Étude biblique sur la Rédemption

La Rédemption d’après l’enseignement de Jésus-Christ

Si les conclusions de notre premier entretien sont fondées, Jésus-Christ est le vrai Serviteur de l’Éternel, souffrant et mourant pour les péchés du peuple, dont il est parlé dans Esaïe 53. C’est lui qu’avait en vue la pensée de l’Esprit-Saint, pensée que le prophète traduit et exprime sans la sonder jusqu’au fond. S’il en est ainsi, la question qui va nous occuper aujourd’hui : « qu’est-ce que Jésus-Christ a pensé de sa mort ? quel but, quelle signification religieuse lui a-t-il attribués ? » cette question, dis-je, est déjà en partie élucidée par ce fait, que Jésus s’est appliqué la prophétie d’Ésaïe 53. Il le fait explicitement Luc 22.37 (cf. Ésaïe 53.12) : « Il faut que cette parole de l’Ecriture s’accomplisse en moi : il a été mis au rang des malfaiteurs » ; implicitement dans beaucoup d’autres passages, où il voit dans ses souffrances, et l’on pourra dire dans chaque détail de ses souffrances, l’exécution d’un programme divin tracé d’avance par les Ecritures. Cette idée le poursuit, si on l’osait dire, « jusqu’à l’obsession », même sur la croix. Si Jésus s’est cru et dit le serviteur de l’Éternel, cela implique qu’il se savait appelé à accomplir l’œuvre que le prophète attribue à ce serviteur. Or le prophète dit expressément que cette œuvre est l’expiation du péché. Mais cette remarque ne nous dispense nullement d’étudier, avec toute l’attention et toute l’impartialité dont nous sommes capables, l’ensemble du témoignage de Jésus-Christ au sujet de sa mort et de la signification de cette mort. Vous m’excuserez toutefois si, pour la clarté et la brièveté de l’exposition, je suis obligé de mentionner d’avance en partie les résultats auxquels m’a conduit cette recherche elle-même. Je m’appliquerai à montrer :

  1. Que Jésus-Christ dit être le Sauveur des hommes pécheurs ;
  2. Qu’il a prévu sa mort et qu’il y a attaché une importance exceptionnelle ;
  3. Qu’il a vu une relation particulière entre sa mort et notre salut, et je m’efforcerai de déterminer quelle est cette relation ;
  4. J’examinerai les objections qu’on élève contre ces résultats et ces assertions ;
  5. Enfin je chercherai si la parole du Christ renferme ou non quelques indications nous permettant de rattacher le fait de la rédemption à une loi générale.

Sur chacun des points que je viens d’énoncer, je consulterai spécialement et surtout aujourd’hui les trois premiers évangiles. Je suis pleinement persuadé de l’authenticité du quatrième, et sa valeur historique est très grande à mes yeux. Mais il y a de bonnes raisons pour l’étudier distinctement, sinon séparément, des trois premiers. Je réserve donc l’étude complète des données que renferme le quatrième Evangile au sujet de la rédemption, pour une leçon où je traiterai de la doctrine de l’apôtre Jean. Aujourd’hui, après avoir, sur chaque point, indiqué les résultats fournis par les synoptiques, je me contenterai de résumer brièvement l’enseignement parallèle du quatrième évangile. Ce rapprochement est nécessaire pour qui voit dans le quatrième évangile le témoignage fidèle d’un apôtre et, dans son ensemble, il me paraît propre à confirmer d’une manière frappante les conclusions où l’étude des synoptiques nous aura conduits.

I

Jésus s’est considéré et donné, non seulement comme le messager du salut, mais comme le Sauveur des hommes.

Commençons par consulter Saint-Matthieu. La pensée de l’évangéliste à ce sujet n’est pas douteuse, puisque dès sa première page il attribue à un ange cette explication du nom de Jésus et cette définition de sa mission : « C’est lui qui sauvera son peuple de leurs péchés » (Matthieu 1.21). Mais c’est exclusivement sur les paroles de Jésus lui-même que portent en ce moment nos recherches. Quant aux discours de Jésus que l’auteur du premier évangile — qui était avant tout une collection de discours, si l’on en croit Papias — nous a conservés, il en est où la personne de Jésus est moins en évidence, où sa médiation n’est pas expressément mentionnée : tels sont le Sermon sur la Montagne et surtout les paraboles du royaume de Dieu (Matthieu ch. 8). Je dis surtout les paraboles, car dans le Sermon sur la Montagne, Jésus fait acte de Législateur, plus grand que Moïse, interprète et réviseur de la Loi qu’il accomplit ; il est la Justice personnifiée, car souffrir pour lui ou pour la justice est la même chose ; il est celui au nom duquel on prophétise et l’on accomplit des miracles et il est aussi le Juge qui, au dernier jour, ouvre ou ferme le royaume des cieux. Quant aux paraboles, il est à remarquer que dans les paraboles finales, — les Vignerons, les Noces royales, les dix Vierges, les Talents, la description du Jugement dernier, — la personne du Christ tient une place qu’elle n’avait pas dans celle du ch. 13, sauf pourtant dans celle de l’Ivraie où le Fils de l’Homme est représenté comme exerçant le Jugement final (Matthieu 13.41). C’est vers la fin de sa vie que Jésus accentue plus nettement son rôle de Sauveur et les paroles les plus explicites qu’il ait prononcées à ce sujet sont précisément celles où il parle de sa mort et que nous aurons à examiner de plus près tout à l’heure. Ce fait est significatif. Cependant, déjà dans une période bien antérieure de son ministère, Jésus s’était donné comme le Médecin des âmes (Matthieu 9.12), comme l’Epoux de ce qu’on peut appeler l’Eglise d’Israël (Matthieu 9.14-15) ; comme le Fils de l’Homme qui a le droit et le pouvoir de pardonner les péchés (Matthieu 9.6) ; comme l’objet des pressentiments et des aspirations des prophètes et des justes de l’ancienne alliance (Matthieu 13.17) ; comme celui qui a droit à l’amour suprême de ses disciples (Matthieu 10.37) ; comme celui qui appelle à lui les âmes travaillées et chargées et qui les soulage tout en leur faisant porter son joug et son fardeau (Matthieu 11.28). Enfin, il accepte avec joie et il attribue à une inspiration divine la confession de Simon Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». L’Eglise est son Eglise (Matthieu 16.18), les anges sont ses anges (Matthieu 13.48), la gloire divine est sa gloire (Matthieu 25.31). Toutes ces paroles renferment incontestablement l’idée d’une médiation royale et salutaire entre Dieu et l’homme, exercée par Jésus-Christ.

