Le Pédagogue

LIVRE SECOND

CHAPITRE PREMIER

Des règles qu’il faut observer en mangeant.

Poursuivant donc le but que nous nous sommes proposé d’atteindre, et choisissant à cet effet les divers passages de l’Écriture, qui peuvent le plus appuyer nos instructions, nous décrirons brièvement quel doit être, et se montrer tous les Jours de sa vie, celui qui porte le nom de Chrétien. La première chose à examiner, c’est nous-mêmes, et l’harmonie à établir entre notre âme et notre corps, de manière que la matière obéisse toujours à l’esprit. Il est facile de se convaincre, par la contemplation et une étude assidue de notre nature, que notre devoir est de mépriser les choses extérieures, et de maintenir notre âme pure et notre corps chaste. Libres ainsi des liens qui nous attachent à la terre, nous marcherons directement et sans détour à la connaissance de Dieu ; et quoi de plus noble et de plus utile ?

Mais il est des hommes qui vivent seulement pour manger, semblables aux animaux privés de raison, dont le ventre est toute la vie. Mangez pour vivre, nous dit le Pédagogue ; un plaisir brutal n’est point votre but ; soutenez votre corps puisqu’il le faut, mais n’oubliez pas que vous êtes nés pour être immortels et incorruptibles. Il faut donc faire un choix éclairé entre les aliments qui sont à notre usage. Les plus simples sont les plus convenables. Point de recherche, point d’apprêt, point d’artifice ; la vérité et le nécessaire, non le mensonge et la volupté. La santé et les forces constituent essentiellement la vie humaine, et l’aliment le plus simple est aussi celui qui les conserve le mieux, parce que, facile à digérer, il entretient le corps souple, libre et dispos. Je ne veux point dire ces forces outrées et misérables, qu’une nourriture nécessaire à leur état impose aux athlètes, mais une santé et des forces toujours justes, égales et proportionnées. Nous devons donc nous abstenir de ces aliments dont les qualités nuisibles dérangent les habitudes du corps, et troublent les fonctions de l’estomac, après avoir d’abord souillé et corrompu le goût par l’art détestable et funeste avec lequel ils ont été préparés. Cet art impur, qui dessèche rapidement les sources de la vie, il est des hommes qui osent l’appeler besoin de vivre et de se nourrir. C’est en vain que l’habile médecin Antiphane affirme que cette variété de mets est presque l’unique cause de toutes les maladies, ils s’irritent contre cette vérité, et, poussés par je ne sais quelle vaine gloire, ils méprisent, ils rejettent tout ce qui est simple, frugal, naturel, et ils font chercher avec anxiété leur nourriture au-delà des mers. Mais hélas ! je les plains de leur maladie, et je les entends qui célèbrent leurs folles délices. Rien n’échappe à leur avidité ; ils n’épargnent ni peines, ni argent. Les murènes des mers de Sicile, les anguilles du Méandre, les chevreaux de Mélos, les poissons de Sciato, les coquillages de Pélore, les huîtres d’Abydos, et jusqu’aux légumes de Lipare ; que dirai-je encore ? les bettes d’Ascrée, les pétoncles de Métymne, les turbots d’Attique, les grives de Daphné et les figues de Chélidoine, pour lesquelles le Perse insensé envahit la Grèce avec une armée de cinq cent mille hommes ; enfin les oiseaux du Phase, les faisans d’Égypte, les paons de Médie, ils achètent et dévorent tout. Ils font de ces mets recherchés des ragoûts plus recherchés encore qu’ils regardent l’œil enflammé et la bouche béante. Tout ce qui marche sur la terre, tout ce qui nage dans les eaux, tout ce qui vole dans les espaces immenses de l’air, suffit à peine à leur voracité. Inquiets, avides, insatiables, ils enveloppent le monde entier de leur volupté comme d’un réseau. Au bruit des viandes qui sifflent et bouillonnent sur les fourneaux enflammés, ils mêlent les cris d’une joie tumultueuse ; ils s’agitent, ils se pressent à l’entour, hommes voraces et omnivores, de qui la bouche semble être de feu. Le pain même, cet aliment simple et facile, n’est point à l’abri de leurs raffinements ; ils extraient du froment les parties les plus nutritives, ils lui ôtent sa force et font ainsi eux-mêmes de cette indispensable nourriture l’opprobre de leur volupté. Leur gloutonnerie délicate n’a plus de bornes, ils la poursuivent sous toutes ses faces, ils l’excitent, ils la réveillent, quand elle se lasse, par mille sortes de friandises. On peut dire, il me semble, de pareils hommes, qu’ils sont tout bouche et tout mâchoire. « Ne désirez point les mets des riches, nous dit l’Écriture ; leur vie est honteuse et n’a rien de vrai. » Ces mets auxquels ils donnent tous leurs soins ne sont bientôt plus que fumier ; mais nous, qui cherchons le pain du ciel, il faut que nous commandions à notre ventre, à tout ce qui lui plaît et le flatte. « Les aliments sont pour l’estomac, et l’estomac pour les aliments ; et un jour Dieu détruira l’un et l’autre. » Car il a horreur de la gourmandise.

