peur que, participant à ses péchés, vous n’ayez aussi part à ses plaies ! » (Apocalypse 18.4.)

Nous trouvons ici sur notre voie une des pensées capitales de la parole de Dieu. Indiquons-la d’emblée sommairement, nous la développerons ensuite. Quand le peuple de Dieu devra-t-il sortir de Babylone ? Lorsque Babylone sera sur le point d’être jugée ! Dieu a permis aux hommes, pour les aider dans leur développement ici-bas, de former entre eux deux grandes associations, l’Etat et l’Église. Ce sont là deux institutions bien précieuses l’une et l’autre : l’Etat, don du Dieu créateur, du Dieu de la nature ; l’Église, don de la grâce et du Dieu de la révélation. Mais ces deux institutions n’atteignent leur but que pour un petit nombre d’hommes ; elles sont souillées et plus ou moins dénaturées par le péché. L’Etat devient une bête, l’Église une prostituée. Néanmoins Dieu les supporte, dans sa grande patience, jusqu’à ce que leur tâche à tous deux soit accomplie, jusqu’à ce que, sous l’égide de l’Etat et par les soins de l’Église, mais aussi grâce à la salutaire oppression des mauvaises autorités civiles ou religieuses, l’épouse de Christ se soit pleinement formée. « C’est en vue des élus, a dit Luther, – des élus que bien souvent nous ne connaissons pas même, – que doivent être entretenues les Églises et maintenus les États. » Les élus sont le fruit ; tout le reste, Etat et établissements ecclésiastiques, n’en est que l’enveloppe, la coque, qui tombera lorsque le fruit sera mûr. Ou, si vous aimez mieux, les élus sont un temple, à la construction duquel a servi le vaste échafaudage de l’Etat et des Églises ; l’édifice une fois terminé, l’échafaudage est abattu et écrase dans sa chute quiconque ne fait pas partie du temple. C’est ce qu’a compris l’Église primitive ; elle est sortie des ruines d’Israël et de Jérusalem ; le jugement de l’ancien peuple de l’alliance a été le signal de son émancipation. (Matthieu 24.15, etc.) Et lorsque le royaume de Dieu et le royaume de ce monde n’existaient encore que sous la forme de deux familles, celle de Caïn, représentant le principe animal, et celle de Seth, correspondant à la femme ; lorsque les descendants de Seth se furent eux-mêmes corrompus et que la femme, dès ces temps reculés, fut devenue une prostituée, le jugement fondit en même temps sur les uns et sur les autres et Noé seul fut sauvé avec les siens. Noé seul fut sauvé, mais il devint le père d’une humanité nouvelle, comme les réchappés d’Israël et les apôtres ont été les patriarches de l’Église, comme les fidèles qui sortiront de Babylone seront la souche de l’Église du millénium. (Apocalypse 20.4o.) « Un reste sera sauvé » (Schear iashoub), tel est le refrain à la fois triste et consolant de toute prophétie. (Ésaïe 7.3 ; 10.20-23 ; 6.10, 13 ; 1.9 ; Sophonie 3.12-13.) Telle est la pensée que reprend saint Paul lorsqu’il raconte l’endurcissement des Juifs (Romains 9.27-29) et qu’il annonce leur conversion finale (Romains 11.1-10) ; telle est la dernière note de l’Ancien Testament et la première du Nouveau (Malachie 3.16, 21 ; Matthieu 3.12) ; la balle qui entourait le grain sera brûlée au feu, mais le grain qui possède force et vie, sera serré dans les célestes greniers ; telle est enfin la pensée qu’ont reprise les réformateurs lorsqu’ils ont opposé l’Église visible à l’Église invisible.

o – C’est toujours à quelque chose de mieux que donne naissance le petit reste échappé au jugement. À l’humanité naturelle succède l’humanité spirituelle ; à l’humanité spirituelle, l’humanité glorieuse.

Nous sommes maintenant à même de comprendre la description de la prostituée que renferment les chapitres 17 et 18 de l’Apocalypse. Seulement n’oublions pas que c’est le jugement de l’Église déchue, par le Dieu saint et vivant, qui y est retracé (Apocalypse 17.1 ; 18.2, 6, 20, 21) ; jugement tout autre que les jugements humains (Ésaïe 55.8-9 ; Romains 11.33) ; jugement éminemment spirituel (1 Corinthiens 2.13-15) et qui atteindra tout ce qui, de près ou de loin, rappelle Sodome, l’Égypte ou Babylone. Dieu qui a tout fait pour l’Église, qui lui a témoigné toute sa grâce, qui lui a appliqué tous les mérites de la mort sanglante de son Fils, est en droit d’attendre d’elle une pleine et entière consécration, un renoncement absolu au monde. (Hébreux 11.7, par la foi Noé condamna le monde.) Tel qu’aura été l’amour de Dieu, telle sera maintenant sa colère ; à ses immenses compassions succédera une juste et exacte rétribution. Ce qui nous rend si difficile l’intelligence de l’Apocalypse, c’est l’opposition si tranchée qu’elle établit entre la lumière et les ténèbres, entre le royaume de Dieu et les royaumes du monde, entre la femme et la bête ; car ce n’est certes pas ainsi que nous avons l’habitude d’apprécier les choses. La croix ne crucifie pas assez le monde pour nous et ne nous crucifie pas assez au monde. (Galates 6.14.) Notre grande faute, en théorie et dans la pratique, est précisément ce mélange de piété et de mondanité qui constitue dans le langage scripturaire la prostitution et qui nous rend inhabiles à concevoir la colère de Dieu. Nous ne sommes pas assez pénétrés de l’esprit de Dieu pour apercevoir les péchés des Églises et des chrétiens, nos propres péchés. Les terribles chapitres 17 et 18 de l’Apocalypse ne peuvent absolument pas, aimons-nous à penser, s’appliquer à l’Église. C’est du monde qu’il y est question ! Ah ! que n’avons-nous, pour y peser l’Église actuelle, la balance avec laquelle les prophètes, les apôtres et Jésus lui-même, l’Ami des pécheurs, pesaient les Églises de leur temps ! Les pharisiens n’étaient, après tout, pas si mauvais qu’on veut bien le dire ; ils avaient un certain zèle pour la religion. Et cependant avec quelle sévérité le Seigneur ne les réprimande-t-il pas ! Une bonne partie des prophètes vivaient sous des rois pieux, sous un Ezéchias, sous un Josias ; néanmoins quels puissants appels à la repentance ! Les faux docteurs et les séducteurs avec lesquels les apôtres avaient affaire, étaient loin d’être aussi dangereux que ceux de notre siècle ; voyez pourtant en quels termes les représentent Paul, Jean, Pierre et Jude ! Le péché est aux yeux de Dieu beaucoup pire qu’il ne l’est aux yeux des hommes ; mais les plus grands de tous les péchés sont ceux des hommes qui ont été les objets de grâces particulières, de la part de Dieu, qui possèdent et connaissent la parole de vérité et qui sont appelés à lui obéir. (Luc 12.47-48.) En fait de mondanités, celle de l’Église est la pire de toutes : rien de plus profane qu’une Église profane. Aussi l’Apocalypse, dans sa description de Babylone, ajoute-t-elle aux traits qui caractérisent la corruption d’Israël, ceux qui, d’après les prophètes, constituent la corruption des nations païennes. Aussi raconte-t-elle avec plus de détails les abominations de la femme et son jugement, qu’elle ne le fait pour la bête. Aussi tout ce morceau, dès Apocalypse 17.1, est-il intitulé le jugement de la grande prostituée. Aussi, enfin, sa chute est-elle dans le ciel le signal d’une manifestation d’allégresse plus vive encore que celle que provoque la chute des deux bêtes. (Apocalypse 18.20 ; 19.5.)

La fausse Église, une prostituée ? Oui, c’est bien là ce qu’elle est ! Elle ne devient point une bête, elle conserve sa forme humaine, féminine, elle ne renie que le fond de la piété et sa réalité ; elle en conserve l’apparence. (2 Timothée 3.5.) Son époux légitime, les joies et les biens de sa maison, joies spirituelles, biens invisibles et à venir, ont cessé d’être son tout ; elle poursuit les avantages tangibles. Parfois elle vise à exercer un pouvoir temporel, elle fait de la politique et de la diplomatie, elle se sert de moyens charnels en vue de buts soi-disant sacrés, elle fait de la chair son bras, elle fait de la propagande à coups d’épée, achète les familles, cherche à attirer par la splendeur de son culte, se laisse employer par les grands de la terre comme maîtresse des cérémonies ; fait la cour aux princes ou aux peuples, aux morts ou aux vivants ; comme autrefois Israël, elle cherche toujours à s’appuyer sur quelque puissance terrestre pour pouvoir tenir tête à ses adversaires.

Toutefois, sans qu’il cesse pour cela d’y avoir prostitution, puisqu’un regard constitue un adultère aux yeux de Dieu, les désordres de l’Église sont parfois d’une nature plus raffinée. À quoi l’Église est-elle appelée ? À être dans le monde sans être du monde, à y vivre comme Christ y a vécu, en étrangère et portant une croix ; à considérer le monde comme lui étant crucifié et comme étant déjà jugé ; à ignorer sa puissance, à mépriser sa colère et sa faveur. Eh bien ! dès qu’elle oublie toutes ces choses et qu’elle les perd de vue ; dès qu’elle recherche la gloire et les biens de la terre, qu’elle jette un regard d’envie sur les avantages et la vie confortable que le monde procure, qu’elle se laisse aller à rougir de la simple parole de la vérité, à prendre les allures de la philosophie et à capter la bienveillance des savants, elle a déjà commis adultère. Nouer des relations avec le monde, s’y bien établir, arriver à se laisser supporter par le monde, voilà proprement la prostitution, aussi la femme infidèle est-elle assise sur la bête. (Apocalypse 17.3, 7, 9.) Revêtue du soleil, l’Église devrait tout simplement laisser luire sa lumière dans les ténèbres ; douée de la puissance du levain, elle devrait peu à peu pénétrer et soulever l’humanité tout entière ; « non par armée, ni par force, mais par l’esprit de Dieu, » telle devrait être sa devise. (Zacharie 4.6.) La prostituée, au contraire, loin de s’attacher à Christ, son seul Chef, s’appuie sur les têtes de la bête (verset 9) ; méprisant le céleste éclat du soleil, elle s’orne (verset 4) de perles et de pierres précieuses ; l’or, la pourpre et l’écarlate brillent sur elle de toutes parts ; au lieu de la coupe de douleurs de son Maître, elle tient à la main une coupe d’or, une coupe d’étourdissement, pleine d’abominations et de souillures (verset 4). Lorsqu’une telle Église est atteinte par le juste jugement de Dieu, il est clair que ce ne sont pas les vrais chrétiens, les saints, qui se lamentent, mais bien les grands de la terre, les riches, les rois qui ont commis adultère avec elle, les marchands et les armateurs qui se sont enrichis de l’abondance de son luxe. (17.2 ; 18.3, 9-19.)

« Considérez qui vous êtes, vous que Dieu a appelés, disait saint Paul aux Corinthiens ; il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. » Et saint Jacques : « Ecoutez, mes chers frères : Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres de ce monde ? » (1 Corinthiens 1.26 ; Jacques 2.5.) Ah ! l’Église a bien changé dès lors ! À sa chute le monde éclate en lamentations, tandis qu’à la mort des deux témoins il n’a pu retenir sa joie. (Apocalypse 11.10.) Ces deux fidèles témoins tourmentaient les habitants de la terre ; la prostituée n’a fait aucun mal aux rois et aux puissants, elle ne les a point repris pour leurs péchés ; elle leur a aplani et facilité de toute manière le chemin du ciel ; elle leur a servi de bride et de mors pour maintenir les peuples sous leur obéissance, elle a fait la police pour le compte des gouvernements. Rien d’étonnant à ce que les rois la regrettent comme ils le font (versets 9 et 10). Les commerçants l’aimaient bien aussi : elle contribuait au maintien de la paix ; les affaires marchaient bien sous son égide, les capitaux rapportaient de forts intérêts (versets 11 et 13) ; elle n’élevait point la voix contre le luxe et l’amour du confort, qui sont l’occasion de tant de dépenses et qui par conséquent mettent tant d’argent en circulation ; loin de là, l’Église a largement donné dans le confort ; elle a recherché la laine et s’est bien peu souciée des brebis ! L’Esprit, la vertu d’en haut, la cité céleste, les biens éternels, tout autant de choses dont elle fait peu de cas ; la chair, sa parure de prostituée, voilà ce dont elle s’est préoccupée ; loin d’arrêter la corruption, elle n’a fait que l’augmenter et l’accélérer, car elle n’avait point de sel en elle-même. (ἐφθειρε την γην, Apocalypse 19.2 ; 18.4-19.)

Mais tandis que le monde mène deuil sur Babylone, les saints, les vrais témoins de Jésus, les prophètes et les apôtres, tous les habitants du ciel, sont en joie ; le jugement dont ils viennent d’être témoins, il y a longtemps qu’ils le hâtaient par leurs prières, car la prostituée est enivrée de leur sang. (Apocalypse 17.6 ; 18.20, 24 ; 19.2.) La prostituée de la nouvelle alliance s’est rendue coupable des mêmes crimes que celle de l’ancienne. Jérusalem a tué les prophètes et lapidé les envoyés de Dieu, elle a mis au ban de la société et livré à la mort le Seigneur et ses disciples (Matthieu 23.29-37 ; 21.35-39 ; Jean 16.1-4) ; mais l’Église n’a pas sur la conscience de moindres méfaits : vaudois, hussites, huguenots, et tant d’autres ! Voilà bien des martyrs, et la liste n’en est peut-être pas close encore. Il y a plus : quiconque hait son frère est meurtrier ; partout où les chrétiens vivants sont repoussés et opprimés par le clergé, où une fausse théologie arrache la foi du cœur des jeunes gens, où les conducteurs spirituels ont honte des humbles disciples qui portent la croix de leur Maître, on peut dire qu’il y a meurtre des saints de Dieu.

Tel est le caractère de la prostituée. Mais elle s’appelle aussi Babylone. Si le premier de ces noms est surtout destiné à faire ressortir l’infidélité de l’Église envers Dieu, le second nous en révèle plutôt la profonde mondanité. Comme la grande métropole, elle est assise sur les grandes eaux, c’est-à-dire que son influence s’exerce sur les peuples les plus divers ; tous les habitants de la terre sont enivrés du vin de son impudicité ; elle a corrompu la terre entière. (Apocalypse REV17.1, 2 et 15 ; 14.8 ; 18.3 ; 19.2.) Et cet empire qu’elle exerce sur le monde entier, l’Église ne l’a acquis qu’en se conformant absolument au monde : elle chante ses propres louanges et se glorifie dans son cœur et s’écrie : « Je suis reine, je ne suis point veuve et ne verrai point de deuil ! » (18.7.) Sans doute, c’est la volonté du Seigneur que la semence de sa Parole soit répandue en tous lieux, que tous les peuples soient baptisés ; de même que rien ne se peut soustraire à la lumière du soleil, de même la femme, revêtue du soleil, est bien destinée à répandre partout la lumière et la vie ; l’Apocalypse annonce bien réellement la conversion des rois et des nations à l’Évangile. Mais quelle conversion ? Quelque chose de tout extérieur ! La femme, en embrassant le monde, se laisse bel et bien embrasser par lui ; son universalité, sa catholicité n’est point celle que le prophète promet à Jérusalem (Ésaïe 2.2-4), mais bien celle de Babylonep. Jérusalem et Babylone, – Daniel 9.25 nous a déjà fourni l’occasion d’en faire la remarque, – sont, dans le monde moral, les antipodes l’une de l’autre. Cette opposition se rencontre aussi dans l’Apocalypse ; seulement c’est de la Jérusalem céleste qu’il y est question, car sous l’économie de l’Évangile la femme n’a pas de cité sur la terre ; elle attend celle qui est à venir (Hébreux 13.14) ; son domicile est dans le désert. (Apocalypse 6-14.) La prostituée au contraire, comme Caïn qui fonda la première ville (Genèse 4.18), n’a pas tardé à s’établir le plus confortablement possible ici-bas. À mesure qu’elle pénétrait plus avant chez les peuples païens, elle est elle-même devenue païenne ; au lieu d’élever le monde à son niveau, elle est descendue au niveau du monde ; avec les masses païennes, l’esprit du paganisme a fait invasion dans l’Église. C’est ainsi qu’autrefois Jésabel et Balaam, loin de se convertir au Dieu d’Israël, ont entraîné le peuple élu dans l’idolâtrie. L’Apocalypse, en rappelant ces deux cas et en les rapprochant de ce qui se passe dans l’Église (2.14-20), prépare de loin les termes de prostituée et de Babylone. On en peut dire autant du passage où Jérusalem est appelée spirituellement Sodome et Égypte (11.8), à quoi répond, comme nous l’avons vu déjà, l’assimilation des faux docteurs, chez Paul à Jannès et à Jambrès, chez Pierre à Sodome et à Balaam ; autant d’expressions destinées à nous convaincre qu’à un moment donné christianisme et paganisme seront deux termes équivalents. Voyez encore Matthieu 11.20-24 ; 12.41 ; Amos 9.7 ; Ésaïe 1.10 ; Jérémie 2.10 ; 18.13 ; Ezéchiel 5.5-7 ; 16.45-52, et surtout Sophonie 3.1 et suivants, où le discours passe, si insensiblement de Ninive (fin du chapitre 2) à Jérusalem, qu’au premier moment on pourrait croire que c’est encore de Ninive que parle le chapitre 3. Point de différence entre l’une de ces villes et l’autre ! Jérusalem, après tout, n’a-t-elle pas tiré son extraction du pays des Cananéens ; son père n’était-il pas Amorrhéen et sa mère Hétienne ? (Ezéchiel 16.3.) Lorsqu’on a tout bien considéré, le nom de Babylone donné à Jérusalem n’a plus rien qui surprenne.

p – Voyez, sur cette dernière ville, Jérémie 50 et 40.

Mais, demandera-t-on, cette Église infidèle, à quoi répond-elle dans l’histoire ? Est-ce à l’Église catholique, comme l’ont dit bien des protestants ? Sont-ce les Églises gouvernementales et multitudinistes, ainsi que l’ont prétendu les Églises séparatistes et sectaires ? Non ! impossible de dire que telle Église est la prostituée et que telle autre ne l’est pas. (Matthieu 24.23.) Ce ne sont pas ces limites locales, confessionnelles, extérieures, qui séparent la prostituée de la femme. C’est spirituellement qu’elles se distinguent l’une de l’autre. Illusion que de croire que l’Église évangélique, ou telle autre communauté moins nombreuse, sera tout entière épargnée au jour du jugement et transportée dans la gloire ; ce sort bienheureux sera celui des élus dispersés par toute la chrétienté. À Dieu seul incombe le soin de séparer extérieurement l’un de l’autre le grain et la balle. Lors même que nous avons, nous protestants, bien sujet de nous frapper la poitrine lorsque nous considérons notre état, nous devons nous garder d’abandonner notre Église avant le temps et par volonté propre, en répétant : « Sortez de Babylone, mon peuple ! » Jésus a-t-il donc abandonné l’Église israélite de son temps ? Prenez la plus petite secte imaginable ; à la longue elle ne réussit pas à se préserver de toute espèce de prostitution. « La prostituée, dit Jean-Michel Hahn, n’est point seulement la ville de Rome, ni le catholicisme, ni telle ou telle Église à l’exclusion de telle autre, mais bien toutes les Églises dans leur ensemble, y compris la nôtre ; toute cette chrétienté si dépourvue de l’Esprit de Christ et qui ne s’en croit pas moins chrétienne. Véritable Babel ! Confusion profonde ! Dédale de sectes et de partis à ne s’y pas reconnaître ! Mais au sein de ce désordre vit tranquille et cachée la véritable Église de Christ, qui se compose des représentants de toutes les religions, de tous les partis et de toutes les sectes et qui est figurée dans l’Apocalypse par la femme revêtue du soleil. La chrétienté dégénérée est une prostituée, qui ne se soucie que de la chair, ne s’occupe que du bien-être de l’homme animal, se livre à tous les faux esprits et subit volontiers toutes les plus funestes influences. »

Dans un sermon sur la parabole de l’ivraie, intitulé : « De la profonde déchéance de l’Église, » Steinhoferq se pose successivement les quatre questions suivantes :

  1. Comment s’est produite cette déchéance et quelle en est la cause ?
  2. Dans de pareilles circonstances quelle ligne de conduite doit tenir un fidèle docteur et serviteur de Christ ?
  3. Que doivent faire les simples membres de l’Église et tous les enfants de Dieu ?
  4. Comment prendra fin ce triste état de choses dans l’Église ?

qFondement de la foi évangélique, recueil de sermons de T.-Ch. Steinhofer, réédité en 1846, par Alb. Knapp, page 130 et suivantes.