Saint Marc reproduit plusieurs des déclarations que je viens de rappeler, mais il n’y ajoute rien d’essentiel.

Par contre saint Luc, disciple de Paul, l’apôtre de la grâce, ajoute d’importants témoignages à ceux que nous avons déjà recueillis. On a pu dire que l’idée fondamentale de son évangile était contenue dans la parole que Jésus prononça chez Zachée : « Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Luc 19.10). Je relèverai seulement deux autres textes : Luc 17.5, les apôtres adressent à Jésus présent parmi eux, vivant avec eux comme un ami avec ses amis, cette demande qui m’a toujours paru étonnante parce qu’elle lui suppose (déjà alors !) le pouvoir d’agir dans les cœurs : « Seigneur, augmente-nous la foi. » Dans l’autre passage, Jésus, parlant, il est vrai, des temps qui suivront son ascension et sa glorification, s’attribue ce même pouvoir : « Je vous donnerai une bouche et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister » (Luc 21.15).

Quant à saint Jean, ce serait enfoncer une porte ouverte qu’établir à grand renfort de citations, qu’il serait trop facile de multiplier, que chez lui Jésus-Christ est présenté et se présente lui-même comme étant le Sauveur du monde (Jean 4.42). « Je suis le chemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi » (Jean 14.6). Voilà le témoignage de Jésus-Christ. « Nous avons reçu de sa plénitude grâce pour grâce » (Jean 1.16). Voilà le témoignage de ses disciples. Personne, que je sache, n’a jamais contesté que le Christ du quatrième évangile ne soit une source de grâce et de salut, source dérivée, mais indispensable autant qu’inépuisable. Mais il n’était pas inutile de montrer que le quatrième évangile ne fait ici que prolonger, peut-être suffirait-il de dire accentuer, les lignes déjà tracées par les trois premiers.

II

Avant de nous demander si Jésus n’a pas vu une relation spéciale, et laquelle, entre le salut qu’il était venu apporter et la mort qu’il allait subir, nous poserons une ou plutôt deux questions préjudicielles : Jésus a-t-il prédit sa mort, j’entends sa mort violente, sa mort sur la croix ? N’a-t-il pas attribué à sa mort, dans son œuvre et dans sa mission, une importance unique et décisive ?

Consultons d’abord les synoptiques. Les prédictions que Jésus y fait de sa mort, dans les derniers temps de sa vie, plus précisément à partir de la confession de Simon Pierre, sont si nombreuses, si explicites, si circonstanciées, qu’il est superflu de les énumérer et de les citer. On a pensé, non sans quelque vraisemblance, qu’après l’événement, ces prédictions avaient pris dans le souvenir des apôtres une forme plus concrète s’étaient enrichies de certains détails. Mais les supposer inventées en face de l’insistance qu’y mettent les trois synoptiques (Marc, ici, ne le cède en rien aux deux autres), serait mettre gravement en suspicion le caractère historique de nos évangiles Aussi, la plupart du temps, n’a-t-on pas été jusque là. On s’est borné généralement à dire que Jésus n’a prévu qu’assez tard l’issue fatale de sa sainte entreprise (fonder le royaume de Dieu) : qu’il en avait d’abord espéré le succès visible et prochain. Cela même, après examen attentif, ne me paraît pas fondé. C’est certainement à la période brillante du ministère de Jésus qu’appartient le reproche qui lui est fait par les pharisiens et les disciples de Jean au sujet de l’exemption du jeûne. On connaît sa réponse ; nous n’en citons que les mots qui intéressent le débat actuel : « Les jours viendront où l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront. » Leur sera ôté !… ces mots ne préjugent-ils rien quant au genre de mort de Jésus ? Jésus a-t-il seulement voulu exprimer cette pensée banale : « je mourrai un jour » ? Ce n’est pas probable. Le mot est précisément, sauf une préposition qui en rehausse le sens, celui que profèrent les ennemis de Jésus, lorsqu’ils crient dans le prétoire : ôte ! ôte ! crucifie ! Et ce trait n’est pas isolé comme on l’a dit quelquefois. Au ch. 10 de saint Matthieu, Jésus prédit à ses disciples des persécutions qui pourront aller jusqu’à tuer le corps (v. 28) ; mais il leur dit en même temps, pour qu’ils ne s’en étonnent pas : « Le disciple n’est pas plus grand que le Maître », en d’autres termes : votre sort sera semblable au mien. Au ch. 12, Jésus dit aux amateurs de miracles qu’il ne leur sera donné aucun autre signe que celui de Jonas (v. 39) ; parole que Jésus lui-même interprète, d’après Matthieu, en y joignant une prédiction explicite de sa mort et de sa résurrection (v. 40). Je sais bien qu’on a vu dans ce commentaire un grossier malentendu de l’évangéliste. C’est par sa prédication, a-t-on dit, seule mentionnée dans le passage de Luc 11.29-32, que Jonas a été un signe pour les habitants de Ninive. Je doute fort que cette interprétation soit juste. Je ne vois pas bien pourquoi, dans cette hypothèse, Jonas serait appelé un signe ou un miracle vivant, ni pourquoi le Seigneur parlerait avec tant d’insistance (car ce n’est pas la seule fois) de ce prophète plutôt que d’un autre, ni comment la réponse de Jésus cadrerait avec la demande d’un signe visible qui lui est faite. Jonas, d’après le récit sacré, fut trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson ; Jésus relève ce détail et il semble bien que ce soit cette prédiction typique qui l’ait amené à annoncer sa résurrection pour le troisième joure, prédiction dont la réalité est constatée par le témoignage de ses adversaires (Matthieu 27.63).

