Le Pédagogue

LIVRE SECOND

CHAPITRE X

De la procréation des enfants.

C’est aux seules personnes que le mariage unit à juger de l’opportunité de son action. Le but de cette institution est d’avoir des enfants ; sa fin, que ces enfants soient bons : de même que le laboureur sème dans le but de se nourrir, et que la récolte est la fin de son travail. Mais le laboureur qui cultive une terre vivante est bien au-dessus de celui qui cultive une terre morte : l’un travaille seulement pour se nourrir un court espace de temps, l’autre pour entretenir et perpétuer l’univers ; celui-là sème pour lui, celui-ci pour Dieu. Car c’est Dieu qui a dit : « Croissez et multipliez ; » commandement après lequel il faut sous-entendre que l’homme devient l’image de Dieu, en tant qu’il coopère à la génération de l’homme. Toute terre n’est pas propre à recevoir la semence, ni tout laboureur à ensemencer celle même qui est propre à la recevoir. Il ne faut ni semer sur la pierre, ni outrager la semence, qui est le principe de la génération, et la substance par laquelle la nature se conserve et se perpétue dans les voies que Dieu lui a tracées. S’écarter de ces voies, et transmettre ignominieusement la semence dans des vaisseaux qui ne lui sont point naturellement destinés, c’est le comble de l’impiété et du crime. Voyez sous quelle figure le sage Moïse défend l’ensemencement d’un sol infertile : « Vous ne mangerez, dit-il, ni de la chair du lièvre, ni de celle de l’hyène. » Dieu ne veut point que l’homme ait rien de commun avec la nature impure de ces animaux, ni qu’il égale leur lubricité, qui est si ardente, qu’elle les excite sans cesse à la satisfaire avec une sorte de fureur stupide. La femelle du lièvre a, dit-on, autant de matrices qu’elle a vécu d’années ; ainsi, en nous défendant l’usage de la chair de cet animal, il nous défend l’amour des garçons. On dit de l’hyène qu’elle change annuellement de sexe, et de mâle devient femelle ; de là vient que la défense de sa chair équivaut à celle de l’adultère. Pour moi, je suis convaincu que le sage Moïse a eu en vue, par ces défenses, de nous interdire toute ressemblance avec ces animaux ; mais je ne crois point à la vérité de ces changements contre nature dont je me suis servi seulement comme d’une image symbolique.

La nature ne peut jamais être violentée à ce point. Ce qu’elle a fait, la passion ne peut le défaire. On corrompt l’usage des choses, on n’en détruit point l’essence. Plusieurs oiseaux changent de voix et de plumage suivant les saisons. Les plumes noires du merle deviennent jaunes, et son chant, qui était doux et harmonieux, se change en un son aigre et désagréable. Le plumage et la voix du rossignol éprouvent aussi des changements analogues ; mais on ne voit point que ces divers oiseaux changent de nature, ni que les mâles deviennent femelles. Leurs plumes, semblables à un vêtement nouveau, renaissent avec le printemps, et se teignent de couleurs brillantes, qui s’effacent bientôt après, et se flétrissent comme la fleur sous la rude influence de l’hiver. Leur voix, en même temps, s’affaiblit et s’éteint, parce que leur peau extérieure, resserrée par l’action du froid, comprime les artères de leur gosier, qui ne peut plus rendre qu’un son rauque et étouffé ; mais quand vient la belle saison, la douceur de leur voix renaît avec celle de l’air, car leurs artères se dilatent, et lui rouvrent le passage qu’elles lui avaient momentanément fermé. Leur chant, de faible et de languissant, redevient éclatant et harmonieux, et, se répandant au loin de tous côtés, il est l’hymne de la nature renaissant avec le printemps. Il ne faut donc pas croire que l’hyène change jamais de nature, comme on le dit. Le même animal n’a point à la fois le double appareil mâle et femelle de la génération. La nature, qui est toujours égale et constante dans ses voies, ne se prête point aux écarts de notre imagination, et c’est pour n’avoir point réfléchi avec quel soin et quel amour elle conserve les êtres dont elle est la mère, que quelques hommes ont imaginé follement des hermaphrodites, c’est-à-dire des êtres possédant les deux sexes, moitié homme et moitié femelle, créations monstrueuses qui n’existent réellement point. Seulement, comme l’animai dont je parle, je veux dire l’hyène, est prodigieusement lascif, il a sous la queue, un peu au-dessus du canal par où passent les excréments, une certaine excroissance de chair parfaitement semblable aux parties honteuses de la femelle ; mais cette masse de chair n’est qu’une cavité, sans utilité et sans issue, où la fureur lubrique de ces animaux se puisse assouvir quand les conduits naturels s’y refusent avec dégoût, occupés qu’ils sont par la conception du fœtus. Elle est commune au mâle et à la femelle, qui sont l’un et l’autre également et extraordinairement amoureux. Le mâle agit et souffre tour à tour ; de sorte qu’il est très-rare de trouver une hyène femelle. Enfin, cet animal conçoit rarement, parce qu’il fait un abus continuel et stérile de la semence destinée à reproduire son espèce ; de là vient, il me semble, que Platon, dans le Phèdre, condamnant l’amour des garçons, appelle brutes ceux qui s’y livrent, parce qu’ils s’accouplent à l’exemple de ces animaux, et ensemencent un sol stérile. « C’est pourquoi, dit l’apôtre, Dieu les a livrés aux passions de l’ignominie ; car les femmes, parmi eux, ont changé l’usage qui est selon la nature en un autre qui est contre la nature. Les hommes, de même, rejetant l’union des deux sexes qui est selon la nature, ont été embrasés de désirs les uns pour les autres, l’homme commettant avec l’homme des crimes infâmes, et recevant ainsi par eux-mêmes la peine qui était due à leur égarement. »