Et voici sa réponse :

« Tôt après la mort des apôtres l’Église fut en quelque sorte inondée d’hommes méchants et pervers. Les apôtres eux-mêmes avaient annoncé la chose, mais n’avaient pu empêcher le mal de se produire. Rappelez-vous Simon le magicien. (Actes 8.) Voilà déjà l’ivraie dans le champ du Seigneur. Paul n’ignorait pas que, de son vivant déjà, beaucoup de chrétiens de nom se préparaient à ne l’être bientôt plus du tout de fait. Jean, qui a survécu à tous les autres apôtres, a vu le mal se produire sur une grande échelle. Ces faux membres de l’Église étaient de deux sortes : faux docteurs et gens immoraux. Quand il n’y eut plus d’apôtres pour les surveiller, ils se multiplièrent extraordinairement ; maint presbytre, maint évêque manqua à leur égard du sérieux, du zèle et de la vigilance nécessaires. (Apocalypse 3.) L’ivraie foisonnait dans le champ de l’Évangile ; impossible aux hommes de l’en purifier. Alors Dieu intervint ; il châtia sévèrement son Église, il lui envoya de puissants et fidèles témoins et il empêcha ainsi que l’ivraie n’en vînt à occuper le champ tout entier et à étouffer complètement le bon grain. Néanmoins l’Église n’a jamais recouvré sa pureté primitive. Il s’y trouve des Églises particulières plus ou moins considérables qui, tout en étant loin d’avoir une doctrine pure et d’être animées de l’Esprit de Christ, s’arrogent tous les droits que possédait l’Église primitive, se vantent de leur antiquité et agissent et parlent comme si l’on ne pouvait être sauvé qu’en se rattachant à elles, tandis qu’en réalité c’est l’esprit de l’Antéchrist qui les anime. L’ivraie ne manque pas non plus dans notre Église évangélique, et c’est ce qu’ont toujours déploré tous les fidèles serviteurs de Christ. On peut même dire que plus on est fidèle, plus on gémit de cette grande corruption ; jamais enfant de Dieu ne l’a contemplée avec indifférence. Le plus humble disciple, le chrétien le plus pénétré de l’Esprit de Christ ne peut s’empêcher de se demander si les choses doivent donc toujours aller ainsi, s’il faut continuer à donner la cène à des gens qui sont manifestement esclaves du péché et s’il ne convient pas plutôt de les exclure de l’Église ? Plusieurs, cédant à cette impulsion, se sont courageusement mis à l’œuvre et ont tenté d’opérer un triage. Ils l’ont fait de deux manières, les uns en excommuniant les mauvais éléments, les autres en les laissant subsister dans l’Église, mais sans plus s’en occuper, et en prodiguant tous leurs soins aux âmes bien disposées pour en faire en quelque sorte une Église à part et digne enfin de ce nom. Mais, quelque zèle qu’on ait déployé sur l’une ou sur l’autre de ces voies, jamais on n’a réussi à obtenir une Église pure. L’ivraie a toujours surgi du sein du blé. Une division de plus, voilà ce qu’on a gagné ! Dès l’origine, le père de famille a mis ses enfants en garde contre de tels procédés. Il sait mieux que ses serviteurs les plus zélés ce qui convient à son champ ; il a meilleure vue qu’eux et plus d’expérience. « Ce n’est pas à vous d’arracher, leur dit-il ; c’est l’affaire des moissonneurs, qui se mettront à l’œuvre au bon moment et lorsque je leur en aurai donné le signal. » Après une pareille déclaration, il est clair que le Seigneur ne saurait en vouloir à personne de laisser croître et subsister le mauvais grain à côté du bon. Au contraire, quiconque procède à un pareil triage ne tient pas compte des instructions du Seigneur et nuit à son règne, au moment même où il croit l’avancer. Le Chef de l’Église a sans doute beaucoup d’excellentes raisons pour parler comme il le fait dans notre parabole ; mais il n’en indique qu’une : « Vous pourriez vous tromper, dit-il à ses serviteurs, vous risqueriez d’épargner de mauvais épis et d’en arracher de bons ; or le moindre grain de blé a du prix à mes yeux. » C’est en vue des justes que le Seigneur use d’une si grande patience envers les méchants ; et un bon serviteur se soumet à son maître, adopte sa manière de voir et ne cherche pas à faire plus qu’on ne demande de lui. »

C’est ce qu’a bien compris Luther, et il faut lui être reconnaissant de ce qu’il n’a pas cherché à donner à l’Église une organisation plus précise ni interdit l’usage des sacrements aux hommes inconvertis. Il se rendait bien compte de ce que Dieu attendait de lui. « Le temps n’est pas encore venu, disait-il souvent, de penser à une Église entièrement pure. Mes chers compatriotes sont encore trop grossiers pour cela. Faire en sorte que l’Évangile soit de nouveau prêché et les sacrements administrés conformément à l’institution de notre Sauveur pour le salut de plusieurs, voilà ma tâche ! » Et telle est la manière de faire qui a dès lors prévalu dans l’Église évangélique ; il est bon de s’y tenir ; il ne faut pas s’attaquer trop violemment aux membres indignes de l’Église ; même à leur égard, de la douceur ! Mais il faut rendre à la vérité un témoignage d’autant plus hardi, mettre toutes les consciences et tous les cœurs en contact avec la vérité. Qui sait si quelques-uns de ces enfants du diable ne se réveilleront pas et ne se dégageront pas du piège de l’ennemi ? (2 Timothée 2.26.) Au reste la parabole de l’ivraie renferme une promesse bien précieuse et qui remplit de joie le cœur de tous les fidèles ministres de la Parole. En dépit de l’ivraie qui y pullule, le champ est demeuré le champ du Seigneur ; les pécheurs scandaleux que renferme l’Église ne font pas qu’elle ne soit plus le royaume de Dieu, car l’ivraie finira bien par être brûlée et le champ purifié. Aussi longtemps qu’il lui laisse la prédication de sa Parole et l’administration des sacrements, on ne peut pas dire que le Seigneur se soit retiré de notre Église. Combien de blé l’Église évangélique n’a-t-elle pas fourni depuis deux cents ans aux célestes greniers ! Et elle continue à en fournir : quiconque veut se conserver pur des souillures du monde et s’attacher sincèrement au Seigneur, le peut encore. Tout en déplorant le mal qui s’y trouve, sachons reconnaître les avantages que nous présente encore l’Église. Rendons-en grâce au Seigneur et appliquons-nous à faire notre profit personnel des moyens de salut qui sont encore à notre portée. On peut reconnaître le vrai chrétien à ce qu’il ne se laisse gagner ni par la tiédeur ni par la corruption qui l’entourent ; mais il ne se distingue pas moins par sa patience et sa simplicité que par son zèle ; on ne le verra jamais donner dans le raffinement spirituel, ni s’achopper de préférence à ce qui se passe autour de lui ; ce qui se passe en lui, voilà ce qui l’occupe avant tout ; sa propre sanctification, voilà le premier but de ses efforts et de ses prières ; sur lui-même porte tout d’abord sa vigilance. Disons-nous bien que c’est spécialement en vue des temps fâcheux où nous nous trouvons, que le Seigneur nous recommande la patience et la foi des saints. (Apocalypse 13.10, 14.12.)

Mais s’il n’est aucune fraction, – petite ou grande, – de la chrétienté dont on puisse dire qu’elle ne fait point partie de la grande prostituée, si l’esprit de prostitution, tel que nous l’avons caractérisé plus haut, doit, surtout vers la fin des temps, envahir du plus au moins l’Église entière, il n’en est pas moins vrai que le catholicisme grec et romain est allé beaucoup plus loin que le protestantisme dans la voie de l’infidélité. « La femme que tu as vue, c’est la grande ville qui règne sur les rois de la terre. » (Apocalypse 17.18.) En parlant ainsi Jean donne clairement à entendre que de son temps c’était Rome qui jouait dans le monde le rôle d’une Babylone. Mais ce nom de Rome doit-il nous faire penser uniquement à la ville ainsi appelée, à la cité qui est bien connue sous ce nom dans la géographie et dans l’histoire ? Non ! Rome, dans l’esprit du prophète, n’est une Babylone que parce qu’elle est devenue la capitale du monde et le foyer central où l’esprit de l’homme naturel jette la plus vive lumière. Or, cet esprit de domination qui distingue la Rome païenne, a pénétré dans la chrétienté et a produit en Occident un pouvoir religieux qui vise orgueilleusement à la domination du monde, tandis qu’en Orient, dans la nouvelle Rome qui s’appelle Byzance, nous trouvons une Église nationale servilement soumise au pouvoir civil, – deux phénomènes également tristes et qui supposent dans l’Église un retour complet aux misérables rudiments du monde et une ignorance non moins complète de la vraie nature de l’Évangile. Nulle Église plus que celle de Rome ne se vante d’être assise comme reine, de n’être point veuve et ne point voir de deuil. Elle a le triste privilège d’être la prostituée par excellence, le centre de la prostitution, la mère des impudicités, ou plus exactement des impudiques. (17.5.) La semence de la femme a dans tous les siècles réagi avec plus ou moins de force et de pureté contre les croissants abus, et la Réforme n’est pas autre chose qu’une de ces réactions, la plus pure et la plus puissante de toutesr.

r – On a souvent cherché la Réformation dans l’Apocalypse. Nous ne pensons pas qu’elle s’y trouve, du moins pas directement indiquée, car Jean n’a pas voulu écrire à l’avance l’histoire de l’Église. Sa tâche a été de signaler les grands facteurs de cette histoire, les principales tendances qui devaient s’y manifester. Nous croyons néanmoins que, grâce au parallélisme que nous pouvons remarquer entre le développement de l’ancienne alliance et celui de la nouvelle, la Bible nous fournit les données nécessaires pour nous orienter sur la place que la Réformation occupe dans l’histoire de la nouvelle alliance et pour nous permettre d’apprécier à sa juste valeur ce grand mouvement religieux. Il y a plus d’une analogie entre la Réforme et la restauration du peuple juif sous Zorobabel et Jéhosuah, sous Néhémie et Esdras. Avant l’exil le peuple était idolâtre et adultère, c’est ce qui lui valut ses soixante-dix années de captivité. L’Église du moyen âge a eu de même sa captivité de Babylone et Luther a écrit une brochure sous ce titre. Après l’exil la loi fut remise en honneur. Ce ne fut pas une révélation nouvelle, mais un retour à la révélation primitive, à la parole de Dieu telle qu’elle avait été adressée à Moïse. La Réforme de même fut un retour au Nouveau Testament et à l’Église primitive. Aux Samaritains à demi juifs, à demi païens, qui cherchèrent par tous les moyens possibles à entraver l’œuvre des réformateurs israélites, répond l’Église catholique. La restauration juive s’opéra néanmoins, grâce en partie à la protection d’une puissance politique, celle des Perses ; les Juifs restèrent en possession de la Parole de Dieu, et il put y avoir toujours parmi eux des croyants, fidèles à observer la loi et à attendre la consolation d’Israël. Mais, somme toute, ce furent des temps fâcheux : les conducteurs spirituels du peuple se divisèrent entre eux ; à côté des pharisiens, grands amis de la lettre, il y eut les sadducéens, les rationalistes de leur temps, et dans la grande majorité de la nation, nulle vie religieuse. N’est-ce pas là la fidèle image de l’Église évangélique ? Les Samaritains, avec leur mélange d’éléments juifs et païens, et leur développement spirituel si imparfait (Jean 4.22), prenaient vis-à-vis des Juifs la place qu’occupent maintenant les catholiques vis-à-vis des protestants. Mais ni les uns ni les autres n’étaient exempts de tout esprit de prostitution ; un même jugement les atteignit tous. Car Dieu ne regarde pas uniquement à la pureté de la doctrine ; il prend connaissance d’autre chose encore que des confessions de foi. Il n’y avait rien à reprendre dans la doctrine des pharisiens. « Faites ce qu’ils vous disent ! » tel est le beau témoignage que leur rend le Seigneur, au moment même où il s’apprête à leur adresser les plus sévères réprimandes. (Matthieu 23.3.)

Aussi ne repoussons-nous point d’une manière absolue l’opinion d’après laquelle l’Église romaine est la mère des impudiques, et les autres portions de la chrétienté déchue, les simples filles de la grande prostituée ; cela ne fait rien à l’affaire, ou du moins peu de chose. « Il y a, lisons-nous dans l’ouvrage déjà cité de J.-F. de Meyer, pages 229, 264, 269, plus d’une Rome et plus d’une Babylone ; il peut se trouver, dans des cœurs soi-disant protestants et dans des Églises qui tiennent beaucoup à leur titre de réformées, bien des éléments de prostitution, beaucoup d’idolâtrie : recherche coupable et charnelle de gloire et de richesse, irrespectueuse immixtion dans les affaires que Dieu s’est exclusivement réservées. »

Au reste n’oublions pas que l’Apocalypse décrit toujours les choses telles qu’elles seront au terme de leur développement, à la veille du jugement. Babylone est encore un mystère ; le faux christianisme n’a point encore dit son dernier mot. Bengel, auquel, malgré tant d’erreurs, on ne saurait refuser l’instinct prophétique, ne s’est peut-être pas trompé quand il a annoncé que Rome se relèverait encore et atteindrait à un haut degré de splendeur et d’influence. « Je suis assuré, dit de même Spener (Derniers desiderata), qu’avant que le jugement suprême fonde sur elle, la Babylone romaine recouvrera toute son ancienne puissance ; je crains que, intimidés par sa grandeur et effrayés par ses cruautés, la majeure partie des peuples qui ont secoué son joug il y a deux cents ans, ne s’en chargent une seconde fois. » Le catholicisme grec n’a pas non plus dit son dernier mot. Toutes les Églises et toutes les sectes qui se conforment au présent siècle frayent la voie au catholicisme.

Mais, indépendamment de ce triomphe possible de Rome, qu’il ait lieu ou qu’il ne se produise pas, il importe extrêmement d’observer tous les signes des temps et de se mettre en garde contre tout ce qui ressemble, même de loin, à une alliance de l’Évangile avec le monde, de la vérité avec le mensonge. Ce qui est certain, c’est qu’au moment où ils croiront triompher définitivement, tous les ennemis de Dieu et tous les amis du monde seront à jamais confondus, tandis que le peuple de Dieu sera glorieusement délivré à l’instant même où il paraissait devoir succomber pour toujours. C’est ce que nous garantissent la croix et la résurrection de notre Sauveur et Maître.

La blessure mortelle et sa guérison. Disparition et réapparition de la bête.

La femme n’est pas seule à apparaître au chapitre 17 sous une autre forme qu’auparavant : la bête aussi est bien changée ; elle a également subi l’influence de l’Évangile et maintenant elle est mûre pour le jugement. Voyons d’abord si ce changement était à prévoir, si, d’une manière ou de l’autre, il est annoncé dans les chapitres précédents.

Jean voit, au chapitre 13, une des têtes de la bête comme frappée à mort. (versets 3, 12, 14.) Cette blessure mortelle faite à l’un des royaumes de la terre rappelle la transformation que Daniel a vue s’opérer sur le lion babylonien, alors que ses ailes lui ont été enlevées, qu’il s’est mis à marcher comme un homme et qu’il a reçu un cœur d’homme (Daniel 7.4), trois traits destinés à figurer l’humiliation de l’orgueilleux Nébucadnetzar et sa conversion au Dieu vivant. C’est quelque chose d’analogue qui arrive à l’une des têtes de la bête. Elle ne se change pas, il est vrai, en une tête d’homme, mais elle est mortellement blessée et rendue par là tout à fait inoffensive. Le royaume que représente cette tête ne se convertit pas véritablement au Dieu vivant, comme l’a fait Nébucadnetzar ; mais il ne développe pas autant que les six autres son caractère animal, sa brutalité, son hostilité contre Dieu ; il se dépouille pour un temps de sa haine pour l’Évangile. Jean l’aperçoit comme blessé à mort (ὠς ἐσφραγμενον), et l’on a fait à bon droit observer que cette expression est sans doute choisie dans l’intention de faire ressortir la ressemblance extérieure de cette bête avec l’Agneau qui a également été aperçu comme blessé à mort, ὠς ἐσφραγμενον (Apocalypse 5.6.) La seconde bête a les cornes de l’Agneau (Apocalypse 13.11) ; la première en a la blessure mortelle. D’où il résulte que, vers la fin, le monde se rapprochera extérieurement de Christ et paraîtra gagné à l’Évangile. On pourra même le croire absorbé par l’Évangile, et cependant il n’aura point cessé d’être au fond ce qu’il aura toujours été, digne d’être représenté par une bête. Maintenant, quelle est cette tête blessée à mort ? Quel empire représente-t-elle ? Le rapport qu’il y a entre la blessure mortelle et l’absorption du fleuve par la terre nous fait tout naturellement penser ici à l’empire germain. De même que la dernière monarchie de Daniel n’a pas la dureté du métal, mais que, comme de la terre de potier, elle se laisse plus aisément façonner, de même chez Jean elle ne nous apparaît point dans toute sa bestialité, elle est domptée, affaiblie jusqu’à en paraître morte. Les six premiers empires sont païens ; le sixième (Rome), sur son déclin, a sans doute accepté l’Évangile ; mais cela ne l’a pas préservé d’une ruine complète ; aussi le prophète, qui contemple toujours les empires dans le point culminant de leur développement, ne parle-t-il points de cette conversion tardive de Rome au christianisme. Le septième empire est seul devenu un état chrétien, et telle est la signification de la blessure mortelle.

s – Pas ici du moins, où il fait l’histoire politique du monde, tandis qu’il en est peut-être parlé dans 12.14, où il se place au point de vue de l’Église.

Ce trait est, à lui seul, toute une révélation sur l’histoire du monde depuis Jésus-Christ ; il nous en fait comprendre le vrai caractère, absolument comme l’apparition d’une prostituée, au moment où l’on attendait une épouse fidèle, nous révèle le véritable caractère de l’histoire de l’Église durant la même période. Et de fait, le changement qui s’est opéré dans l’Etat répond absolument à celui que nous avons observé dans l’Église. L’Etat cesse de haïr l’Évangile, il l’accepte même en apparence ; mais, par un triste échange, la femme perd son caractère divin. À force de mutuelles concessions, le royaume des cieux ne se pourra bientôt presque plus distinguer des royaumes de la terre ; la bête se met à porter la femme. (Apocalypse 17.3, 7.) Christianisme mondain, monde christianisé, voilà bien en quatre mots l’histoire de l’Église. Qui est-ce qui gagne à un pareil système ? Le monde seul, en définitive ; l’Église, qui ne peut vivre que de la vie de Dieu, ne peut que perdre à se mêler avec le monde. Quelque satisfaisant donc que puisse paraître aux hommes l’état d’un monde qui s’est conformé à l’Évangile, ce n’est point encore là ce que Dieu demande en fait de pénétration de la pâte par le levain ; pour que les royaumes de la terre appartiennent réellement à Christ, il faudra encore, en dépit de ce mariage du monde avec la religion chrétienne, que Dieu fasse toutes choses nouvelles. L’Écriture ne reconnaît à la politique et à la civilisation chrétiennes qu’une valeur toute négative, telle que peut l’être celle d’une blessure ; le monde n’est aucunement vaincu ; il n’est point changé, point glorifié par le Saint-Esprit ; tout ce qu’on peut dire, c’est que l’esprit de l’Antéchrist est pour un temps obligé de se dissimuler. À elle seule l’histoire n’est pas plus la glorification du monde qu’elle n’en est le jugement. Il n’en est pas moins vrai que cet évanouissement de la bête est un événement considérable ; nous devons en être reconnaissants et chercher à prolonger cet état, pour autant que la chose peut dépendre de nous. Mais ne croyons pas que nous puissions retarder indéfiniment le retour de la bête à la vie ; le monde est encore là, et son réveil sera terrible. Chez Daniel donc, nulle trace d’un changement quelconque amené par le christianisme dans l’état du monde. Chez Jean il y a bien quelque chose de tel ; mais ce changement n’est que passager et ne va pas jusqu’au fond des choses. Le voyant de la nouvelle alliance complète celui de l’ancienne sans le contredire aucunement : il ne parle jamais de la blessure mortelle sans faire en même temps mention de sa guérison.

Ainsi donc la bête se remettra de sa blessure. Le monde germain apostasiera ; l’impiété reprendra vie et force ; la chrétienté retombera dans le paganisme, dans un paganisme pire que celui de l’antiquité, car le mépris de la grâce immense de Dieu en Jésus-Christ est une chose plus grave que le mépris de la conscience et de la révélation naturelle. (Romains chapitre 1 et 2.14 et suivants) Le paganisme des derniers temps est le plus coupable et le plus raffiné qui se puisse imaginer. On pourra lui dire : « Souviens-toi d’où tu es déchu ! » (Apocalypse 2.5.) Et notez bien que l’Apocalypse n’est pas seule à annoncer ces jours néfastes. Ils forment le principal sujet de la deuxième lettre de saint Paul aux chrétiens de Thessalonique, et, chose curieuse, les hommes des derniers temps sont dépeints par ce même apôtre (2Timothée 3.1 et suivants) en des termes qui rappellent frappamment le fameux portrait moral des païens dans le premier chapitre des Romains. L’insubordination à toute espèce de règle (ἀνομια est le trait caractéristique de l’antichristianisme comme elle l’était du paganisme. (2 Thessaloniciens 2.7 et suivants ; Romains 2.12 ; 1 Corinthiens 9.21.) Saint Paul voit donc aussi un nouveau paganisme faire invasion dans l’Église. Dans l’Église, disons-nous, car le mot d’apostasie ne se comprend qu’à ce prix. Voyez d’ailleurs 1 Timothée 4.1 ; 2 Timothée 3.5 ; 4.3 et suivants « Dans les derniers temps quelques-uns se révolteront de la foi. » Mais ce qui est particulier à l’Apocalypse, c’est la claire distinction qui y est établie entre la prostituée et la bête qui rentre sur la scène après avoir guéri. Jésus (Matthieu 24.4-5 ; 11.23-26) et les apôtres parlent de fausse doctrine, de séducteurs, d’apostasie, d’une manière tout à fait générale ; notre livre distingue deux espèces d’apostasie : l’une, juive et ecclésiastique, c’est le faux christianisme de la prostituée ; l’autre, païenne et politique, c’est l’antichristianisme de la bête guérie. La première est le christianisme mondanisé ou le monde saturé d’un faux christianisme ; la seconde est le monde déchristianisé. Rien de plus opposé à l’esprit de l’Évangile, à la chasteté de l’Epouse de Christ, que ces deux agents de corruption ; mais les agissements de la prostituée sont peut-être plus dangereux encore que ceux de la bête, parce qu’ils se couvrent du manteau de la religion. De nos jours, quand on parle des grands ennemis de l’Église, il est beaucoup de chrétiens qui croient avoir tout dit quand ils ont prononcé le nom de Rome ; d’autres redoutent par-dessus tout l’incrédulité et le radicalisme. Erreur des deux parts ! À droite comme à gauche nous avons des ennemis dont nous ne triompherons qu’après qu’ils nous auront vaincus. Le royaume n’appartient ni à ceux qui siègent à droite en corps, ni à la gauche comme telle, mais uniquement au petit troupeau. « Il arrivera dans tout le pays, dit l’Éternel, que deux parties en seront retranchées et périront, mais la troisième y demeurera. Et je ferai passer cette troisième partie par le feu et je l’affinerai comme on affine l’argent et je l’éprouverai comme on éprouve l’or. Alors chacun d’eux invoquera mon nom et je l’exaucerai et je dirai : C’est mon peuple. Et ils diront : Éternel, mon Dieu ! » (Zacharie 13.8-9.)