e – C’est pourquoi Jésus a parlé de trois jours et de trois nuits passés dans cet état de mort, ce qui est vrai de Jonas, non (à la lettre) de Jésus.

A ces prédictions, empruntées surtout à saint Matthieu, je joindrai, sans y ajouter aucun commentaire pour abréger, celles-ci, que nous a seul conservées saint Luc : « Allez et dites à ce renard (Hérode) : voici je chasse les démons et je fais des guérisons aujourd’hui et demain, et le troisième jour j’aurai fini. Mais il faut que je marche aujourd’hui, demain et le jour suivant, car il ne convient pas qu’un prophète meure hors de Jérusalem » (Luc 13.32-33). Et, Luc.12 50 : « J’ai été baptisé d’un baptême, et combien il me tarde qu’il soit accompli ! » Il s’agit bien de sa mort comme le prouve la réponse qu’il fit aux fils de Zébédée.

Ces derniers passages nous amènent au second point : l’importance que Jésus attache à ses souffrances et à sa mort. Nous apercevons déjà qu’elle est capitale. Autrement, il n’en aurait pas tant parlé d’avance. Il savait qu’un baptême de sang l’attendait et il l’envisageait avec une émotion mêlée de crainte et d’une sainte impatience. Il voyait se dresser devant lui sa croix. Autrement, il n’aurait pas parlé si expressément et si fréquemment à ses disciples de la croix que chacun d’eux devait porter. S’il n’y a pas de chrétien sans croix, n’est-ce pas parce qu’il n’y a pas de Christ sans croix ? A la place qu’occupe la croix personnelle de chaque chrétien dans sa conversion et dans sa sanctification, doit correspondre celle qu’occupe la croix du Christ dans son œuvre rédemptrice. Aussi est-ce, d’après saint Luc, cette mort prochaine du Sauveur qui était l’objet de l’entretien des célestes personnages réunis sur la montagne de la Transfiguration (Luc 9.30-31).

Ces personnages étaient Moïse et Elie, qui représentaient la loi et la prophétie. C’est dire que la mort de Jésus est la fin où tendaient l’une et l’autre. Ce qui, mieux que tout le reste peut-être, atteste l’importance unique et exceptionnelle que Jésus attache à sa mort, c’est le fait qu’il l’a vue si clairement, si abondamment et si spécialement prédite dans les Ecritures. Encore ici, les textes sont tellement nombreux et, je pense, tellement présents à toutes les mémoires, qu’il est superflu de les citer. Je n’en mentionnerai qu’un : au moment où on l’arrête à Gethsémané, Jésus dit au disciple mal avisé qui tirait l’épée pour le défendre : « Comment donc s’accompliraient les Ecritures, d’après lesquelles tout ceci doit arriver ? » (Matthieu 26.54). Le fait capital de l’histoire du salut a seul pu être prédit de cette manière. Si vous interprétez les Ecritures comme Jésus ; si, en particulier, vous voyez dans le ch. 53 d’Esaïe une prophétie de ses souffrances et de sa mort, alors vous entrez dans sa pensée, vous envisagez sa mort sous le même jour que lui-même. Si au contraire, avec beaucoup d’exégètes modernes, vous estimez que l’idée d’un Messie souffrant et mourant est tout-à-fait étrangère à l’ancien Testament, alors il me semble que vous ne pouvez pas échapper à cette conclusion : comme il faut que Jésus ait été pénétré de la nécessité et de la signification religieuse de sa mort pour la trouver partout annoncée, dans des textes qui n’en disent rien ! En sorte que la conclusion que nous avons en vue en ce moment, l’importance capitale que Jésus attachait à sa mort, paraît de toute façon inattaquable. Ici encore, nous pourrons être très succinct en ce qui touche le quatrième évangile : non pas certes que nous lui attribuions une moindre valeur, mais parce que la portée de ses assertions n’est pas contestée. On sait bien que le Christ de saint Jean a prévu sa mort dès l’origine et qu’il y voit son heure, l’heure pour laquelle il était venu (Jean 12.27). Il suffit de rappeler ces paroles, qui se lisent dans l’entretien de Jésus avec Nicodème et qui, par conséquent, appartiennent à une période de la vie et du ministère du Sauveur antérieure à celle qui fait l’objet du récit synoptique : « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut que le Fils de l’Homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle » (Jean 3.14-15). Voilà tout à la fois la prédiction positive de la mort de Jésus, la forme de cette mort (sur laquelle Jésus insiste dans d’autres passages du quatrième évangile), le but de cette mort et sa nécessité pour le salut du monde. Quant aux prédictions, on peut remarquer que celles de la mort du Sauveur que contient le quatrième évangile n’ont pas le même caractère littéral et circonstancié que dans les trois premiers. Là, Jésus prédisait toutes les indignités auxquelles il devait être en butte, sans omettre les coups de verge et les crachats ; ici, Jésus parle un langage figuré et plus général : il sera élevé sur le bois comme le serpent d’airain ; il donnera sa chair et son sang pour la vie du monde ; bon berger, il mettra sa vie pour ses brebis. S’il faut choisir, la vraisemblance historique est incontestablement du côté du quatrième évangile. Mais, quant au fond des choses, nous constatons de nouveau entre les quatre évangiles une harmonie profonde.