La nature n’a pas permis que dans les animaux, même les plus lubriques, le conduit qui sert à l’éjection des excréments pût servir de passage à la semence ; l’urine descend dans la vessie, l’aliment dans le ventre, les larmes dans les yeux, le sang coule dans les veines, les oreilles s’emplissent d’une sorte de boue, les narines servent de conduit à la morve, et le canal intestinal est encore un passage commun aux excréments. Il n’y a que l’hyène à qui la nature ait donné cette excroissance superflue de chair pour assouvir une passion stérile et infructueuse ; mais cette cavité est aveugle et sans issue parce qu’elle n’a point été faite pour la génération. Il est donc défendu à l’homme, cela est clair et manifeste, de s’accoupler avec l’homme. Rien ne lui est permis, ni de ces ensemencements stériles ni de ces accouplements contre la nature et dans une situation qui lui est contraire, ni de ces unions monstrueuses tenant de l’homme et de la femme, et n’étant ni l’un ni l’autre ; car la nature avertit l’homme, par la constitution même de son corps, qu’elle l’a fait pour transmettre la semence et non pas pour la recevoir. Lorsque le prophète Jérémie, ou plutôt le Saint-Esprit parlant par sa bouche, dit que la maison de Dieu est devenue semblable à la caverne de l’hyène, cette énergique allégorie veut nous faire entendre que nous devons détester le culte des idoles, qui sont des dieux morts, à qui l’on offre une nourriture morte, et que la maison du Dieu vivant serait profanée par leur présence. Ainsi Moïse a défendu l’usage de la chair de lièvre parce que cet animal, toujours en chaleur, s’accouple en toute saison et qu’il saillit naturellement sa femelle par derrière et dans une position qui paraît honteuse. La femelle conçoit tous les mois et reçoit le mâle pendant même qu’elle est pleine. Après qu’elle a mis bas, elle s’accouple indifféremment avec tous les lièvres, ne se contentant pas d’un seul mâle, et elle conçoit incontinent, quoiqu’elle allaite encore ses petits. Elle a deux conduits dans sa matrice, parce qu’un seul ne lui saurait suffire pour contenir tout ce qu’elle reçoit. Lorsque l’un de ces conduits est plein, l’autre cherche à se remplir par une inclination naturelle à tout ce qui est vide ; de sorte qu’elle désire le mâle et conçoit encore, toute pleine qu’elle est. Le sage Moïse, sous cette figure allégorique, nous défend la violence des désirs, l’approche des femmes enceintes la fornication, l’adultère, l’impudicité. Ailleurs, parlant naturellement et sans figure, il nous dit : « Tu ne commettras point de fornication et d’adultère, tu ne t’approcheras point d’un homme comme d’une femme. » Il faut observer exactement ces ordres fondés sur la raison, et ne jamais rien nous permettre de contraire aux lois et aux commandements de Dieu. Platon, qui avait lu sans doute ce passage du texte sacré : « Ils sont devenus comme des chevaux qui courent et qui hennissent après les cavales, » compare les hommes qui s’abandonnent à cette insolente lubricité, et cette lubricité elle-même, à un cheval indompté, furieux et sans frein. Les anges qui entrèrent dans Sodome nous apprendront de quel genre de supplice elle est punie. Ceux qui voulurent les outrager furent dévorés avec leur ville par le feu du ciel, pour nous apprendre, par ce prodige, que le feu est le supplice des impudiques. Les châtiments affligés aux anciens pécheurs sont écrits, comme je l’ai déjà dit, pour notre instruction, afin qu’évitant les mêmes vices, nous évitions les mêmes peines.

Il faut regarder chaque garçon comme notre fils, et les femmes d’autrui comme nos propres filles. La lubricité et la gourmandise sont des passions violentes auxquelles il est difficile, mais honorable, de commander. Si, comme l’avouent les stoïques, la raison ne permet pas au sage de remuer même un doigt seulement, au hasard et sans motif, combien plus les véritables sages, qui sont les Chrétiens, ne doivent-ils pas s’efforcer de commander à ces parties du corps, que la nature a destinées à la génération ? On les a, je pense, appelées honteuses à cause qu’il s’en faut servir avec plus de pudeur que de toutes les autres.

La nature permet l’usage du mariage, comme des aliments, autant qu’il est utile, convenable et nécessaire ; elle permet de souhaiter d’avoir des enfants. Mais ceux qui n’y gardent point de mesure s’éloignent de ses sages intentions par l’abus même qu’ils en font, et ruinent leur santé par des plaisirs que leur excès rend criminels. Par-dessus tout, il est défendu d’user des hommes comme des femmes. C’est à ce crime que Moïse fait allusion, lorsqu’il dit : « qu’on ne doit point semer sur la pierre et sur les cailloux, parce que le grain n’y saurait germer et prendre racine. » Ailleurs encore, obéissant au Verbe, qui parle par sa bouche, il dit ouvertement : « Tu ne coucheras point avec un homme comme avec une femme, car c’est une abomination. » Platon, qui avait fondé sa loi sur divers passages de l’Écriture, défend d’avoir commerce avec une autre femme que la sienne. N’approchez point de la femme de votre prochain de peur de vous souiller par ses approches. Fuyez tout commerce adultère, et par conséquent stérile. Ne semez point où vous ne voulez point récolter. N’approchez d’aucune autre femme que de la vôtre, qui peut seule légitimer vos plaisirs par l’intention d’avoir des enfants. Respectez cette participation de l’homme à la puissance créatrice de Dieu, et n’outragez point la semence, qui en est l’instrument, en la répandant contre ce but.