Les aliments sont le soutien de cette vie charnelle, qui est suivie de la mort ; mais il est des hommes qui, se servant d’un langage impie, osent donner le nom d’agape à des repas d’où s’exhale l’odeur de toutes sortes de viandes, déshonorant, par je ne sais quels ragoûts préparés exprès, ce noble et salutaire ouvrage du Verbe, et l’enveloppant misérablement dans le vin, les délices et la fumée. Ils se trompent, s’ils se flattent de pouvoir obtenir par ces repas impurs l’effet des promesses divines. Ces assemblées, qui n’ont d’autre cause et d’autre but que le plaisir, nous leur donnons avec justice les noms de dîner, de souper, de festins, mais le Seigneur ne les a point appelés agapes, c’est-à-dire charités. Aussi nous dit-il lui-même quelque part : « Quand vous serez conviés à des noces, ne prenez pas la première place, de peur qu’il ne se trouve parmi les conviés quelqu’un de plus considérable que vous ; mais quand vous aurez été invité, allez-vous mettre à la dernière place. » Et il ajoute : « Lorsque vous donnerez à dîner ou à souper, appelez-y surtout les pauvres, les infirmes, les boiteux et les aveugles. » Enfin, il propose cette parabole que vous connaissez, « un homme prépara un grand festin où il invita beaucoup de convives. »

Je comprends que la gourmandise cherche à déguiser ses excès sous un nom honorable et spécieux, et qu’elle trouve dans sa folie, comme dit un poète comique, une absurde cause de joie ; car ils n’ont pas appris que Dieu a permis à l’homme le boire et le manger pour la nécessité et non pour le plaisir. Il n’est point dans la nature du corps humain d’être fortifié et entretenu par la variété et la délicatesse des aliments ; nous voyons, au contraire, que les hommes dont la nourriture est la plus simple et la plus commune sont plus sains, plus forts et plus robustes ; les valets le sont plus que leurs maîtres, et les paysans que leurs seigneurs. Ils ne sont pas seulement plus robustes, mais plus sages ; car les philosophes le sont plus que les riches. C’est que leur esprit n’est ni accablé par l’excès des viandes, ni abusé par la volupté. L’agape est une nourriture céleste, un festin raisonnable ; la charité supporte tout, elle espère tout, elle souffre tout, elle ne finira jamais. Heureux celui qui assistera au festin du royaume de Dieu ! Quelle chute, si la charité, qui ne peut mourir et qui habite le ciel, s’abaissait aux honteux plaisirs de la terre ! Pensez-vous que ces repas, qui seront abolis, je les estime quelque chose ? « Et quand je distribuerais toutes mes richesses pour nourrir les pauvres, dit l’apôtre, si je n’ai point la charité, tout cela ne me sert de rien. » Tout dépend de cette vertu ; vous serez parfaits si vous aimez le Seigneur votre Dieu et votre prochain. C’est dans les cieux qu’est le banquet céleste, dont le nom grec signifie repos ; celui de la terre reçoit de l’Écriture le nom de Cène. La Cène est l’œuvre de la charité, mais n’est point la charité elle-même. Elle est la marque d’une bienveillance fraternelle qui se plaît à faire part aux autres de ce qu’elle possède.