III

Ainsi, en suivant deux voies convergentes, nous sommes arrivés au cœur de notre sujet. D’une part Jésus sait et déclare qu’il est venu pour sauver les hommes de leurs péchés. D’autre part, il voit dans sa mort l’heure et l’œuvre essentielles. Comment en serait-il ainsi, s’il n’avait pas aperçu une relation directe entre sa mort et l’objet de sa mission c’est-à-dire notre salut ? Mais il ne faut pas nous en tenir à ce raisonnement. Il faut étudier, d’un peu plus près cette fois, les déclarations du Sauveur qui ont trait à la signification religieuse et au but salutaire de sa mort.

Dans les synoptiques, deux paroles du Christ doivent attirer notre attention. La première se lit Matth.20.28 et Marc.10.45, dans des termes identiques : « Le Fils de l’Homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » Dans la seconde partie de ce verset, qui nous intéresse surtout, considérons d’abord les termes employés. Les mots donner sa vie n’offrent aucune obscurité, ne peuvent pas être interprétés de deux manières. Cette vie, Jésus la donne comme rançon (λύτρον), moyen de délier ou de délivrer. Le terme employé est le même qui, sous une forme allongée et composite, deviendra le nom classique et apostolique de la rédemption (ἀπολύτρωσις). L’image suggérée (car ici, comme toujours, Jésus parle des choses spirituelles au moyen de comparaisons, explicites ou implicites), l’image, dis-je, est celle-ci : les pécheurs (ce sont les plusieurs de notre sentence) sont pareils à des esclaves ou à des prisonniers de guerre, sur qui pèse un arrêt ou du moins une menace de mort. Pour les racheter, Jésus donne sa vie ; la rançon payée, ils seront libres. Vie pour vie ; il y a bien là, comme l’indique la préposition ἀντί, une sorte d’échange ou de substitution, sans qu’il y ait lieu de préciser davantage.

Interrogeons maintenant le texte et le contexte. Dans le texte, les mots « pour donner sa vie » sont précédés de ceux-ci : « non pour être servi, mais pour servir. » Par là, la mort de Jésus nous est présentée comme le complément, le couronnement, la suite naturelle de sa vie. Après l’avoir employée pour les hommes, il y renonce et la sacrifie pour eux. En même temps, il faut remarquer que la vertu rédemptrice, le λύτρον ἀντί, est attribuée, non pas à la vie de Jésus, à son exemple, mais au don de sa vie ou à sa mort. Le λύτρον explique la nécessité de la mort, le je dois que nous trouvons dans la réponse aux fils de Zébédée.

Pour achever d’éclaircir, il y a lieu de nous demander si la sentence que nous étudions en ce moment n’a pas d’analogies ou d’antécédents dans l’ancien Testament ; car Jésus, ses apôtres, ses auditeurs en général en étaient nourris, et l’enseignement du Sauveur renferme de continuelles allusions à ces anciens textes, alors même qu’il ne les cite pas expressément. Matthieu 20.28 n’est pas une citation ; mais, pour le fond de la pensée, ce verset rappelle très positivement les déclarations d’Ésaïe 53 : « Il a livré son âme à la mort…, il a porté les péchés de plusieurs, le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui » ; et puisque Jésus cite ce chapitre ailleurs, il est difficile d’admettre qu’il ne s’en soit pas souvenu ici. L’idée de rançon se trouve dans le psaume 49, sous forme négative : « Les hommes ne peuvent se racheter l’un l’autre, ni donner à Dieu le prix du rachat ; le rachat de leur âme est cher et n’aura jamais lieu » ; c’est-à-dire qu’aucun homme ne peut exempter de la mort aucun de ses semblables. Ce qu’aucun homme ne pouvait faire pour son prochain, Jésus, d’après notre passage, l’a fait, au sens spirituel, pour plusieurs : il les a rachetés.

Nous venons de lire dans le psaume cité : « aucun homme ne peut donner à Dieu le prix du rachat. » Ce serait sans doute la meilleure réponse à faire à une question qui a été souvent faite : à qui la rançon a-t-elle été payée ? Plusieurs Pères de l’Eglise ont eu grand tort de penser que c’était au diable. Mieux vaudrait dire avec le psalmiste : à Dieu. Mais il vaut mieux ne pas poser la question, ne pas presser, au-delà de l’intention de Jésus, les termes de la comparaison qu’il emploie. Ne cherchons pas à en faire sortir des doctrines de satisfaction ou d’équivalence. Mais gardons-nous d’autre part d’affaiblir ou d’éluder le sens d’une déclaration solennelle du Christ. Ne serait-ce pas l’éluder que nier toute relation objective entre la mort du Christ et notre salut ; que réduire la valeur et la vertu de son sacrifice à son influence morale ?