Moïse défend aux Juifs d’approcher de leurs femmes pendant qu’elles sont dans leur temps accoutumé, afin que cette semence créatrice, qui doit bientôt être un homme, ne soit point souillée par le mélange de ce sang impur ; car la semence, détournée de sa voie, dégénère aussitôt et perd sa force. Il leur défend aussi l’approche de leurs femmes enceintes jusqu’à ce qu’elles soient délivrées de leur fruit, parce qu’il est contre la raison et contre les lois de ne rechercher que le seul plaisir dans l’acte du mariage. La matrice, avide de concevoir, s’ouvre pour recevoir la semence, et se referme quand elle a conçu. Je nomme sans honte, pour l’utilité de mes lecteurs, ces parties du corps où le fœtus se forme et se nourrit. Comment, en effet aurais-je honte de les nommer, puisque Dieu n’en a point eu de les créer ? Une fois que la matrice a conçu, elle se refuse à un plaisir désormais inutile et honteux. Ses désirs, qui s’assouvissaient tout à l’heure encore dans des embrassements amoureux, se concentrent en elle-même, et, ne s’occupant plus que de la formation du fœtus, y travaillent de concert avec la nature. Il est donc criminel de la détourner de ce travail légitime par une volupté qui ne l’est point. Cette volupté amoureuse prend mille formes et reçoit mille noms ; portée au dernier excès, les Grecs l’appelèrent lubricité, mot qui signifie un penchant public, désordonné et incestueux au plaisir. De ce penchant sont nés une multitude infinie de maladies, le désir des mets délicats et des boissons excitantes, les recherches du luxe, l’amour outré des femmes et ces voluptés innombrables qui obsèdent l’homme, le tyrannisent, et font descendre les mœurs d’un peuple au dernier degré d’infamie.

Mais l’Écriture a soin de nous rappeler que ces vices ne demeurent pas impunis. C’est encore pour cela que le sage dit : « Éloigne de tes serviteurs les espérances vaines et honteuses ; éloigne de moi les cupidités, ne permets point que l’amour de la table et des femmes s’empare de moi. » Loin de nous donc les hommes corrompus, leurs maléfices et leurs pièges ! Loin de nous les parasites, les fornicateurs, les courtisanes ou tout autre monstre semblable de volupté ! Ce n’est pas seulement la besace de Cratès, mais notre ville encore, qui leur est fermée. Occupons-nous toute notre vie à semer autour de nous de bonnes œuvres. En un mot, il faut, ou connaître les femmes par le mariage, ou ne les pas connaître du tout. C’est ce qui est ici en question, et ce que j’ai déjà examiné et résolu dans le livre où j’ai traité de la continence. Mais si l’on peut mettre en doute l’utilité même du mariage, comment en permettre les plaisirs sans règle ni mesure ? Ces plaisirs répétés brisent les nerfs de l’homme comme de faibles fils qu’on tire avec trop de violence ; ils obscurcissent les sens et détruisent les forces. Cet effet se remarque dans les animaux même privés de raison et dans tous ceux, soit hommes, soit brutes, qui se livrent à des exercices violents. La privation de ce plaisir conserve entières toutes leurs forces et leur fait vaincre leurs adversaires dans les combats : son usage, au contraire, les leur ravit et énerve leur âme et leur corps. Le sophiste d’Abdère, regardant cet acte comme un mal incurable, l’appelait une courte épilepsie. Ses effets désastreux sont aussi grands que la cause, qui les produit : l’homme, en effet, est arraché de l’homme avec violence. Vous pouvez juger de la grandeur de sa perte par l’affaiblissement qu’il en éprouve. « Voici, dit-il, l’os de mes os et la chair de ma chair. » Ce qu’il perd dans cet acte étant le principe de la vie, est-il étonnant que cette perte l’épuise ? D’abord l’ébullition de la matière trouble et ébranle tout l’édifice de son corps. Celui donc à qui l’on demandait comment le traitaient l’amour et les femmes, fit une réponse tout à fait honnête et enjouée, en disant qu’il les avait fui comme un maître cruel et insensé.

Cependant je n’attaque point l’institution du mariage en elle-même, car c’est le moyen par lequel Dieu a voulu que la race humaine se perpétue. Mais il n’a point dit : Soyez voluptueux, et n’a point voulu que l’homme s’abandonne tout entier à ce plaisir comme s’il n’était né que pour lui. Ces paroles que le Pédagogue met dans la bouche d’Ézéchiel nous doivent remplir de honte : « Circoncisez votre fornication. » Les animaux, privés de raison, ne s’accouplent que dans certains temps : s’abstenir de sa femme de peur d’en avoir des enfants, c’est faire outrage à la nature, dont les intentions doivent toujours être consultées et respectées. Elle nous indique elle-même quel est l’âge propre au commerce des femmes. Elle en exclut les enfants et les vieillards ; ceux-ci ne le peuvent plus, ceux-là ne le peuvent pas encore ; mais elle ne veut pas que les hommes faits abusent à tout moment du plaisir qu’elle leur accorde. Le but du mariage est la procréation des enfants, et non la débauche. Nous marcherons donc sincèrement dans les véritables voies de la nature, si nous enchaînons nos passions et si nous n’empêchons pas, par des artifices impies, la propagation de l’espèce humaine, qui est selon l’ordre et les vues de la providence divine. Il est des femmes, en effet, qui pour ne pas interrompre le cours de leurs débauches, se dépouillent de tout sentiment humain et détruisent leur fruit dans leur sein par des remèdes malfaisants. Ceux à qui le mariage a été permis ont besoin des leçons divines pour jouir de ses privilèges en temps convenable.