On a souvent, – nous-même autrefois, – identifié la blessure mortelle avec la disparition de la bête (« n’est plus, » Apocalypse 17.8), comme aussi sa guérison avec sa réapparition alors qu’elle monte de l’abîme. Mais la blessure et sa guérison sont mentionnées tout autre part que la disparition et le retour. Il n’est parlé de la blessure mortelle et de sa guérison qu’au chapitre 13, à propos de la bête qui monte de la mer ; de la disparition et du retour qu’au chapitre 17, à propos de la bête de l’abîme. Puis le οὐκ ἐστιν (n’est plus) des versets 8 et 11 n’est pas une autre espèce de présent que le ἐστιν (l’un est) du verset 10. S’il faut prendre le ἐστιν du verset 10 dans le sens de : l’un existe aujourd’hui, au moment où j’écris, il n’est guère possible de donner le sens du futur au présent des versets 8 et 11 et de le rapporter à l’empire germain. En outre nous lisons au verset 11 : « La bête qui était et qui n’est pas, est elle-même aussi un huitième roi,… » en sorte que nous ne sommes aucunement fondés à en faire la septième tête revenue à la vie. Voici plutôt, pensons-nous, comment il faut entendre la chose. La bête du chapitre 17, – laquelle, ainsi que nous le verrons, se distingue à plus d’un égard de celle du chapitre 13, – est le principe animal à sa suprême puissance, l’Antéchrist en personne. En temps ordinaire, les choses n’en viennent pas là. Au moment, par exemple, où saint Jean recevait sa grande révélation, l’impiété n’était pas encore montée à ce comble, et le Seigneur annonce à son apôtre qu’en dépit de tant de persécutions ce ne sera pas sous les empereurs romains que le principe antichrétien atteindra son complet développement. Cet excès de haine et de méchanceté ne s’est encore produit qu’une fois, en la personne d’Antiochus Epiphane, l’antéchrist de l’ancienne alliance, dont la figure flottait sans doute devant la pensée de Jean toutes les fois qu’il entendait parler de l’Antéchrist, comme elle flottait devant celle de Paul quand il écrivait sa seconde lettre aux Thessaloniciens. Voilà l’explication des mots mystérieux : « La bête était, n’est pas et serat ». La guérison de la blessure mortelle (Apocalypse 13.3) n’est donc pas encore la même chose que l’excès de haine qui doit se manifester dans les derniers temps, lorsque la bête surgira de l’abîme ; elle n’est que l’acheminement à cette crise terrible. Quand la septième tête sera pleinement revenue à la vie, alors il en viendra une huitième qui sera produite par les sept autres et qui sera la pleine et parfaite manifestation du principe animal, « La bête qui était et qui n’est pas en est elle-même une huitième et elle vient des sept. » (17.11) De même que Daniel a vu pousser sur le front du quatrième animal une corne toute spéciale, qui représente l’Antéchrist et son royaume, de même dans l’Apocalypse le septième empire se transforme en un huitième, qui n’est pas l’un des précédents, mais qui résulte d’eux tous, qui en est la quintessence et qui les dépasse tellement en méchanceté, que jamais, sauf une seule fois, on n’a jamais rien vu de semblable. « Si Christ, dit J.-F. de Meyer, a les sept Esprits de Dieu, mais s’en distingue et ne figure à leur suite que comme leur porteur à tous, l’Antéchrist non plus ne fait qu’un avec ses sept têtes, et n’est pas une tête au même titre que les précédentes, mais les réunit toutes en lui, en sorte qu’on peut dire qu’il est la bête tout entière, le prétendant par excellence au gouvernement du monde. Aussi ne lisons-nous pas au verset 11, « la huitième tête, mais « le huitième (roi). »

t – Nous lisons au verset 8 και παρεσται, au lieu de καιπερ ἐστιν. Depuis Bengel c’est la leçon généralement admise.

Et maintenant, examinons de plus près la bête qui vient ainsi de se remontrer. Cette fois elle ne monte pas de la mer, mais bien de l’abîme. (Apocalypse 17.8 ; 11.7.) Elle n’est pas le simple produit des révolutions humaines ; elle sort des dernières profondeurs du séjour ténébreux d’où provient en dernier ressort tout ce qui se fait de mal sur la terre. (Apocalypse 9.11.) Satan lui a donné sa puissance. Dès qu’elle paraît, tous les enfants du monde s’empressent de s’acquitter auprès d’elle du tribut de leur admiration. (Apocalypse 17.8u) Quel bonheur ! les voilà enfin complètement délivrés des entraves du christianisme ! La bête elle-même est passablement changée (Apocalypse 17.3) ; elle est vêtue d’écarlate, car elle aime le sang, les exécutions et les persécutions ; les noms de blasphème, qu’elle ne portait autrefois que sur ses têtes (Apocalypse 13.1), couvrent maintenant tout son corps, car elle a poussé à l’extrême l’hostilité contre Dieu. Les couronnes dont jadis ses dix cornes étaient ornées ont disparu, pour indiquer peut-être que les dix royaumes en lesquels se partagera le monde germano-slave finiront par perdre leur forme monarchique. Il se peut qu’il y ait l’indication de quelque chose de semblable dans le verset 12, où il est dit que les dix rois ont reçu pour une heure, pour l’heure suprême et conjointement avec la bête, un pouvoir comme de rois (ὡς βασιλεις). Du moins les douleurs qui préluderont à la palingénésie (Matthieu 19.28) et qui prépareront le règne de mille ans ne consisteront-elles pas uniquement en guerres, tremblements de terre et famines, mais aussi en troubles, révoltes et révolutions. (Luc 21.9 ; Marc 13.8.) En tous cas les dix royaumes, comme si Dieu lui-même les y poussait, se soumettent maintenant d’un commun accord à la bête, qui exerce sur toutes les puissances de la terre une influence qui tient de la magie. (versets 12, 13, 17.) Nous savons, par Daniel 7, qu’au milieu de tout ce mouvement trois de ces royaumes seront abaissés ; Jean le savait aussi et ne revient pas sur ce point. Le verset 14 raconte par anticipation, et pour nous donner quelque idée de leur acharnement impie, la guerre que ces rois feront à l’Agneau et qui aboutira à leur complète déroute. Mais auparavant les royaumes antichrétiens sont appelés, sous la conduite de la bête, à exécuter (verset 15) sur la prostituée le jugement décrit au chapitre 18 et dont nous parlerons prochainement.

u – Voyez aussi Apocalypse 13.3, 4, et 8, versets dont Apocalypse 17.8 est la suite immédiate.

L’Apocalypse suppose-t-elle à la tête de ce système d’États impies un Antéchrist personnel ? Pas nécessairement. Le huitième roi pourrait n’être, comme les sept têtes, qu’un royaume, une puissance, bien que cependant le genre masculin (verset 11 και αὐτος ὀγδος ἐστιν) soit assez remarquable dans un mot apposé à un nom neutre (θηριον). Dans Daniel 7, la petite corne pourrait au besoin, comme les dix autres, représenter un royaume, et non pas un roi. Mais Daniel 8 rend toute hésitation impossible. Antiochus Epiphane y est figuré sous la forme d’une petite corne, qui grandit et se fortifie peu à peu, absolument comme l’Antéchrist dans le chapitre précédent. La même image ne peut pas représenter ici un royaume et là un roi. Chez saint Paul également, l’Antéchrist est un homme, l’homme de péché (2 Thessaloniciens 2.3), le fils de perditionv ; d’ailleurs tous les royaumes précédents ont eu à leur tête quelque puissante personnalité, comme Nébucadnetzar, Cyrus, Alexandre. « Toute idée finit par s’incarner dans un ou plusieurs individus, qui en deviennent ainsi les représentants parfaits. Si la Bible ne l’annonçait pas, l’histoire réclamerait absolument un Antéchrist, qui vienne à la fin des temps pousser à ses dernières limites la révolte contre Dieu. » (Lange, Encyclopédie de Herzog, I, page 374.)

v – La même expression absolument que celle par laquelle le Seigneur désigne Judas Iscariot. (Jean 17.12.)

Enfin observons que Paul et Jean s’accordent parfaitement à annoncer la défaite de l’Antéchrist et sa ruine (ἀπολεια). Son triomphe sera de courte durée, le jugement tombera sur lui à l’improviste. L’homme de péché ne peut pas ne pas être l’enfant de la mort, le fils de perdition. À peine Jean a-t-il parlé de la réapparition de la bête, qu’il se hâte d’ajouter qu’elle va à sa ruine. (Apocalypse 17.8 et 11.)

Et l’accomplissement de cette prophétie telle que nous l’avons comprise, à quoi en est-il ? Tout le temps durant lequel la bête souffre de sa blessure mortelle, c’est, nous l’avons indiqué, la période germano-chrétienne, l’histoire du moyen âge et l’histoire moderne. Or qui pourrait douter que la guérison de la blessure ait déjà commencé ? Quoi de plus favorable en effet au rétablissement complet de la bête, que les principes qui se propagent de plus en plus dans le monde depuis 1789 en dépit des excès pleins de bestialité auxquels ils ont donné naissance ? La révolution, le despotisme napoléonien qui vient la sanctionner et qui prouve en même temps que la bête même sous cette forme peut encore s’accommoder de la prostituée, le socialisme, le communisme, telles sont les principales formes qu’a jusqu’ici revêtues cette tendance, au complet développement de laquelle nous n’avons pas encore assisté. Il y a encore à l’heure qu’il est des États et des Églises qui s’efforcent de contenir le monstre. Mais il a plus d’une fois déjà montré les dents et prouvé que la vie et les forces lui reviennent. Combien de temps durera cet état transitoire, à quelles manifestations nouvelles l’antichristianisme donnera-t-il naissance jusqu’au moment où le huitième empire succédera au septième et où apparaîtra l’homme de péché par excellence, – c’est le secret de Dieu et nul homme, n’en sait rien. Il ne nous appartient pas de le savoir. (Actes 1.7.) Tout ce que le Seigneur demande de nous, c’est que nous-observions les signes des temps. (Matthieu 16.3.)

L’autre tête ou le faux prophète.

La bête a un associé en la personne d’un autre animal, dont la description fait immédiatement suite à celle de la première bête (Apocalypse 13.11-18) et qui finit par partager son sort (Apocalypse 19.20 ; 20.10), après avoir dans l’intervalle uni ses efforts aux siens et à ceux du dragon. (Apocalypse 16.13.) Dans les chapitres 16 et 19, cette seconde bête est appelée le faux prophète ; tel n’est pas le cas au chapitre 13, mais il suffit de rapprocher Apocalypse 19.20 : « la bête fut prise ainsi que le faux prophète qui l’accompagnait et qui avait fait devant elle des prodiges…. » de Apocalypse 13.12 et suivants : « la seconde bête faisait en présence de la première de grands prodiges,… » pour se convaincre de l’identité du faux prophète et de la seconde bête. Si jusqu’ici nous n’avons rien dit de ce personnage, c’est qu’il ne commence à jouer un rôle que dans le temps de la guérison de la première bête. (Apocalypse 13.12, 14.) Il y eut de tout temps dans l’Église de faux prophètes et de faux docteurs (1Jean 4.1 ; Apocalypse 2.20 ; 2 Pierre 2.1) ; mais, de même que Pierre, Paul et Jean ont vu dans les erreurs gnostiques de leur époque les tristes gages des erreurs plus graves encore des derniers temps, et que le Seigneur lui-même annonce pour les derniers temps une foule de faux prophètes (πολλοι ψευδοπροφηται, Matthieu 24.11, 24), de même c’est dans les derniers temps, dans les temps où la bête se réveillera, que l’Apocalypse nous montre le faux prophète exerçant son triste ministère.

Daniel, dont nous avons retrouvé les quatre animaux dans la première bête de l’Apocalypse, n’a pas d’animal qui corresponde au faux prophète. Mais il donne à la petite corne, outre la bouche pleine de blasphèmes que possède aussi la première bête, des yeux d’homme, auxquels rien ne répond dans la description de cette même bête. Ces yeux d’homme sont le symbole de l’adresse, de la science, d’une intelligence extrêmement développée, toutes choses qui conviennent assez bien à un faux prophète. Nous ne pouvons que nous féliciter d’avoir ajouté une grande importance à ces yeux d’homme dans notre étude de Daniel, puisque l’Apocalypse les érige en une personnalité à part.

Ainsi donc, si la première bête est une puissance politique, la seconde est une puissance spirituelle, la puissance de l’enseignement, de la culture, de la science, des idées. (ψευδοπροφηται, ψευδοδιδασκαλοι, 2Pierre 2.1.) Aussi ne monte-t-elle pas de la mer agitée, mais de la terre, qui, nous l’avons vu, représente le monde plus ou moins civilisé, plus ou moins bien réglé par des lois. Toutes deux n’en sont pas moins des animaux ; toutes deux viennent d’en bas. De là leur intime union ; c’est de tout cœur que la sagesse humaine et incrédule se met au service d’un pouvoir politique non moins hostile qu’elle-même à l’Évangile. Jésus est la vérité et la vie. Satan est meurtrier et menteur en même temps. Le dragon tient du lion autant que du serpent. Sa force et sa ruse sont également grandes.

La seconde bête a bien deux cornes comme l’Agneau, ou, plus exactement, deux cornes de la forme des sept cornes de l’Agneau (Apocalypse 5.6) ; mais elle parle comme le dragon, qui, paraît-il, lui inspire ses sentiments, comme à la première il a communiqué sa force. (Apocalypse 13.2.) Ce trait rappelle d’une manière frappante ce que le Seigneur dit des faux prophètes qui viennent en habits de brebis, mais qui, intérieurement, sont des loups ravissants. (Matthieu 7.15.)

Les cornes sont le siège de la force. Le fait que c’est par les cornes que le faux prophète cherche à ressembler à Christ, indique chez lui l’intention d’exercer sur les cœurs le même empire que le Seigneur. Il a eu souvent l’occasion de constater la puissance de la croix ; c’est au nom de la croix qu’il s’avance. Là gît sa force, là est le danger ; c’est par là qu’il risquera de séduire les élus eux-mêmes ; les faux prophètes sont toujours de faux Christs. (Matthieu 24.24.) Pour préciser encore davantage, nous dirons, d’après Apocalypse 5.6, que les sept cornes de l’Agneau sont les sept esprits de Dieu ; le faux prophète cherche à supplanter le Saint-Esprit par une spiritualité de mauvais aloi. Avec sa philosophie profondément hostile à l’Évangile, il se donne pour le meilleur auxiliaire que puisse de son temps trouver l’Évangile, il se fait fort de le ramener à une formule raisonnable ; il ne veut être qu’un christianisme plus pur. De là un croisement et un entrecroisement de points de vue, d’opinions et de tendances qui font que beaucoup de personnes ne savent plus à quoi elles en sont, à quoi elles doivent s’en tenir. « La révolte commencera insensiblement, observe Zeller ; peu de gens s’en apercevront. Elle aura une couleur chrétienne, elle se donnera pour le seul véritable Évangile ; mais peu à peu, à mesure qu’elle s’étendra et qu’elle se sentira appuyée, elle se démasquera, elle se montrera pour ce qu’elle est et finira par trahir, combattre et persécuter la religion de Christ. » Comparés l’un avec l’autre, le faux prophète et la prostituée nous présentent tous deux la plus complète confusion de l’élément divin et de l’élément humain ; mais chez le premier cette confusion se produit par l’effort que fait la bête pour parvenir, en imitant l’Agneau, à quelque chose de divin, tandis que la prostituée, qui est originairement une femme, l’épouse de Christ, oubliant sa divine origine, finit par se plonger dans le monde. Elle a d’abord déployé un grand zèle pour le christianisme, mais elle s’est laissé troubler par les préoccupations terrestres ; les vérités éternelles, les intérêts les plus sacrés sont devenus pour elle de simples moyens ; elle a conservé les formes de la religion, la doctrine, le nom de l’Évangile, elle en renie la sainte vertu, la vie, l’esprit. Le faux prophète, au contraire, est devenu un animal ; tout en lui est psychique, terrestre, antichrétien, diabolique. (Jacques 3.15.) Les formes et les dogmes de la religion, dit-il, sont choses assez secondaires ; l’esprit, voilà ce qui importe ! Sous ce prétexte, il élague du christianisme tout ce qui n’appartient pas à ce monde, tout ce qu’il y a de surnaturel dans l’histoire du salut, dans les secours de la religion, dans ses glorieuses promesses : en un mot, tout l’essentiel. Il laisse la prostituée orner les choses de ce monde d’une trompeuse auréole de religion ; pour lui, il s’efforce d’abaisser le ciel au niveau de la terre. Il peut arriver que, dans certains cas, les représentants de ces deux tendances travaillent de concert, mais en principe, il y a entre eux tout l’espace qui sépare Voltaire de cette prêtraille dont il a dit tant de mal. Nous avons de nouveau ici l’occasion d’observer que l’Apocalypse distingue ce que les autres prophéties du Nouveau Testament confondaient encore ; confusion des plus naturelles au point de vue des apôtres, car les gnostiques judaïsants avec lesquels saint Paul, par exemple, avait affaire, vers la fin de sa carrière, réunissaient encore de fait dans leur système les deux éléments que nous venons de signaler. Leur judaïsme, avec ses formes et ses nombreuses ordonnances, était un acheminement à la religion de la prostituée, et l’on a souvent cru trouver une prédiction du catholicisme dans les passages où les apôtres combattent les vues des faux docteurs relativement au mariage et aux viandes. (1 Timothée 4.1-3 ; Colossiens 2.16, 17, 20 à 23.) Leur gnosticisme, au contraire, qui leur permettait de tout spiritualiser, de tout idéaliser et volatiliser dans l’Évangile, qui les amenait, avec Ebion, à nier la divinité du Fils unique, avec les docètes, à faire de son humanité une simple apparence, ou bien à considérer la résurrection comme ayant déjà eu lieu, préparait évidemment la voie à nos faux prophètes modernes. (Colossiens 2.8-10, 18, 19 ; 1 Timothée 6.20, 24 ; 2Timothée 2.16-18 ; 1 Jean 4.1-3.) Mais si les épîtres nous permettent d’assister à la genèse de toutes les erreurs qui se sont développées plus tard, le Seigneur a voulu cependant parler à son Église plus clairement encore des dangers qui la menacent de côtés si divers, et c’est ce qu’il a fait dans l’Apocalypse.

À quoi s’occupe la seconde bête ? Elle suit fidèlement les pas de la première et elle cherche, par ses artifices spirituels, à amener les hommes à lui rendre des honneurs divins. Tel est le but pratique que, sans l’avouer peut-être, se propose toujours la philosophie antichrétienne, et ce but elle l’atteint par trois efforts successifs, auxquels correspondent dans notre chapitre 13 trois ποιει, rendus dans Osterwald, au verset 12 par elle exerçait, au verset 13 par elle faisait et au verset 16 par elle obligeait.

Et d’abord, verset 12, aperçu général de l’activité du faux prophète. Il exerce dans sa sphère, qui est celle de l’esprit, toute la puissance de la première bête, en sa présence, sous sa protection et en sa faveur. C’est l’influence invisible de l’incrédulité se mettant au service de l’Antéchrist et travaillant à l’extension de son pouvoir extérieur et matériel. Les habitants de la terre, ceux du moins qui s’y sont bien installés, qui y ont pris racine, qui ont ici-bas leur vraie patrie, κατοικειν ἐν γη, opposé à παροικειν, de 1Pierre 2.11 (voyez aussi Jean 8.23 et 1 Jean 4.5), se laissent gagner par le faux prophète ; les choses invisibles perdent peu à peu toute réalité dans leurs cœurs ; ils en viennent à ne plus s’occuper que de la bête, à ne plus voir qu’elle ; tout le reste n’est plus rien pour eux. De là à l’adoration de la bête il n’y a qu’un pas.

Pour le faire faire, ce pas, à ceux qui hésitent encore, le faux prophète se met en second lieu à faire des miracles (versets 13 à 15 ; Matthieu 24.24 ; 2 Thessaloniciens 2.9) ; non pas seulement des miracles tels que l’homme en a accomplis depuis longtemps en s’assujettissant la nature et qui ne développent l’orgueil humanitaire que lorsqu’on ne rend pas à Dieu l’honneur de tous ces progrès ; mais de vrais miracles ayant le diable pour auteur et ne s’expliquant que par la mystérieuse influence que les esprits de mensonge peuvent exercer sur la terre. (Magiciens d’Egypte). Il serait bien difficile de résister à une pareille pression, à de tels arguments ; aussi les exigences de la bête deviennent-elles de plus en plus grandes : elle veut absolument être adorée et seule adorée, à l’exclusion de Dieu. Elle fait dresser une grande idole, l’image de la bête (verset 14), quelque chose d’analogue à la grande statue de Nébucadnetzar (Daniel 3) et aux statues des empereurs romains, devant lesquelles il s’agissait de se prosterner. Impossible d’aller plus loin dans le culte du génie de l’homme. Ce nouveau paganisme en vient comme l’autre à diviniser la nature et l’homme, et nous ne pouvons prévoir jusqu’où il poussera la folie et la bestialité. (Romains 1.22.) Mais nous savons qu’il en arrivera à mettre à mort tous ceux qui ne voudront pas ployer les genoux devant l’image de la bête. Le verset 15 semble indiquer qu’à cette suprême recrudescence de méchanceté viendra se joindre un nouveau déploiement de forces miraculeuses, dans le but, bien probablement, de neutraliser l’effet produit par les miracles des deux témoinsa. Dans les derniers temps, notre terre sera le théâtre d’une lutte gigantesque entre la lumière et les ténèbres.

a – C’est du moins ce qu’il est permis de conclure de la comparaison de Apocalypse 13.13 avec 11.5.

L’emploi le plus impudent de la violence pour arriver à ses fins, telle sera en troisième lieu la ressource suprême du faux prophète. (versets 16 à 18.) La marque qu’il impose, et qui correspond d’une manière significative au sceau des enfants de Dieu (Apocalypse 7.3 et suivants), est pour les hommes qui la prennent l’équivalent de ce qu’est l’image pour la bête : une occasion de jeter absolument loin d’eux le masque de la religion, de se départir de tout ménagement, de se donner pour ce qu’ils sont. C’est en qualité de mal que désormais le mal réclame les honneurs divins. Il baptise en son propre nom. Exiger cette marque est une abomination plus grande que ne l’était le meurtre même de ceux qui refusaient d’adorer la bête. (verset 15.) Ce seront alors des temps épouvantables ; tous les hommes qui ne se seront pas ouvertement déclarés contre Dieu seront mis au ban de la société, persécutés et livrés à l’Antéchrist. (Daniel 7.21-25 ; Matthieu 24. 9.) Pour peu que le monde fasse encore quelques progrès dans la voie de l’irréligion, l’Église se retrouvera dans sa condition primitive : les chrétiens seront libres, mais libre aussi à chacun de leur courir sus ; et même l’inimitié qu’ils rencontreront partout sera plus raffinée et plus fanatique que durant les trois premiers siècles de l’Église. Le monde sera heureux de pouvoir enfin se venger de ces chrétiens qui l’auront si longtemps entravé dans son développement et qui l’auront tourmenté de tant de manières. (versets 10 et 11.) Pour l’Église, ce sera l’épreuve suprême ; comme son Maître, elle sera consacrée par la souffrance. Elle se verra profondément abaissée ; elle devra donner sa vie… Mais à la semaine de passion succédera une éclatante matinée de Pâques.

