Le Pédagogue

LIVRE SECOND

CHAPITRE XII

Il est défendu d’admirer les parures précieuses, les perles et les pierreries.

Il n’est certainement pas d’un homme raisonnable de montrer une frivole admiration à la vue de ces pierres jaunes ou vertes que les mers étrangères rejettent sur leur rivage, ou qu’on retire du sein de la terre. Ceux à qui leurs vives couleurs inspirent un ardent désir de les posséder ne sont autre chose que des insensés, dont les yeux fascinent la raison. Quant aux femmes, qui attachent le plus haut prix à des colliers ou bracelets de perles, aux améthystes, aux topazes, aux émeraudes, elles sont comme des enfants que l’éclat du feu attire et excite à s’en approcher parce que l’expérience ne leur a pas encore appris combien il est dangereux de le toucher. Leur orgueil est si excessif, leur luxe si extravagant, que, non contentes de se parer de perles, qui sont hors de prix, elles en décorent même leur lit avec une folle profusion. La perle naît dans une sorte de coquillage qui a de la ressemblance avec les nacres ; elle est de la grosseur de l’œil d’un gros poisson, et ces malheureuses n’ont point de honte d’adorer presque un coquillage, elles qui se pourraient parer de la perle divine, je veux dire du Verbe de Dieu, que l’Écriture appelle une perle, le pur et brillant Jésus, l’œil de la chair, l’éclatante raison, par qui devient précieuse toute chair que l’eau régénère.

Ce coquillage, qui naît dans l’eau, renferme un poisson qui produit la perle. Nous savons que la sainte Jérusalem est bâtie de pierres précieuses, et que les douze portes de la cité céleste représentent, par leur richesse, la richesse de la prédication apostolique. Les couleurs font le prix des pierres précieuses, leur matière même n’en a aucun. C’est donc avec raison que l’Écriture-Sainte en construit symboliquement la demeure des saints. Cette fleur inimitable des pierres précieuses exprime bien la nature de ces substances spirituelles qui ne sont point sujettes à l’action de la mort. Ces femmes, qui ne comprennent point ce qu’il y a de symbolique dans les divines Écritures, défendent dans les termes suivants la folle admiration qu’elles éprouvent pour ces parures : « Si le Seigneur nous les montre, pourquoi craindrions-nous de nous en servir ? Ce plaisir que j’ai sous les yeux, pourquoi m’en priver volontairement ; et pour qui donc ont-elles été faites, si ce n’est pour nous ? » Telles sont les paroles de ceux qui ignorent et méconnaissent la volonté de Dieu. Car, d’abord il donne à tous ce qui est nécessaire à tous, l’air et l’eau ; tandis qu’il cache dans les entrailles de la terre, ou la profondeur des eaux, ce dont ils n’ont aucun besoin : ainsi l’or, ainsi les perles. Vous recherchez vainement ce qui ne peut vous être utile. Voilà que tout le ciel vous est ouvert, et vous ne cherchez point Dieu. Mais cet or que vous enviez, ces pierres dont vous faites vos délices, ce sont, parmi vous-mêmes, les criminels qui sont condamnés à les chercher et à les tirer du sein de la terre. Vous luttez contre l’Écriture, qui vous crie à haute voix : « Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » « Tout m’est accordé et permis, dit l’apôtre, mais tout ne m’est pas expédient. »

Dieu a créé l’homme de telle sorte que nous entrions en communication de services les uns envers les autres ; lui-même a envoyé son Verbe pour le commun salut du genre humain, et tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour tous, de peur que les riches ne prennent pour eux seuls ce qui est aux autres comme à eux. Ces mots, « je possède des biens plus qu’il ne m’en faut, pourquoi donc n’en userais-je pas à mon plaisir ? » Ces mots, indignes de l’homme, sont destructifs de toute société. Ceux-ci, au contraire, sont pleins d’un tendre amour : « Je possède ces biens, pourquoi n’en ferais-je pas part aux pauvres ? » celui-là est parfait, qui parle et agit ainsi. « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Ce sont les vrais plaisirs et les précieux trésors.