Le jour ne doit point éclairer ces actes mystérieux de la nature ; il ne faut les accomplir ni au sortir de l’Église, ni le matin, ni dans les moments destinés à la méditation, à la lecture et à la prière. Le soir, après avoir rendu grâces à Dieu des bienfaits de la journée, il faut jouir du repos qui nous est nécessaire. La nature même ne permet pas toujours cette action : moins elle est fréquente, plus elle donne de plaisir. Enfin, il faut surtout prendre garde que les ténèbres de la nuit ne nous rendent intempérants et immodestes. La pudeur, qui est comme la lumière de la raison, ne doit jamais cesser d’éclairer notre âme. Si nous observons pendant le jour les règles de la tempérance et que nous les violions la nuit, nous serons comme Pénélope, qui défaisait la nuit l’ouvrage qu’elle avait fait le jour. S’il n’est jamais permis de rien faire contre l’honnêteté à combien plus forte raison est-on obligé de donner à son épouse des exemples de pudeur et d’éviter toute impudicité dans le commerce qu’on a avec elle. Votre chasteté dans l’intérieur de votre maison doit répondre à vos frères de votre chasteté au-dehors. Comment d’ailleurs votre femme pourrait-elle vous croire chaste si vous ne l’êtes pas dans les plaisirs que vous prenez avec elle ? L’amour insensé que vous prétendez lui prouver par vos emportements ne dure qu’un moment et vieillit avec le corps. Souvent même il vieillit avant par lassitude et dégoût d’un plaisir dont un usage modéré aurait sanctifié et prolongé la douceur.

Ignorez-vous que l’amour est une passion volage, sujette au dégoût, au changement, au remords, et qui souvent se tourne en haine ? Ceux qui marchent sur les traces du saint apôtre ne doivent pas même connaître les noms et les mots qui servent à exprimer des choses obscènes et impudiques : « Qu’on n’entende pas même parler parmi vous, de fornication, ni de quelque impureté que ce soit, ni d’avarice comme il convient à des saints. » C’est donc avec raison que quelqu’un a dit que le commerce des femmes n’a jamais été avantageux à personne, et que le plus heureux est celui à qui il n’est point nuisible ; lors même qu’il est légitime il ne laisse pas d’être dangereux, si ce n’est quand il se borne à la procréation des enfants. Quant à celui qui est illégitime, l’Écriture sainte nous dit que la femme débauchée est semblable à un sanglier, et que celle qui est au pouvoir d’un mari est un instrument de mort pour ceux qui l’approchent ; elle compare l’amour des courtisanes à un amour de bouc et de sanglier ; elle dit que commettre clandestinement l’adultère, c’est chercher la mort ; elle maudit la maison et la ville où se commettent ces infamies. La poésie même profane, tonne hautement contre ces vices : « Ô ville impure et corrompue, dit-elle, ville souillée d’impudicité et de luxure ! » Elle n’a point assez de termes d’admiration pour ceux qui, se conservant purs au milieu de tant de désordres, n’ont jamais honteusement désiré les plaisirs du lit d’autrui ni enfermé des hommes dans leurs infâmes embrassements.

Plusieurs pensent que les plaisirs contre-nature sont les seuls qui soient des péchés ; d’autres, moins endurcis, avouent que toutes les impudicités sont effectivement des péchés, mais leurs passions les emportent, et les ténèbres servent de voile à leurs vices. Ils déshonorent la sainteté du mariage, et font eux-mêmes de leur femme une impudique courtisane, sourds à ces divines paroles : « L’homme qui sort de son lit, méprisant son âme, et disant : Qui me voit ? Les ténèbres m’environnent et les murailles me couvrent, et nul ne m’aperçoit ; qui craindrai-je ? le Très-Haut ne se souviendra pas de mes péchés. » Malheureux ! qui ne craint que les regards des hommes et s’imagine follement pouvoir échapper à ceux de Dieu ! Il ignore ce passage de l’Écriture : « Et cet homme n’a pas su que les yeux du Seigneur, plus lumineux que le soleil, pénètrent toutes les voies des mortels, et la profondeur des abîmes, et l’intime des cœurs et les lieux les plus cachés. » Le Pédagogue les menace encore par la bouche d’Isaïe, leur disant : « malheur à vous, qui voulez cacher vos projets dans la profondeur de vos cœurs ! vous marchez dans les ténèbres et vous dites : qui nous voit ? » En effet, quelqu’un d’entre eux évitera peut-être la lumière sensible du monde ; mais comment pourraient-ils éviter cette lumière intellectuelle qui pénètre tout ? Est-il possible, demande Héraclite, d’échapper aux rayons d’un astre qui ne se couche jamais ? N’espérons donc pas de lui échapper dans les ténèbres, car la lumière habite en nous, et les ténèbres ne l’ont point comprise. Une pensée honnête et chaste est comme un flambeau dans la nuit. Les pensées des hommes vertueux sont, dans le langage de l’Écriture, des lampes qui ne s’endorment point. S’efforcer de cacher ses actions, c’est pécher, cela est hors de doute ; celui qui pèche fait aussitôt injure, non point tant à son prochain, s’il corrompt sa femme, qu’à lui-même, pour l’avoir corrompue. Devenu plus vil et plus méchant, il est aussi plus méprisé.

