Étude biblique sur la Rédemption

La Rédemption d’après saint Jean

I
Des divers écrits johanniques

Parmi les auteurs sacrés qui ont parlé de la valeur rédemptrice de la mort du Christ, nous étudions en dernier lieu l’apôtre Jean. La place que nous lui assignons est justifiée par deux raisons. De tous les livres du nouveau Testament qui ont de l’importance au point de vue qui nous occupe, les écrits johanniques sont les plus récents, à part l’Apocalypse, dont la date est contestée. En second lieu, on s’accorde généralement à penser que ces écrits — je parle de l’évangile et de l’épître, — représentent le plus haut degré de développement de la pensée chrétienne, telle qu’elle s’exprime dans le nouveau Testament.

Parmi les cinq écrits attribués à l’apôtre Jean, il en est deux, fort courts, la 2me et la 3me épîtres, que nous pouvons laisser de côté, parce qu’ils n’abordent pas le sujet de nos entretiens. Restent trois livres de genres divers : l’Apocalypse, qui est une prophétie ; l’évangile, qui est une histoire ; l’épître, qui est une lettre ou un discours écrit. L’Apocalypse est sans doute le plus ancien de ces ouvrages ; mais sa johannéité (si l’on me permet de forger ce mot), à laquelle je crois personnellement, est révoquée en doute par des théologiens évangéliques ; en tout cas l’Apocalypse est assez différente de l’épître et de l’évangile pour mériter d’être étudiée à part.

Quant à l’évangile, à coup sûr on ne peut pas dire que son authenticité soit moins contestée. Vous n’ignorez pas que l’origine du 4me évangile est la plus grave des questions que débat la critique sacrée, le champ de bataille toujours nouveau des défenseurs et des adversaires du supra-naturalisme chrétien. A ce sujet, « mon cœur bouillonne d’un excellent discours » (dirais-je volontiers avec l’auteur du psaume 45), que je dois impitoyablement retenir et sacrifier, autrement il nous prendrait tout notre temps. Quand, après avoir quitté la Faculté de Montauban comme étudiant, j’y revins peu d’années après pour la première fois, ce fut pour donner une conférence au sujet et en faveur de l’authenticité du 4me évangile ; depuis cette époque, ma conviction n’a pas été ébranlée, et je n’ai pas constaté que les partisans de la thèse contraire aient inventé des raisons plus fortes que celles qui ne m’avaient pas persuadé autrefois. Je renvoie ceux qui désirent étudier à fond la question au volume (car c’est tout un volume !) que le professeur F. Godet y a consacré dans la dernière édition de son beau commentaire sur l’évangile de Jean. A côté du nom de Godet, j’en citerai un autre, celui de l’homme qui est pour moi le plus grand théologien du 19e siècle, Richard Rothe. Rothe, très hétérodoxe sur plusieurs points, très indépendant sur tous, était absolument persuadé que le quatrième évangile est bien du disciple bien-aimé du Christ ; il avait pour cet évangile la même prédilection qu’un Luther, qu’un Neander et tant d’autres théologiens animés comme eux d’une piété fervente. Je sais bien qu’au jugement de plusieurs, c’est cette piété même qui nous égare et nous prévient en faveur de la thèse de l’authenticité. Ils nous accusent de parti pris. Ils en ont le droit, mais pas plus que nous. Avec une conviction égale ou supérieure à la leur, nous retournons contre eux l’accusation. C’est injustement et gratuitement que les adversaires de l’authenticité s’attribueraient le monopole de l’objectivité pure. Celle-ci n’existe pas plus chez l’incroyant que chez le croyant. Un négateur a priori du surnaturel n’est pas libre d’admettre qu’un évangile où le surnaturel déborde encore plus que chez les trois autres, soit l’ouvrage de l’ami le plus intime et par conséquent du plus sûr témoin de Jésus. A l’encontre de cette affirmation antique, universelle, étonnamment justifiée par mille détails à chaque page du livre dont il s’agit, il faut, sous peine de voir s’écrouler tout son système de négations, qu’il découvre des raisons ou des prétextes ; qu’il grossisse des difficultés secondaires jusqu’à en faire des objections insurmontables ; qu’il ferme les yeux aux indices les plus convaincants, qu’il élude les témoignages les plus formels.