Je sais que Dieu nous a donné le pouvoir d’user, mais seulement jusqu’au nécessaire, et il veut que l’usage soit commun. Il est absurde, en effet, il est honteux qu’un seul homme vive dans les festins et les voluptés, tandis que des milliers d’autres meurent de faim. Oui, certes, il y a plus de gloire à être bienfaisant que magnifiquement logé ; plus de sagesse à répandre ses biens sur les hommes, qu’à les échanger contre des métaux et des pierres ; plus d’avantage à posséder des amis qu’on a ornés soi-même, que des ornements inanimés. Quel est celui à qui ses biens ont profité autant que ses bienfaits ? Mais il nous reste à réfuter cette objection : qui donc possédera ce qui est somptueux et magnifique, si nous choisissons tous ce qui est humble et simple ? Nous-mêmes, répondrai-je, si nous en usons froidement et indifféremment ; mais puisqu’il ne peut se faire que tous les hommes soient réglés et tempérants, il faut chercher, pour notre usage particulier, ce qu’il nous est facile de nous procurer, ce qui est nécessaire, et rejeter ce qui ne l’est pas. En un mot, aucune sorte de ces riches ornements que suivent le dégoût et l’ennui ne convient aux femmes chrétiennes, qui doivent mépriser la parure et le monde ; il faut qu’elles soient parées et belles intérieurement. La beauté ou la laideur est dans l’âme ; il n’y a que l’homme vertueux qui soit beau. La vertu brille comme une fleur sur les corps où elle habite, et les revêt d’une pure et douce lumière. La beauté de chaque plante et de chaque animal est dans la vertu qui leur est propre. La vertu de l’homme est la justice, la tempérance, la magnanimité, la piété. C’est l’homme juste qui est beau ; en un mot, c’est celui qui est vertueux, et non point celui qui est riche.

Les soldats veulent aussi que l’or brille sur leurs habits et sur leurs armes. Sans doute ils n’ont pas lu ce passage du poète, qui dit, en parlant d’un guerrier, « qu’il s’avançait couvert d’or comme une jeune fille. » Du reste, il faut déraciner entièrement cet amour des vaines parures, qui n’ont aucun rapport avec la vertu, et qui, n’ayant d’autre objet que le corps, donnent au soin d’une vaine gloire ce que nous devrions donner à la bonté et à l’honnêteté. Cet amour, en effet, qui parle au corps de choses qui ne lui conviennent point, tout autant que si elles lui convenaient, cet amour a produit la réflexion du mensonge et l’habitude de la ruse ; ce n’est point l’honnêteté, la simplicité, la haine de la dissimulation, la véritable enfance, qui sont ses fils ; mais le faste, l’arrogance, la mollesse et les impures voluptés. Mais les femmes dont je parle obscurcissent leur véritable beauté et l’accablent sous le poids de l’or ; elles ne comprennent pas combien est grand le crime qu’elles commettent contre elles-mêmes en se chargeant d’innombrables chaînes, coutume insensée, qui rappelle celle de ces barbares qui attachent les criminels avec des chaînes d’or. Ces femmes me semblent envier le sort de ces captifs. Leurs colliers et leurs bracelets ne sont-ils pas de véritables chaînes ? Sans doute, et les Athéniens mêmes leur en donnent le nom. Pourquoi donc, ô femmes, mondaines, cet amour frivole et insensé de la parure ? Prenez-vous plaisir à paraître enchaînées ? Si la richesse de la matière en efface la honte, qui en effacera le vice ? Quand je les vois ainsi s’enchaîner volontairement, il me semble les voir se glorifier des calamités de leurs richesses. Le poète qui nous peint Vénus surprise en adultère, et retenue dans des liens précieux, nous a voulu faire entendre peut-être qu’ils sont les emblèmes et les signes de ce crime. Du moins il raconte que ces liens étaient d’or. Les femmes n’ont pas honte de revêtir les symboles même de l’esprit malin. Si Ève fut séduite par le serpent, elles le sont par de riches parures ; c’est l’appât dont le serpent se sert pour les entraîner à leur honte. On en voit qui se parent de figures de serpents et de murènes. Les poètes comiques, Nicostrate et Aristophane, ont fait à l’envi, pour les couvrir de honte, le dénombrement de leurs innombrables parures. Mais je m’indigne et me lasse de le répéter, ne comprenant pas même comment elles ne succombent pas sous le poids. Que de soins inutiles ! quelle gloire frivole et insensée ! Elles prodiguent leurs richesses comme des courtisanes, et se ruinent en se déshonorant ! Elles abusent des dons de Dieu par une criminelle folie, et imitent la malice du démon. Le Sauveur du monde a appelé insensé ce riche qui avait fait de grands amas de grains, et qui disait en lui-même : Tu as de grands biens en réserve pour beaucoup d’années, repose-toi, mange, bois et fais bonne chère. Mais Dieu lui dit : « Insensé, en cette nuit même on te redemandera ton âme ; et les choses que tu as, à qui seront-elles ? » Un des élèves du célèbre peintre Apelle, ayant chargé d’or un portrait d’Hélène, son maître lui dit : « N’ayant pu la faire belle, tu l’as faite riche. » Les femmes d’aujourd’hui ressemblent à cette Hélène : si elles ne sont pas belles, elles sont magnifiquement parées. L’Esprit saint leur prédit, par la bouche de Sophonie, que leur or et leur argent ne les sauveront point au jour de la vengeance du Seigneur.

