Le Pédagogue

LIVRE SECOND

CHAPITRE VII

Des devoirs de ceux qui vivent ensemble.

Ne raillons personne ; de la raillerie s’élancent en foule les outrages, les querelles, les combats, les inimitiés. L’outrage est principalement au service de l’ivresse ; nous l’avons déjà remarqué. On juge d’un homme non-seulement par ses actions, mais encore par ses paroles. « Ne reprends pas ton prochain lorsqu’il boit en un festin, et ne le méprise pas lorsqu’il se réjouit, nous dit l’Écriture ; car s’il nous est ordonné de converser, surtout avec les saints, à plus forte raison est-ce un péché de les railler. Les paroles de l’insensé sont comme le bâton sur lequel l’outrage se repose et s’appuie. » Aussi je ne me lasse point d’admirer ces exhortations de l’apôtre : « Qu’on n’entende parmi vous ni parole déshonnête ni folle gaîté, ce qui ne convient pas à votre état. » Si c’est la charité qui vous rassemble en un festin, une bienveillance réciproque le doit doucement animer ; aucune raillerie déraisonnable, aucun doute insultant ne doit se mêler à la douceur prudente des conversations. Comment, si la charité vous réunit, permettriez-vous à la raillerie de vous diviser et d’allumer en vous de coupables haines ? Il est plus sage de se taire que de contredire en ajoutant péché sur péché. « Heureux l’homme qui n’est point tombé par les paroles de sa bouche et qui n’est point pressé par le remords du péché, » et le regret d’avoir offensé quelqu’un par ses discours ! Les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe doivent éviter tout festin, de peur de tomber là où il ne leur est point convenable d’aller. Des propos inaccoutumés, des spectacles peu décents ébranlent leur esprit où la foi est flottante encore. C’est peu de tomber eux-mêmes plus facilement dans le mal par la faiblesse de leur âge, ils entraînent encore la chute des autres en leur offrant ce spectacle doux et périlleux de la jeunesse et de la beauté. De là vient cette maxime du sage : « Ne t’assieds jamais avec la femme d’un autre, et ne sois pas à table avec elle nonchalamment appuyé sur le bras ; » c’est-à-dire ne mange pas souvent avec elle. Le sage ajoute immédiatement : « Et ne bois pas de vin avec elle, de peur que ton cœur ne s’incline vers elle et que ton sang ne t’entraîne à la perdition. » On glisse, en effet, aisément de la liberté qu’inspire le vin, dans le mal. Le sage nomme la femme mariée, parce qu’il y a un plus grand péril à s’efforcer de briser ce lien sacré, qui est la vie de la société. Si quelque nécessité imprévue nous force à les approcher, elles doivent se montrer à nous couvertes d’un voile au-dehors, et de la pudeur au-dedans. Quant à celles qui ne sont point au pouvoir d’un mari, il leur est de la dernière honte de se mêler aux joies des hommes dans les festins.

Une fois que l’on est entré dans la salle du festin, il y faut rester immobile, silencieux et attentif. Si vous êtes assis, ne changez point vos pieds de place, ne posez point vos jambes l’une sur l’autre, n’appuyez point votre menton sur votre main, c’est une indécence qu’on ne pardonne pas même à des enfants, et c’est une marque de légèreté d’esprit et de caractère que de changer fréquemment de position. La modestie et l’honnêteté consistent à choisir ce qu’il y a de moins recherché dans les mets et dans les boissons, à ne montrer ni empressement ni hardiesse, soit au commencement, soit dans les intervalles du repas. Bien plus, il faut cesser le premier et ne témoigner aucun désir. Voyez les paroles du sage : « Use comme un homme tempérant de ce qui t’est servi. Cesse le premier par pudeur. Et si tu es assis au milieu d’un grand nombre de personnes, n’étends pas le premier la main sur la table. »