Le second passage est Matthieu 26.28. « Buvez-en tous », dit Jésus à ses disciples en faisant passer de main en main la coupe qu’il vient de bénir ; « car ceci est mon sang, le sang de l’alliance qui est répandu pour plusieurs en vue de la rémission des péchés. » C’est Matthieu qui a la formule la plus complète et la plus précise. On lit dans Marc : « Ceci est mon sang, le sang de l’alliance qui est répandu pour plusieurs » ; et dans Luc : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous. » Paul omet qui est répandu pour vous et ajoute : « faites ceci en mémoire de moi » ; Luc, qui a ces derniers mots à propos du pain, les omet à propos de la coupe.

Revenons au texte de Matthieu : « Ceci est mon sang… » ; bien entendu, nous ne nous occupons pas du rapport entre le vin et le sang, question étrangère à notre objet actuel. Par un acte symbolique semblable à ceux des anciens prophètes, Jésus veut en quelque sorte mettre sous les yeux de ses disciples sa mort prochaine et violente, pour atténuer, s’il se peut, la surprise et le scandale qu’elle va leur causer. Mais il veut aussi les initier à la signification et au but de cette mort. Un mot capital est ici le mot alliance. Il désigne une union conclue par une sorte de traité. Or l’union entre Dieu et l’homme pécheur — c’est certainement la pensée de Jésus, — ne peut être qu’une réconciliation. Que Jésus ait ou non prononcé le mot nouvelle, il entendait bien, en faisant allusion aux termes dans lesquels avait été conclue l’ancienne alliance, en fonder une nouvelle, l’alliance de grâce. Incontestablement, il rattache la fondation de cette nouvelle alliance à sa mort. Par quel lien ? Que signifient proprement ces mots : sang de l’alliance ? L’alliance n’est pas une victime dont le sang puisse couler. Ces paroles signifient donc que le sang répandu du Christ est ou le moyen, ou bien le signe ou le sceau de la conclusion de l’alliance, ou l’un et l’autre ; Jésus ne s’explique pas sur ce point avec précision. Ce qui donne au sang du Christ cette étonnante vertu, ce qui lui permet d’opérer ou de sceller un rapprochement nouveau et définitif entre Dieu et l’homme, c’est qu’il est répandu pour la rémission de nos péchés. De quelle manière ? Quelle est la relation qui existe entre ce saint et douloureux sacrifice et le pardon indispensable à tout pécheur ? Peut-être les allusions à l’ancien Testament, sur lesquelles nous allons revenir tout à l’heure, jetteront-elles quelque jour sur la question. Mais, quoi qu’on puisse penser de la nature de ce rapport, Jésus, dans ce moment inexprimablement solennel, en affirme l’existence.

A propos de l’institution de la Sainte-Cène, je me rappelle avoir lu, étant étudiant, une remarque de Baur qui me frappa vivement : « Ce qu’il y a de plus vital et de plus sacré dans toute religion, c’est ce qui donne à l’homme le sentiment et l’assurance de sa réconciliation avec Dieu. » Or Jésus a certainement pensé que sa mort était le moyen de cette réconciliation ; c’est pourquoi, dans cette heure d’adieu où il ouvrait à ses disciples le fond de sa pensée et de son cœur, il en a consacré pour jamais le souvenir par l’institution de la Sainte-Cène. Si l’on lit attentivement le récit de cette institution et si l’on compare les paroles qui accompagnent la distribution du pain à celles qui accompagnent la distribution de la coupe, on peut en inférer que Jésus a vu surtout dans le premier de ces actes : le pain rompu, le symbole et le gage du côté positif du salut, la communication de la vie, et dans le second : le vin ou le sang répandu, le symbole et le gage du côté négatif du salut, le pardon des péchés, la délivrance de la condamnation et de la mort. L’un et l’autre sont rattachés au don que Jésus fait de sa vie.

Chaque fidèle doit manger du pain, boire à la coupe : symbole de l’appropriation personnelle du salut ou plutôt du Sauveur par la foi.

La loi interdisait à l’Israélite de boire du sang ; cette seule idée devait lui inspirer une sorte d’horreur religieuse… Le choix que Jésus a fait de ce symbole, en commandant à ses disciples de boire (au moins en figure) son sang, est d’autant plus frappant et témoigne de l’importance qu’il attachait à la chose signifiée.

Venons maintenant aux passages de l’ancien Testament visés dans notre sentence. Celui auquel le Seigneur fait le plus visiblement allusion est Exode 24.8. Au pied du Sinaï, après avoir fait égorger des taureaux, Moïse asperge le peuple avec le sang et dit : « Ceci est le sang de l’alliance que l’Éternel a traitée avec vous. » La nouvelle Alliance est donc inaugurée, comme la première, par un sacrifice ; autant le sang ou la vie du Christ a plus de valeur que le sang et la vie des victimes animales, autant l’alliance de la grâce surpassera celle de la loi. Jésus a pu penser aussi aux sacrifices pour le péché, à propos desquels nous lisons dans le Lévitique : « Le prêtre fera pour eux (les coupables) l’expiation et il leur sera pardonné » (Lévitique 4.20).

Mais surtout, Jésus s’est souvenu de la prophétie, tant de fois citée, d’Ésaïe 53 qui, à la vérité, ne contient ni le mot sang ni le mot pardon, mais où nous lisons : « Il a offert sa vie en sacrifice pour le péché… C’est par ses meurtrissures que nous avons la guérison… L’Éternel a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous. » Un sacrifice qui répare le péché, qui assure le pardon, qui procure la paix, tel est donc aux yeux de Jésus lui-même, interprétant et s’appliquant la prophétie, le sacrifice du Christ.