Le péché avilit l’homme et le fait descendre au rang de la brute parce qu’il ne sait pas plus qu’elle commander à ses passions et les vaincre : le fornicateur est entièrement mort à Dieu, et son âme, privée de raison, ressemble à un cadavre que le souffle de la vie a abandonné. Il est naturel que ce qui est saint craigne l’approche de tout ce qui peut le souiller, et s’unisse volontiers à ce qui est saint. Le pur seul peut toucher le pur. Craignons, en dépouillant nos vêtements, de dépouiller aussi la pudeur ; cela n’est jamais permis au juste. Notre corps, qui est sujet à la corruption, devient en quelque sorte incorruptible, lorsque cette insatiable cupidité qui nous entraîne aux plaisirs charnels, vaincue par la continence et la haine du mal, n’empêche plus l’homme de marcher dans les voies de la tempérance éternelle. « Les enfants de ce siècle épousent des femmes, et les femmes des maris ; mais ceux qui seront dignes du siècle à venir et de la résurrection des morts ne se marieront point, et ils ne pourront mourir, car ils seront semblables aux anges. »

Platon, philosophe païen, appelle, dans le Philèbe, impies et ennemis de Dieu ceux qui, en s’abandonnant au vice, corrompent, autant qu’il est en leur pouvoir de le faire, le Dieu qui habite en eux ; c’est-à-dire leur raison. Ceux donc qui sont sanctifiés et immortels en Dieu ne doivent plus jamais vivre mortellement. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres de Jésus-Christ ? Arracherai-je donc à Jésus-Christ ses propres membres pour en faire les membres d’une prostituée ? Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit ? en arracherez-vous le Saint-Esprit pour en faire le temple des passions impures ? À Dieu ne plaise. Rappelez-vous que vingt-quatre mille hommes furent punis pour avoir été impudiques, et réfléchissez que leur châtiment a été écrit pour vôtre instruction. Écoutez ces avertissements frappants et si souvent répétés du saint Pédagogue : « Ne va pas à la suite de tes désirs, et détourne-toi de ta volonté. Le vin et les femmes font tomber les sages et accusent les hommes sensés. Celui qui se livre aux prostituées sera dans la honte : la pourriture et les vers hériteront de lui, et il sera élevé comme un grand exemple, et son âme sera retranchée du livre de vie. » Ne se lassant pas de nous instruire, il s’écrie ailleurs : « Celui qui hait la volupté se tresse une couronne qui ne se flétrira point. »

Ne vous laissez donc pas vaincre par ces plaisirs impurs, cela est honteux et criminel ; ne courez point follement après eux, ne cédez point à des appétits brutaux et ennemis de la raison, ne désirez point vous-même votre souillure et votre honte. L’époux légitime, semblable à un laboureur, a seul le droit d’ensemencer une terre vivante, en choisissant le temps convenable. La raison est, contre ces plaisirs, le remède le plus sûr et le frein le plus solide ; la sobriété, qui éteint les flammes de la concupiscence, nous est aussi du plus grand secours. Il ne faut donc ni se vêtir ni se nourrir avec recherche.

Dieu, qui a partagé ses préceptes entre l’âme et le corps, et les choses extérieures, nous permet de nous procurer tout ce dont nous avons besoin pour la conservation de notre corps : par ses soins, l’âme gouverne le corps ; lui-même instruit et gouverne l’âme. « Ne vous inquiétez point, dit-il, pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps comment vous vous vêtirez. » La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? « Regardez, ajoute-t-il pour mieux nous instruire, regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent dans les greniers, et votre Père céleste les nourrit. N’êtes-vous pas beaucoup plus qu’eux ? » Voilà pour la nourriture. Voici pour tes vêtements : Et pour le vêtement, de quoi vous inquiétez-vous ? Considérez comment croissent les lis des champs ; ils ne travaillent ni ne filent. Or, je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Quelles richesses cependant furent jamais égales à celles de Salomon, et quoi de plus beau que les lis et les roses ? Si donc Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui aujourd’hui est, et qui demain sera jetée dans la fournaise, combien plutôt vous, hommes de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc point, disant : Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ? Ces soins excessifs accusent un coupable amour des superfluités et des délices ; car il faut manger simplement pour la nécessité. Tout ce qui va au-delà est superflu. « Or, ce qui est superflu vient du diable, comme le dit l’Écriture. » Ce que l’Évangile ajoute décide nettement la question : « Ne demandez donc point ce que vous mangerez ou ce que vous boirez, et ne tâchez point de vous élever : l’arrogance, les délices, les superfluités transportent l’âme et l’entraînent hors des voies de la vérité. » Aussi l’écrivain sacré ajoute-t-il immédiatement : « Car les gens du monde cherchent toutes ces choses. » Quels sont donc ces gens du monde ? Ce sont tous ceux qui, sans mesure et sans raison, se plongent dans toutes les délices les plus infâmes de la bonne chère et de l’amour. Il ne faut se mettre en peine que de ce qui est précisément nécessaire pour apaiser la faim et la soif ; car votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Que s’il est dans l’homme de toujours désirer, au lieu de perdre cette noble faculté à désirer des choses impures, employons-la plutôt avec ardeur à la recherche de la vérité. « Cherchez donc d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné. »

Si donc Dieu condamne tout ce qu’il peut y avoir de superflu dans la manière de se vêtir et de se nourrir, de quel œil doit-il regarder l’amour immodéré des vaines parures, les couleurs d’étoffe vives et variées, les pierreries, les métaux précieux et artistement travaillés, et cet artifice des cheveux tressés et bouclés ? Que ne doit-il pas dire encore du fard dont on teint les yeux et les joues, des poils que le caprice arrache, et de toutes ces préparations et artifices trompeurs et criminels ? Ne peut-on pas dire de ceux qui les aiment et les recherchent ce que nous venons tout à l’heure de dire de l’herbe inutile des champs.