Il ne faut donc montrer aucune sorte de gourmandise ; et quels que soient nos désirs, nous ne devons tendre la main qu’après un retard qui prouve notre tempérance. Il ne faut ni regarder les mets avec envie ni les saisir avec avidité comme des brutes, ni surtout manger avec excès ; car l’homme ne dévore point, mais se nourrit de pain. Voulez-vous être vraiment modeste ? levez-vous et sortez des premiers ; car il est écrit : « Lorsqu’est venu le temps de se lever, ne sois pas le dernier, et retourne en ta maison. C’est pourquoi les douze apôtres ayant appelé la multitude des disciples, dirent : il n’est pas juste que nous délaissions la parole de Dieu pour avoir soin des tables. » Les mêmes apôtres écrivaient encore à leurs frères d’Antioche de la Syrie et de la Cilicie : « Car il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous de ne point imposer d’autres fardeaux que ceux qui sont nécessaires ; que vous vous absteniez des victimes sacrifiées aux idoles, et du sang et des chairs étouffées, et de la fornication, toutes choses dont vous ferez bien de vous garder. » Il faut fuir la licence du vin à l’égal de la cigüe, car ce sont deux poisons mortels. Ne riez ni ne pleurez immodérément. Souvent, après avoir jeté de grands éclats de rire, les gens ivres, par je ne sais quelle folle influence du vin, tout-à-coup descendent aux larmes. La faiblesse et l’insolence sont l’une et l’autre étrangères à la droite raison. Quant aux sages vieillards, qui regardent les jeunes gens comme leurs propres fils, quoiqu’ils ne doivent que bien rarement plaisanter avec eux, ils le peuvent cependant quelquefois, ayant soin de leur adresser quelque douce plaisanterie propre à les instruire de ce qui est beau et honnête. Voient-ils un jeune homme silencieux et modeste ; ils lui peuvent dire poliment et avec grâce : Mon fils, ne cesse pas de parler. Cette douce plaisanterie augmente la modestie du jeune homme et lui montre les bonnes qualités qu’il possède, en lui reprochant faussement les vices qu’il n’a pas. Cette manière d’assurer ce qui est par ce qui n’est pas, et l’invention d’un maître habile. On peut encore, dans le même sens et le même but, reprocher à celui qui est sobre et ne boit que de l’eau, de trop aimer la bonne chère et le vin. Mais si nous nous trouvons parmi des railleurs de profession, laissons passer leurs vains discours, sans y prendre part, comme des coupes pleines. C’est là un jeu glissant et dangereux : « Le repentir est près de la bouche du téméraire. » Ne vous asseyez point avec l’homme injuste, n’écoutez point ses vagues accusations, ne soyez point son témoin dans ses calomnies, dans ses médisances, dans sa méchanceté.

Les personnes modestes doivent, il me semble, régler leur silence et leur voix ; il leur est permis de répondre et de parler chacune à leur tour. « Le silence est la vertu des femmes ; » mais les jeunes gens le peuvent rompre sans péril ; s’ils parlent bien, ils sont assez âgés. Vieillard, parle dans les festins, c’est un droit de ton âge, mais parle sans embarras et avec sagesse. Jeune homme, parle aussi, la sagesse te le permet ; mais attends d’être interrogé, et que tes réponses soient claires et concises. Crier au lieu de parler, ou parler si bas qu’on ne vous puisse entendre, ce sont les deux choses du monde les plus insensées : l’une est une marque d’insolence, l’autre d’abjection. Ne discutez point avec chaleur pour remporter la victoire dans une vaine dispute de mots. Nous devons éviter avec soin le tumulte et le trouble, c’est là ce que signifient ces paroles du Sauveur : « Que la paix soit avec vous. » Écoutez, avant de répondre, ne parlez point d’un ton mou et languissant, mais simple et modéré ; ne soyez ni diffus ni trop bref. La parole même a besoin qu’on lui impose de sages lois ; point de clameur ni d’importunes exclamations. Le sage Ulysse châtia l’insolence de Thersite, dont les vociférations privées de sens et de respect, troublaient toute l’armée. La fin d’un grand parleur est funeste. Tout est usé dans un mauvais plaisant, il n’y a d’entier que la langue qui subsiste pour faire le mal. De là viennent ces sages maximes de l’Écriture : « Là où il y a beaucoup de vieillards, parle peu et ne plaisante pas, » et pour nous prémunir contre l’inutilité des paroles, elle nous recommande de ne pas répéter les mêmes choses dans les prières que nous adressons à Dieu.

Les sifflements, les bruits que l’on fait avec les doigts pour appeler les domestiques, signes évidents d’un manque de raison, sont indignes de tout homme raisonnable. Il ne faut ni cracher fréquemment, et avec effort, ni se moucher dans un festin, de peur de manquer d’égards envers les convives et d’exciter leur dégoût. Nous ne devons point mettre la crèche à côté du fumier, comme les ânes et les bœufs, ni cracher, moucher et manger à la fois. S’il arrive, par hasard, que l’on éternue ou que l’on rote, il le faut faire avec le moins de bruit possible, de manière à ne pas appeler l’attention même de ses voisins. C’est accuser la plus mauvaise éducation que d’agir autrement. Si l’on est contraint de roter, il le faut faire en ouvrant doucement la bouche, et non point comme des acteurs qui déclament sur un théâtre ? Il faut retenir son haleine pour étouffer le bruit que l’on fait en éternuant, de sorte que les secousses de l’air étant arrêtées, on éternue sans que les autres s’en aperçoivent ; et l’air, en sortant de la bouche, n’est chargé d’aucun excrément. C’est une marque d’insolence et d’orgueil, de vouloir éternuer avec éclat au lieu d’en diminuer le bruit. Ceux qui nettoient leurs dents ou quelque plaie, sont insupportables à eux-mêmes et aux autres. Ce sont de véritables démangeaisons de brute, que de se frotter les oreilles ou de s’exciter à éternuer. Il faut fuir soigneusement toutes ces turpitudes, et les discours honteux qu’elles font naître. Que la contenance soit grave et modeste, la tête droite et immobile, les mouvements du corps, et les gestes dans le discours, sagement et prudemment réglés. En un mot, le repos, la paix, la tranquillité sont le propre du Chrétien.

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