Quiconque a des yeux pour voir est obligé de reconnaître que la prophétie que nous venons d’étudier a déjà reçu un commencement, et plus qu’un commencement d’accomplissement. Lorsque, dans les premiers siècles de notre ère, l’Église eut vu pénétrer dans son sein un nombre toujours plus considérable de païens inconvertis, le résultat de ce mélange fut le catholicisme. Lorsque la réformation vint rompre cette alliance entre le christianisme et le paganisme et remettre en lumière le pur Évangile, tout naturellement, par suite de cette séparation, le paganisme se montra plus cru, plus net que jamais de toute mitigation et de tout alliage et se mit à combattre la vérité chrétienne avec une ardeur toute nouvelle. La couche de christianisme qui recouvrait le monde moderne tomba ; elle tombe de plus en plus comme un vernis qui n’a pas pris, et de plus en plus le monde est exploité par l’esprit du faux prophète qui se donne libre carrière sous le nom de philosophie, de progrès, de culture, systèmes séducteurs qui flattent l’orgueil humain, mal qui ronge comme la gangrène. (2Timothée 2.17.) L’Apocalypse ne se trompe point : c’est en grande partie au faux prophète et à son action funeste, nous pouvons le constater de nos propres yeux, que la bête est redevable de son réveil et de son retour à la vie. Les choses se passent bien comme l’Apocalypse l’a annoncé : « Le faux prophète amène la terre et ses habitants à adorer la première bête. » (Apocalypse 13.12.) Il est de notoriété publique que le principe philosophique de l’autonomie de l’esprit humain, le rationalisme, qui est le principe correspondant sur le terrain de la théologie, l’idéalisme et le matérialisme, le déisme, le panthéisme et l’athéisme, sont tous enfants d’un même lignage ; ce sont autant d’erreurs qui procèdent toutes d’une même disposition à laisser de côté le Dieu vivant et saint pour glorifier la créature ; or c’est là ce que l’Apocalypse appelle adorer la bête. La bestialité, dans le sens littéral de ce mot, n’est-elle pas déjà maintenant l’idéal de plus d’un penseur ? On a commencé par détrôner la Parole de Dieu de sa place d’honneur et par en faire un livre comme un autre. Puis on a fait du Fils de Dieu un homme ordinaire. Enfin, on a ravalé Dieu au niveau de la nature et l’homme à celui de l’animal.

Remarquez d’ailleurs que même où les choses n’en sont pas encore venues à ce point, le mal est bien considérable pourtant. Il y a aujourd’hui des milliers et des milliers de personnes qui sont retenues loin de l’Évangile ou du moins du véritable christianisme par le prestige de la science ; on craindrait, si l’on croyait, de passer pour un ignorant. Et ce qu’il y a de plus grave en tout cela et de plus inquiétant, c’est que bien rares sont les personnes qui comprennent toute l’étendue et toute la profondeur du mal. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil : dans l’ancienne alliance déjà, endormir les consciences et tranquilliser les gens en leur disant que les choses n’allaient pas si mal et que l’heure du jugement n’était point aussi rapprochée qu’on voulait bien le faire croire, tel était le premier but que se proposaient les faux prophètes dans leur funeste activité. Aussi que leur reproche constamment l’Éternel ? « Ils guérissent à la légère la plaie de la fille de mon peuple et disent : Paix, paix, alors qu’il n’y a point de paix ! » Telle est la plainte de tous les vrais prophètes et surtout de Jérémie, appelé par Dieu à assister en personne à la ruine de Jérusalem. (Jérémie 4.9 ; 5.13-15 ; 8.10 et suivants ; 14.13 et suivants ; 23.9-40 ; comparez Ezéchiel 13.) Il est à regretter que la théologie ne s’applique pas davantage à étudier l’état présent du monde à la lumière de la prophétie. Il n’est peut-être pas d’histoires contemporaines où l’on ne s’occupe de l’incrédulité moderne, mais on laisse à d’autres le soin de prononcer à ce propos le nom de l’Antéchrist et de parler des prophéties qui ont annoncé cette grande apostasie. Les apôtres n’ont point connu ces ménagements. Mais aujourd’hui ce ne sont que les béotiens qui nomment les choses par leur nom ; la science exige qu’on pactise avec les idées généralement reçues. Les idées que les apôtres et les prophètes n’ont pas pu condamner assez hautement, maintenant on les adopte le plus tranquillement du monde, ou du moins on prétend les comprendre jusqu’à un certain point. Où sont les âmes qui mesurent dans toute leur étendue la perversité, la folie, la dégradation d’un siècle qui regarde le panthéisme comme la sagesse suprême, comme le dernier mot de l’histoire ! Parmi les bien-pensants eux-mêmes, combien sur lesquels, à leur insu, a déteint quelque chose de l’incrédulité des derniers temps ! Combien d’erreurs qui, dans les domaines les plus divers, sont érigées en axiomes ! C’est ce qui fait qu’il est souvent si difficile, pour ne pas dire plus, de descendre jusqu’à la racine du mal et de discerner la vérité du mensonge. Nous sommes bien savants et nous faisons chaque jour de nouvelles découvertes ; mais nous n’en avons pas moins fait de grandes pertes ; combien de notions bibliques qui ont une capitale importance et que nous ne comprenons plus. Et non seulement cela, mais les systèmes philosophiques et scientifiques des hommes ont à peu près partout supplanté dans l’opinion publique le magnifique système du monde que renferme la Parole de Dieu. Ce qui nous manque surtout, c’est la crainte de Dieu. On ne sait plus trembler à sa Parole. (Ésaïe 66.2.) Le sens moral est complètement émoussé. Un jugement sans miséricorde attend tel crime de lèse-majesté divine qui passe maintenant aux yeux de tous pour une peccadille. Les chrétiens eux-mêmes prennent souvent les détails pour la chose essentielle et croient avoir déraciné le mal quand ils en ont simplement ébourgeonné quelques branches. Nous vivons tous dans un air empoisonné, car une génération tout entière peut fort bien être frappée d’aveuglement. La chose s’est vue. Les prophètes parlent d’une coupe d’étourdissement répandue sur tout Israël, sur les prophètes, sur les princes, sur les voyants, pour les punir tous de leurs infidélités. (Ésaïe 29.10.) Le Seigneur et Paul parlent également d’erreurs auxquelles Dieu lui-même donnera efficace. (Matthieu 24.24 ; 2 Thessaloniciens 2.10-12.) Si donc, pour pouvoir résister à la première bête, il faut patience et foi (Apocalypse 13.10), il s’agit, contre la seconde, de s’armer de sagesse. (verset 18.)

c) Le jugement de l’Église et des puissances terrestres. Apparition du Seigneur sur les nuées du ciel.

On le voit : l’Église de Christ, l’épouse sans tache ni ride, cette lumineuse apparition qui représentera dans les derniers temps le résultat positif de l’histoire de l’humanité, n’est point seule à occuper l’arrière-plan de l’économie actuelle ; à côté d’elle se dressent malheureusement un certain nombre d’autres figures qui sont toutes de sombres enfants du royaume des ténèbres. Les dons les plus précieux que Dieu ait faits à l’homme ont été tournés en dissolution : l’Église s’est changée en une prostituée ; l’Etat est une bête féroce qui emploie contre Christ tout ce qu’elle a de forces ; la science et la civilisation sont devenues un faux prophète. Telles sont les trois faces de l’antichristianisme et ces trois puissances répondent aux trois charges du Seigneur ; chacune d’elles s’est chargée de nuire d’une manière particulière au véritable Christ : la seconde bête cherche à supplanter le vrai prophète ; la première à détrôner le grand roi ; la prostituée, à rendre inutile le souverain sacrificateur.

Nous pourrions dire aussi que ces trois manifestations de l’incrédulité finale répondent aux trois parties constitutives de la nature humaine : le corps (la première bête), l’âme (le faux prophète), l’esprit (la prostituée). Rien donc, dans la prophétie, n’est livré au hasard ; la grande révolte y revêt les formes qu’elle doit naturellement et nécessairement revêtirb.

b – L’histoire de l’Église peut aussi faire son profit de ce qui précède. L’ancienne Église a gémi sous le joug de fer de la première bête ; celle du moyen âge a surtout eu affaire avec la prostituée, et celle des temps modernes avec le faux prophète. Cependant ce qui distingue les derniers temps, c’est que les tristesses de tous les âges précédents s’y trouvent accumulées ; le faux prophète est là qui engage chacun à adorer la bête, et la bête est là qui porte la prostituée.

Mais si le faux christianisme se manifeste sous trois formes principales, il n’en est pas moins vrai, – et c’est là un trait de lumière bien précieux aussi, – que ces diverses formes se peuvent, à un autre point de vue, ramener à deux. Le faux prophète est aussi un animal, en sorte que nous avons d’un côté deux bêtes et de l’autre une prostituée. Il y a entre les deux bêtes la même intimité qu’entre l’âme et le corps ; elles sont toujours mentionnées ensemble, et elles finissent par être jugées ensemble, tandis que le jugement de la prostituée est raconté à part. L’Église déchue et le monde déchu, le faux et l’antichristianisme, tels sont les deux phénomènes auxquels aboutit en dernier ressort l’histoire du péché. On s’est souvent demandé si la dernière révolte consisterait plutôt en une falsification de l’Évangile ou en une guerre ouverte et déclarée contre l’Évangile. Voici la réponse : la dernière révolte consistera dans l’union du faux christianisme avec l’antichristianisme ; la prostituée sera assise sur la bête. L’histoire des siècles chrétiens aboutira à un état de profond et complet mensonge ; en réalité les peuples seront tout à fait détachés de l’Évangile, mais l’Église réussira à conserver sur les populations une influence extérieure ; appuyée sur le bras de l’Etat qui, de son côté, l’emploiera comme un moyen d’action morale, elle pourra se croire puissante encore. Tel est le tableau que l’Apocalypse (17.3 et suivants) nous trace de la chrétienté à la veille du jugement terrible qui l’atteindra, et la France du second empire, par exemple, nous prouve la possibilité d’une alliance entre un pareil Etat et une pareille Église. Au reste cette alliance existe d’une manière aussi réelle, quoique moins frappante, partout où Satan se déguise en ange de lumière, partout où la haine qu’on nourrit au fond de son cœur pour la religion prend le masque de la piété. Elle existait dans les derniers siècles de l’ancienne alliance.

La prostituée d’alors, l’Israël incrédule, couvrant sa haine du manteau de la religion, fit accord avec le pouvoir politique contre Jésus et ses apôtres. « En ce même jour Pilate et Hérode devinrent amis, car auparavant ils étaient ennemis » (Luc 23.12), et, pour se débarrasser de Jésus, les grands prêtres ne craignirent pas de déclarer qu’ils ne voulaient pas avoir d’autre roi que César. (Jean 19.15.) À Thessalonique, ce sont de même les Juifs qui livrent aux gentils l’Église qui venait de ce former en ce lieu. (Actes 17.5, 9.) L’abominable conduite des Juifs finit par attirer sur eux les terribles aigles romaines, ce qui peut nous donner quelque idée de ce que sera dans les derniers temps le jugement de la prostituée par la bête. (Daniel 9.26-27.)

Ce que nous remarquons d’abord dans la description du jugement telle que nous la trouvons dans les chapitres 17, 18, 19, c’est que la prostituée est la première frappée. Ce sont les deux bêtes et leurs rois qui sont chargés de la traiter comme elle le mérite ; après quoi les bêtes elles-mêmes sont confondues et détruites par l’apparition de notre Seigneur en personne. Du reste nous nous en tiendrons aux idées fondamentales et nous laisserons de côté les détails, dont nous avons déjà expliqué quelques-uns, tandis que les autres ne perdront toute leur obscurité qu’au fur et à mesure que les événements marcheront.

) La prostituée sera la première jugée. Rien de plus conforme que cela au grand principe en vertu duquel le jugement commence par la maison de Dieu. (Ésaïe 25.29 ; Ezéchiel 9.6 ; 1 Pierre 4.17.) Rien aussi de plus juste. Quelle est au fond la seule chose dont l’existence ne soit pas mise en doute, sinon le monde ? L’Église elle-même ne recherche rien tant que les faveurs du monde, le monde est à ses yeux dégénérés l’unique réalité. Une telle Église ne peut pas se plaindre si le monde se montre plus vivace qu’elle. C’est pour cela que la prostituée est jugée, non pas par le Seigneur, mais par la bête et ses rois (Apocalypse 17.13, 16, 17), absolument comme dans l’Ancien Testament les Juifs infidèles tombaient toujours entre les mains de la grande puissance païenne dont ils avaient recherché l’alliance et la protection. On est puni par où l’on a péché. L’Egypte (Ezéchiel 29.5-6 ; Ésaïe 36.6), l’Assyrie, Babylone et plus tard les Romains, voilà tout autant de roseaux sur lesquels il ne fait pas bon s’appuyer. L’Église, aurait dû élever courageusement la voix contre le monde ; elle lui a fait la cour ; Dieu la punit en la livrant au monde. Christ a une épouse ; l’Antéchrist une prostituée. Mais tandis que Christ transporte son épouse dans les régions de la gloire pour y célébrer le festin des noces, l’Antéchrist finit par repousser ignominieusement et par détruire sa prostituée. Le temps viendra où les puissants de la terre penseront pouvoir se passer de l’Église ; alors ils secoueront le joug de la religion dont ils ne s’étaient chargés que pour la forme ; ils donneront à leur haine un libre cours, ils maltraiteront la prostituée, découvriront sa nudité, mangeront sa chair, – plus exactement ses chairs, pour marquer combien l’Église sera profondément corrompue et de quelle abondance d’esprit charnel elle sera saturée, – et la brûleront au feu, (Apocalypse 17.16.) C’est à ce même jugement de la prostituée qu’est encore consacré le chapitre 18. Dans les trois premiers versets un ange puissant, – dans les versets 4 à 20, une autre voix, du ciel, – aux versets 21 à 24 de nouveau un ange puissant, – se font successivement entendre, soit pour annoncer, soit pour raconter la ruine de la grande Babylone. – Après, quoi, dans les cinq premiers versets du chapitre 19, des voix célestes se mettent à louer Dieu pour le jugement qu’il vient d’accomplir.

Quant à dire comment les choses se passeront en réalité lorsque l’heure de la prostituée aura sonné, c’est ce qui ne nous est pas encore possible, bien que telle époque critique de l’histoire moderne puisse nous en donner quelque idée. Voici comment s’exprime à cet égard Ch.-J.-F. Böhme, dans son ouvrage intitulé : Ombres et lumières dans le présent état de l’Église, avec une préface de Thiersch, 1855, pag. 181 : « En France, lors de la grande révolution du siècle dernier, on a vu quelque chose de ce que la femme infidèle peut attendre de la part de la bête. Dans le pays dont le monarque, s’appelait le roi très chrétien, les athées, dans leur haine, renversèrent toutes les institutions civiles et religieuses. La société chrétienne présenta vraiment l’image d’une femme livrée sans défense à la fureur d’un animal féroce. Le sort de la France aurait dû être un avertissement, salutaire pour tout le reste de la chrétienté : on n’a pas eu d’oreilles pour entendre. L’incrédulité, qui jadis était le triste monopole des gens soi-disant cultivés, a maintenant pénétré dans les masses. Ces masses n’en connaissent pas mieux l’histoire, et, pour avoir échoué, les révolutions passées n’en trouveront pas de moins nombreux imitateurs, prêts en tout temps à mettre la main à l’œuvre de destruction, mais surtout lorsque la patience de Dieu sera épuisée à l’égard de Babylone. En une seule heure (Apocalypse 18.10, 17) la grande ville toute pleine de richesses sera détruite, ravagée. La parole prophétique nous annonce le renversement subit de l’ordre de choses actuel. »

Les versets 6 à 10 du chapitre 19, où sont décrits les jours de gloire qui commenceront à briller pour l’épouse après l’exécution de la prostituée, servent de transition à ce qui suit. Car avec le jugement de l’Antéchrist (versets 11 à 21) et l’avènement du règne de mille ans (Apocalypse 20.1 et suivants) commence le festin des noces de l’Agneau (Apocalypse 19.9), ce bienheureux événement dont notre Seigneur a parlé si souvent durant les jours de sa chair. (Matthieu 22.2 ; 25.10 ; Luc 14.10 ; 22.18, 30.) À l’ouïe de cette précieuse déclaration, Jean, plein de la plus sainte joie, se jette aux pieds de l’ange qui lui parle (Apocalypse 19.10) ; il s’y jettera bientôt une seconde fois encore (Apocalypse 22.8), dans des circonstances tout à fait analogues, quand il lui sera donné d’entrevoir les splendeurs de la nouvelle Jérusalem. Ce vif mouvement d’adoration est dans les deux cas provoqué par une magnifique promesse, dont, dans les deux cas aussi, l’ange certifie solennellement qu’elle est véritable et que bienheureux sont ceux qui la serrent dans leur cœur. (Apocalypse 19.9 ; 22.6-7.) Si nous voulions rapprocher cette joyeuse émotion du triste étonnement que Jean éprouve à la vue de la prostituée, nous dirions que, dès qu’il s’agit de l’Église du Seigneur, il est impossible à l’apôtre de demeurer froid, sa sympathie éclate. Mais elle éclate bien diversement selon les circonstances : il demeure interdit à la vue de sa déchéance ; à la vue de sa gloire future, il adore.

) Mais il est une autre grande loi que nous trouvons aussi proclamée partout dans les prophètes : c’est celle en vertu de laquelle Dieu punit à leur tour les puissances dont il s’est servi comme de verges pour châtier son Église infidèle. (Voyez Jérémie 30.14-16.) Ésaïe, par exemple, au chapitre 9, à partir du verset 8, annonce la ruine d’Israël ; au chapitre 10, la ruine d’Assur ; aux chapitre 11 et 12, le règne du Messie. C’est ainsi encore que Sophonie consacre son premier chapitre au jour de la colère qui doit fondre sur Jérusalem, et le chapitre suivant, au châtiment des ennemis du peuple de Dieu. C’est ainsi enfin que Jérémie, dont le livre est plein du grand jugement que Babylone doit exécuter sur Jérusalem, finit par annoncer la chute de Babylone elle-même. (chapitres 50 et 51.)

Voilà pourquoi dans l’Apocalypse le jugement de la bête suit de près celui de la prostituée.

Cependant le retour du Seigneur pour juger l’Antéchrist et glorifier l’Église n’aura probablement pas lieu aussitôt après le jugement de la prostituée. Entre la parousie et la chute de la grande Babylone vient s’intercaler le règne de l’Antéchrist, courte période où le mal triomphera sur toute la ligne ; où les habitants de la terre, plongés dans un sommeil spirituel plus profond que jamais, rechercheront avec une insatiable avidité le plaisir et le confort ; mais qui, d’après le Seigneur et les apôtres, précédera immédiatement l’apparition du Seigneur sur les nuées. C’est ici le point auquel Daniel vient renouer avec l’Apocalypse. Une fois la prostituée châtiée, mise de côté, détruite, la bête règne seule et le morceau de l’Apocalypse, auquel rien ne correspondait dans Daniel, se trouve ainsi terminé. Daniel parle aussi du règne de l’Antéchrist, il en détermine même la durée ; ce sont les trois ans et demi de 7.24-25, avec lesquels nous pouvons peut-être identifier les trois jours et demi durant lesquels les deux témoins restent sans vie et sans sépulture sur les places de la grande cité. (Apocalypse 11.9.)

Le règne de l’Antéchrist sera en effet pour les chrétiens un temps de terribles persécutions. (Apocalypse 13.7, 15-17 ; comparez Apocalypse 11.7 ; 6.11 ; 17.3.) Le véritable peuple de Dieu, l’épouse de Christ, n’aura pas péri avec la prostituée ; Dieu lui aura ordonné de sortir de Babylone lorsque le mal y sera pleinement déchaîné (Apocalypse 18.4), de peur de participer à ses souillures, et d’être par là même amené à participer aussi à son châtimentc ; et il en sera sorti à temps. Première justification de la femme : elle ne sera pas jugée avec la prostituée. Toutefois ce n’est encore là que quelque chose de négatif. Il lui reste encore à être justifiée d’une manière positive, en revêtant la gloire promise. Mais il lui faut auparavant essuyer encore un rude combat. C’est par beaucoup d’afflictions qu’il faut entrer dans le royaume des cieux : voilà une règle qui ne saurait manquer de s’appliquer à l’entrée définitive et par excellence dans la gloire céleste. Cette lutte suprême n’est donc pas pour l’épouse de Christ un châtiment, mais un temps de purification destiné à la nettoyer parfaitement de toutes les scories qui pourraient encore s’attacher à elle. Toutes les puissances visibles se déclarant contre elle, l’Église apprend à se confier uniquement et absolument en son Chef invisible, toutes ses pensées ne sont qu’un ardent soupir après son retour, et c’est dans ce creuset qu’elle devient digne et capable de revêtir la glorieuse incorruptibilité qui va descendre sur elle du ciel. Le martyre des derniers temps est la voie qui conduit à la glorification, c’est déjà l’aurore du jour nouveau. (Apocalypse 20.4.) Le Seigneur, dans l’Apocalypse, parle de la glorification de l’Église absolument comme, dans l’évangile de saint Jean, il parlait de sa propre glorification et de son propre retour vers le Père. Comme son Maître lorsqu’il prononçait ses discours d’adieu, l’Église de même, au milieu de la dernière affliction, osera lever la tête vers le ciel, parce que sa délivrance approchera. (Luc 21.28.)

c – Cet ordre du Seigneur donné à l’Église des derniers temps rappelle d’une manière frappante celui qu’il a donné à ses premiers disciples, de quitter Jérusalem quand ils verront l’abomination de la désolation établie dans le temple. (Matthieu 24.15-16.)

Mais les chrétiens ne seront pas seuls à être persécutés par l’Antéchrist. Les Juifs partageront leur sort. Ce sont les Juifs, – nous l’avons vu, – qu’il faut entendre par les saints du Souverain que l’Antéchrist détruit et dont il pense pouvoir changer les temps de fêtes et la loi. (Daniel 7.21, 25.) Il est évident que les vrais Israélites, fidèlement attachés à la religion de leurs pères, ne pourront absolument pas se mettre à adorer la bête et qu’ils attireront ainsi sur eux les mêmes colères que les vrais chrétiens. En face des prétentions exorbitantes du paganisme nouveau, on ne parlera plus d’ancienne et de nouvelle alliance ; il n’y aura plus qu’un seul peuple de Dieu. La commune détresse rapprochera tous les cœurs et ouvrira ceux d’Israël. Il y a là pour les chrétiens un grand sujet de joie et de consolation, non seulement parce qu’ils aiment le peuple auquel ils doivent leur salut, mais aussi parce que la vie nouvelle qui commence à se manifester chez les Juifs est le gage de l’accomplissement imminent des prophéties. Ces persécutions n’amèneront pas immédiatement la conversion du peuple d’Israël, mais elles la prépareront certainement. Pour les peuples comme pour les individus les profonds abaissements sont le premier pas vers le relèvement. Il faut que les Israélites aussi sentent leur force naturelle absolument brisée. (Daniel 12.7 ; Jérémie 30.4 et suivants ; Zacharie 14.2.) Ce n’est qu’alors qu’ils chercheront Dieu et qu’ils s’informeront de leur Messie. Et quand ils le verront venir sur les nuées du ciel, ils l’acclameront comme leur Sauveur et s’écrieront : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! (Matthieu 23.39.)

