Stromates

LIVRE SEPTIÈME

CHAPITRE VI

Les prières et les actions de grâces, offertes sans relâche par un cœur pur, sont préférables à tous les sacrifices.

Dieu n’est circonscrit par aucun lieu ; la forme de Dieu ne ressemble à rien de ce qui vit : par conséquent Dieu n’éprouve aucune des perturbations qui agitent l’humanité, et n’a pas besoin de désirer, à la manière de la créature, un sacrifice qui soit comme un aliment pour apaiser sa faim. Partout où fermentent les passions, là est aussi la mort ; présenter des aliments à qui ne se nourrit pas, est un acte de folie.

Le comique Phérécrate nous montre avec une ironie mordante, dans sa comédie des Fugitifs, les dieux reprochant aux hommes la parcimonie de leurs oblations. « Quand vous sacrifiez aux dieux, disent les Immortels, vous commencez par mettre à l’écart ce qui pour nous est une cause d’ignominie. Quand vous avez léché et reléché les cuisses jusqu’à l’aine, et que les reins sont bien dépouillés, vous nous jetez ensuite, comme à des dogues, l’épine dorsale à-demi-rongée. Mais la honte vous monte réciproquement au visage. Vous rachetez la maigreur de l’offrande par force gâteaux de farine. »

Eubule s’exprime de même au sujet des sacrifices :

« Vous consacrez au dieux la queue et les deux cuisses de l’animal, comme à de lâches corrupteurs de la jeunesse. » Ailleurs, Bacchus se plaint ainsi dans Sémélé : « Si par hasard on m’offre quelque sacrifice, c’est toujours la vessie et le sang de la victime. De cœur, il n’en est pas question. De grasses offrandes, de cuisses succulentes, jamais. »

Ménandre a écrit :

« Après qu’ils ont mis en réserve pour les dieux le fiel, l’extrémité des reins et quelques os inutiles, ils consument eux-mêmes les autres parties. »

N’est-il donc pas raisonnable de renoncer à la fumée des sacrifices et à l’immolation des animaux ? Que si le parfum de la victime est le tribut des divinités de la Grèce, pourquoi ne pas commencer par inscrire au nombre des dieux les cuisiniers, qui jouissent plus qu’eux encore de la même béatitude ? Prosternez-vous donc humblement devant le fourneau qui est le plus rapproché de la vénérable odeur ! Mais voilà qui est mieux encore. S’il en faut croire Hésiode, Jupiter, trompé par Prométhée, reçut dans le partage des viandes qui lui revenaient, des os recouverts, avec une perfide habileté, d’une enveloppe de graisse. De là vient que les hommes, dignes fils de Prométhée, quand ils sacrifient sur les sainte autels, offrent aux dieux les os qui ne peuvent leur servir. »

Diront-ils qu’ils nourrissent Dieu dans la crainte qu’il ne souffre du désir qu’engendré le besoin ? Non assurément. Ils feraient de Dieu une espèce de végétal qui s’alimente sans appétit ; ou bien ils l’assimileraient à ces monstres qui vivent dans les ténèbres des cavernes, où ils se nourrissent, dit-on, des parties grossières de l’air, peut-être même des exhalaisons de leur propre corps, et se développent sans rien consommer. Si vous offrez des aliments à un Dieu qui n’en connaît pas la nécessité, pourquoi la nourriture à qui n’en a pas besoin ? Mais s’il est vrai que la divinité se plaise aux hommages qu’on lui rend, les Chrétiens font donc sagement de l’honorer par des prières, et d’envoyer vers son trône la sainte et suréminente oblation de la justice, en l’adorant par le Verbe, en qui réside toute justice, de qui nous avons reçu la connaissance, et par qui nous glorifions le Seigneur de ses dons et de ses lumières. Les Chrétiens ont ici-bas un autel terrestre ; c’est la réunion de tous ceux qui s’appliquent à la prière, en ne formant pour ainsi dire qu’une voix et qu’un esprit. Les aliments qui s’introduisent par les narines, quoiqu’ils aient quelque chose de plus subtil et de plus divin que les aliments qui entrent par la bouche, accusent cependant la respiration. Mais quoi ? Dieu respire-t-il à travers des pores à la manière de la plante, ou bien à la manière des poissons par l’ouverture des branchies, ou bien à la manière des insectes par la compression des anneaux où s’attachent les ailes. Quiconque est doué de raison répudiera de pareilles idées. Les animaux qui respirent avec la dilatation périodique du poumon contre le parois de la poitrine, attirent l’air. Si vous donnez à Dieu des entrailles, des artères, des veines, et des organes divers, en quoi la divinité différera-t-elle de l’homme ? Mais la communauté de la respiration se trouve à proprement parler dans l’Église. Le sacrifice de l’Église, c’est la prière, qui est comme l’exhalaison des saintes âmes, pendant que la victime et l’âme du suppliant sont à découvert devant Dieu. Le vulgaire a dit qu’à Délos il y avait un temple consacré qui remontait à la plus haute antiquité. Jamais il ne fut souillé par le meurtre ni par le sang. Pythagore, s’il en faut croire son historien, fut le seul qui put en approcher. Et quand nous proclamons que l’âme du juste est la seule véritablement sainte, et que sa respiration naturelle est la prière, on refusera d’ajouter foi à nos paroles ! Les hommes ont imaginé, si je ne me trompe, l’usage des sacrifices pour avoir quelque prétexte de manger la chair des animaux : mais il était libre à qui le voulait d’adopter cet aliment sans qu’il fût besoin d’honorer ainsi les idoles. Les sacrifices que prescrivait la loi mosaïque n’étaient que la figure du culte chrétien. La tourterelle et la colombe, par exemple, qui sont offertes pour les péchés, signifiaient que la purification des parties irraisonnables de l’âme est agréable à Dieu. Que le juste ne veuille point charger son âme d’une chair qui a vécu ; il est guidé dans cette abstinence par des raisons d’une haute sagesse, qui n’ont rien de commun avec les rêveries de Pythagore et de ses disciples sur la transmigration des âmes. Xénocrate, en traitant spécialement de la chair des animaux appliquée à la nourriture de l’homme, et Polémon, dans son ouvrage De la vie conformément à la nature, déclarent, en termes formels que la chair est un aliment funeste, parce qu’elle a déjà reçu une élaboration et comme une assimilation avec les âmes des bêtes.