Enfin les mots de « nouvelle alliance » nous font penser à la grande prédiction de Jérémie 31.31 : « Les jours viennent où je ferai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle… Je mettrai ma loi au-dedans d’eux et je l’écrirai dans leur cœur… Tous me connaîtront, car je pardonnerai leur iniquité et je ne me souviendrai plus de leur péché. » Ce qui nous frappe surtout ici, c’est que déjà chez le prophète, comme dans les paroles de l’institution de la Cène d’après Matthieu, le pardon des péchés est signalé comme la base et la condition de la conclusion d’une nouvelle alliance. Cette admirable prophétie dispute, pourrait-on dire, à Ésaïe 53 le premier rang parmi toutes celles de l’ancien Testament. Jésus les a vues l’une et l’autre accomplies dans sa personne et par sa mort.

Il faudrait maintenant en venir aux déclarations du quatrième évangile concernant le rapport de la mort du Sauveur avec notre salut. Elles sont beaucoup plus nombreuses ; mais le temps ne nous permet guère qu’une sèche énumération. Jean 1.29, Jean-Baptiste dit : voilà l’Agneau de Dieu qui ôte (en le portant), qui enlève, pourrait-on dire, le péché du monde. — Jean 3.15, le passage déjà cité sur le serpent d’airain. — Jean ch. 6 Jésus, le Pain de vie ; il donne sa chair et sang pour la vie du monde. — Jean ch. 10, Jésus le Bon Berger : il donne sa vie pour ses brebis — Jean 12.32 : quand j’aurai été élevé de la terre j’attirerai tous les hommes à moi. Même chapitre : si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. — Jean.11.50 : paroles de Caïphe, que l’évangéliste déclare prophétiques et inspirées de Dieu : il est de notre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple, et que toute la nation ne périsse pas. — Je ne ferai qu’une remarque sur l’ensemble de ces paroles. Certes, elles ne permettent pas de douter que, d’après saint Jean comme d’après les synoptiques, Jésus n’ait jugé sa mort infiniment utile et même indispensable à notre salut. Mais cette nécessité n’est pas présentée dans le quatrième évangile exactement sous le même aspect que dans les trois premiers. Les passages des synoptiques mettent surtout en relief ce qu’on pourrait appeler les effets juridiques de la mort du Sauveur : la rançon payée, l’alliance conclue, le péché pardonné. Les passages de Jean qui se rapprochent le plus de ce point de vue ne sont pas des paroles du Christ ; c’est le mot de Jean-Baptiste sur l’Agneau de Dieu, puis celui de Caïphe sur l’avantage qu’il y a à ce qu’un seul homme meure pour le peuple. Le pardon des péchés (ce fait a été pour moi une découverte) n’est mentionné qu’une fois dans saint Jean : Jean 20.23. Jésus dit à ses apôtres : « Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » Et certes, on peut remarquer que si Jésus confère ce pouvoir à ses apôtres, il devait à plus forte raison le posséder lui-même ; et que, s’il prononce cette parole et accorde ce bienfait après sa mort et sa résurrection, c’est que le pardon est, au moins à certains égards, une conséquence de ces faits rédempteurs. Toutefois il est remarquable que les paroles du quatrième évangile où Jésus parle des fruits de sa mort, en relèvent beaucoup moins les effets juridiques que les effets spirituels. Jésus crucifié apporte, comme le serpent d’airain, la guérison à l’âme qui le contemple ; en tant que pain de vie, il vivifie, en le nourrissant de sa chair et l’abreuvant de son sang, celui qui s’approprie le Sauveur par la foi ; bon Berger, il sauve, au prix de sa vie, des attaques mortelles de l’ennemi les brebis qui le suivent ; élevé sur le bois de la croix, il finira par attirer à lui — attirer en haut — tous les hommes. A coup sûr, il n’y a pas là de contradiction ce sont au contraire deux aspects d’une même vérité. Toutefois cette diversité si remarquable doit nous rendre moins absolus dans nos théories ; et nous faire entendre que la foi qui s’approprie le bienfait de la mort du Christ peut exister chez des chrétiens qui s’expliquent à eux-mêmes de façons assez différentes (personne d’ailleurs ne l’explique de façon à se satisfaire lui-même !) cette vertu salutaire de la croix, que tout le nouveau Testament atteste et que l’expérience universelle des chrétiens vérifie.

IV
objections

Nous rappelons que nos entretiens n’ont pas pour objet la philosophie du dogme. Nous n’avons donc nullement à nous occuper — en tous cas pas pour le moment — des objections théoriques contre la doctrine de la Rédemption. Nous ne vous apportons, comme nous l’avons dit en commençant, qu’une modeste étude de théologie biblique. En demeurant sur ce terrain, celui des faits et des textes, on peut faire et l’on a fait en réalité deux objections principales contre les résultats auxquels nous sommes parvenus :

1° Jésus n’a pas pu croire et déclarer sa mort essentielle à notre salut, puisque ailleurs, dans des enseignements nombreux et clairs, il traite du pardon, de la justification, de la conversion du pécheur, sans aucune allusion à cette mort prétendue rédemptrice ;

2° Jésus n’a pas pu croire et déclarer sa mort essentielle à notre salut, puisque à Gethsémané, quelques heures avant de mourir, il a souhaité et demandé que cette coupe amère de la mort fût éloignée de lui. Cette prière aurait été déraisonnable et même coupable, si la nécessité de sa mort pour notre salut avait été évidente aux yeux du Seigneur.

