Le Pédagogue

LIVRE SECOND

CHAPITRE III

Il ne faut point rechercher la possession des meubles riches et précieux.

Les vases d’or, d’argent, ou de quelque pierre précieuse, ne sont bons qu’à charmer et séduire les yeux. Leur usage est inutile et vain. Les remplissez-vous d’une liqueur chaude, vous ne pouvez les toucher sans douleur ; d’une liqueur froide, la qualité du vase altère celle de la liqueur, et cette riche boisson devient dangereuse. Loin de nous donc les vases de Thériclée et d’Antigone, les coupes bachiques et ces mille sortes de riches bassins et cuvettes dont les usages et les noms sont devenus innombrables. La possession de l’or et de l’argent, soit publique soit particulière, excite l’envie dès qu’on en abuse. Il est rare de l’acquérir, difficile de la garder, plus difficile encore d’en bien user. Loin de nous encore la vaine gloire que l’on met à posséder des verres de cristal délicatement ciselés. La sainteté de nos lois nous en interdit l’usage ; mais ne nous en plaignons pas, car ils sont si fragiles qu’on n’y peut boire sans craindre de les briser. Point de sièges, de plats, de bassins, d’assiettes, d’aiguières d’argent ; point de meubles de riches métaux pour la table ou d’autres usages que j’aurais honte de nommer ; point de trépieds de cèdre, d’ébène ou d’ivoire, point de lits à colonnes et à pieds d’argent, où l’ivoire l’or et l’écaille forment mille figures bizarrement entrelacées ; point de tapis de pourpre et d’autres couleurs précieuses et recherchées, éclatantes preuves d’un luxe orgueilleux, insidieux plaisirs d’une vie lâche, enviée et molle. Ces vaines recherches n’ont rien d’utile et de propre à notre nature. Rappelez-vous ces paroles de l’apôtre : « Le temps est court. »

Enfin il ne faut pas se parer ridiculement et imiter ces insensés que nous voyons dans les fêtes publiques exciter par leur parure l’admiration et l’étonnement, tandis qu’ils sont intérieurement remplis de misère. L’apôtre, en effet, expliquant plus au long la pensée que nous venons de citer, ajoute : « Ainsi il faut que ceux qui ont des femmes soient comme s’ils n’en avaient point ; ceux qui achètent, comme s’ils ne possédaient point. » Si l’apôtre parle ainsi du mariage, dans lequel Dieu a dit : « Croissez et multipliez, » comment ne pensez-vous pas qu’il veut que vous vous défassiez surtout du faste et de l’orgueil ? Jésus-Christ a dit à ce sujet : « Vendez ce que vous possédez et donnez-le aux pauvres, puis venez, et suivez-moi. » Suivez Dieu, dépouillé d’orgueil et d’une pompe momentanée, et possédant ce qui est à vous, ce qui est bon, ce que personne ne vous peut enlever ; c’est-à-dire la foi en Dieu, l’adoration de sa passion et la bienveillance envers les hommes, seules richesses qui soient réelles et précieuses. Pour moi, je loue Platon d’avoir expressément défendu les grandes richesses et tous les meubles dont l’usage n’est pas absolument nécessaire ; voulant que le même meuble servît à des usages différents afin qu’une possession variée ne variât pas nos besoins. L’Écriture-Sainte dit quelque part admirablement, dirigeant ses paroles vers ceux qui sont pleins d’orgueil et de complaisance pour eux-mêmes : « Où sont les princes des nations qui dominaient les animaux de la terre ; qui se jouaient des oiseaux du ciel ; qui amassaient l’or et l’argent ; en qui les hommes se confient et qu’ils recherchent sans relâche, et ceux qui travaillent l’argent avec art, et qui en faisaient les plus beaux ouvrages ? Ils ont été exterminés, ils sont descendus dans les enfers. » L’enfer est le prix de l’orgueil.