N’exposez pas aux médisances des hommes le bien dont nous jouissons, car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix, et dans la joie que donne le Saint-Esprit ; c’est-à-dire que la nourriture céleste n’est point passagère, mais éternelle. Celui qui en mangera possédera le royaume fie Dieu par la charité de la sainte Église qu’il aura méditée ici-bas. Sa charité est une vertu pure et digne de Dieu. Son office est de se communiquer. Sa charité est l’amour de la sagesse et l’observation de ses lois. Les joies charitables des festins terrestres accoutument d’avance aux joies du ciel. La cène donc n’est point la charité ; mais il faut qu’elle en dépende entièrement. « Que vos enfants, Seigneur, qui sont l’objet de votre complaisance, apprennent que l’homme ne se nourrit pas seulement de fruits, mais que votre parole conserve ceux qui croient en vous. » Le juste ne vit pas seulement de pain. Que notre table soit simple et frugale, propre à la veille, sans mélange et multitude de mets, digne des maximes du Sauveur. La charité est comme la nourrice et le lien de la société humaine ; elle a tout en abondance parce que le nécessaire lui suffit, et comme elle mesure ses aliments à ses besoins, elle a toujours de quoi donner aux autres. Sa santé est le fruit de sa sobriété. Mais ceux qui mangent ou qui boivent au-delà de leurs besoins se détruisent eux-mêmes : leur âme devient inerte et impuissante, leur corps faible et maladif. Cet amour qu’ils montrent pour les mets exquis, recherchés et voluptueux, les couvre de honte et de ridicule. Gourmands, lâches, gloutons, voraces et insatiables, telles sont, avec mille autres, les épithètes déshonorantes qu’ils s’attirent et qu’ils méritent. C’est encore avec raison qu’on flétrit du nom de mouches les flatteurs, les gladiateurs, les parasites, race impure et détestable. Ils vendent au plaisir de leur ventre, les uns leur raison, les autres leur amitié, et ceux-là leur vie ; serpents qui rampent sur la terre, monstres à face humaine, mais semblables, par leur infernale voracité, au démon, qui est leur père. Ceux qui les ont appelés prodigues leur ont donné un nom qui leur convient parfaitement, parce que, selon l’étymologie grecque, cette dénomination marque le peu de soin qu’ils ont de leur salut.

Cette vie incessamment livrée aux impurs désirs de la gourmandise, cette recherche assidue des mets exquis, des ragoûts variés sous toutes les formes, n’est-elle pas ce qu’il peut y avoir au monde de plus vil et de plus abject ? Ces malheureux ne sont-ils pas réellement des fils de la terre, eux qui mangent comme s’ils n’étaient pas destinés à vivre ? Oui, ce sont des malheureux, l’Esprit saint le proclame en ces termes par la bouche d’Isaïe, enlevant d’abord à leurs festins, qui blessent la raison, le saint nom d’Agape qui en serait souillé, en ces termes, dis-je : Mais partout règnent la joie et les plaisirs ; on égorge des béliers et des génisses, on prodigue les vins et les viandes dans la salle des festins : mangeons, buvons, disent-ils, nous mourrons demain. Et le prophète ajoute aussitôt pour faire sentir l’énormité de leur péché, « oui, vous mourrez, a dit la voix du Seigneur à mes oreilles, et votre iniquité ne sera point pardonnée. » Le prophète ne parle point de la mort visible, mais de la mort éternelle, juste châtiment du péché.

Il faut faire ici mention des viandes immolées aux idoles, et dire en quelles circonstances on est obligé de s’en abstenir. Ces viandes, sur le sang desquelles volent les ombres et les esprits infernaux, me paraissent exécrables et abominables. « Je désire, dit l’apôtre, que vous n’ayez aucune société avec les démons. » La nourriture de ceux qui périssent et de ceux qui se sauvent ne doit point être la même. Il faut donc s’en abstenir, non point que nous les craignions, car il n’y a en elles aucune vertu, mais à cause de notre conscience, qui est sainte, à cause de la haine que nous portons aux démons, à qui elles sont dédiées ; à cause enfin de la conscience de ceux dont la faiblesse, craignant tout et jugeant mal des choses, est facilement alarmée et blessée. Le manger n’est pas ce qui nous rend agréables à Dieu, car ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme mais ce qui en sort, qui souille l’homme. De sorte que l’usage de toutes sortes de viandes en soi est indifférent. Si nous mangeons, nous n’aurons rien de plus devant lui, ni rien de moins si nous ne mangeons pas ; seulement nous ne devons pas manger avec les démons, nous qui avons été jugés dignes d’une nourriture divine et spirituelle. « N’avons-nous pas, dit l’apôtre, le pouvoir de manger et de boire, et de mener partout avec nous une femme ? C’est à nos voluptés qu’il faut commander, afin d’étouffer les mauvais désirs. Mais prenez garde que cette liberté ne soit aux faibles une occasion de chute. »