Le premier des faits qu’on allègue est certain. Lisez la parabole de l’Enfant prodigue : entre le père et le fils coupable et repentant on n’aperçoit aucun médiateur et l’on n’en conçoit aucun. Lisez la parabole du Créancier et des deux débiteurs : le généreux créancier quitte à ces pauvres gens leur dette, simplement parce qu’ils n’ont pas de quoi payer ; il ne songe nullement à se faire payer par un tiers. Il en est de même de la parabole du Pharisien et du péager, et de plusieurs autres passages semblables. Ce langage de Jésus-Christ nous frappe d’autant plus qu’il est différent de celui de ses apôtres. Considérez les conversions racontées dans le livre des Actes ; il n’en est point, depuis les convertis de la Pentecôte jusqu’au geôlier de Philippes, où la personne de Jésus-Christ, comme objet de la foi, comme auteur ou médiateur du salut, ne tienne une place décisive. Dans la conversion de l’eunuque éthiopien, c’est expressément de ses souffrances et de sa mort qu’il est question. Lisez les exhortations des apôtres. A part peut-être un passage de saint Jacques en son chapitre 4, où règne plutôt l’accent et le ton de l’ancien Testament, ils disent sous diverses formes, avec saint Paul : « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même… Nous vous en prions au nom du Christ, réconciliez-vous avec Dieu. » (2 Corinthiens 5.19, 21). Rien de semblable dans les enseignements de Jésus que nous venons de rappeler.

Seulement… cette difficulté même est propre à nous faire réfléchir. Quelle en est la cause ? Y a-t-il réellement contradiction entre la pensée du Maître et celle des disciples ? Les apôtres auraient-ils encombré l’Evangile d’une dogmatique arbitraire ? Auraient-ils inventé la rédemption ? Toute notre étude sur le témoignage du Christ relativement a sa personne, à sa mission, à sa mort, exclut cette position. Est-ce que le contraste très réel que avons signalé ne tiendrait pas avant tout à ce fait évident, que Jésus vivait et parlait avant l’accomplissement des faits rédempteurs ; les apôtres, dans la période qui nous occupe, après cet accomplissement ? Du vivant de Jésus, l’idée de la Passion de leur Maître leur était absolument étrangère et même les heurtait au plus haut degré. Comment Jésus aurait-il pu leur en faire comprendre et accepter la signification et le but ? Il pouvait encore moins s’en expliquer avec la multitude.

Si, à cette époque, les disciples mêmes de Jésus étaient fort éloignés de croire ou de s’attendre à sa mort rédemptrice, il n’en résulte nullement qu’ils fussent exclus du salut. Dieu ne fait pas un crime aux hommes de leur ignorance. Il vient au-devant de leurs soupirs, de leurs prières, de leur bonne volonté naissante selon la mesure des lumières qu’ils possèdent ; nous aimons à croire qu’il en a été ainsi pour les païens eux-mêmes. Quant aux Israélites, nous avons déjà constaté que David repentant avait cherché et trouvé le pardon auprès de Dieu directement, sans autre intermédiaire entre Dieu et lui que sa prière et la grâce divine. En ce qui concerne ceux qui se sont convertis sous les yeux et sous l’influence de Jésus, leur situation n’est déjà plus la même ; sans doute, ils n’ont ni la connaissance ni le pressentiment de la mort rédemptrice du Sauveur ; pourtant, c’est de sa bouche que la pécheresse reçoit l’assurance du pardon, c’est avec lui que le pardon entre dans la maison de Zachée. Quant à ceux qui ont vécu après la Pentecôte, c’est en général au nom du Christ mort et ressuscité pour eux que le salut leur a été annoncé et qu’il a été par eux accepté. Certes, il peut arriver et même il arrive certainement de nos jours, que bien des difficultés et des obscurités intellectuelles voilent la rédemption et le Rédempteur à des âmes altérées de justice et de pardon ; et nous sommes loin de contester que Dieu ne sache se faire trouver d’elles et leur faire grâce. Généralement, elles rattachent pourtant cette grâce au nom et à la personne de Jésus-Christ, ne fût-ce qu’à titre de témoin et révélateur de l’amour divin. Mais une foi plus complète plus évangélique, plus apostolique, qui s’approprie Jésus-Christ tout entier et lui crucifié, a pourtant de grands privilèges. C’est généralement de cette foi qu’ont été animés les puissants collaborateurs du Christ, les sauveurs d’âmes, les colonnes de l’Eglise de Dieu.