Lorsque nous avons besoin de quelque outil pour cultiver nos champs, soit bèche soit charrue ou faucille, nous ne les faisons point fabriquer d’or et d’argent ; nous ne regardons point à la richesse, mais au travail auquel ils sont propres. Qui donc empêche que nous pensions de même par rapport aux différents meubles destinés à nos usages domestiques ? Pensez-vous, je vous prie, qu’un couteau de table ne coupe point s’il n’est garni de clous d’argent ou que le manche n’en soit d’ivoire ? Faut-il aller chercher jusqu’aux Indes du fer pour couper notre viande ? L’eau avec laquelle nous lavons nos pieds ou nos mains les nettoiera-t-elle moins bien pour être contenue dans des bassins de terre ? Une table aux pieds d’ivoire portera-t-elle d’ailleurs sans indignation un pain grossier et à vil prix ? Une lampe faite par un potier éclaire-t-elle moins que la lampe faite par un orfèvre ? Pour moi, je dis que le sommeil qu’on prend sur le plus humble grabat n’est pas moins doux que sur un lit d’ivoire. Puisqu’il suffit, pour nous couvrir, des peaux de brebis et de chèvres, pourquoi chercher des tapis de pourpre et d’écarlate ? Quelle vaine erreur, quelle trompeuse apparence du beau et de l’honnête nous aveugle au point de préférer à la sainte frugalité ces folles délices qui nous ont déjà été si fatales ? Voyez : le Christ mangea dans un plat de matière vile et commune ; il fit asseoir ses disciples sur l’herbe, il leur lava les pieds et les leur essuya avec un linge grossier : Dieu sans faste et sans orgueil, quoiqu’il fut le créateur et le maître de toutes choses ! il ne se fit point apporter du ciel un bassin précieux. Il demande à boire à la samaritaine qui puisait de l’eau dans un puits avec un vase de terre, ne demandant point un vase précieux, et nous montrant qu’il est aisé de se désaltérer. C’est que son but était d’établir l’usage utile de chaque chose, et non une excessive et vaine magnificence. Il mangeait et buvait dans les festins, mais il n’avait garde de creuser la terre pour y chercher de l’argent et de l’or, et se pouvoir servir de ces vases prétendus précieux qui exhalent toujours la rouille et l’odeur du métal dont ils sont formés.

La nourriture, les vêtements, les meubles, en un mot, la vie tout entière du Chrétien, se doivent accorder avec la sainteté de sa foi. Il faut que ses actions soient utilement réglées d’après la personne, l’âge, l’état et le lieu. Puisque nous sommes tous les ministres du même Dieu, il faut que nos biens et nos meubles portent le même caractère d’une vie honnête et frugale, et que chacun de nous en particulier fasse connaître, par une conduite uniforme et réglée, la sincérité d’un même amour et d’une même foi. Les choses qu’on acquiert sans difficulté, on s’en sert de même ; on les loue, on les garde, on les prête avec facilité. Les plus utiles sont les meilleures ; les plus communes valent mieux que les plus rares. En un mot, les richesses mal administrées sont comme une citadelle de crimes et de vices dont les possesseurs ne peuvent entrer dans le royaume des cieux ; malades qu’ils sont de l’incurable maladie du monde, et vivant au milieu de délices qui les enflent d’un fol orgueil. Ceux qui s’efforcent de faire leur salut doivent bien se persuader que l’usage se réduit à l’utile, et qu’il n’y a d’utile que ce qui est absolument nécessaire. C’est une chose bien vaine, que cette insatiable fureur d’amasser et de garder pour son seul usage tant de possessions précieuses. Amasser sans cesse, et ne faire part à personne de ce que l’on possède, c’est mettre le grain dans un tonneau percé, c’est se causer mille maux, c’est se ruiner et se perdre. Rien n’est plus digne surtout de ridicule et de mépris que de satisfaire les nécessités honteuses de la nature dans des vases d’or et d’argent, comme ces femmes riches et fières que leur sot orgueil accompagne jusque sur leur chaise percée. Pour moi, je voudrais que pendant toute leur vie elles n’estimassent pas plus l’or que du fumier. La convoitise de l’argent est devenue la mère et la nourrice de tous les vices. L’apôtre l’appelle lui-même la racine de tous les maux : « Car, dit-il, l’avarice est la source de tous les maux ; et quelques-uns en étant possédés, se sont égarés de la foi et se sont jetés dans de grandes douleurs. » La pauvreté des passions est la vraie richesse. La grandeur de l’âme ne consiste point à jouir pour soi seul et à s’enorgueillir de ses richesses, mais à les mépriser. Il est honteux au suprême degré de vanter la magnificence de ses meubles. Pourquoi s’enorgueillir de ce que chacun peut acheter au marché ? Mais l’argent de la terre ne peut acheter la sagesse ; c’est une marchandise céleste, et pour se la procurer il faut posséder le Verbe, la seule monnaie qui ait cours dans le ciel.

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