Nous ne devons donc pas vivre d’une manière dissolue et licencieuse comme l’enfant prodigue dont parle l’Évangile, ni abuser des dons de notre père, mais en faire usage. Il faut leur commander constamment ; nous sommes faits pour régner sur eux et non pour en être les esclaves. Rien n’est plus beau et plus désirable que d’élever les yeux en haut vers la vérité et de nous attacher intimement, par la contemplation, à cette nourriture céleste qui ne rassasie jamais ; car la nourriture du Christ nous apprend que c’est là la charité qu’il faut embrasser. Mais c’est la chose la plus honteuse et la plus indigne, de s’engraisser comme une brute, pour préparer une victime à la mort ; de n’avoir que des pensées terrestres et l’esprit toujours occupé de viandes, mettant tout son bonheur à mener une vie molle et délicate, comptant la bonne chère pour le souverain bien, et faisant plus de cas d’un cuisinier que d’un laboureur. Je ne prétends pas qu’on ne doive avoir aucun soin de sa nourriture, je ne condamne que l’excès et les mauvaises habitudes qui peuvent entraîner des suites funestes. Il faut donc éviter le luxe, se contenter de peu, ou, pour mieux dire, de cela seulement qui est précisément nécessaire. Si un infidèle vous invite à manger chez lui, et que vous y vouliez aller, mangez de tout ce qu’on vous servira sans vous informer de rien, par scrupule de conscience. « Achetez également, et sans aucune recherche vaine et curieuse, de tout ce qui est exposé en vente au marché. » Tels sont les conseils de l’apôtre. Nous ne sommes donc pas forcés de nous interdire certaines viandes, nous pouvons manger de toutes ; mais il ne faut avoir pour notre manger ni inquiétude ni empressement. On peut manger indifféremment de tout ce qu’on sert, pourvu qu’on le fasse avec la réserve qui convient à un Chrétien ; honorant celui qui nous a conviés, tenant une conversation simple, chaste et prudente ; regardant comme indifférents les mets les plus exquis et les méprisant comme des choses d’une si courte durée. « Que celui qui mange ne méprise point celui qui n’ose manger de tout, et que celui qui ne mange pas ne condamne pas celui qui mange. » L’apôtre explique un peu plus loin la cause de ce précepte : « Celui qui mange, dit-il, le fait pour la gloire du Seigneur ; car il en rend grâces à Dieu ; et celui qui s’abstient de certaines viandes, s’en abstient en vue du Seigneur, et il rend grâces à Dieu. » De sorte qu’une juste nourriture est une action de grâces.

Or, celui qui rend à Dieu de perpétuelles actions de grâces ne s’abandonne point à de coupables voluptés. Si nous-mêmes nous prions aussi quelques personnes à manger à cause de leur vertu, il faut nous abstenir des mets exquis et recherchés, et leur donner le bon exemple que Jésus-Christ nous a donné. « C’est pourquoi, dit l’apôtre, si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais aucune viande, pour ne pas scandaliser mon frère. » Une légère abstinence peut-être l’occasion du salut d’un homme. N’avons-nous pas la liberté de manger et de boire ? Nous savons qu’une idole n’est rien dans le monde, et qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui est le père, duquel procèdent toutes choses, et qu’il n’y a qu’un seul Seigneur, qui est Jésus-Christ ; mais notre science sera cause de la perte de ce frère encore faible pour qui Jésus-Christ est mort. Ceux qui blessent la conscience d’un frère encore faible pèchent contre le Christ. Voilà pourquoi l’apôtre nous ordonne de choisir même ceux de nos frères avec qui nous pouvons manger. « J’ai entendu, dit-il, que si notre frère est impudique, ou avare, ou idolâtre, ou médisant, ou ivrogne, ou ravisseur du bien d’autrui, vous ne mangiez pas même avec lui. La parole est un aliment, et la table des démons nous est défendue de crainte qu’elle ne nous souille. »