La seconde question est plus difficile. Si Jésus voyait dans sa mort une catastrophe nécessaire et bienfaisante, une pièce capitale du plan divin pour le salut de l’humanité, comment a-t-il pu souhaiter et demander, même avec la réserve la plus humble, avec la soumission la plus filiale que cette coupe amère passât loin de lui ? Je ne prétends pas l’expliquer d’une manière tout-à-fait satisfaisante. Ma propre psychologie a des mystères pour moi ; je ne m’étonne pas d’en trouver dans celle du Christ. Mais cette difficulté n’ébranle pas à mes yeux les résultats acquis. Certes, nous ne devons pas entretenir simultanément des idées ou opinions contradictoires ; mais si deux faits bien établis tous les deux, nous paraissent difficiles à concilier, il ne faut pas nous hâter de sacrifier l’un à l’autre. C’est le cas actuel. Jésus, en instituant la Sainte-Cène, a déclaré sa mort ou son supplice imminent, et il y a rattaché la fondation d’une nouvelle alliance entre Dieu et l’homme ; voilà un fait. Quelques moments après, Jésus à Gethsémané a prié en disant : « Père, s’il est possible que cette coupe (ou cette heure, Marc) passe loin de moi ! » voilà un autre fait. Si l’un de ces deux faits est plus fortement attesté que l’autre, c’est le premier ; car, en sa faveur, au témoignage des trois Synoptiques s’ajoute celui de saint Paul. Mais je les tiens tous deux pour également certains. L’institution de la Sainte-Cène, quant au point qui nous occupe, ne paraît pas susceptible d’être interprétée de deux manières ; elle est incompatible avec un doute qui aurait existé à ce moment dans l’esprit de Jésus quant à la proximité, à la nature et à la signification religieuse de sa mort. La prière de Gethsémané, au contraire, a été diversement comprise. Qu’est-ce au juste que cette coupe amère dont Jésus a souhaité d’être délivré ? Est-ce la Passion tout entière avec son cortège de souffrances et son terme, la mort ? Ou serait-ce peut-être l’extrême détresse à laquelle l’âme du Sauveur était momentanément en proie ? A l’appui de cette dernière interprétation, on pourrait alléguer ce fait que, d’après l’épître aux Hébreux (Hébreux 5.7), la prière de Jésus à Gethsémané a été exaucée, et pourtant il est mort. D’autre part, on peut faire valoir, à l’encontre de cette interprétation la réponse de Jésus aux fils de Zébédée (Matthieu 20.22), où la coupe que Jésus doit boire représente l’ensemble de sa Passion. Il serait étonnant que dans la scène de Gethsémané la même image eût une signification sensiblement différente. J’hésite donc à me ranger à cette hypothèse et j’aime mieux faire remarquer qu’il ne faut pas appliquer aux pensées de Jésus, durant cette heure d’angoisse inexprimable, les règles d’une froide logique. Oui, Jésus savait qu’il devait mourir pour les péchés du monde. Mais maintenant, à Gethsémané, cette mort est toute proche et Jésus en sent, comme jamais auparavant, toute l’horreur. Le tentateur qui, au désert, avait cherché à le séduire en lui montrant toutes les gloires de ce monde, s’efforce maintenant de le faire reculer en rangeant en bataille contre lui toutes ses terreurs. Jésus se voit au fond d’un abîme de ténèbres. Un moment, peut-être, il n’a vu que deux choses : en bas, ces ténèbres ; en haut, la lumière du ciel, la bonté et la toute-puissance du Père. Le souvenir des prophéties qui annonçaient sa mort et des raisons qu’il avait de la croire inévitable lui a été un moment comme voilé. Il a souhaité (souhait très humain mais bien légitime) la délivrance et il s’est demandé si la possibilité de cette délivrance n’était pas comprise dans le champ illimité de la toute-puissance divine. Il n’a, du reste, prié ainsi qu’une fois et en ajoutant : « s’il est possible. ». L’entière acceptation du Père a donc été son dernier mot, sa seule volonté finale. Les deux autres fois (d’après saint Matthieu), il a dit seulement : « Père, s’il n’est pas possible que cette coupe s’éloigne, que ta volonté soit faite ! » Qu’on pense ce qu’on voudra de cet essai d’explication. Mais qu’on nous laisse le Christ de l’histoire, le Christ de Dieu avec les royales certitudes de la Chambre Haute, comme avec les saints combats et les mortelles angoisses de Gethsémané.

V

Jésus qui, nous l’avons vu, a positivement affirmé la nécessité de son sacrifice pour le salut du monde, a-t-il rattaché cette nécessité à une loi générale ? Certes, il a proclamé pour tous ses disciples la loi du sacrifice, l’obligation et la bénédiction de la croix. Après sa première prédiction de la Passion il s’est empressé d’ajouter : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. » (Matthieu 16.24) Sa réponse à la demande de Jacques et de Jean nous offre la même suite d’idées. Sa maxime favorite, celle qu’il paraît avoir énoncée le plus souvent, d’après les quatre évangiles est celle-ci : « Celui qui veut sauver sa vie, la perdra celui qui la perd pour l’amour de moi, la sauvera. » Elle a été vérifiée par sa propre expérience ; elle le sera par celle de ses disciples. Comme le Christ le chrétien doit donner sa vie ; comme le Christ, qui est entré par la souffrance dans sa gloire, c’est par ce don de lui-même que le chrétien parviendra à la vie véritable, à la vie éternelle.

Mais la question qui nous intéresse spécialement est celle-ci : quel sera, pour ses frères et pour le monde, le fruit de ce sacrifice du chrétien ? et c’est sur ce point que le Maître s’explique le moins. Il dit bien : « Si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jean 12.24) ; ce qui implique (et certes, dans la pensée de Jésus, il s’agit d’une loi universelle) que la souffrance seule est féconde, que c’est la mort qui engendre la vie. Et quand il dit : « Je me sanctifie (ou me consacre) pour eux (mes disciples), afin qu’ils soient aussi sanctifiés en vérité (Jean 17.19), il fait entendre que notre sanctification doit ressembler à la sienne ; chacun de nous doit donc aussi se sanctifier ou se consacrer pour le salut et la sanctification d’autrui. Mais nulle part Jésus ne dit ni ne fait entendre qu’une autre souffrance que la sienne, pour sainte qu’elle soit, ait à un degré quelconque quelque chose de rédempteur. Saint-Paul sera plus explicite. Aujourd’hui, nous avons dû nous interdire de dépasser le cercle d’idées tracé par les paroles mêmes du Sauveur.

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