Mais j’en ai dit beaucoup trop peu (je me garde bien de le méconnaître ou de l’oublier), pour justifier, même sommairement, ma conviction concernant l’origine du quatrième évangile, et j’en ai dit plus qu’il n’en fallait pour exprimer seulement cette conviction. Revenons à notre sujet. Il s’agit de rechercher ce que l’auteur du quatrième évangile et de la première épître de Jean a pensé touchant la mort rédemptrice du Christ. Je tiens pour superflu d’établir d’abord que c’est un seul et même auteur ; ensuite que cet auteur, apôtre ou non, est en tout cas un maître de la pensée chrétienne, le plus grand après ou avec saint Paul. Non seulement le résultat de ces recherches est indépendant de la thèse de l’authenticité, mais il semble au premier abord que la thèse contraire nous placerait dans une situation plus simple, plus commode vis-à-vis du quatrième évangile. Si ce dernier écrit comme le pensait l’Ecole de Tubingue, n’offre qu’un cadre fictif dans lequel le pseudo-Jean ou, si l’on aime mieux, le grand anonyme du nouveau Testament, expose ses propres idées qu’il met hardiment dans la bouche du Maître, l’évangile comme l’épître ne sont pas autre chose que des documents de la théologie personnelle de l’auteur, et comme tels méritent d’être consultés au même titre et au même degré. Au contraire, si le quatrième évangile est une histoire ; si l’auteur est, comme il l’affirme à plusieurs reprises avec tant de solennité, un témoin véridique et fidèle, c’est avant tout la pensée et l’enseignement de Jésus que, dans le plus grand nombre de ses pages, il nous fait connaître. C’est bien là ce que nous croyons ; c’est pourquoi, lorsqu’il s’est agi pour nous de mettre en lumière la pensée de Jésus lui-même au sujet de sa mort, nous avons consulté le quatrième évangile, non pas, il est vrai, concurremment avec les trois premiers, mais à leur suite. Toutefois nous ne pensons pas que ce premier usage que nous avons fait du quatrième évangile nous interdise d’y revenir maintenant pour y chercher un témoignage de la foi et de la pensée religieuse de son auteur. En effet :

1° Il est hors de doute que l’évangéliste considère toutes les paroles de Celui qui s’est appelé lui-même la vérité, comme étant l’expression de la vérité même.

2° Entre les paroles comme entre les œuvres du Sauveur (il nous le dit expressément à propos des œuvres : Jean 20.30), l’apôtre a fait un choix et a conservé et reproduit ceux des discours du Sauveur qui avaient à ses yeux la plus haute importance et qui répondaient le mieux à ses convictions les plus intimes et les plus profondes.

3° Ajoutons que Jean est le plus personnel des évangélistes. S’il reproduit fidèlement les discours de son Maître, ce n’est pourtant pas à la façon d’un sténographe, mais d’un disciple qui s’est approprié plus complètement qu’aucun autre ces paroles qui sont esprit et vie. Ce sont bien des paroles du Christ, mais elles ont passé à travers la pensée, le cœur et le style de Jean. L’eau vive qu’il a reçue de Jésus est devenue en lui une source d’eau jaillissante en vie éternelle. Nous avons donc le droit de dire, à propos de chacune de ces paroles : « voilà ce que Jean pensait, croyait, enseignait » ; seulement, nous n’attribuons pas à l’apôtre la conception première, l’originalité et l’initiative.