Enfin, il est bien de ne pas manger de la viande et de ne pas boire du vin, c’est le conseil de l’apôtre et des Pythagoriciens. Cela est, en effet, plus des bêtes sauvages que de l’homme. Il s’en exhale des vapeurs épaisses et troubles qui obscurcissent l’intelligence. Celui toutefois qui en mange ne pèche point, pourvu qu’il en use modérément ; qu’il ne s’y livre point, qu’il n’en dépende point, et ne les prenne point avec une avidité dévorante, car une voix murmurera à ses oreilles ces paroles de l’apôtre : « Ne perdez pas, à cause de votre nourriture ; celui pour qui Jésus-Christ est mort. » C’est être insensé, que d’admirer les festins publics après avoir goûté les secrètes délices du Verbe ; mais c’est le comble de la folie de suivre des yeux chaque plat avec une telle avidité qu’il semble que les domestiques portent en même temps votre gourmandise. Comment n’est-il pas honteux de se lever de son siège pour regarder les plats, les voir de plus près, et aspirer avidement d’avance l’odeur qu’ils exhalent ? Comment la raison peut-elle souffrir qu’on y porte, qu’on y jette incessamment une main rapace, non point pour s’en nourrir, mais pour s’en remplir et s’en accabler ? Ce sont des animaux immondes plutôt que des hommes ; ils se hâtent tellement de se remplir, que leurs deux joues s’enflent et rendent leur visage monstrueux ; la sueur en découle de tous côtés, parce que l’excès avec lequel ils mangent les gonfle et leur ôte la respiration. Ils mangent avec tant de précipitation et une avidité si indécente, qu’il semble que leur estomac soit un réservoir où ils font un amas et des provisions pour longtemps, au lieu de penser à se nourrir. Tout excès est un mal ; mais l’excès en fait de nourriture est le pire de tous. La gourmandise est une sorte de folie et de rage. Voici les paroles mêmes de l’apôtre contre ceux qui s’abandonnaient à ce vice : « Lors donc que vous vous assemblez comme vous faites, ce n’est plus manger la Cène du Seigneur, car chacun y mange ce qu’il a apporté pour le repas sans attendre les autres ; et ainsi les uns n’ont rien à manger pendant que les autres sont dans l’ivresse. N’avez-vous pas vos maisons pour y boire et pour y manger ? Pourquoi méprisez-vous l’Église de Dieu et humiliez-vous ceux qui sont pauvres ? » Ces gens insatiables, qui mangent au-delà des bornes de toute pudeur, se couvrent eux-mêmes de honte auprès des riches. Les uns et les autres commettent le mal ; les premiers, en outrageant les pauvres, les seconds en se déshonorant, par leur gourmandise, aux yeux des riches. L’apôtre tonne avec une juste indignation contre ces malheureux qui ont dépouillé toute pudeur et de qui les festins les plus magnifiques ne peuvent assouvir la voracité. C’est pourquoi, mes frères, lorsque vous vous assemblez pour manger, attendez-vous les uns les autres. Si quelqu’un a faim, qu’il mange chez lui, afin que vous ne vous assembliez pas pour votre condamnation.