) Au moment où l’arrogance de l’Antéchrist et du monde triomphants sera arrivée à son faîte, ainsi que la détresse du peuple de Dieu, – comme un larron dans la nuit, le Seigneur Jésus-Christ apparaîtra du ciel, arrêtera le cours habituel des choses de la terre et établira sur notre planète son règne glorieux. Il ne faut pas confondre cette apparition du Seigneur avec son retour en vue du jugement dernier. C’est cette première apparition que décrivent identiquement l’Apocalypse (Apocalypse 19.11-21) et Daniel (Daniel 2.34 et suivants, 44 et suivants ; 7.9-14, 26-27) ; c’est elle qui prélude à l’accomplissement de tout ce que les prophètes de l’ancienne alliance ont annoncé touchant le règne de paix du Messie ; elle que le Seigneur a en vue dans Matthieu 24.29 et suivants, tandis que dans Matthieu 25.31 et suivants, il parle évidemment d’une autre venue ; elle enfin qui occupe continuellement les pensées des apôtres et qui est l’objet de leur plus ardente espérance. Le mot de parousied ne désigne jamais dans le Nouveau Testament que le premier retour du Seigneur, retour qui, du reste, ainsi que le règne de mille ans qui le suivra, joue dans la Bible un beaucoup plus grand rôle que dans la théologie. « Toutes les tribus de la terre se lamenteront quand elles verront le Fils de l’homme venir sur les nuées. » (Matthieu 24.27-31.) « Jésus reviendra de la même manière qu’on l’y a vu monter. » (Actes 1.11.) « Tout œil le verra. » (Apocalypse 1.7.) Comment, après de tels passages, l’apparition du Seigneur pourrait-elle être d’une nature invisible ? D’ailleurs, les profondes et très palpables modifications que la nature subira dans ce temps, ne sauraient guères avoir pour cause un changement invisible dans les rapports de Christ avec le monde. Et enfin la portée, le sens de la période nouvelle qu’inaugurera le retour du Seigneur est précisément, d’après Colossiens 3.3-4, de faire succéder une gloire visible à la gloire cachée dont l’Église aura dû se contenter jusqu’alors avec son Chef. « Votre vie est cachée avec Christ en Dieu, mais quand Christ qui est votre vie paraîtra, alors vous paraîtrez aussi avec lui dans la gloire. » Mais la gloire à venir de l’Église fera le sujet d’un chapitre spécial et nous n’avons à nous occuper ici que de l’autre face de la question, qui est le jugement du monde ; car à son retour le Seigneur, du même coup, confondra ses adversaires et comblera les vœux de sa fidèle Église.

d – Cette expression est étrangère à l’Apocalypse. Dans les évangiles nous ne la trouvons que dans Matthieu 24, dans la question des disciples (verset 3) et dans la réponse du Seigneur. (versets 27, 37, 39.) En revanche elle se trouve dans les épîtres de tous les apôtres, à l’exception de Jude. (Jacques 5.7, 8 ; 2 Pierre 3.4, 12 ; 1 Jean 2.28.) Chez Paul, nous ne la rencontrons, en dehors des Thessaloniciens (1 Thessaloniciens 2.19 ; 3.13 ; 4.15 ; 5.23 ; 2 Thessaloniciens 2.1, 8), que dans 1 Corinthiens 8.15, 23, où la parousie est expressément distinguée de la fin dont le jugement dernier sera le signal.

Christ apparaît comme le Fidèle et le Véritable qui vient accomplir toutes les prophéties, comme un juge puissant, comme un roi à la tête de son armée ; il apparaît (Apocalypse 19.11-16), et la nature est profondément ébranlée (Apocalypse 6.12 et suivants ; 11.19 ; Matthieu 24.29 et suivants ; Joël 3.3 ; Zacharie 14.5 et suivants), et tous ses ennemis, – la bête et le faux prophète, – sont anéantis. (Apocalypse 19.17-21.) Dans les derniers temps, le mal et le bien auront l’un et l’autre été poussés si loin, que le monde sera aussi mûr pour le jugement que l’Église le sera pour la gloire. Pour les chrétiens la mort, le dépouillement de la chair, sera la rupture du dernier lien qui les retenait encore loin du ciel ; pour la bête et ses adorateurs, la mort sera le salaire du libre essor qu’ils auront donné à la chair (Galates 6.8 ; Apocalypse 17.8-11) ; la mort les livrera définitivement à la corruption. Définitivement, disons-nous, car depuis longtemps le monde et les ennemis de Dieu n’étaient guère autre chose qu’un cadavre plus ou moins orné, mais plus ou moins décomposé, autour duquel le Seigneur avait annoncé que les aigles se rassembleraient un jour (Matthieu 24.28) et qui forme effectivement dans l’Apocalypse la base d’un festin auquel sont avant tout solennellement conviés les oiseaux des cieux. (Apocalypse 19.17 et suivants.) Un trait assez caractéristique c’est que l’Antéchrist et ses princes poussent l’aveuglement jusqu’à déployer leurs armées contre le Roi du ciel. (verset 19.) On ne saurait aller plus loin dans la voie de la présomption ; c’est ici la manifestation suprême de la folie qui a présidé à la construction de la tour de Babel et qui consiste à croire que le monde et la chair peuvent quelque chose contre Dieu. Ils s’avancent donc enseignes déployées. Mais pas question de bataille ! Le Seigneur apparaît, et c’en est assez pour confondre tous ses adversaires. (2 Thessaloniciens 2.8.) Ainsi, en Gethsémané, Jésus n’avait qu’à dire : « C’est moi, » pour que toute la troupe des persécuteurs tombât à terre. (Jean 18.6.) Paralysés par la terreur, la bête et le faux prophète, ou pour parler avec Œtinger, l’Antéchrist et ses philosophes, seront saisis sans résistance ni contestation possibles à la tête de leurs troupes et jetés tout vifs dans l’étang ardent de feu et de soufre. (verset 20.)

Leurs partisans, les rois, les capitaines, les puissants avec leurs suites, seront simplement passés au fil de l’épée qui sort de la bouche de Christ, c’est-à-dire qu’ils seront mis à mort en vertu de la sentence qu’il aura prononcée contre eux. (versets 21 et 15 ; 2 Thessaloniciens 2.8 ; Hébreux 4.12.) Ce sera là un châtiment terrible. (Apocalypse 14.9-11.) Toutefois celui qui atteindra les séducteurs sera plus exemplaire encore, et ce n’est pas ici le seul endroit de la Bible où nous trouvons l’indication de degrés divers dans la condamnation. (Matthieu 11.22-24 ; Luc 12.47-48 ; Jean 19.11.) De même que l’élite des rachetés aura part à une première résurrection, tandis que les autres ne ressusciteront que beaucoup plus tard, de même les meneurs, les chefs de la révolte seront les premiers précipités dans l’étang ardent, et le reste des méchants ne sentira qu’au jugement dernier tout le poids de la colère divine.

Notre globe est maintenant et pour toujours débarrassé de la bête et de la brutale impiété qui la distinguait ; les royaumes de la terre cessent d’exister sous leur forme actuelle ; l’histoire revêt un caractère tout nouveau. Au despotisme dégradant de la bête et de ses acolytes a succédé le règne du Fils de l’homme et de ses saints.

4. Le règne de mille ans.

a) Introduction.

Daniel et Jean décrivent tous deux le règne de mille ans, mais à des points de vue différents. Le prophète de l’ancienne alliance, cela se comprend, relève surtout le côté terrestre, – le prophète de la nouvelle alliance, le côté céleste du grand événement qui s’appelle la venue du règne de Dieu. Nous observions plus haut que les prophéties de l’Ancien Testament viennent toutes aboutir à Daniel, comme celles du Nouveau à l’Apocalypse. Cette remarque s’applique d’une manière toute particulière au règne de mille ans : tout ce que l’Ancien Testament révèle sur cette glorieuse période de l’histoire de la terre se trouve brièvement condensé dans Daniel 2.35 à 44 et 7.13 à 27 ; et les six premiers versets d’Apocalypse 20 sont de même le résumé succinct de tout ce que nous en apprend le Nouveau Testament. On pourrait dire aussi que ces trois morceaux, capitaux en la matière, sont les simples esquisses, qu’un grand nombre de passages des prophètes, des évangiles et des épîtres permettent de changer en de véritables tableaux. Enfin, il ne manque pas dans le Nouveau Testament de déclarations qui servent en quelque sorte de trait d’union entre l’eschatologie de l’Ancien et celle du Nouveau Testament.

Le millénium d’après l’Apocalypse et le Nouveau Testament, d’après Daniel et l’Ancien Testament, et d’après divers passages qui résument et concilient les précédents, tels sont donc les trois points que nous allons traiter successivement.

Nous nous arrêterons assez longuement sur chacun d’eux, car la doctrine du règne de mille ans est l’objet d’un bien injuste mépris. Elle ne repose point, comme on pourrait le croire, sur un passage isolé de l’Apocalypse : elle est la clef de toute la prophétie de l’Ancien Testament et c’est à la notion du règne de Dieu que se rattachent plus ou moins directement tous les enseignements du Seigneur. Or le règne de Dieu et le règne de mille ans, leur nom l’indique, doivent avoir ensemble une étroite parenté, et l’importance du premier emporte celle du second. On se représente assez communément que Jésus s’est contenté d’opposer aux espérances charnelles de ses compatriotes l’annonce d’un règne de Dieu purement spirituel et intérieur. C’eût été tomber d’un extrême dans un autre. Sans doute le Seigneur, en présence d’un peuple qui se nourrissait de croyances grossières et matérielles, a été appelé à insister d’une manière toute particulière sur la repentance, sur la foi et en général sur toutes les dispositions morales sans lesquelles nul n’entrera dans le royaume des cieux. Mais on peut distinguer plus d’une phase dans le développement du règne de Dieu : si, après être d’abord apparu en Christ (Matthieu 12.28), il s’établit ensuite dans le monde comme un royaume spirituel et par des moyens moraux (Matthieu 13.33), il ne s’en manifestera pas moins, en troisième lieu, et lors de la parousie, comme un royaume visible et glorieux. (Luc 19.11 ; 21.31 ; 22.18.) Or ce règne de gloire n’est point encore l’éternité bienheureuse ; il a la terre pour théâtre ; Israël y joue un rôle prépondérant. C’est le règne dont parle le Seigneur quand il dit à ses apôtres que, dans le renouvellement, ils seront assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël. (Matthieu 19.28 ; Actes 1.6-8.) Jésus a donc été un chiliaste, un millénaire, comme tous les prophètes et comme tous les apôtres, et l’on a pu dire avec raison que la croyance au règne de mille ans a été le grand article de foi de l’Église primitive.

Il y a deux écueils à éviter dans l’interprétation des passages qui se rapportent au règne de mille ans. D’une part, il ne faut pas vouloir tout prévoir, tout connaître jusque dans les moindres détails ; il est des choses dont le Père a réservé la disposition à sa propre puissance. L’Écriture sainte est d’une sobriété qu’il faut savoir respecter. Mais on n’a pas le droit non plus de détourner de leur sens naturel et de volatiliser en quelque sorte toute une catégorie de déclarations scripturaires. Cette seconde erreur est cependant celle dans laquelle on tombe le plus souvent, non seulement dans le camp rationaliste, mais aussi chez les croyants. Il y a longtemps que l’Église a perdu l’intelligence des voies de Dieu. Les chrétiens de la gentilité n’ont pas profité de l’avertissement si sérieux que saint Paul leur donne dans Romains 11 ; nous avons oublié que nous ne sommes qu’un olivier sauvage enté sur l’olivier franc. Nous nous sommes imaginé, en dépit de tant de passages clairs et positifs, que le christianisme n’est que pour nous et pour le monde actuel. Nous passons devant le peuple de Dieu en hochant la tête. Parce qu’il est momentanément rejeté ; nous oublions qu’il est le peuple élu et qu’il le demeure. Son avenir nous préoccupe assez peu. Nous sautons à pieds joints par-dessus le règne de mille ans pour tomber en pleine éternité. Erreur qui ne s’explique aucunement chez des protestants. Que le catholicisme éprouve une répugnance profonde pour la doctrine scripturaire du royaume des cieux, cela se comprend, car le système romain est une fausse anticipation du règne de mille ans ; Rome fait un royaume de ce qui ne devrait être qu’une Église ; la prostituée, pour parler avec Roos, n’aime pas à entendre dire que le jour viendra où les prérogatives sur lesquelles elle a avancé une main profane seront le saint et légitime apanage de l’épouse de l’Agneau. Mais la réforme, qui nous a ramenés à la foi et à la foi seule, aurait dû nous guérir radicalement de cette manie qui consiste à vouloir toujours voir, toujours faire des œuvres et produire quelque chose, au lieu de croire. La foi évangélique réclame absolument pour son couronnement le royaume des cieux que la Bible nous présente. Chercher, en s’appuyant sur la parole des prophètes, à comprendre ce que c’est que ce royaume et par quelles phases successives il doit passer, telle devrait être la tâche de la théologie actuelle. Ne voyons-nous pas que de nos jours le Seigneur se sert de diverses circonstances pour faciliter cette étude à son Église, qui sent venir la tempête et qui veut qu’on vivifie son espérance ? « Les théologiens, disait déjà Œtinger, ne parlent guère de la conversion des Juifs et du règne de mille ans que d’une manière problématique et lorsqu’ils font de l’exégèse. Pourquoi ? Parce que ce sont là des vérités qui dépassaient encore la mesure de connaissance départie aux siècles passés. Mais maintenant on arrive à quelque chose de plus complet en fait de connaissances religieuses ; on commence à comprendre le rapport intime qu’il y a entre les choses finales et les articles ordinaires de la foi chrétiennee. »

e – Voyez dans mon ouvrage sur la Théosophie de Œtinger, page 594, ce que ce philosophe chrétien pensait de l’âge d’or de l’humanité, comme il appelle le règne de mille ans.

Passages de l’Apocalypse et du Nouveau Testament relatifs au règne de mille ans.

Le règne du Seigneur sur la terre durera mille ans. Cette indication, particulière à l’Apocalypse, doit avant tout être prise dans un sens symbolique. Mille est la troisième puissance de dix. Or dix est le nombre de la perfection terrestre, et trois, le chiffre divin : pendant cette période bénie, la terre sera donc toute pénétrée de vertus célestes. Après cela, ces mille ans ont-ils aussi une valeur chronologique et le millénium durera-t-il dix siècles ? Nous ne pensons pas qu’on puisse répondre avec quelque certitude à cette question. Disons seulement que l’opinion de Bengel et de son école, d’après laquelle le Seigneur régnerait deux mille ans sur la terre, repose sur une méprise exégétique.

Pendant le règne de mille ans, Satan sera lié et enfermé dans l’abîme. Tel est le premier point que relève l’Apocalypse dans sa description du millénium (Apocalypse 20.1-3), et cela se comprend : la fin du chapitre 19 rapportant le châtiment de la bête et du faux prophète, rien de plus naturel que de commencer le chapitre 20 en racontant le châtiment de Satan. Lorsque Satan avait été précipité du ciel sur la terre (Apocalypse 12.7), ce n’avait point été là, de la part de Dieu, un acte arbitraire de toute-puissance ; cette expulsion avait été l’exécution légitime de la légitime sentence prononcée de fait contre lui ensuite de la mort, de la résurrection et de l’ascension du Seigneur. Il en est de même de son emprisonnement dans l’abîme : Dieu lui a laissé tout le temps voulu pour déployer sur la terre toute sa force et toute sa ruse, et il en a profité pour organiser le double pouvoir de la bête et de la prostituée, après quoi il ne lui est plus resté qu’à donner toute sa puissance à l’Antéchrist. Mais, cette fois encore, tous ses calculs sont déjoués ; il perd la partie au moment où il se croyait sur le point de la gagner. On peut dire qu’en suscitant l’Antéchrist Satan jouait son va-tout. Eh bien, une fois l’Antéchrist confondu par la seule apparition du Seigneur, chacun doit comprendre que c’en est fait de la domination de Satan sur la terre. À Golgotha, il a cru faire un coup de maître et se substituer pour jamais au Fils de Dieu. Mais il s’est trouvé que la croix était précisément pour le Seigneur la condition de l’élévation suprême. Jésus va donc s’asseoir à la droite du Père ; il prend possession du ciel, et sa présence dans ces hauts lieux en expulse forcément son adversaire. De même Satan n’avait excité contre les chrétiens les cruelles persécutions des derniers temps que dans l’espoir de purger à jamais la terre de cette race maudite et de pouvoir y régner en seul maître. Mais il se trouve que ces persécutions mûrissent l’Église pour la gloire et la rendent digne de régner avec son Chef sur la terre ; c’est de l’adversaire que la terre est purgée ; l’abîme s’ouvre pour le recevoir et le garder pendant mille ans.

Maintenant déjà le diable est hors d’état d’aller dans le ciel accuser ceux qu’a justifiés la mort de Christ ; la seule chose qu’il puisse encore c’est, sur la terre, de préparer, aux croyants les plus subtiles embûches et les plus rudes combats. Mais le temps viendra où cela même lui sera enlevé : pendant le règne de mille ans, il ne pourra plus séduire les nations. Quelle délivrance pour l’humanité et pour toute la nature ! Aussi longtemps que le diable est encore le prince des ténèbres qui couvrent notre pauvre monde, nous sommes tous plongés dans une atmosphère saturée de miasmes pestilentiels. (Ephésiens 2.2 ; 6.12.). À l’avènement du Seigneur, l’air sera purifié ; un poids immense sera ôté de dessus les poitrines. Le bien pourra se déployer librement dans toutes les directions. Le péché ne sera pas encore complètement aboli, car les hommes continueront à vivre dans leur corps de chair, mais la force en sera bien amoindrie. À l’heure qu’il est, Satan est encore le dieu et le prince de ce monde ; les hommes qu’anime l’Esprit de Dieu sont encore l’exception. Pendant le millénium, l’inverse sera vrai : l’humanité comme telle se laissera diriger par l’Esprit de Dieu ; le monde ne sera plus plongé dans le mal ; la chair, qui ne sera plus incessamment séduite et excitée par les puissances de l’enfer, se trouvera tout à coup isolée dans sa perversité et sera bien plus aisément vaincue. En deux mots, Satan est le dieu de ce siècle (2 Corinthiens 4.4) ; le siècle à venir sera soumis à Christ et à ses saints.

En effet, pendant le millénium la terre sera gouvernée par Christ et son Église glorifiée. (Matthieu 5.5 ; Apocalypse 5.10 ; 20.4-6.) Sans l’Apocalypse, nous ne connaîtrions ni la durée du règne de Satan, ni son emprisonnement, bien qu’au fond ce soit déjà de ce dernier point dont parle Ésaïe quand il dit : « Et il arrivera en ce jour-là que l’Éternel visitera l’armée des lieux très hauts et les rois de la terre sur la terre, et ils seront assemblés en troupe dans une fosse et enfermés dans une prison, et, après un long temps, ils seront visités, » passage dont on peut rapprocher plusieurs autres paroles du même prophète, relatives à l’entière destruction du péché et de la souillure. (Ésaïe 4.3 et suivants ; 11.9 ; 25.8.) La participation des fidèles à la gloire et au règne de leur Maître, est au contraire une des pensées favorites du Nouveau Testament. « Afin que nous soyons aussi glorifiés avec lui. » (Romains 8.17.) « Si nous souffrons avec lui, nous régnerons aussi avec lui. » (2Timothée 2.12.) Voyez encore 1 Corinthiens 4.8 ; Romains 5.17 ; Luc 12.32 ; 22.29 et tant d’autres passages où il est parlé du glorieux héritage des enfants de Dieu, comme Romains 8.17 et Matthieu 5.5, déjà cités ; Actes 20.32 ; 1 Corinthiens 6.9-10 ; 15.50 ; Galates 5.21 ; Ephésiens 1.14-18 ; 5.5 ; Colossiens 3.24 ; Jacques 2.5.

Qui sont ceux qui régneront avec Christ ? Avant tout les martyrs, les victimes des dernières persécutions comme de toutes celles qui auront précédé. Ayant été faits le plus semblables à Jésus dans sa mort, ils seront aussi les premiers à vivre et à régner comme lui. S’il y a des degrés dans les châtiments, il y en a aussi dans les récompenses. Dans son entretien avec la mère des fils de Zébédée, le Seigneur reconnaît positivement, quoique d’une manière indirecte, qu’il a dans son royaume des places d’honneur qu’on ne peut obtenir qu’en buvant la coupe qu’il doit boire et en se laissant baptiser du baptême dont il doit être baptisé. (Matthieu 20.20-23.) Et dans la parabole des marcs (Luc 19.12-27), il enseigne positivement qu’à son retour il établira tel de ses serviteurs sur dix villes et tel autre sur cinq, d’après la mesure de la fidélité de chacun. Après les martyrs viennent ceux (και ὀιτινες) qui n’ont point adoré la bête, ni précédemment, ni (οὐτε) dans les temps plus récents où la bête et son image ont exercé leur ministère de séduction. (Apocalypse 13.14-17.) Les adorateurs de la bête, ce sont tous ceux qui ont pris ce monde pour la véritable puissance et qui lui ont rendu leurs hommages au lieu de regarder aux choses invisibles et éternelles. (2 Corinthiens 5.17-18.) Nous avons vu déjà que tous les habitants de la terre seront en dernière instance placés dans l’alternative ou de suivre la bête, ou de se déclarer pour la femme. Ceux qui n’ont pas adoré la bête, ce sont donc tous les élus. (Matthieu 24.31), tous ceux qui, pendant les siècles qui se seront écoulés entre la première venue du Seigneur et son retour, se seront consacrés à Christ, lui auront appartenu (1 Corinthiens 15.23) et, Juifs ou gentils d’origine, seront par la nouvelle naissance devenus enfants de Dieu. (Romains 8.17.)

Ils étaient avec le Seigneur dans le ciel ; maintenant ils sortent avec lui de l’invisibilité (2 Thessaloniciens 1.7 à 10 ; Apocalypse 17.14), et à cet effet, au moment de leur arrivée sur la terre, ils recouvrent leurs corps, mais leurs corps tout pénétrés de la vertu d’en haut et de la vie de l’Esprit, en sorte que maintenant tout leur être, leur homme tout entier se trouve arrivé à la perfection et à la gloire. C’est véritablement là une résurrection ; mais ce n’est pas la résurrection générale. (Apocalypse 20.12-13.) Il y a une première et une seconde résurrection. Cette distinction, expressément établie par les versets qui nous occupent, résulte également de plusieurs passages des évangiles et des épîtres. Le Seigneur, dans Luc 14.14, parle de la résurrection des justes ; Paul, dans 1 Corinthiens 15.23, compte trois résurrections : celle de Christ d’abord, puis celle des élus, lors de l’avènement du Seigneur, et ensuite, εἰτα, après un nouvel intervalle plus ou moins considérable, la fin, c’est-à-dire la résurrection générale et le jugement dernier. Dans 1 Thessaloniciens 4.16, le même apôtre parle d’une manière tout à fait concordante de la résurrection de ceux qui seront morts en Christ, si bien qu’on est allé jusqu’à prétendre, au mépris de Actes 25.15, qu’il ignorait la résurrection générale. Voyez encore Philippiens 3.20-21, où la glorification de ceux qui marchent comme des bourgeois des cieux est rattachée à la parousie ; et le verset 11 du même chapitre, où l’expression de résurrection d’entre les morts, ἐξαναστασις των νεκρων, ne peut décidément pas s’appliquer à la résurrection de tous les morts.