4° Enfin le quatrième évangile, différent en cela des trois premiers, des deux premiers surtout, contient des passages assez nombreux, à commencer par le prologue, qui sont des réflexions personnelles de l’auteur, données comme telles. Une comparaison attentive de ces morceaux avec les parties narratives de l’ouvrage, justifierait ce que nous avons dit, à la fois touchant l’empreinte johannique dont les paroles mêmes du Christ ne sont pas exemptes, et touchant la fidélité scrupuleuse de Jean comme témoin. Il ne prête pas au Christ ses spéculations, il ne lui fait jamais dire qu’il est le Logos. Nous n’avons donc pas le droit d’attribuer à Jésus-Christ toutes les vues personnelles de Jean ; mais nous avons certainement le droit de considérer comme étant partagées et adoptées par Jean toutes les affirmations religieuses qu’il met dans la bouche de Jésus-Christ.

Tout cela nous paraît justifier l’emploi égal et simultané de l’évangile et de l’épître en tant que documents de la théologie johannique, s’il faut adopter ce langage, que nous n’appliquons pas sans quelque regret ni sans quelque scrupule à un apôtre. Cependant l’épître, étant un écrit non pas historique, mais dogmatique et moral, a un cachet encore plus personnel. Si elle a d’innombrables points de contact avec l’évangile, elle contient pourtant des idées chères à l’apôtre, qu’il ne met pas dans la bouche de son Maître ; par exemple celle de l’antéchrist et des antéchrists ; par exemple aussi, comme nous le verrons, une affirmation plus explicite et plus littérale du caractère propitiatoire de la mort du Sauveur.

Quant à l’Apocalypse, nous en ferons, comme nous l’avons déjà annoncé, l’objet d’une étude spéciale, dont nous nous réservons ensuite de comparer les résultats avec ceux de nos recherches actuelles.

II
Idée centrale de la théologie johannique

Chez l’apôtre Pierre, dont l’esprit n’est guère systématique et dont la pensée n’a pas une originalité très marquée, il a suffi de relever et d’expliquer les passages de son épître qui ont trait à la doctrine de la rédemption. Avec Jean, il nous faut aller plus au fond des choses. L’antiquité chrétienne l’appelait le théologien. Si sa pensée religieuse est moins complexe et moins riche que celle de saint Paul, elle n’est pas moins profonde. Et s’il argumente moins volontiers et d’une façon moins formelle que l’apôtre des Gentils, ses idées n’en ont pas moins leur logique interne. Il ne suffit donc plus de faire l’exégèse de quelques passages pris à part, il faut essayer de nous faire une idée de l’ensemble de la doctrine de l’apôtre, pour déterminer ensuite la place qu’y occupe la mort rédemptrice de Jésus.

S’il y a un système johannique, ce système doit avoir une idée centrale. Quelle est-elle ?

Beaucoup de théologiens répondent : c’est l’idée du Logos. Je m’explique leur opinion, je ne la partage pas. Malgré le rôle prépondérant attribué à cette idée dans le prologue, il n’est pas vrai, à mon avis, qu’elle domine et détermine les développements qui suivent. Loin d’avoir été composés arbitrairement, ainsi que le croit l’Ecole de Tubingue, pour donner un corps ou un vêtement à l’idée du Logos, les discours de Jésus, qui reviennent constamment sur la relation du Père et du Fils, constamment aussi présentent cette relation comme étant de nature religieuse et morale ; comme ayant pour fondement et pour condition l’amour du Père et l’obéissance du Fils ; comme étant essentiellement semblable à celle que la foi établit entre Jésus et ses disciples. Cette façon d’envisager l’unité du Père et du Fils est si loin de découler avec évidence de la théorie du Logos, qu’elle n’est pas aisément conciliable avec celle-ci. Je suis loin de prétendre que la conciliation soit impossible. Mais, de la difficulté que j’ai signalée, il résulte clairement que l’idée du Logos n’est pas l’idée maîtresse et centrale de l’enseignement de Jésus dans le quatrième évangile.

Remarquons enfin que l’idée et le terme de Logos sont de nature spéculative et d’origine hellénique. L’évangéliste paraît les avoir empruntés à la langue philosophique de son époque, sans doute connue et comprise de ses lecteurs. Mais sa pensée se meut plus habituellement sur le terrain religieux et biblique. A la formule : « le Logos a été fait chair » (Jean 1.14), il substitue ailleurs des expressions équivalentes, notamment celle-ci au commencement de son épître : « la Vie a été manifestée » (1 Jean 1.2).