Le monde, en effet, est comme un champ cultivé dont nous sommes l’herbe que la grâce de Dieu arrose, et qui renaît après qu’elle a été coupée, comme il sera prouvé à plusieurs au jour et au livre de la résurrection. Cette foule, mêlée et tumultueuse, qui s’abandonne à une joie trompeuse et passagère, dont la vie n’a point de durée, follement avide de vains ornements et d’une fausse gloire, et, pour mieux dire, de tout ce qui n’est point la vérité, est comparée au foin et en reçoit le nom, parce que, comme lui, elle n’est bonne qu’à être jetée au feu. Le Seigneur nous propose cette parabole : « Un homme était riche, vêtu de pourpre et de lin, et donnait tous les jours de magnifiques repas. » Voilà le foin. « Et un homme nommé Lazare mendiait, couché à sa porte et couvert d’ulcères, souhaitant de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche. » Voilà l’herbe. Or, il arriva que ce pauvre mourut, et qu’il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham ; et le riche mourut aussi, et il fut enseveli dans l’enfer, tandis que le pauvre revivait, pour ne plus mourir, dans le sein du Père.

Je loue et j’admire l’ancienne république de Lacédémone, qui permettait aux seules femmes débauchées les habits de pourpre et les ornements d’or ; car, par cette seule raison qu’elle les permettait aux courtisanes, elle empêchait les femmes chastes de les porter. Les archontes d’Athènes, au contraire, ville corrompue et efféminée, foulant aux pieds leur dignité d’hommes et de magistrats, n’avaient pas honte de porter des robes traînantes d’une étoffe précieuse, et de mêler des cigales d’or dans leur chevelure ; accusant ainsi, par l’insolence de leur faste, leur corruption et leurs vices. Une folle émulation s’empara bientôt des peuples de l’Ionie, qui imitèrent ces modes impures, et dont Homère peint la mollesse par l’épithète de peuples aux robes traînantes, qui lui sert à les désigner.

Ceux qui recherchent de frivoles parures, préférant ainsi l’apparence du beau à sa réalité, et s’adonnant à une coupable idolâtrie, la vérité les repousse loin d’elle avec horreur, parce qu’ils jugent de la nature de la beauté d’après la seule folie de leurs préjugés et de leurs passions. Leur vie ici-bas n’est autre chose qu’un profond et ignorant sommeil. Mais nous, que Dieu lui-même a pris soin d’éveiller, comment ne nous efforcerions-nous pas d’atteindre à la connaissance de la vraie beauté et à sa possession, laissant au monde les faux ornements du monde, et jouissant des vrais, en attendant que nous nous endormions du sommeil de paix. Je dis donc que l’homme n’a besoin d’habits que pour se mettre à l’abri du chaud et du froid, et ne pas être incommodé par les intempéries des saisons. Si c’est là l’unique cause de la nécessité de se vêtir, pourquoi les vêtements des femmes seraient-ils différents de ceux des hommes, puisque cette nécessité est commune aux deux sexes, comme celle de se nourrir ? Pourquoi la forme de leurs habits serait-elle différente, puisqu’ils en font le même usage ?

Les mêmes choses, en effet, doivent pouvoir satisfaire les mêmes besoins, et je ne crains pas de dire que le voile dont les femmes se couvrent les yeux ne serait pas inutile aux hommes ; car, quoique la concupiscence s’allume plus facilement dans les femmes à cause de la faiblesse qui leur est naturelle, il arrive cependant que les hommes, par la mauvaise éducation qu’on leur a donnée, sont souvent en cela plus femmes que les femmes mêmes. Exposés donc aux mêmes périls, pourquoi ne prendraient-ils pas les mêmes précautions ? S’il faut accorder quelque chose à cette faiblesse naturelle des femmes, permettons-leur l’usage d’étoffes plus douces et moins grossières ; mais défendons à leur vanité ces longs vêtements, travaillés avec une curieuse recherche, où brillent et s’entremêlent des fils légers d’or et de soie. Le ver à soie est d’abord un petit ver ; mais en peu de temps il devient chenille, et, par une troisième métamorphose, il se change en un papillon à qui les Grecs donnent le nom de nécudalos, et il compose un tissu à peu près semblable à la toile de l’araignée. Ces voiles de soie légers et transparents trahissent une faiblesse vaniteuse et un coupable désir de laisser voir aux yeux ce qu’on fait semblant de leur cacher. En effet, loin de couvrir le corps, ils en font ressortir les formes en s’y attachant et s’y imprimant mollement, de sorte qu’il n’y a guère de différence entre une femme ainsi habillée et une femme entièrement nue. Il faut aussi rejeter les couleurs éclatantes ; elles sont inutiles et attirent à la corruption de ceux qui s’en parent de justes reproches. Ces vêtements magnifiques n’ont rien de plus que les autres pour défendre contre le froid : je me trompe, ils ont de plus la honte et le blâme des mauvaises mœurs, et ils affaiblissent bientôt la vue par le plaisir trop vif qu’ils lui donnent.