À un autre égard, le même apôtre, après l’avoir simplement confirmé, complète l’enseignement de l’Apocalypse sur la première résurrection. Saint Jean, qui sait que la parousie n’aura pas lieu de sitôt, ne parle que de la résurrection. Saint Paul, qui espère peut-être encore être sur la terre lors du retour du Seigneur, nous renseigne sur le sort des chrétiens qui auront échappé à la dernière persécution et qui vivront lorsque le Fils de l’homme se montrera sur les nuées. Quel sera leur sort ? Ils seront transformés. Leur corps de chair se changera en un corps glorieux sans passer par la mort. Les éléments mortels de leur être seront absorbés par la vie. Pour eux, il n’y aura pas dépouillement, mais revêtement d’un corps nouveau par-dessus l’ancien. (1 Corinthiens 15.51-53 ; 2 Corinthiens 5.4.) Et cette transformation, ce n’est évidemment pas lors de la résurrection générale qu’elle aura lieu, puisqu’elle exempte de la mort : c’est la résurrection des vivants. Dégagés des liens pesants de la matière, les élus qui vivront encore sur la terre lors du retour du Seigneur pourront aller à sa rencontre (1 Thessaloniciens 4.17) et s’élever dans les airs, comme le Seigneur lui-même l’a fait après être ressuscité, ou bien encore comme les deux témoins qui montent au ciel dans une nuée après que l’Esprit de vie est venu ranimer leurs corps. (Apocalypse 11.12.)

Cet enlèvement de l’Église, sera la preuve que le monde n’a plus aucune prise sur elle. Elle n’était déjà plus du monde ; elle ne sera plus même dans le monde ; la séparation sera complète et manifeste. Introduite en plein dans la vie céleste et dans la gloire divine, l’épouse de Christ sera entièrement justifiée aux yeux du monde étonné. (Apocalypse 11.12, et leurs ennemis les virent.) La bête, si arrogante et si violente, sera précipitée avec le faux prophète dans l’étang de feu, où elle tombe en proie à la mort seconde. La femme persécutée, si faible et si pauvre naguère, se voit élevée sur un trône plus brillant que tous ceux de la terre (Apocalypse 3.24 ; 2.26-28) et elle commence à s’abreuver des délices que procure l’union la plus intime avec le Seigneur. (Apocalypse 19.7.) Être toujours avec le Seigneur (1 Thessaloniciens 4.17), être réuni à lui (2 Thessaloniciens 2.1), voilà l’objet tout spécial de l’espérance chrétienne. C’est de cette réunion avec lui que parle Jésus quand il dit, en employant les mêmes expressions que l’apôtre (ἐπισυναγωγη, ἐπισυναξουσιν), qu’à son retour les élus, jusqu’alors dispersés, disséminés, opprimés en tous lieux, seront rassemblés par les anges et transportés dans le royaume de leur Père, où ils luiront désormais comme le plus brillant des astres. (Matthieu 24.34 ; 13.43.) Les hommes qui se seront affectionnés aux choses invisibles, qui auront fidèlement porté la croix de Christ et qui auront regardé son opprobre comme des richesses plus grandes que les trésors de l’Égypte, seront déclarés avec puissance les prémices des créatures de Dieu ; le doute ne sera plus possible à cet égard. Voilà donc maintenant les élus unis entre eux pour jamais et de la manière la plus étroite, car la chair, si habile à séparer les individualités, aura disparu. Les voilà non moins étroitement unis avec Christ et avec Dieu dans les régions de la gloire.

Et cependant à cela ne se borne pas leur félicité : ils auront la joie d’être une abondante source de bénédictions pour ceux de leurs frères qui vivront encore dans la chair. Non seulement ils vivront, dans le plein sens de ce mot, mais encore ils régneront avec Christ pendant toute la durée du millénium. (Apocalypse 20.4 ; Romains 5.17.) Après que le Seigneur sera venu chercher son épouse, il rentrera avec elle dans le ciel, car la terre, n’ayant pas encore été glorifiée, ne pourra servir de temple à l’Église des rachetés. C’est donc depuis le ciel que les saints gouverneront la terre. Il y aura entre l’Église triomphante et l’Église militante, et en général entre le monde supérieur et notre terre tout entière, des communications beaucoup plus fréquentes et plus libres que ce n’est le cas maintenant. Ce sera quelque chose de comparable aux apparitions du Seigneur pendant les quarante jours qui ont suivi sa résurrection. Tout naturellement, lorsque Satan aura été éloigné, lui le prince des ténèbres et des puissances de l’air, lui qui aveuglait les hommes et qui obscurcissait constamment leurs entendements (2 Corinthiens 4.4), la terre, recevra du ciel une lumière plus pure et les hommes élèveront vers les lieux célestes des regards plus clairvoyants. (Comparez Ésaïe 30.26.) La pernicieuse et redoutable influence qu’avait sur l’humanité Satan, son ancien maître, aura fait place au gouvernement bienfaisant des enfants de Dieu glorifiés et jaloux d’amener leurs frères au salut dont ils jouissent eux-mêmes.

Ils sont rois parce qu’ils sont sacrificateurs. (Apocalypse 20.6 ; 1.6 ; 5.10.) Leur sacerdoce est la continuelle légitimation de leur dignité royale. S’ils ont le droit de régner sur le reste de l’humanité, c’est qu’ils sont sacrificateurs de Dieu et de Christ et qu’ils servent Dieu jour et nuit dans son temple. (Apocalypse 7.15.) Maintenant, maintenant enfin, il y a des hommes qui célèbrent continuellement le Dieu Sauveur avec toute la pureté et toute l’allégresse qu’on peut attendre d’esprits parvenus à la perfection, et les spectateurs de scènes si nouvelles peuvent à chaque instant se convaincre : que ceux qui s’approchent ainsi de Dieu et qui lui rendent un tel culte sont les maîtres de l’univers. L’influence qu’ils exercent sur tout leur entourage provient tout simplement de leur valeur intrinsèque et de la position, qu’ils ont prise vis-à-vis de Dieu. Cette influence est considérable, mais n’a rien d’extérieur ; elle est toute spirituelle. Il suffit de les voir pour être puissamment attiré à Dieu. La contemplation de leur gloire est le plus convaincant des arguments en faveur de l’Évangile. C’est un nouveau système d’éducation adopté par Dieu, l’éducation par la gloire. Non pas que, par le règne de mille ans, la grâce soit mise de côté et que la force matérielle remplace désormais l’action secrète de l’Esprit-Saint sur les cœurs. Mais si maintenant nous voyons bien la grâce et la justice s’embrasser, pourquoi ne verrions-nous pas alors la grâce, la justice et la gloire agir de concert ? Les voies du Seigneur sont saintes ; saintes elles demeureront éternellement. Son règne n’aura jamais rien de charnel ; jamais il ne réalisera les rêves ni des Juifs ni des anabaptistes ; ce sera l’esprit qui y trouvera son compte et non pas la chair. Satan, privé de toute influence, se verra supplanté dans le gouvernement du monde, non point par des hommes qui seraient encore unis à un corps de chair et qui pourraient abuser de cette position pour chercher à satisfaire leurs convoitises, ni par des anges qui ne rempliraient cet emploi que comme de simples agents de la puissance divine, mais par des hommes glorifiés et qui ne seront devenus ce qu’ils seront que par la vertu de la croix de Christ. Chacun pourra voir en leurs personnes ce que la grâce fait d’un homme. Tous les yeux seront fixés sur l’Église glorifiée dont la félicité exercera alors sur les esprits le même attrait qu’exercent aujourd’hui les biens, la gloire, et les plaisirs de la terre, et ce sera de tout cœur qu’on se soumettra aux nouveaux maîtres du monde et à Christ, le Maître suprême. Le peuple de Dieu sera plein de franche volonté au jour où le Seigneur assemblera son armée dans une sainte pompe, et la terre sera remplie de la connaissance et de la gloire de l’Éternel comme le fond de la mer est couvert par les eaux. (Psaume 110.3 ; Habakuk 2.14.)

Le retour du Seigneur constituera donc un immense progrès, mais ce progrès ne s’opérera pas violemment. Ce seront de nouveaux trésors de vie ouverts devant l’Église, et mis à sa disposition pour l’aider à faire triompher l’Évangile dans le monde. Dans le principe, le Seigneur s’était contenté d’envoyer aux hommes de simples témoins de ses desseins d’amour, des prophètes, des sages, des docteurs, tous pauvres, sans force matérielle, ayant la forme de serviteurs. (Luc 24.48 ; Matthieu 23.34 ; 10.9 et suivants) Rien de plus simple pour le monde que d’opposer au témoignage prophétique, non seulement un faux prophétisme, mais même un faux sacerdoce et une fausse royauté. Lors de la parousie toutes ces autorités illégitimes seront livrées au juste jugement de Dieu et l’assemblée des élus se trouvera par là de plein droit appelée, non seulement à rendre témoignage et à prophétiser, comme elle l’a toujours fait (Apocalypse 11.3, 10, δυο μαρτυρες, δυο προφηται), mais encore à régner et à exercer un véritable sacerdoce au sein de l’humanité. Les temps de l’Église, où tout se réduisait au ministère de la simple parole, seront donc passés. On commencera à s’apercevoir que tous les siècles qu’aura duré l’histoire de l’Église n’étaient que la période de l’invitation aux noces de l’Agneau. Alors enfin le règne de Dieu apparaîtra sous sa forme véritable ; alors enfin le monde et toutes les relations de la vie seront pénétrés et transformés par le christianisme.

Quel magnifique déploiement de puissance ! L’union du sacerdoce et de la royauté en la personne des nouveaux maîtres du monde, amènera sur la terre elle-même entre l’Église et l’Etat une union parfaite ; or c’est précisément en cela que consistera le règne de Dieu par opposition à la simple Église. C’est un règne parce que désormais l’Église est une assemblée de rois, et c’est le règne de Dieu parce que ces rois sont des sacrificateurs. Chacun alors, pour parler avec Rothe, comprendra que Christ est le souverain sacrificateur et le souverain maître du monde ; il ne sera plus possible de le prendre pour un simple ecclésiastique. Il y aura correspondance parfaite entre la forme et le fond. Il n’y aura plus lieu d’opposer choses terrestres à choses célestes ; il ne sera plus question de femme et de bête. C’est en Dieu qu’on jouira des biens du monde. La poésie, les beaux-arts, les sciences, toutes les relations de la société seront en même temps célestes et terrestres. Car c’est Dieu et son Oint qui gouverneront le monde (Apocalypse 11.15) ; nouvelle théocratie qui revêt la forme d’une christocratie, mais théocratie véritable, existant réellement et spirituellement, et non plus en vertu d’ordonnances ; théocratie de l’esprit, et non plus de la lettre. L’homme est le maître légitime de la terre (Genèse 1.26) et le diable n’est qu’un usurpateur : voilà ce qu’il faut que chacun soit un jour obligé de reconnaître ; il faut que l’homme puisse une fois enfin jouir de son beau domaine en paix et sans que personne vienne lui en disputer la possession ; il faut que tous ses rêves de bonheur deviennent de saintes réalités.

Mais il est évident qu’après cela la longue patience de Dieu sera épuisée. Impossible d’aller plus loin dans la voie du support. Les habitants de la terre ne seront pas les seuls témoins de la gloire de l’Église ; ceux même d’entre les morts qui ne seront pas encore ressuscités seront d’une manière ou de l’autre informés de ce qui sera arrivé aux croyants, en sorte que chacun pourra juger de ce qu’on gagne à appartenir à Christ. Pour ceux qui, malgré tout cela, pourront persister encore dans leur endurcissement, il n’y aura plus rien à attendre qu’une condamnation éternelle. Mais ceux qui saisiront encore le salut auront à la résurrection générale et au jugement dernier la joie de se trouver liés dans le faisceau de la vie.

c) Passages de Daniel et de l’Ancien Testament relatifs au règne de mille ans.

Si, comme de juste, le prophète de la nouvelle alliance nous présente avant tout le côté spirituel et céleste du règne de mille ans, Daniel et l’Ancien Testament s’attachent plutôt à nous en montrer le côté terrestre. Dans l’Apocalypse, c’est l’Église glorifiée qui succède à Satan dans le gouvernement de la terre ; dans Daniel c’est, après la chute des quatre grandes monarchies païennes, le peuple d’Israël qui reçoit l’empire du monde. Au reste chez tous deux, – point essentiel, – Christ, le Fils de l’homme, apparaît comme le vrai Chef de l’humanité ; seulement, dans les lieux célestes, c’est l’Église glorifiée qui est l’organe de sa puissance, et sur la terre c’est le peuple d’Israël. Observons aussi que Jean n’oublie point les Juifs ; il connaît les promesses qui ont été faites à l’ancien peuple de l’alliance et qui ne sont pas encore accomplies ; à côté de l’innombrable multitude d’élus de tout peuple et de toute langue qu’il aperçoit dans le ciel devant le trône de l’Agneau, il mentionne (Apocalypse 7) 144 000 marqués de toutes les tribus d’Israël, qui sont bel et bien des Juifs ; Juifs convertis qui, après les angoisses des dernières luttes, seront reçus dans la glorieuse félicité du millénium et qui formeront le noyau de la société nouvellea. Voyez aussi Apocalypse 10.7 : « Aux jours où le septième ange sonnera de la trompette, le mystère de Dieu sera accompli, comme il l’a déclaré à ses serviteurs les prophètes. » Ce passage peut être considéré comme la confirmation en bloc de toutes les prophéties de l’Ancien Testament ; or, en le rapprochant de Apocalypse 11.15, on voit que, par ce mystère de Dieu, il faut entendre tout particulièrement le règne de mille ans, car lorsque le septième ange sonne de la trompette, des voix annoncent que le moment est venu où les royaumes du monde vont être soumis à Christ. Comparez également Actes 3.21.

a – Ceci peut nous montrer jusqu’à quel point on est fondé à dire, comme on l’a fait il n’y a pas longtemps, que l’Apocalypse est un livre judaïste. C’est un livre israélite comme tout le reste de la Bible, moins peut-être que les écrits de saint Paul. Quant à la forme poétique que revêt l’Apocalypse, elle n’a rien à faire avec le judaïsme.

Le Seigneur est apparu pour juger la chrétienté déchue et pour délivrer l’Église fidèle qu’il recueille auprès de lui dans le ciel. Mais il se trouve que la plus grande partie des hommes ne rentre ni dans l’une ni dans l’autre de ces catégories : les Juifs et les païens ne font partie ni de la chrétienté déchue ni de l’Église fidèle ; aussi demeurent-ils sur la terre et ne sont-ils ni détruits ni enlevés au ciel. Nous avons vu la prostituée répondre au pharisaïsme juif et le continuer dans l’Église, tandis que les deux bêtes nous ont présenté dans cette même Église la continuation du paganisme ; c’est ainsi que tout ce qu’il y avait de faux dans les religions de l’antiquité a pénétré dans le christianisme et y a été jugé. Mais, indépendamment de cela, le judaïsme et le paganisme existent encore tous deux pour leur compte et sous leur forme première, tels qu’ils existaient avant l’apparition du christianisme ; et ici ils sont moins dangereux, moins corrompus, parce qu’ils ne se sont pas encore trouvés en contact avec la grâce évangélique, et que, par conséquent, ils n’ont pas eu l’occasion de la tourner en dissolution et de la fouler aux pieds. La mesure du péché n’est pleine et l’heure du jugement ne sonne que lorsqu’il y a eu rejet de la parole de la croix. (Marc 16.16 ; Jean 3.18 et suivants ; 15. 22.) Le judaïsme et le paganisme proprement dits, c’est-à-dire les Juifs et les païens qui vivront sur la terre lors du retour du Seigneur, seront donc des éléments encore relativement sains et pourront avoir part au règne de mille ans. Que les peuples chrétiens et civilisés se le disent bien et que cette pensée rabaisse un peu leur fierté : les nations qu’ils méprisent le plus, les Juifs et les barbares les plus grossiers, tout spécialement peut-être les noirs d’Afrique, Cus, Séba, tous ces Chamites (Psaumes 68.30 ; 72.10) seront un jour les principaux acteurs dans le drame de l’histoire et y joueront un rôle plus brillant que les peuples qui occupent maintenant si orgueilleusement la scène. Telle est l’antique loi du royaume de Dieu : « Ils ont excité ma jalousie par ce qui n’est point Dieu ; ils ont irrité ma colère par leur vanité. Et moi j’exciterai aussi leur jalousie par ce qui n’est pas un peuple et je les irriterai par une nation sans intelligence. » (Deutéronome 32.21 ; Romains 10.19.) De même que les Juifs se sont vus autrefois supplantés par les païens, de même dans les derniers temps les chrétiens de la gentilité se verront supplantés par les Juifs. « Ne t’élève point par orgueil, mais crains, » dit saint Paul à l’olivier sauvage. Pour la seconde fois les premiers seront les derniers et les derniers les premiers.

Au commencement du règne de mille ans l’humanité sera dans un état tout pareil à celui où elle se trouvait au commencement de l’histoire de l’Église, après l’ascension du Seigneur. Elle se composera des trois mêmes éléments : Israël, les peuples païens et, en face d’eux, une Église chrétienne désireuse de les gagner à l’Évangile. Seulement toutes choses alors seront bien plus mûres. Dès avant le retour du Seigneur, la prédication de l’Évangile aura préparé les Juifs et les païens à recevoir la lumière (Matthieu 24.14b) et les aura mis à même de comprendre la portée des grands événements qui accompagneront la parousie ; et non seulement cela, mais encore et surtout ces événements eux-mêmes, – Christ venu en gloire, l’Antéchrist détruit, les élus glorifiés, Satan mis entièrement hors d’état de nuire, – n’auront pas manqué de faire sur les nations la plus profonde impression. Tandis que dans les temps apostoliques Israël, s’endurcissant de plus en plus, marchait à grands pas au-devant du jugement, et que le monde païen, sensiblement mieux disposé, s’apprêtait néanmoins à tendre à l’Évangile bien des pièges subtils, maintenant le voile de Moïse est ôté de dessus Israël (2 Corinthiens 3.14-16) et l’enveloppe redoublée, dont parle Ésaïe 25.7, est enlevée de dessus les nations. Dans les derniers temps tout sera donc bien changé chez les hommes auxquels le salut sera offert, et dans l’Église elle-même les changements seront bien plus grands encore : au lieu d’un petit troupeau faible et méprisé, au lieu de prédicateurs ayant leur trésor dans des vases de terre (2 Corinthiens 4.7), le monde se trouvera en face d’un peuple de sacrificateurs qui seront en même temps les maîtres du monde. Là, c’était l’Église. Ici, c’est le règne.

b – Stier dit fort bien, à propos de ce passage, que la fin viendra lorsque se seront produits ces deux signes avant-coureurs, qui semblent au premier abord se contredire et s’exclure l’un l’autre : déchéance de la chrétienté et réveil de l’esprit missionnaire.

Nous avons quelque peine, nous, chrétiens de la gentilité, à nous familiariser avec là pensée qu’Israël sera un jour le premier des peuples de la terre. L’Église a peut-être assez volontiers perdu de vue cette importante vérité, mais, nous n’hésitons pas à le dire, elle a du même coup perdu la clef de la prophétie. Le mépris de la théologie traditionnelle pour les Juifs a rejailli sur l’Ancien Testament, et l’Ancien Testament une fois méprisé, on n’a plus eu beaucoup de peine à ruiner l’autorité du Nouveau. On a fait observer que le christianisme primitif, qui a eu Jérusalem pour berceau, avait un cachet israélite très prononcé et que le Nouveau Testament renferme une foule de passages dans lesquels, avec la tournure abstraite de notre esprit, nous avons toutes les peines du monde à nous retrouver. Puis on a dit : Vous voyez bien qu’il y a désaccord et même contradiction entre le christianisme primitif et le christianisme développé et perfectionné des siècles suivants. Le premier, à y regarder de plus près, n’était que de l’ébionitisme. C’est ainsi que la scolastique et l’orthodoxie, avec leur manie de tout spiritualiser, de vivre d’abstractions et de se passer de faits historiques, ont frayé la voie au rationalisme. Qu’aurait-il fallu faire au contraire ? Puisque c’est l’intuition israélite que l’Esprit de Dieu est venu féconder par l’inspiration, la théologie aurait dû, – elle devrait, – pour comprendre la Bible, se rapprocher de cette intuition si vivante et si riche et s’éloigner d’autant de la logique si sèche des peuples occidentaux.

Le peuple juif à la tête de l’humanité ? Si chose pareille arrive jamais, à coup sûr ce sera par hasard ou par caprice ! Non, il n’y aura là ni hasard ni caprice. Aux yeux de la Bible notre race n’est pas un informe agrégat d’individus et de nationalités. C’est plutôt comme de vivants organismes qu’elle aime à se représenter le monde et l’humanité. Il suffit pour s’en convaincre de lire le premier chapitre de la Genèse, où nous voyons la nature se perfectionner de création en création et tendre tout entière vers Adam comme vers son couronnement. Quand l’homme paraît avec sa personnalité, son intelligence, sa liberté, une vie nouvelle commence à se développer sur notre planète, l’histoire vient s’ajouter au simple développement naturel. Or la noblesse spirituelle de notre espèce réside principalement dans les traits qui sont communs à l’ensemble de ses représentants ; les variétés n’ont ici qu’une assez médiocre importance ; tous les hommes descendent du même sang, ont les mêmes facultés et la même destination. Néanmoins l’histoire ne sera point la monotone répétition d’événements toujours les mêmes. Comme tout homme l’humanité a un corps, une âme et un esprit ; elle se divise en Chamites, Japhétites et Sémites. À la tête de chaque groupe de peuples et de chaque peuple particulier se trouve un patriarche qui transmet à ses descendants ses particularités spirituelles et physiques ; voilà une de ces vérités concrètes, un de ces faits dont on est encore bien loin d’avoir suffisamment tenu compte. Sem, chez qui domine l’esprit, reçoit de son père une bénédiction (Genèse 9.26 et suivants) qui fait de ses descendants la partie religieuse par excellence de l’humanité ; mais Israël est aux Sémites ce que les Sémites sont au reste des hommes, et Israël à son tour produira un homme en qui toute l’humanité se résumera comme en un nouvel Adam et auquel elle aboutira comme à son vrai chef spirituel. (Genèse 12.1-3.) C’est donc Israël qui est, une fois pour toutes, choisi pour recevoir la révélation et la transmettre aux autres peuples. « Israël est mon fils premier-né », dit l’Éternel à Pharaon au moment où la famille de Jacob commence à présenter l’aspect d’une nation. (Exode 4.22.) Et en Sinaï, à la veille de lui donner sa loi, l’Éternel dit à son peuple : « Si vous obéissez à ma voix et si vous gardez mon alliance, vous serez ma propriété de préférence à tous les autres peuples, car toute la terre est à moi et vous me serez un royaume de sacrificateurs et un peuple saint. » (Exode 19.5-6.) Voilà donc un peuple qui va rendre à l’humanité tous les services qu’un prêtre rend à ses frères. « Tout souverain sacrificateur est établi en faveur des hommes dans les choses qui regardent Dieu. » (Hébreux 5.1.) Les dons de Dieu étant sans rémission (Romains 11.29), il résulte du second passage de l’Exode que nous venons de citer, que c’est pour toujours qu’Israël est appelé à remplir vis-à-vis du reste des hommes l’office d’un peuple de sacrificateurs, et non pas seulement pour les temps de l’ancienne alliance, où il a si peu songé à s’acquitter de ce glorieux mandat.