Il faut donc s’abstenir de toute intempérance, et se garder de toute action basse et servile. Il faut manger avec bienséance et prendre garde de salir ou ses mains, ou sa barbe, ou le siège où l’on est assis. Que l’on ne mange point avec une avidité qui altère les traits du visage ; qu’on ne se tourne point de côté et d’autre ; que l’on porte la main au plat avec modestie et par intervalle ; qu’on ne parle point la bouche pleine, parce que la langue ne peut rendre qu’un son confus et inintelligible. Il ne faut pas non plus boire et manger tout à la fois. Ces deux actions différentes ne doivent point être confondues en une seule. Cela est de la plus grande intempérance. Soit que vous mangiez ou que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu. N’oubliez jamais d’avoir devant les yeux la frugalité comme un but que vous voulez atteindre. Il me semble que le Seigneur a voulu exprimer cette vertu, lorsqu’il bénit les cinq pains et les deux poissons dont il fit un repas à ses disciples, nous montrant, par son exemple, qu’il ne faut point rechercher les mets exquis et délicats. Le poisson que prit saint Pierre, sur l’ordre de son maître, est le symbole d’une nourriture frugale, divine et ennemie des passions. Il nous invite, par ce qui sort de l’eau, à goûter l’appât de la justice et à réprimer l’avarice et la luxure. C’est là trouver la pièce d’or dans la bouche du poisson ; c’est combattre la vaine gloire, payer le tribut aux publicains, rendre à César ce qui est à César, et garder pour Dieu ce qui est de Dieu. Nous n’ignorons pas qu’on peut donner d’autres explications de ce tribut dont parle l’Évangile ; mais ce n’est point le temps d’en parler, et il suffit de les rappeler en poursuivant l’œuvre que nous nous sommes imposé de conduire, par les doctrines du Verbe, à la source divine de la grâce. Tout m’est permis, mais tout ne m’est pas expédient. Ceux qui font tout ce qui leur est permis seront bientôt entraînés à faire ce qui leur est défendu. Comme la justice ne naît point de l’avarice et de la cupidité, de même les délices des festins ne peuvent produire la raison chrétienne. Il faut bannir de nos tables tout ce qui flatte les sens et irrite la volupté. Quoique tout ait été fait principalement pour l’usage de l’homme, il n’est pas bon qu’il use de tout, et toujours : le temps, l’occasion, la manière, les circonstances influent beaucoup sur l’utilité des choses. Cette attention à faire un juste choix est surtout propre à combattre et à détruire la gourmandise, dont les richesses allument et entretiennent les flammes ; non point ces richesses divines qui éclairent l’esprit, mais ces immenses trésors terrestres qui l’aveuglent. Personne ne manque du nécessaire, et l’homme d’ailleurs n’est jamais oublié et méprisé de Dieu. C’est lui qui nourrit les oiseaux, les poissons et tous les animaux de la terre : rien ne leur manque, quoiqu’ils n’aient aucun soin de leur nourriture. Nous leur sommes supérieurs, puisque Dieu nous a établis leurs maîtres, et d’autant plus semblables à Dieu, que nous sommes plus tempérants. Nous n’avons pas été créés pour manger et pour boire, mais pour connaître Dieu. Le juste mange et nourrit son âme, le méchant est insatiable, parce qu’il se livre à des désirs honteux qui n’ont point de fin.

Le luxe et la magnificence des festins ne servent pas seulement à l’usage d’un seul, mais se communiquent à plusieurs ; c’est pourquoi il se faut abstenir des mets qui nous excitent à manger sans faim, et qui trompent notre appétit par une sorte de prestige et d’enchantement. La frugalité n’a-t-elle pas, pour se réjouir modérément, mille mets variés ? Les ognons, les olives, diverses sortes de légumes, le lait, le fromage, les fruits et mille autres choses qui se cuisent sans aucun apprêt. S’il est nécessaire d’user de quelque viande rôtie ou bouillie, on le peut faire. « Avez-vous là quelque chose à manger, dit le Seigneur à ses disciples après sa résurrection. » et comme ils observaient une austère frugalité, d’après l’exemple qu’il leur en avait donné, ils lui présentèrent un morceau de poisson et un rayon de miel. Après avoir mangé devant eux, il prit ce qui restait et le leur donna. Le miel donc peut être d’usage sur les tables frugales. Les mets les plus propres à la nourriture du Chrétien sont ceux dont on peut user sans feu, parce qu’ils sont toujours prêts ; après ceux-ci, ce sont les plus simples, et les plus communs, comme nous l’avons déjà dit un peu plus haut. Un démon gourmand gouverne ceux qui se livrent au luxe des tables et nourrissent eux-mêmes leurs maladies : j’appelle ce démon le démon du ventre ; c’est le plus méchant et le plus pernicieux de tous. Il est semblable vraiment au démon appelé ventriloque. Il vaut mieux être heureux que d’avoir un démon qui habite en vous : la félicité est dans l’usage de la vertu. L’apôtre saint Mathieu se nourrissait de légumes et de fruits, et ne faisait usage d’aucune sorte de viandes. Saint Jean, poussant plus loin la frugalité, vivait de sauterelles et de miel sauvage. Saint Pierre s’abstenait de la chair de porc ; mais il changea de sentiment après la vision qu’il eut et dont il est parlé dans les Actes des apôtres. Il vit le ciel ouvert, et comme une grande nappe suspendue par les quatre coins qui descendait du ciel en terre, et où étaient toutes sortes de quadrupèdes, de reptiles et d’oiseaux du ciel, une voix vint à lui : « Lève-toi, Pierre, tue et mange. » Or, Pierre dit : « Non Seigneur, car je n’ai jamais mangé rien d’impur ni de souillé. » La voix, une seconde fois, dit : « N’appelle point impur ce que Dieu a purifié. » Il est donc indifférent en soi de se nourrir d’une chose ou d’une autre. Ce n’est point ce qui entre dans la bouche de l’homme qui le souille, mais le vice de la gourmandise. Et Dieu, qui a créé l’homme, lui a dit : « Tout vous servira de nourriture. » Les légumes avec la charité valent mieux qu’un veau avec le mensonge. C’est nous rappeler clairement ce qui déjà a été dit, que les légumes ne sont point la charité mais que la charité doit présider à nos repas et que la médiocrité qui est bonne en toutes choses, l’est surtout dans les apprêts d’un festin. Les extrêmes sont dangereux ; la vertu est dans un juste milieu, et en ceci le juste milieu est d’avoir le nécessaire. C’est tout ce qu’il faut pour satisfaire les besoins naturels.