Les hommes d’innocence et de vérité doivent avoir des vêtements simples comme eux, des vêtements qui soient, si je puis m’exprimer ainsi, blancs comme leur âme. « Je regardais, dit Daniel, jusqu’à ce que les trônes fussent placés, et l’Ancien des jours s’assit. Son vêtement était blanc comme la neige. » « Je vis sous l’autel, dit saint Jean dans l’Apocalypse, les âmes de ceux qui ont donné leur vie pour la parole de Dieu et pour lui rendre témoignage, et on leur donna à chacun une robe blanche. » Si l’on veut se servir d’autres couleurs, il faut du moins qu’elles soient naturelles. Les vêtements semblables à des prés émaillés de fleurs ne sont propres qu’à la célébration des bacchanales et des autres fêtes païennes. Laissons-les donc à ces insensés. Les habits de pourpre, les vases d’or et d’argent sont utiles à la pompe des tragédies et inutiles à la vie. N’estimerons-nous pas notre vie plus qu’une vaine pompe ?

Toutes ces innombrables couleurs de mille différentes sortes sont le fruit d’une pensée pernicieuse qui détourne les vêtements de leur usage naturel, comme pour les faire servir seulement au plaisir des yeux. Loin de nous donc tous les habits où brille l’or, où la pourpre éclate, où flottent les plumes, où la richesse des couleurs se mêle à celle des parfums, et sur lesquels sont imprimées les trompeuses images des fleurs, des plantes et des animaux ! Loin de nous ces vêtements impurs, et l’art corrupteur qui les produit ! Qu’y a-t-il de sage et de beau dans ces femmes chargées de fleurs et imprégnées de fard ? « Ne te glorifie jamais en tes vêtements, dit le sage, ne t’enorgueillis point d’une magnificence illégitime. » L’Évangile ajoute par raillerie de ceux qui se couvrent d’étoffes moelleuses : « Ceux qui sont vêtus mollement habitent les palais des rois ; » c’est-à-dire les palais des rois de la terre, palais périssables, où sont la vaine opinion du bien, la fausse gloire, l’ambition, l’erreur et la flatterie. Mais ceux qui suivent la céleste cour où règne le Roi des rois ne cessent pas de sanctifier leur corps, afin d’en faire à leur âme un vêtement incorruptible et de se rendre immortels tout entiers. Comme la femme qui ne se marie point s’occupe de Dieu seul, dont aucun soin ne la sépare, ainsi l’épouse chaste partage sa vie entre son Dieu et son mari ; celle qui vit autrement, appartient tout entière à l’homme, et dès lors son mariage n’étant plus dans les voies de Dieu, on peut dire, quoique mariée, qu’elle appartient tout entière au vice. La femme modeste qui aime son mari aime aussi son Dieu. Il n’y a dans son amour et sa piété, qui sont également sincères, ni affectation ni artifice. Mais celle qui préfère à son mari de vains ornements, se sépare à la fois de lui et de Dieu, semblable à cette courtisane d’Argos qui vendit son époux pour une somme d’argent.

Je rends au sophiste de Cée les louanges qui lui sont dues pour avoir fait du vice et de la vertu deux portraits parfaitement appropriés à l’un et à l’autre. Il peint la vertu debout, dans une posture simple et modeste, vêtue d’un habit blanc et parée de sa seule pudeur, véritable modèle d’une femme chaste et vertueuse. Il peint au contraire le vice revêtu d’habits magnifiques, s’enorgueillissant de leurs vives et vaines couleurs, et dans une posture indécise et voluptueuse, semblable à celle qu’affectent les courtisanes. Ceux donc qui suivent la raison ne se doivent attacher à aucune honteuse volupté. Quoique le roi-prophète ait dit en parlant du Seigneur : « La myrrhe, l’ambre et le santal s’exhalent de vos vêtements et des palais d’ivoire, où les filles des rois font vos délices et votre gloire ; la reine, votre épouse, est restée debout à votre droite, revêtue de l’or d’Ophir. » Ces louanges données aux vêtements célestes ne veulent point dire qu’ils soient réellement éclatants de luxe et d’orgueil ; mais c’est une figure de la vraie foi, ornement parfait et incorruptible de ceux qui ont obtenu miséricorde, et de l’Église, dans laquelle Jésus-Christ, incapable d’artifice et de déguisement, brille comme l’or, tandis que les élus y sont représentés par les franges précieuses de ses vêtements.