Chose étonnante ! le même apôtre qui ne se lasse pas de répéter qu’en Christ il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni circoncis, ni incirconcis (Romains 3.29 et suivants ; Galates 3.28 ; 6.15 ; Ephésiens 2.13-18 ; Colossiens 3.11), connaît parfaitement les privilèges exclusifs des Juifs et ne songe aucunement à les leur contester. Quand ils se convertiront et qu’ils en viendront à faire de nouveau partie du noble olivier du royaume de Dieu, ce seront des branches naturelles qui seront entées sur leur propre olivier, τη ἰδια ἐλαια. Les Juifs, après des siècles d’incrédulité et de dispersion, n’en sont pas moins, pour l’apôtre des gentils, les branches naturelles, κατα φυσιν κλαδοι (versets 21 et 24) ; et les gentils gagnés à la foi, n’en sont pas moins entés contre nature, παρα φυσιν (verset 24.) Comment s’expliquer cette apparente contradiction ? Par la différence des points de vue auxquels se place successivement l’auteur de ces divers passages. Au point de vue religieux, en présence de Dieu, les hommes ont tous besoin d’un Sauveur ; sous ce rapport Juifs et païens sont absolument sur le même pied ; ce n’est que par Christ qu’ils peuvent, les uns et les autres, avoir accès, par un seul et même esprit et par une seule et même foi, auprès d’un même Père, qui leur donne pareille justice et leur promet gloire pareille. Voyez, dans Apocalypse 7, de qui donc est peuplé le ciel : Juifs de toutes tribus et gentils de toutes nations. Mais au point de vue de l’histoire de la révélation, la chose se présente tout autrement. Il plaît à Dieu de faire des hommes les instruments de sa volonté, et, sous ce rapport, Israël est et demeure le peuple élu, le peuple par lequel Dieu accomplit envers l’humanité ses desseins de miséricorde. En Christ il n’y a plus non plus ni homme ni femme, ainsi que le déclare l’apôtre dans le même passage où il dit qu’il n’y a plus ni Juif ni gentil. Cependant, pour avoir les mêmes droits que l’homme à la grâce de la vie (1 Pierre 3.7), la femme n’en demeure pas moins, non seulement dans la famille, mais encore dans l’assemblée de l’Église, essentiellement subordonnée à l’homme (1 Corinthiens 14.341 Timothée 2.11 et suivants) : elle ne doit pas enseigner, mais demander instruction à son mari. Or les Juifs sont nos maîtres pour les choses du ciel et ils le demeurent lors même que l’ancienne alliance a fait place à la nouvelle. Depuis que Dieu les a rejetés, plus de prophéties, plus de révélations ! Et ceux d’entre nous qui désirent néanmoins, pendant ce long silence, entendre la parole de Dieu, doivent pour cela passer par Israël, car la Bible tout entière, le Nouveau Testament aussi bien que l’Ancien, sauf les écrits de saint Luc (Colossiens 4.10, 14), a des Juifs pour auteurs ; Jésus et ses apôtres étaient des Juifs. Si donc pendant le règne de mille ans de nouvelles révélations doivent être accordées à l’humanité, il faut pour cela qu’Israël, Israël converti, soit de nouveau le premier peuple de la terre. Ce que sera dans le ciel l’assemblée des élus parvenus à la gloire et au règne, Israël le sera sur la terre : même sacrificature et même royauté exercées par les uns dans les lieux célestes, par les autres sur la terre. Bienheureuse chaîne où les dons de Dieu s’enlacent à la foi qui les reçoit ; Dieu, Christ, l’Église glorifiée, Israël, les nations ; absolument comme dans 1 Corinthiens 11.3 : l’homme chef de la femme, Christ chef de l’homme et Dieu chef de Christ !

Nous ne songeons point à donner ici un aperçu complet de ce que nous apprennent sur les destinées finales d’Israël toutes les prophéties de l’Ancien Testament, depuis Moïse jusqu’à Zacharie ; ce que nous nous proposons simplement, c’est de mettre en lumière le caractère distinctif de ce vaste ensemble de prophéties. Eh bien, nous disons que ni les terribles menaces ni les glorieuses promesses de relèvement faites par Moïse à son peuple (Lévitique 26.31-45 ; Deutéronome 28.62-68 ; 29.22 ; 30.14 ; 32.15-43) ne se trouvent complètement accomplies par les soixante-dix années de l’exil babylonien et par le pénible retour à Jérusalem de quelques milliers de Juifs. Les malédictions de Moïse pèsent encore sur son peuple infidèle, et le relèvement promis au peuple repentant n’a point encore eu lieu. Toutes les nations de l’antiquité, y compris celles qui n’ont jamais quitté le sol de leur patrie, ont disparu ou du moins se sont tellement mélangées avec d’autres races qu’elles en sont devenues méconnaissables. Israël, lui, subsiste et, double miracle, subsiste bien que dispersé depuis si longtemps dans le monde entier. La conservation d’Israël, voilà un de ces faits qui permettent de dire que l’histoire est le grand commentaire de la révélation. « Même lorsqu’ils seront dans le pays de leurs ennemis, je me souviendrai d’eux, je ne les rejetterai point et je ne les aurai point en aversion jusqu’à les consumer entièrement et à rompre l’alliance que j’ai faite avec eux, car je suis l’Éternel leur Dieu. Et je me souviendrai en leur faveur de l’alliance que j’ai faite avec leurs ancêtres, lesquels j’ai tirés de la maison d’Egypte, à la vue des nations, pour être leur Dieu, moi, l’Éternel. » (Lévitique 26.44-45.) Ces paroles de Moïse sont le thème fondamental de toute la prophétie. Les psaumes messianiques se ressentent de la période de prospérité où ils ont été composés ; ils relèvent moins le côté négatif des destinées d’Israël, son infidélité et son abaissement, que la gloire à venir de ce peuple extraordinaire, dont le roi exercera un jour les plus terribles jugements sur toutes les nations d’alentour révoltées contre sa légitime autorité (Psaume 2 et 110), et qui, d’autre part, verra accourir dans sa capitale ces mêmes nations irrésistiblement attirées par la vérité de sa religion et par les splendeurs de son culte. (Psaume 72, 68.29 ; 22.28.) Aussi, tandis que le Pentateuque ne parle que du peuple d’Israël en général, voyons-nous dans les Psaumes se détacher de la masse de la nation la figure bien distincte d’un ROI messianique qui sera souverain sacrificateur en même temps que roi. (Psaume 110.4.) Tel est le fonds de connaissances que Moïse et David ont transmis aux prophètes qui sont venus après eux.

Ces prophètes, malheureusement les théologiens croyants eux-mêmes ne les ont le plus souvent que bien mal compris. Dans les prophéties messianiques on n’a su pendant longtemps voir absolument que la personne du Messie ; on négligeait tout ce qui se rapportait au peuple du Messie, à son royaume. Et cependant lorsque le Messie lui-même est apparu ; il n’a cessé de parler du royaume de Dieu. Cela n’aurait-il pas dû ouvrir les yeux ? Mais non ! On spiritualisait ; tout ce qui était dit du royaume d’Israël, on l’appliquait à l’Église. Pour cela, il fallait faire violence au texte, le priver de toute une partie de sa portée, et, après tous ces tours de force, on ne pouvait se soustraire à l’impression que les apôtres auraient dû s’exprimer autrement qu’ils ne l’ont fait, s’ils avaient vraiment voulu parler de Jésus et de son Église. Pourquoi toujours ce roi victorieux et ce règne glorieux ? Ce qu’on aurait voulu trouver uniquement, c’eût été un Sauveur mourant et réconciliant par son sang tous les hommes avec Dieu. Ésaïe 53 était le chapitre favori de cette tendance, ainsi que Daniel 9, quelques versets de Zacharie et Ésaïe 7.14 et 9.6, autant de passages qu’on ne se faisait aucun scrupule d’isoler de leur contexte pour peu que ce dernier présentât quelque difficulté. On était à cent lieues d’une intelligence vraie et historique de la prophétie.

Prenons, par exemple, le commentaire de Pfaff, l’un des derniers et des meilleurs produits de l’ancienne exégèse protestante, qui parut à Tubingue en 1729. Ouvrons-le à Ésaïe 4.5. Ces lieux d’assemblées qui couvrent la montagne de Sion, ce sont les Églises chrétiennes ; c’est une manière figurée de parler, une image empruntée à l’Ancien Testament. Au sujet de l’avant-dernier verset de Joël : La Judée sera habitée éternellement et Jérusalem d’âge en âge, Juda et Jérusalem, remarque Pfaff, c’est l’Église de la nouvelle alliance ; elle ne périra pas, elle subsistera toujours jusqu’à ce qu’elle triomphe dans le ciel. On a quelquefois, poursuit-il, voulu voir dans ce verset la Jérusalem terrestre, matérielle ; mais pour cela il faudrait que les Juifs se convertissent tous ensemble au Seigneur et retournassent dans la terre sainte, ce qu’on ne peut absolument pas admettre. – Quelquefois il accorde que les Juifs sont les Juifs, mais alors il spiritualise les promesses qui leur sont faites. Ainsi l’esclavage dont il est parlé dans Amos 9.14 et Ésaïe 11.11, c’est l’esclavage du péché, dont Israël aussi est délivré par la prédication de l’Évangile. Dans Michée 5.7, les restes de Jacob, c’est l’Israël de la nouvelle alliance, ce sont les apôtres et les disciples du Seigneur. Dans le verset suivant, où se retrouve la même expression, les restes de Jacob sont même, d’une manière toute générale, les croyants de la nouvelle alliance. À propos de Ésaïe 11.13 : La jalousie d’Ephraïm sera ôtée et Juda n’opprimera plus Ephraïm, Pfaff s’exprime comme suit : « Dans l’Église de la nouvelle alliance, les haines, les jalousies seront chose inconnue ; les croyants vivront tous en bonne harmonie les uns à côté des autres. Mais, demandera-t-on, à supposer même que Juda, Israël, Sion et Jérusalem soient l’Église, qu’est-ce que le pays dans lequel doit habiter cet Israël spirituel ? Quand l’Éternel déclare, par exemple, dans Amos 9.15, qu’il replantera les Israélites dans leur terre, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que l’Éternel introduira le reste de son peuple dans l’Église de la nouvelle alliance, qui est l’Église militante, puis dans la Canaan céleste, qui est l’Église triomphante. » Luther de même : « De cette terre d’exil et de pèlerinage, ils s’élèveront vers leur patrie céleste. Ascendent ad cælestam patriam ex hac peregrinationis terra. » Quand, dans le verset précédent, Amos parle de villes désertes qui seront rebâties et habitées, de vignes qu’on plantera et dont on boira le vin, etc., cela signifie que l’Église chrétienne sera semblable à une ville bien peuplée et à une vigne fertile. Et le verset qui précède encore : Les jours viennent que le laboureur suivra de près le moissonneur ? Eh bien, ce sont là de gracieuses images destinées à figurer les bienfaits spirituels dont l’Église sera comblée. Et Ésaïe 11.6 : « Le loup habitera avec l’agneau ? » Il ne faut point, lisons-nous toujours dans le même commentaire, prendre ceci à la lettre, mais spirituellement. Dans le royaume du Messie, il n’y aura que paix et affection réciproque ; les hommes les plus cruels, les peuples les plus grossiers seront transformés en agneaux sous la douce influence de l’Évangile. C’est ainsi déjà que ce chapitre avait été interprété par Théodoret, Jérôme, Luther et Calvin. Jérôme, en particulier, rejette comme judaïsante l’interprétation littérale.

Combien, à cette continuelle spiritualisation, je préfère la manière de voir de Burk, le gendre et le disciple de Bengel qui, dans son commentaire sur les douze petits prophètes, publié en 1753, fait au sujet de Amos 9.15, l’observation suivante : « Les mots נָטַעְתִּי et נַתַתִּיc, qui, du reste, se ressemblent beaucoup, sont évidemment une allusion à Exode 15.17d et 20.12e, et montrent qu’il ne faut pas penser ici à la patrie céleste, à laquelle les païens convertis parviendront aussi bien que les Juifs, mais à l’ancienne patrie des Israélites, au pays que Dieu leur a assuré et qu’ils ont longtemps occupé. Car c’est un pays où on laboure et où l’on moissonne, un pays où l’on bâtit des villes, où l’on plante des vignes et où l’on établit des jardins. Donner à tout cela un sens mystique est aussi peu naturel que possible et produit d’insupportables tautologies. Dieu accorde aux croyants une grande plénitude de grâces spirituelles ; mais cela ne l’empêche point de faire sentir de même sa bénédiction aux campagnes et aux coteaux… »

c – « Je les planterai sur leur terre et ils ne seront plus arrachés de leur terre que je leur ai donnée. »

d – « Tu les introduiras et tu les planteras sur la montagne de ton héritage. »

e – « Que tes jours soient prolongés sur la terre que l’Éternel ton Dieu te donne. »

« Il y a certainementf des prophéties, telles que Ésaïe 60, qui ont reçu un accomplissement partiel dans les temps meilleurs qui ont suivi la sombre période de l’exil. Mais leur accomplissement définitif est encore à venir, car lorsque Dieu parle, il ne se sert pas d’hyperboles poétiques. Autre est l’esprit du monde, sous l’inspiration duquel ont parlé les sages et les poètes, autre est l’esprit qui a rempli les prophètes. Les patriarches hébreux sont morts sans être entrés en possession de la terre qui leur avait été promise ; mais, en fin de compte, Josué a pu dire qu’il n’était pas tombé un seul mot de toutes les bonnes paroles que l’Éternel avait dites à la maison d’Israël. (21.45.) Il finira par en être de même du reste des prophéties et on le verra bien lorsque seront accomplies les années de la captivité du peuple élu, captivité qui, à y regarder de près, n’a point encore pris fin. Oui, les jours viendront où Dieu manifestera de nouveau sa gloire comme au temps de Moïse. Que cette ravissante perspective nous console et nous égaye ! Réjouissons-nous avec le peuple que ces magnifiques promesses concernent directement ; réjouissons-nous pour lui et à sa place, car pour le moment il les ignore. Ils sont rares dans l’Église, ceux qui croient que le Messie viendra ainsi régner d’une manière visible sur la terre. Parce que ces prophéties ne se sont pas encore littéralement accomplies, on a pris l’habitude de les spiritualiser. D’autant plus significatives sont les lignes suivantesg : Il y a dans la Bible un certain nombre de passages qui semblent mettre le règne de Christ dans un rapport intime avec la terre promise et le peuple juif ; ainsi Psaume 72.8 ; Zacharie 9.10 ; Luc 1.32-33. De deux choses l’une. Ou bien ces passages doivent se prendre figurément ; Israël est mis pour l’Église ; la contrée qui s’étend entre l’Euphrate et la Méditerranée, ce sont en général les pays où la religion chrétienne s’est propagée. Ou bien, si cette explication ne satisfait pas et paraît violer les règles de toute saine exégèse, ces passages signifient que les Israélites retourneront un jour dans leur patrie et qu’ils y seront gouvernés par Christ comme ils l’ont été anciennement par Dieu. Cette idée a pour nous quelque chose d’étrange. Mais pourquoi nous en méfierions-nous ? Elle ne peut introduire dans la théologie aucune erreur et, après tout, que nous importe que les restes d’Israël aillent un jour s’établir ici plutôt que là ? Cependant Moïse leur a si clairement promis qu’ils rentreraient dans leur pays dès après leur conversion (Deutéronome 30.1-14), et Paul a si positivement annoncé cette conversion (Romains 11), qu’il serait bien difficile de conserver le moindre doute à l’égard de leur retour en Palestine. »

f – Ceci est de Ph.-Matthieu Hahn, dans son livre intitulé : Bonne nouvelle du royaume de Jésus, publié en 1779 et réédité en 1856.

g – Ceci est une citation, faite par Ph.-Matthieu Hahn, du chevalier Michaëlis, l’un de ses contemporains.

Dans l’un de ses discours sur l’Apocalypseh, Bengel trace entre les prophéties accomplies et celles qui ne le sont pas encore la ligne de démarcation suivante : « Un ange jure qu’au jour où le septième ange ferait entendre sa voix et sonnerait de la trompette, le mystère de Dieu serait accompli, comme il l’a déclaré à ses serviteurs les prophètes. (Apocalypse 10.7.) Le mystère de Dieu, c’est tout ce qu’il a, de toute éternité, résolu de faire par Jésus-Christ pour sauver l’humanité. Pour autant qu’il a été révélé, ce mystère se compose de deux parties principales. La première est accomplie ; elle l’a été par l’apparition du Fils de Dieu sur la terre, la réjection des Juifs et l’entrée des gentils dans l’Église. La seconde partie du mystère de Dieu ne suit point immédiatement la première et n’est pas encore accomplie ; elle ne commence qu’après un long intervalle, lors de la septième trompette, et tout ce qui, dans l’Apocalypse, précède la septième trompette, est destiné à combler cet espace et à empêcher que la prophétie ne présente dans son ensemble l’aspect d’une chaîne brisée. Voyez quelle importance nous devons ajouter aux prophètes de l’ancienne alliance elle-même, puisque l’ange, dans son serment, en appelle si solennellement à leurs écrits : « Comme il l’a déclaré à ses serviteurs les prophètes. » Mais c’est comme si toutes les prophéties non encore accomplies de l’Ancien Testament étaient intercalées mot à mot dans l’Apocalypse ! Ce que l’Ancien Testament annonce des souffrances du Messie et de son élévation dans la gloire, n’est guère, à côté de la pleine lumière du Nouveau Testament, que comme une lampe auprès des rayons du soleil ; et voilà pourquoi les gentils pouvaient embrasser l’Évangile lors même qu’ils ne connaissaient point Moïse et les prophètes. Mais pour l’intelligence des prophéties non encore accomplies, on ne peut se passer de l’Ancien Testament. Dans ses épîtres, saint Jean ne parle point des prophètes, parce qu’il y traite de la première partie du mystère de Dieu : la vraie lumière luit déjà. (1 Jean 2.8.) Mais dans l’Apocalypse, l’ange qui lui révèle la seconde partie du mystère de Dieu s’en réfère expressément à tout ce que l’Ancien Testament renferme encore de prophéties non accomplies. La vérité capitale de la Parole de Dieu, c’est que Jésus-Christ est venu dans le monde pour nous sauver. Cela, nul n’en peut ignorer ; il faut absolument, pour obtenir le pardon de ses péchés, accepter cette vérité par la foi ; et quand on le fait, on arrive à comprendre de quel amour on a été aimé, car l’Esprit vous donne alors un cœur qui sent et des yeux qui voient. De là naissent une joyeuse confiance, une vive espérance et un amour pour Dieu plein de zèle et d’activité. Voilà ce qui ne peut manquer de se trouver chez quiconque tient à être au clair sur la grande question de son salut. Mais une fois qu’on est introduit dans la maison de Dieu et cela en qualité d’enfant et d’héritier, il est très permis d’examiner un peu comment les choses s’y passent. Tout ce que la Bible nous apprend sur la manière dont Dieu conduit ses saints, depuis les plus anciens temps jusqu’aux derniers jours, est alors le bienvenu. Alors nous pouvons et nous devons profiter de tous les rayons lumineux, de tous les aperçus… Rien de plus propre qu’une pareille étude à fortifier en nous la foi, l’espérance, la charité. L’âme apprend ainsi à se détacher de sa propre misère et à se familiariser toujours davantage avec Dieu. Elle arrive, en contemplant et en s’appropriant l’ensemble de l’œuvre divine, à un état de complète paix et de ferme confiance. À ce point-là de son développement, l’enfant de Dieu, s’oubliant toujours davantage lui-même, ne vit plus que dans une respectueuse et tendre adoration. »

hSoixante discours sur l’Apocalypse, édition de 1771, page 520.

Ce n’est pas impunément qu’on a méconnu, comme on l’a fait, la doctrine du rétablissement futur d’Israël. L’exégèse rationaliste s’est élevée avec raison contre cette fausse spiritualisation et a insisté fortement sur le sens littéral ; elle a prouvé que les prophètes avaient voulu parler d’un royaume israélite ; elle en a conclu qu’ils se sont trompés et l’orthodoxie s’est trouvée fort embarrassée, ne croyant pas qu’un royaume pareil puisse exister jamais.

Israël, après de longues et profondes humiliations, retournera dans la terre de la promesse et verra s’ouvrir devant lui une ère toute nouvelle de gloire et de prospérité. Telle est, encore une fois, la pensée fondamentale de la prophétie. Elle revient si souvent sous la plume des prophètes, qu’en fait de citations on n’a que l’embarras du choix : Ésaïe 2.2-4 ; 4.2-6 ; 9.1-6 ; chapitres 11 et 12, surtout Ésaïe 11.11 ; 24.60 ; Jérémie 30 à 33 ; Ezéchiel 34.23-31, 36-37 ; Osée 2.16-25 ; 3.4-5 ; 11.8-11 ; 14.2 et suivants ; Joël 3.1-3 ; 4.16-21 ; Amos 9.8-15 ; Abdias 1.17-21 ; Michée 2.12-13, chapitres 4 et 5 ; 7.11-20 ;Sophonie 3.14-20 ; Zacharie 2.4 ; 8.7 ; 9.9 et suivants ; 10.8, 12 ; 12.2 ; 13.6 ; 14.8 et suivants Remarquez que Zacharie vivait après l’exil ; il connaissait donc un autre retour que celui dont il était le témoin. Nous avons déjà eu l’occasion d’observer que le livre de Zacharie, qui est en quelque sorte le couronnement et le résumé de tous les autres prophètes, est aussi celui qui distingue le mieux la première de la seconde venue du Messie, la période de l’incrédulité juive de la période subséquente de foi et de relèvement. C’est également Zacharie qui, non content de présenter la conversion des Juifs comme la condition de leur relèvement, ajoute que leur conversion consistera à se repentir d’avoir rejeté et mis à mort leur Messie. « Je répandrai l’esprit de grâce et de supplication sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem, et ils regarderont à moi qu’ils auront percé, et ils en feront le deuil comme quand on fait le deuil d’un fils unique, et ils en seront en amertume comme quand on est en amertume pour la mort d’un premier-né. La terre sera dans le deuil et chaque famille à part : la famille de David, de Nathan, de Lévi, de Scimhi, chacune à part. Et dans ce temps-là il y aura une source ouverte à la maison de David et aux habitants de Jérusalem pour le péché et pour la souillure. Il arrivera aussi dans ce temps-là, dit l’Éternel des armées, que je retrancherai les noms des faux dieux du pays et l’on n’en fera plus mention. J’ôterai aussi du pays les faux prophètes et l’esprit d’impureté. » (Zacharie 12.10 à 13.2.) Nous avons vu déjà que ce seront les calamités des derniers temps qui prépareront la conversion d’Israël ; c’est cette conversion que Zacharie décrit ici, et, dans un tableau synoptique des diverses prophéties relatives à cette mémorable époque, viendrait s’intercaler tout naturellement, à la suite de ce passage de Zacharie, la parole du Seigneur lui-même déclarant en Matthieu 23.39 que quand les Juifs le reverront, ils l’accueilleront avec ce cri de joie : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !

Ce que les prophètes de l’Ancien Testament, dans les nombreux passages que nous venons de citer, racontent de la gloire et de la félicité des temps messianiques, s’adapte on ne peut mieux à ce que nous ont appris sur le même objet les prophéties du Nouveau Testament. Israël, ramené dans sa patrie, sera plus que jamais le peuple de Dieu : le péché n’y régnera plus, la connaissance de l’Éternel remplira le pays tout entier et le Seigneur habitera de nouveau parmi les siens à Jérusalem, leur accordant de nouvelles révélations, leur communiquant le Saint-Esprit en abondance et les enrichissant de toutes sortes de dons spirituels. Ce seront de nouveaux temps apostoliques. Seulement on pourra voir alors cette plénitude de vie divine se déployer dans tous les sens et se manifester même extérieurement. Israël sera un peuple de sacrificateurs aussi bien que de rois. Ezéchiel, qui était de race sacerdotale, a été choisi pour recevoir la mystérieuse vision qui a pour objet spécial le sacerdoce d’Israël. (chapitres 40 à 48.) La royauté du peuple élu est ce qui occupe surtout le ministre d’Etat, Daniel. Les deux points de vue se trouvent réunis chez Jérémie. Voyez, par exemple, Jérémie 33.17-22. La complète pénétration de toute l’existence par l’Esprit de Dieu n’a été réalisée sous l’ancienne alliance que d’une manière tout extérieure, par des préceptes réglant la vie de famille, la politique, le travail quotidien, les beaux-arts. Dans les temps de l’Église, où nous sommes, l’Esprit agit d’une manière intérieure, cachée ; la tâche de l’Église est avant tout d’insister sur le renouvellement du cœur, laissant à chacun le soin de choisir la forme extérieure qui, selon les cas, peut paraître la plus propre à glorifier le Seigneur. Pendant le règne de mille ans, la forme sera la digne compagne du fond ; tous les domaines de l’activité humaine seront pénétrés et transformés par l’Esprit-Saint. À ce point de vue, pourquoi s’achopperait-on encore à la pensée de voir dans les derniers temps le sacerdoce d’Israël se conformer à la loi cérémoniale, et sa royauté à la loi civile et politique de Moïse ? L’Église de la gentilité qui ne dispose que de moyens d’action tout spirituels, tels que la Parole, n’a pu adopter de la loi du Sinaï que la partie morale. Mais quand une nouvelle royauté et un sacerdoce nouveau se seront produits, alors, en dépit de l’épître aux Hébreux, la loi cérémoniale et la loi civile reprendront vie et déploieront tous leurs effets, dans le culte et dans toute l’organisation du vaste empire de Christ. Ce n’est qu’à cette condition qu’on peut se rendre un compte entièrement satisfaisant de cette parole du Seigneur : « Jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il ne passera pas un seul iota et un seul trait de lettre de la loii. » (Matthieu 5.17 à 19.)

i – Le ciel et la terre ne passeront pas, dit Zeller de Benggen, avant que toutes les figures, toutes les promesses, tous les symboles de la loi aient été accomplis à la grande joie de tous les justes.

Maintenant, c’est l’ère de la prédication ; pendant le millénium, l’élément liturgique, qui suppose un auditoire de convertis, sera prépondérant dans le plus saint et le plus beau des cultes. Maintenant les meilleures constitutions ecclésiastiques ont toujours quelque chose de défectueux. Alors plus de tâtonnements ! D’ailleurs Israël ne glorifiera pas ainsi son Dieu et l’Éternel ne glorifiera pas ainsi son peuple, sans que le reste des hommes s’en aperçoivent. Plus besoin d’aller péniblement à la recherche des païens ! Ils viennent d’eux-mêmes, ils accourent, attirés par les riches bénédictions dont ils voient jouir les serviteurs de Dieu. Tout ce qu’ils désirent, c’est de pouvoir aussi servir ce Dieu de gloire ; ils sont fiers de pouvoir lui apporter leurs trésors les plus précieux. Dans l’ancienne alliance, les Juifs seuls avaient profité des bienfaits de la révélation ; avec la mort du Seigneur, ce privilège avait passé aux gentils ; l’humanité avait donc toujours été divisée. Pendant le règne de mille ans, Juifs et gentils seront réunis et marcheront d’un commun accord à la lumière de l’Éternel ; l’humanité présentera enfin un aspect digne de son Créateur. (Comparez Romains 11.30-32.)

Alors prendront fin toutes les abominations, manifestes ou cachées, dont la vie des peuples aura été précédemment souillée ; alors en particulier, mais pas avant, cessera la guerre, cette verge dont maintenant les hommes semblent être contraints par une force mystérieuse de se frapper si cruellement les uns les autres ; la paix, une paix universelle, comblera les nations de ses bénédictions. La nature elle-même participera à cette grande fête ; le sol, inépuisablement fertile, produira en abondance des fruits plus exquis que jamais ; les animaux auront perdu leur férocité. Le ciel et la terre vivront dans la plus parfaite harmonie. Rien d’étonnant à de pareils changements : le diable sera enchaîné, banni de dessus la terre, incapable de nuire. Plus d’un trait dans la description de ces temps bienheureux nous rappelle les premiers siècles du monde, ces siècles où les perturbations cosmiques qui ont accompagné le déluge n’avaient pas encore affaibli la nature, ces siècles auxquels fait allusion saint Pierre lorsque, à propos des grandes transformations que la terre doit subir à la fin des temps, il parle de celles qu’elle a déjà subies une fois. (2Pierre 3.4 et suivants) À cent ans on sera jeune (Ésaïe 65.20 et suivants) ; les hommes vivront aussi longtemps que les arbres et, trait particulièrement touchant, ils pourront terminer l’œuvre de leur vie et en jouir. La mort n’exerce son empire que dans la proportion où le péché exerce le sien ; on l’a vu au temps des patriarches ; on le verra dans les derniers temps, jusqu’à ce qu’en fin de compte, plus tard encore, le dernier ennemi soit lui-même complètement vaincu.

d) Passages qui concilient et résument les précédents.

Ce que les prophètes nous apprennent sur le glorieux avenir du peuple d’Israël se trouve expressément confirmé par plus d’un passage du Nouveau Testament. Et ces passages, nous ne les trouvons pas tant chez les apôtres de la circoncision, Jacques, Pierre ou Jean, que bien plutôt chez Paul et dans les discours du Seigneur, tels que nous les a rapportés, avec Matthieu, l’auteur du troisième évangile, qui était un disciple de Paul.

Le chapitre onzième de l’épître aux Romains est particulièrement précieux à cet égard. Après être remonté, dans la première partie de cette épître, à la période des patriarches et avoir montré, par l’exemple d’Abraham, l’égalité des Juifs et des païens sur le terrain de la foi qui justifie ; après avoir cherché, dans la seconde partie, depuis Romains 5.12, à déterminer la valeur et l’importance de la loi, l’apôtre arrive, avec les chapitres 9, 10 et 11, à la troisième partie de son épître, où abondent les allusions à la prophétie, qui forme également la troisième phase de la révélation de l’ancienne alliance et dans laquelle il retrouve toutes les évolutions du règne de Dieu sur la terre, dans ses passages successifs des Juifs aux gentils et des gentils aux Juifs. En appuyant ainsi sur la parole prophétique de l’Ancien Testament ses propres prophéties concernant le rejet et la réconciliation d’Israël, saint Paul les rend singulièrement lumineuses, et cette lumière rejaillit à son tour sur les prophéties de l’Ancien Testament, que nous autres chrétiens de la gentilité avons souvent tant de peine à comprendre. Grâce à Paul, nous savons d’une manière certaine que les prophéties de l’Ancien Testament relatives à la conversion d’Israël et à son retour dans son pays n’ont été pleinement accomplies ni par le retour de l’exil babylonien, ni par la fondation de l’Église. Lorsque la plénitude des nations sera entrée dans l’Église, que le temps des gentils (Luc 21.24) sera passé, alors tout Israël, c’est-à-dire Israël comme peuple, sera sauvé (Romains 11.25-26), ce qui ne sera pas un événement heureux pour Israël seulement, mais encore pour tous les peuples païens qui subsisteront encore et qui n’auront pas encore été convertis : « Car si leur chute a fait la richesse du monde, et leur réduction à un petit nombre, la richesse des gentils, que ne fera pas la conversion de ce peuple entier ? Si leur réjection a été la réconciliation du monde, que sera leur appel, sinon une résurrection d’entre les morts ? » (Romains 11.12-15.) L’apôtre, chez lequel l’amour pour ses frères selon la chair va de pair avec la connaissance la plus profonde des desseins de Dieu, passe par-dessus le temps des gentils sans s’y arrêter ; quelle qu’en doive être la durée, il ne s’en occupe pas ; il a hâte d’arriver à l’époque où Israël entrera en pleine possession du salut. Il est lui-même l’apôtre des gentils ; il a consacré toute sa vie à leur prêcher l’Évangile ; néanmoins le temps où les gentils doivent être l’élément prépondérant dans le royaume de Dieu et où les Juifs en seront exclus, n’est pour lui qu’un simple entr’acte. Il sait et il proclame ici, avec un complet désintéressement, que les païens ne jouiront pleinement de tous les bienfaits de l’Évangile que lorsque Israël occupera de nouveau la première place dans le royaume de Dieu.

Une résurrection, ou plus exactement, une vie d’entre les morts ! On a quelquefois entendu ceci de la résurrection des corps ; mais rien n’y oblige, ni dans l’expression elle-même ni dans le contexte. Il est vrai que c’est plus qu’une simple réconciliation ; la conversion des Juifs, coïncidant avec le retour du Seigneur qui en sera la cause déterminante, sera accompagnée d’une transformation profonde de toutes choses ici-bas ; des hauteurs qu’occupera le peuple de Dieu se répandra sur tous les autres peuples eux-mêmes une vie nouvelle si abondante, si exubérante, que les siècles passés apparaîtront aux témoins de ce magnifique réveil comme une longue période de mort. Paul emploie ici, pour désigner le changement immense qui s’opérera alors dans le monde, la même expression qu’il applique dans Romains 6.13 à la conversion des individus. (Voyez aussi Ephésiens 2.5 et Colossiens 2.13.) Maintenant il y a nouvelle naissance pour les âmes croyantes ; alors il y aura nouvelle naissance pour les peuples et même pour le monde. Ce seront véritablement, comme le dit le Seigneur, des temps de palingénésie (Matthieu 19.28), ou, pour parler avec Pierre, de rafraîchissement (Actes 3.19-21), dans lesquels Dieu rétablira toutes les choses dont il a parlé dans les anciens temps par la bouche de ses saints prophètes. Remarquez que Pierre, dans ce passage, fait expressément dépendre de la conversion des Juifs l’avènement de ces temps de rafraîchissement et qu’il en fait coïncider le commencement avec l’apparition du Seigneur, tout autant de choses qu’après ce qui précède nous ne pouvons trouver que parfaitement naturelles.

Tandis que Paul est amené par toute la teneur de sa lettre aux Romains à insister surtout sur le côté interne du relèvement des Juifs, Pierre, quand il parle du rétablissement de toutes choses, a surtout en vue le règne glorieux du peuple d’Israël sur la terre, et tel est aussi le sujet du dernier entretien des apôtres avec leur Maître. « Sera-ce dans ce temps que tu rétablirasj le royaume en faveur d’Israël ? » (τω Ἰσραηλ et non pas του Ἰσραηλ), telle est la question que les apôtres tiennent le plus à adresser encore au Seigneur avant son départ. (Actes 1.6.) Admettrons-nous peut-être que les apôtres, quand ils parlent ainsi, partagent encore les grossiers préjugés de leur nation ? Ont-ils donc jusqu’à la fin mal compris leur Maître, qui vient de les entretenir pendant quarante jours de ce qui regarde le royaume de Dieu ? (verset 3 ; Luc 24.44-45.) Non, la question des apôtres prouve au contraire que dans ses enseignements le Seigneur avait à peu près indifféremment employé les deux expressions de royaume de Dieu et de royaume d’Israël ; qu’il leur avait parlé de l’établissement d’une nouvelle théocratie juive, et que le seul point qu’il n’eût pas touché, c’était celui du temps et des moments. C’est sur ce point que porte tout le poids de la question ; le fait lui-même, ils ne le mettent nullement en doute ; ils le supposent connu et admis. C’est ce qui résulte également de la réponse du Seigneur au verset 7. Il ne dit nullement aux apôtres qu’ils nourrissent là des espérances chimériques. Le royaume d’Israël sera rétabli. Seulement, il faut consentir à ignorer la date de cet événement ; ce n’est pas d’un royaume qu’il s’agit pour le moment, mais d’une simple Église. (verset 8.) Avant la gloire, le Saint-Esprit et son action cachée ! Avant le règne (βασιλεια), l’humble et fidèle prédication des témoins de Christ ! Mais l’heure de la gloire sonnera ; le royaume s’établira ; les choses invisibles deviendront visibles. « Ce Jésus, qui a été enlevé d’avec vous dans le ciel, en reviendra de la même manière (ὁυτως ὁν τροπον) que vous l’y avez vu monter. » (verset 11.)

j – Ἀποκαθιστανεις, même mot que ἀποκαταστασις (Actes 3.21.)

Pendant que l’Évangile pénétrera jusqu’aux extrémités de la terre chez tous les peuples païens (Actes 1.8), qu’adviendra-t-il d’Israël ? Israël subsistera. « Cette race, déclare le Seigneur, ne passera pas jusqu’à ce que toutes ces choses arrivent. » (Matthieu 24.34.) Cette parole a été souvent mal comprise. Presque toujours, dans ce passage, on a rendu le mot γενεα par génération. Mais γενεα peut fort bien signifier race, peuple, et c’est ainsi qu’on le traduit dans Matthieu 12.45. D’ailleurs dans Luc 21.32 le sens de génération est impossible : au verset 24, le Seigneur a parlé des temps des gentils, pluriel qui indique une durée assez longue, plus longue, en tout cas, que ne l’est la moyenne de la vie humaine ; comment donc au verset pourrait-il affirmer que la génération présente subsistera encore alors que les temps des gentils auront pris fin ? Pour en revenir à Matthieu 24.34, voici comment nous comprenons ce passage : « Apprenez ceci par la similitude du figuier, » vient de dire le Seigneur ; or, à mesure qu’il parle ainsi, sa pensée se porte sur le peuple juif, qu’il a lui-même à plus d’une reprise comparé à un figuier, et, cherchant une preuve de l’éternelle valeur de ses paroles (verset 35), il la trouve chez les Juifs, et il annonce que ce peuple, partout dispersé à cause de son incrédulité, ne périra cependant pas, mais qu’il subsistera à travers tous les temps des gentils. (Luc 21.24.) Impossible qu’Israël passe ; impossible que passent mes paroles ! L’expression est la même dans les deux versets. (versets 34 et 35, παρελθειν.) Ainsi donc Israël existant malgré tout, voilà la preuve vivante de la vérité de la prophétie et en même temps le gage de son accomplissement final.

Il nous reste à parler de la promesse que le Seigneur fait à plus d’une reprise aux apôtres quand il leur dit que, dans le renouvellement, lorsque le Fils de l’homme entrera dans son règne, ils auront, en récompense de leur persévérante fidélité, l’honneur de juger et de gouverner les douze tribus d’Israël : « Vous qui m’avez suivi, qui avez persévéré avec moi dans mes épreuves, vous serez assis sur douze trônes. » (Luc 22.28-30 ; Matthieu 19.28.) C’est là un des passages les plus propres à nous montrer comment peuvent s’accorder les données respectives de l’Ancien et du Nouveau Testament sur le règne de mille ans. Les douze apôtres font naturellement partie de l’Église glorifiée, tandis que les douze tribus, qu’ils gouvernent, sont encore sur la terre. Le royaume de Dieu sur la terre communiquera donc avec la partie céleste de ce royaume, mais la terre sera toujours vis-à-vis du ciel dans un rapport de dépendance. Trois, le nombre divin, multiplié par quatre, le nombre humain, donne douze, qui est le nombre de l’Église glorifiée. Dans le règne de mille ans, les douze tribus avec leurs 144 000 élus, – 12 000 de chacune des tribus, – seront en quelque sorte les cadres de la grande armée des gentils qui viendront se ranger en foule sous les drapeaux de Christ ; mais les douze tribus auront pour chefs les douze apôtres. L’Église céleste et l’Église terrestre ne seront pas encore confondues, mais elles auront l’une avec l’autre des relations fréquentes. Ce ne sera que plus tard, après le jugement dernier, que toute barrière sera abattue, alors que les cieux et la terre auront été renouvelés et que la nouvelle Jérusalem sera descendue du ciel.

Tel est le lointain avenir qui se découvre aux yeux de saint Jean dans les deux derniers chapitres de l’Apocalypse. Le regard des prophètes de l’ancienne alliance ne portait pas jusque-là : du moins ne distinguaient-ils pas encore, comme le fait saint Jean, le règne de mille ans de l’éternité. Ésaïe parle déjà, il est vrai, d’une terre nouvelle et de nouveaux cieux (Ésaïe 65.17 ; 66.22) ; mais le contexte montre qu’il entendait par là le règne de mille ans, illuminé à ses yeux d’un reflet de l’éternité. On en peut dire autant du règne éternel en possession duquel Daniel voit entrer le Fils de l’homme et ses saints. Si nous voulions étudier les dernières visions de saint Jean et en dégager le tableau de ce complet et définitif renouvellement de toutes choses, nous verrions que l’éternité ne commencera, comme le millénium, qu’après une nouvelle révolte et un nouveau jugement. (Gog et Magog et le jugement dernier, Apocalypse 20.7, 15.) Mais nous ne voulons pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé. Plus que quelques remarques.

Le règne de mille ans n’est donc pas la phase suprême du règne de Dieu ; même alors la terre et la partie de l’humanité qui vivra encore dans des corps de chair seront plus ou moins séparées du ciel et de l’humanité glorifiée ; même alors il pourra se produire une grande révolte contre Dieu. C’est un règne ; c’est quelque chose de bien supérieur à l’Église ; mais toutes choses ne sont point encore faites nouvelles. C’est un temps de repos après la lutte, mais ce n’est pas encore l’accomplissement final. Faisons quelques pas en arrière, comme on s’éloigne d’un tableau qu’on veut mieux comprendre : peut-être une vue d’ensemble sur ce qui précède le règne de mille ans et sur ce qui le suit nous aidera-t-elle à en mieux saisir les caractères distinctifs.

La nature, l’histoire et la révélation proprement dite, tels sont les trois grands domaines dans lesquels Dieu se manifeste. À un certain point de vue, les deux premiers font partie du troisième, car la révélation commence par se servir des choses visibles pour parler à une humanité encore toute jeune, et plus tard elle parle par l’histoire. La révélation de Dieu par la nature dans les temps primitifs se subdivise à son tour en trois parties : dans le paradis, la nature révèle un Dieu qui se plaît à bénir ; après la chute, un Dieu qui sait faire sentir son déplaisir ; lors du déluge, un Dieu qui peut détruire. C’est à l’occasion d’un fruit que l’homme, est appelé à choisir entre le bien et le mal ; un serpent qui a la tête écrasée, voilà le salut ; le châtiment du péché porte sur les deux conditions indispensables de toute existence physique, l’enfantement pour la femme, l’alimentation pour l’homme ; un arc-en-ciel, voilà le signe du bon vouloir de Dieu envers l’humanité ! Mais au lieu de se laisser conduire par la nature visible au Dieu invisible, l’homme déifie la nature et tombe dans l’idolâtrie ; c’est pourquoi Dieu inaugure avec Abraham une ère de révélations nouvelles et supérieures, la révélation par l’histoire. La révélation primitive s’adressait à tous les hommes, car tous les hommes ont part aux biens et aux maux naturels. Après le déluge, au contraire, il se forme plusieurs peuples, qui ont tous leur histoire et parmi lesquels Dieu choisit un peuple particulier qu’il crée et développe à son gré, en sorte que l’histoire d’Israël constitue à elle seule la seconde période de la révélation. Ici la religion pénètre tous les domaines de la vie nationale ; l’Etat est absorbé par la théocratie, l’art par le culte, la littérature par l’Écriture sainte. Tout est extérieurement sanctifié, mais il n’est point encore question de régénération. Il n’y aura nouvelle naissance que lorsque aura eu lieu la révélation suprême, lorsque Dieu, cessant de se manifester par la nature et par l’histoire, aura pénétré lui-même dans l’humanité en la personne de l’Homme-Dieu. En Jésus-Christ la vie de Dieu est communiquée au monde d’une manière essentielle, réelle ; impossible de rien faire de plus ; la révélation est maintenant arrivée à son terme. La seule chose qui reste à attendre encore, c’est que cette vie divine passe, de Christ et par Christ, au monde entier, jusqu’à ce que Dieu soit tout en tous.

C’est là ce qui se fait de nouveau en trois périodes, qui se succèdent dans l’ordre inverse de celui que nous avons remarqué plus haut. D’abord la période de l’Église, où la vie de l’Esprit se manifeste d’une manière tout intérieure et ne modifie encore essentiellement ni la marche de l’histoire ni celle de la nature. Puis vient le millénium, où la vie de Christ cesse d’être cachée (Colossiens 3.3-4) et pénètre puissamment l’histoire, tous les rapports sociaux, l’État, les arts, la civilisation. Enfin, avec les cieux nouveaux et la terre nouvelle, la vie de Dieu gagnera et transformera la nature elle-même. Ainsi donc le millénium répond dans l’avenir à ce qu’a été dans le passé la période des Israélites ; il verra s’accomplir spirituellement, réellement et chez tous les peuples ce que Moïse avait établi chez un seul peuple d’une manière extérieure et à force d’ordonnances. Voilà ce qui peut nous expliquer pourquoi, pendant le règne de mille ans, Israël se retrouvera à la tête de l’humanité et pourquoi c’est de cette période-là que s’occupent presque exclusivement les prophètes de l’Ancien Testament, tandis qu’ils passent par-dessus les temps des gentils sans en presque rien dire. Ils sont avant tout prophètes d’Israël, et la période de l’Église n’a d’importance à leurs yeux que parce qu’elle correspond à celle de leur dispersion parmi les gentils.

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