Le Pédagogue

LIVRE SECOND

CHAPITRE V

Du rire.

Tout imitateur de choses ridicules ou d’actions risibles sera banni de notre république ; car les paroles étant l’expression de la pensée et des mœurs, il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose de ridicule dans les mœurs de celui qui se plaît à prononcer de ridicules paroles. C’est ici le cas d’appliquer ce passage de l’Évangile : « Tout arbre bon produit de bons fruits ; et tout arbre mauvais, de mauvais fruits. » Le discours est le fruit de la pensée. Or, si ceux qui excitent le rire doivent être bannis de notre république, il ne peut sans doute nous être permis de l’exciter nous-mêmes ; car il serait absurde que nous imitassions ceux qu’il nous est défendu d’écouter. Mais le comble de l’absurdité serait de nous étudier à paraître ridicules ; c’est-à-dire d’attirer sur nous, de gaieté de cœur, la honte et le mépris. Si personne ne veut travestir son corps comme on le fait sur le théâtre, voudrons-nous travestir notre âme, et cela ouvertement et publiquement ? Ne prenons donc pas un masque ridicule, et surtout gardons-nous bien de vouloir, dans nos discours, être ou paraître ridicules, nous faisant ainsi un jouet de la parole et de la raison, les plus précieuses qualités de l’homme. Ce jeu est méprisable au plus haut degré, puisque ceux qui s’y exercent ne méritent pas même d’être écoutés. D’ailleurs ces discours impertinents ont coutume de conduire à des actions honteuses.

Il faut parler d’une manière polie et agréable ; et loin de chercher à exciter le rire, il faut avoir soin d’en comprimer les éclats. La pudeur et l’honnêteté brillent dans un rire modeste, l’intempérance éclate dans un rire bruyant. N’ôtons rien aux hommes de ce qui leur est naturel, mais réglons-en l’usage sur le temps et les circonstances. Faut-il que l’homme rie toujours parce qu’il est doué de la faculté de rire ? Non sans doute ; car le cheval, qui est doué de celle de hennir, ne hennit pas toujours. L’homme étant un animal raisonnable, il faut qu’il montre en tout une sage mesure, et que ni sa sévérité ni sa joie ne soient excessives. Ce doux relâchement des fibres du visage qui se fait comme par l’harmonie de quelque instrument est appelé d’un mot grec qui signifie sourire. Si le visage des hommes modestes s’épanouit davantage, c’est rire. Les éclats de rire qui défigurent le visage reçoivent un nom différent, quand ce sont des femmes ou des hommes qui les poussent. Le nom que l’on donne au rire éclatant des femmes signifie un rire immodeste et lascif et il ne convient qu’à des courtisanes. Celui que l’on donne au rire des hommes en exprime l’insolence et l’impureté. L’insensé, quand il rit, élève la voix ; mais le sage sourit à peine, parce que le sage est tout autrement affecté que l’insensé. Il ne faut pas cependant être triste et morose, mais grave et réfléchi. Il vaut mieux que le visage demeure sévère en souriant ; car ce sourire ainsi mitigé prête moins à la raillerie. Il ne faut point sourire de choses honteuses, mais bien plutôt en rougir, de peur que nous ne paraissions nous mêler et consentir à des joies coupables. Si l’on parle devant nous de choses affligeantes, il faut montrer un visage affligé. Ce serait une preuve de cruauté d’en agir autrement. Rien d’ailleurs n’est plus immodeste que de rire toujours. Il ne faut point rire devant des vieillards et des personnes à qui on doit du respect, à moins qu’eux-mêmes n’aient dit quelque chose d’agréable et de plaisant pour nous réjouir. Il ne faut pas non plus rire chez toutes sortes de personnes, ni en toute rencontre, ni pour toutes sortes de sujets. Le ris des femmes et des jeunes gens est aisément regardé comme une injure ; mais d’un autre côté un visage trop rude écarte et effraie tout le monde. L’insolence s’arrête et recule devant une sage gravité. Le vin excite aux plaisirs honteux, à la danse, à la folle joie, et achève de corrompre les mœurs qui commencent à l’être. C’est de ces plaisirs que naissent les paroles licencieuses qui descendent bientôt jusqu’à l’obscénité, et poussent à dire tout haut ce qu’il vaudrait mille fois mieux taire. Les mœurs des hommes corrompus se montrent toutes nues dans la licence que produit le vin ; ils dépouillent par elle toute crainte et toute dissimulation ; par elle leur raison s’affaiblit et semble s’éteindre. Toutes leurs manières sont rudes et à demi-sauvages : leur passion les asservît et les maîtrise.

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