Voilà pourquoi les Juifs s’interdisent avec tant de scrupule la chair du pourceau, animal qui, poussé par des instincts pervers, déterre et ruine les moissons d’autrui.

Mais les animaux ont été donnés a l’homme pour son usage. — Pour son usage, nous en convenons avec vous ; mais pas absolument pour lui servir de nourriture. Quelques-uns seulement ont reçu cette destination, et parmi ces derniers, ceux qui ne travaillent point. Voilà pourquoi Platon le comique, dans sa comédie Des Fêtes, dit avec raison :

« Nous ne devons plus à l’avenir immoler aucun quadrupède, à l’exception du pourceau. Mort, sa chair, est pleine de saveur; vivant, en fait d’utilité, il ne nous revient de lui, que de la soie, de la boue et des cris. »

C’est ce qui a fait dire à Ésope :

« aussitôt que l’on tire le pourceau, il crie à pleine gorge, sentant bien qu’il n’est bon que pour les sacrifices. »

Aussi Cléanthe a-t-il dit que « cet animal avait reçu une âme en guise de sel, pour empêcher sa chair de se corrompre. » Les uns donc s’en nourrissent parce qu’il est inutile ; les autres, parce qu’il ruine les moissons ; ceux-là s’en abstiennent parce que c’est un animal ardent en amour. Telle est aussi la raison pour laquelle la loi ne sacrifie pas de bouc, excepté dans le cas unique du bouc émissaire pour l’éloignement des péchés, parce que la volupté est la mère de tous les maux. On assure d’ailleurs que l’usage de la chair du bouc dispose à l’épilepsie, et que celle du pourceau amène l’obésité. Cet aliment peut donc être utile à ceux qui exercent le corps. Mais si vous travaillez au développement de l’âme, il n’en va pas de même : l’habitude de cette nourriture épaissit l’intelligence. Il n’est pas impossible que le Gnostique, pour amortir la violence de la lutte, s’interdire toute chair qui a vécu, de peur que, dans la vigueur luxuriante de ses forces, ses sens ne s’allument immodérément. « L’usage du vin, nous dit Androcyde, et l’abondance des aliments, en fortifiant notre corps, débilitent notre âme. » Cette nourriture impie étouffe donc la parfaite intelligence. Voilà pourquoi les Égyptiens, dans les purifications expiatoires, interdisent à leurs prêtres l’usage des viandes, et n’usent que de la chair des jeunes oiseaux, qu’ils regardent comme la plus légère de toutes. Quant aux poissons, ils n’y touchent jamais, tant à cause de quelques fables accréditées, que parce que cet aliment produit la mollesse et l’inconsistance des chairs. Les oiseaux et les animaux qui vivent sur la terre se nourrissent, en respirant le même air que nos âmes, doués qu’ils sont d’un principe en affinité avec le souffle aérien. Il n’en va pas de même des poissons : ils n’aspirent qu’un air moins subtil, qui fut, dès l’origine du monde, mélangé avec l’eau, et les autres éléments ; témoignage de permanence matérielle.

Il faut donc offrir des sacrifices, non pas des sacrifices splendides, mais qui soient agréables à la majesté divine. Faisons monter vers elle ce parfum aromatique, qui est composé par la loi, encens qu’en voient à Dieu les langues et les voix en communauté de prières, je ne dis point assez, sainte exhalaison des sexes, des tribus, des nations de toute la terre, qui, par le don des révélations successives, conspire à l’unité de la foi, et se réunit dans la glorification ; harmonieux ensemble de justice, de pureté, d’œuvres saintes, et de chastes prières.

« Est-il, en effet, un homme assez extravagant, et d’une crédulité assez inepte, dit la muse poétique, pour s’imaginer que les dieux voient avec plaisir le foie rôti d’une victime, et quelques ossements que ne voudraient pas même ronger des chiens affamés ? Quoi ! ce serait là l’offrande qu’ils solliciteraient ! quoi ! ils rendraient grâces à de pareils adorateurs, » fussent-ils pirates, brigands, despotes cruels ! Oui, sans doute, et nous le proclamons, le feu sanctifie, non pas le corps, mais l’âme du pécheur. Nous n’appelons point de ce nom la flamme grossière qui consume et dévore, mais cette flamme intelligente qui pénètre l’âme quand elle passe à travers le feu.

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