S’il faut, en faveur des femmes, relâcher quelque chose de cette sévérité, on leur permettra des habits plus commodes, mais point de vaines peintures qui flattent les yeux. Ces couleurs s’évanouissent bientôt, et d’ailleurs les mille préparations qu’on est obligé de faire subir aux laines, en détériorent la nature et en affaiblissent le tissu. Rien n’est plus contraire à une bonne économie, rien n’est encore plus ridicule, que d’admirer ces vêtements bizarres, enfants d’un caprice insensé, voiles, manteaux, écharpes, dont Homère dit que la pudeur est enveloppée et comme étouffée. Rien ne m’indigne plus que de voir tant de richesses si honteusement prodiguées. De quoi le premier homme couvrait-il sa pudeur dans le paradis ? de feuilles et de branches d’arbre ; et nous, à qui la laine des brebis a été donnée pour cet usage, faudra-t-il donc qu’en en abusant nous nous montrions aussi privés de raison que les brebis mêmes. Que sont les vêtements les plus somptueux ? Rien autre chose que les poils de la brebis. Méprisons-les, repoussons-les ; la raison divine, qui prend soin de nous éclairer, nous y exhorte et nous l’ordonne. Laissons Milet et l’Italie vanter la richesse de leurs étoffes ; laissons une multitude insensée s’y complaire et les rechercher, et n’en ayons ni soin ni souci. Saint Jean, ce bienheureux modèle d’une vie simple et sans artifice, rejeta la laine comme un vêtement trop voluptueux, et choisit, pour se vêtir, le poil rude et grossier des chameaux. Sa nourriture était des sauterelles et du miel sauvage, image des voies simples du Seigneur, qu’il était chargé de préparer et d’ouvrir. Il n’avait garde de se vêtir de pourpre après avoir foulé aux pieds le vain faste du monde. Dans le repos de la solitude, cherchant uniquement son Dieu, il s’était retiré en sa présence, et ne conversait qu’avec lui, libre des soins impurs des hommes mondains et de leurs coupables et honteuses frivolités. Le prophète Élie n’avait point d’autre habit qu’une peau de brebis serrée autour de son corps par une ceinture de poils. Isaïe allait nu et sans souliers ; mais souvent il se couvrait d’un sac, vêtement de l’humilité. Une ceinture de lin était l’unique habit du prophète Jérémie.

Comme un corps, qui est nu, montre aussitôt sa force et sa vigueur, ainsi la beauté des mœurs, libre de tout ridicule ornement, montre plus vivement la grandeur et la magnificence de l’âme. Il est de la dernière arrogance de porter ces robes traînantes qui embarrassent la démarche et attirent après soi toutes les ordures du sol. Il faut les laisser à ces misérables saltimbanques qui étalent, sur un théâtre muet, leur détestable turpitude. Voulez-vous leur envier, avec ces longues et larges robes bariolées de mille couleurs, la honte de leur languissante et molle démarche ? Si vous objectez que le Sauveur a porté une robe longue, je vous répondrai que cette tunique de diverses couleurs représente les fleurs de la sagesse, qui ne se flétrissent jamais ; la différence des Écritures et des maximes du Seigneur, tout éclatantes des lumières de la vérité. C’est encore un habit de même sorte dont le roi prophète revêt le Seigneur dans ce passage : « Vous vous êtes revêtu de gloire et de beauté, vous vous êtes couvert de la lumière comme d’un manteau. » Nos habits, qui doivent toujours être propres et honnêtes, ne doivent point se soumettre au caprice et au extravagances de la mode. Il est contre l’honnêteté de porter des vêtements qui ne viennent que jusqu’aux genoux, semblables à ceux des filles de Sparte ; car les femmes ne doivent laisser découverte aucune partie de leur corps. Peut-être est-ce ici le cas de rappeler et de louer la réponse que fit une femme à un homme qui lui disait, en la flattant : « Vous avez de beaux bras. – Oui, dit-elle, mais ils ne sont pas exposés aux yeux du public ; – des jambes belles et faites au tour ; – mais elles ne sont que pour mon mari ; – une figure charmante ; – j’en conviens, dit-elle encore ; mais cette beauté est tout entière pour l’homme dont je suis l’épouse. »

Je n’approuve pas, cependant, que d’honnêtes femmes se donnent occasion de recevoir de semblables louanges de la part de ceux qui ne les leur donnent que dans l’espoir de les séduire et de les déshonorer. Non-seulement il leur est défendu de montrer même le bout du pied, il faut encore qu’elles aient la tête voilée quand elles paraissent en public ; car il leur est vraiment honteux que leur beauté serve de piège à la faiblesse des hommes, ou de se servir d’un voile de pourpre pour mieux attirer leurs regards. Plut à Dieu même que je pusse leur interdire entièrement tout usage de cette couleur, et éloigner ainsi d’elles les yeux et l’attention de tous ! Ces femmes, qui dédaignent de faire leurs autres habits, se plaisent à travailler la pourpre, qui enflamme leurs passions ; elles vivent et meurent au milieu de cette éclatante et vaine couleur. Les rivages qui nous l’envoient, Tyr, Sidon, et tout le pays voisin des mers de Lacédémone, sont un objet de désir et d’envie ; les ouvriers qui la préparent et en colorent les étoffes sont estimés au-dessus de tous les autres, et on regarde comme hors de prix cette espèce de coquillage dont le sang la produit.

Ce n’est pas encore passez pour ces femmes artificieuses et ces hommes efféminés de teindre leurs vêtements de mille couleurs empruntées ; emportés hors de toute borne par un fol amour de se distinguer, leur effronterie ne s’arrête plus ; dédaignant les toiles de l’Égypte, ils en demandent d’une autre espèce à la Cilicie et à la Judée. Rien ne suffit à leur caprice, et les noms mêmes qu’ils ont donnés à leurs habits sont encore plus innombrables que leurs formes et leurs couleurs. Quelle folie plus honteuse ! puisque le Dieu est plus précieux que le temple, et l’âme que le corps, assurément le corps doit l’être plus que le vêtement qui le couvre. Mais ces insensés renversent cet ordre ; car, si l’on vendait leur personne, on n’en trouverait jamais mille drachmes attiques, et eux-mêmes donnent mille talents d’une seule partie de leur habillement, avouant ainsi aux yeux de tous qu’ils valent moins que l’habit qu’ils portent. Pourquoi donc préfèrent-ils ces étoffes rares et précieuses à celles qui sont communes ? C’est parce qu’ils ignorent le vrai bien et la véritable beauté, et qu’ils abandonnent la réalité pour l’apparence ; semblables aux insensés, aux yeux desquels les objets blancs paraissent noirs.

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