Ce n’est point l’or, mais le Verbe, par qui brille l’or, qui doit parer la femme chrétienne. Les anciens Israélites eussent été heureux, si les parures qu’ils prirent à leurs femmes, ils les eussent détruites ou enfouies dans la terre. Mais ils en firent un veau d’or, ils l’adorèrent et la punition qui suivit le crime de cette idolâtrie doit apprendre aux femmes le danger qu’il y a de les aimer et de s’en servir. Cette passion des bijoux et de l’or est une idole qu’éprouve le feu. Les délices du ciel ne sont pas réservées aux simulacres, mais à la vérité. De là ces paroles outrageantes que le prophète adresse aux Hébreux : « Ils ont fait Baal d’or et d’argent ; c’est-à-dire de leurs bijoux et de leurs meubles les plus précieux. » Le prophète ajoute la menace : « Je visiterai en elle les jours de Baal, alors qu’elle brûlait l’encens, qu’elle se parait de colliers, de pendants d’oreille ; qu’elle poursuivait ses amants, et qu’elle m’oubliait, » dit le Seigneur. Abandonnez donc au démon ces malicieuses folies. Ne participez point à ses pompes, de peur d’être entraînés, sous un prétexte spécieux, à connaître le crime de l’idolâtrie. Suivez, ô femmes, les sages conseils de l’apôtre : « Que les femmes prient aussi, étant vêtues d’une manière honnête ; qu’elles se parent de modestie et de chasteté, et non avec des cheveux frisés, des ornements d’or, des perles et des habits somptueux, mais comme il convient à des femmes qui montrent, par leurs bonnes œuvres, la piété dont elles font profession. » Vous voyez qu’il leur défend toute parure extérieure. Si elles sont belles, l’art leur est inutile, si elles sont laides, la parure fait ressortir leur laideur. Que les chrétiennes donc soient humbles et toutes simples ; car la frugalité, qui retranche tout superflu et se contente du nécessaire, est la mère de la sainteté. Son nom seul indique qu’elle est ennemie de tout faste et de tout orgueil, douce, bonne, égale, et se suffisant à elle-même. Or, se suffire à soi-même, c’est n’avoir ni trop, ni trop peu. C’est la justice qui produit ce contentement, c’est la vertu qui le nourrit ; état habituel de celui qui acquiert par lui-même les réalités de la vie heureuse. Que vos mains soient toujours ouvertes sur les pauvres, et vos yeux sur votre famille. Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu, et les mains des forts s’enrichissent. Il appelle forts ceux qui méprisent les richesses et se montrent faciles à les communiquer et à les répandre. Que vos pieds soient rapides pour faire le bien et pour marcher dans les voies de la justice. La pudeur et la modestie doivent être vos colliers et vos bracelets ; car c’est la main de Dieu qui les a tressés. Heureux l’homme qui trouve la sagesse, et l’homme qui est riche en prudence ! sa possession vaut mieux que tous les trésors ; elle est plus précieuse que les plus précieuses perles ; elle est le seul et véritable ornement. Ne percez donc pas vos oreilles pour y suspendre des perles ; c’est faire violence à la nature, qui ne vous les a point données pour ce fol usage, mais pour entendre les saintes instructions de la divine parole. Vos yeux et vos oreilles sont faits pour entendre et contempler Dieu ; le Verbe seul, vous montrant cette véritable beauté que l’œil n’a point vue et que l’oreille n’a point entendue.

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