La loi des Juifs leur faisait de la frugalité un de leurs principaux devoirs, et le Pédagogue, par l’organe de Moïse, leur défendit l’usage d’une infinité de choses, défenses dont les motifs spirituels restaient cachés, et dont les causes charnelles auxquelles ils crurent leur étaient ouvertes. Il leur défendit de manger des animaux dont la corne du pied n’est pas fendue, de ceux qui ne ruminent point ; et parmi les poissons, de tous ceux qui n’ont point d’écailles, de sorte que le nombre des animaux à manger est très-restreint. Il leur défendit encore non-seulement de manger, mais même de toucher les animaux morts, étouffés ou sacrifiés aux idoles. L’habitude des mets délicats étant presque impossible à déraciner, il s’efforce de l’empêcher de naître en contrariant sans relâche ce penchant inné et impétueux de l’homme vers le plaisir. La volupté est presque toujours pour l’homme une source de maux et de chagrins. L’excès des viandes abrutit le corps et hébète l’âme. On dit que les enfants dont on ne satisfait pas tout l’appétit sont ceux qui croissent et qui grandissent le mieux, parce que les esprits qui nourrissent le corps y pénètrent et s’y répandent plus facilement ; tandis que l’excès de la nourriture ferme les passages de la respiration. De là vient que Platon a tellement condamné une vie molle et luxurieuse, qu’il semble avoir fait jaillir dans ses écrits quelques étincelles de la vérité des saintes Écritures. Lorsque je fus venu, dit-il, en Italie, et à Syracuse, et que j’y eus pris connaissance de cette vie prétendue heureuse qu’on y passe dans des festins continuels, elle ne me plut nullement, comme de manger sans mesure deux fois par jour, ne jamais dormir seul la nuit, et mille autres excès de semblables sortes ; car aucun des hommes qui vivent sous le ciel, quelle que soit l’excellence de son naturel, ne peut être sage et prudent, s’il a pris la funeste habitude de vivre ainsi dès sa jeunesse. Platon avait sans doute appris que le saint roi David, plaçant l’arche sainte dans le tabernacle au milieu de la ville, ordonna des réjouissances publiques et fit distribuer à chaque Israélite un pain cuit sous la cendre et une sorte de gâteau fait à la poêle. Cette nourriture frugale suffit aux Israélites ; il faut aux Gentils du superflu. Les gourmands ne s’efforceront jamais d’acquérir la sagesse, parce que leur âme est comme ensevelie dans leur ventre, semblables à ce poisson que les Grecs appellent âne et qui seul entre tous les animaux, au rapport d’Aristote, a le cœur placé dans le ventre. Tels sont ces hommes dont leur ventre est l’unique Dieu ; qui font leur Dieu de leur ventre, qui mettent leur gloire dans ce qui devrait les couvrir de honte, qui n’ont de goût que pour les choses de la terre, et à qui l’apôtre prédit un sort funeste par ces paroles : « Hommes dont la fin sera la damnation. »

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