Je ne pense pas non plus que l’idée fondamentale du système johannique soit l’idée d’Amour. Certes, c’est à bon droit que Jean est appelé l’apôtre de l’amour. C’est lui qui a dit, dans son épître que Dieu est amour ; mais il a dit auparavant dans cette même épître, que Dieu est Lumière, c’est-à-dire vérité et sainteté. Ainsi le soleil est source de lumière en même temps que de chaleur.

La morale de Jean nous aidera à comprendre sa doctrine. D’après cette morale, l’amour est une disposition fondamentale du chrétien, mais non le principe unique d’où découle tout le reste. L’apôtre y joint l’attachement à la vérité, théorique et pratique ; être chrétien, c’est marcher dans la vérité comme dans l’amour. Vérité, amour — ce sont les deux pôles de la morale de Jean, les deux thèmes de son épître et même de ses épîtres ; sa pensée va de l’un à l’autre par une sorte d’oscillation.

Il faut donc chercher l’idée centrale au fond et comme au-dessous de l’un et de l’autre, et je crois que cette idée est facile à discerner, c’est celle de Vie. C’est de la Vie que procède la Lumière ; « la vie », dit le Prologue de l’évangile, « était la lumière des hommes. » C’est de la vie aussi que procède l’amour, car « celui qui n’aime point montre par là qu’il demeure dans la mort (1 Jean 3.14). Ainsi, pour rappeler notre comparaison de tout à l’heure, dans le domaine physique, le soleil peut être considéré comme l’astre vivifiant, et la lumière et la chaleur comme deux moyens de communiquer la vie.

Plus on étudie les écrits de Jean, plus on est frappé de la place qu’y tiennent l’idée et le mot de « vie » : tantôt « vie » sans épithète, tantôt « vie éternelle ». On peut dire que la vie est le premier et le dernier mot de l’épître, le plus individuel de ces écrits ; au début : « la vie a été manifestée » et à la fin : « c’est lui qui est le vrai Dieu et la vie éternelle. » Il en est à peu près de même dans l’évangile. A peine celui-ci a-t-il nommé le Logos, qu’il ajoute : « En lui il y avait vie » ; et la conclusion de l’évangile (le chapitre 21 étant un appendice) est celle-ci : « Ces choses ont été écrites afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et que croyant en lui, vous ayez la vie par son nom. »

Parcourons maintenant les discours du quatrième évangile ; nous constaterons aisément que c’est toujours la vie qui en est le thème, ici tout-à-fait apparent, là plus caché. Le chapitre 3 (Nicodème) nous découvre d’abord l’origine subjective et individuelle de la vie : la régénération ; puis son origine objective et historique : le don du Fils unique, « afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle. »

Le chapitre 4 (la Samaritaine) nous apprend quelle est la nature de la vie. Elle est comparable à une eau jaillissante ; la source céleste devient chez celui à qui elle se communique, une source intérieure.

Le chapitre 5 nous entretient de Jésus-Christ le Fils de Dieu, dispensateur de la vie ; sa tâche essentielle est de vivifier, de communiquer la vie qu’il a reçue du Père ; le jugement n’est que l’envers de cette œuvre divine.

Le chapitre 6 (multiplication des pains) nous entretient de l’appropriation de la vie divine au moyen de la foi, qui se nourrit du pain de vie, qui mange la chair et boit le sang du Fils de l’homme.

Les chapitres 7 et 8 (fête des Tabernacles) montrent de nouveau en Jésus-Christ le dispensateur de la vie. « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive » ; celui qui le rejette meurt dans ses péchés ; celui qui garde sa parole ne mourra jamais.

Au chapitre 9 (l’aveugle-né), Jésus se manifeste surtout, par ses œuvres et par ses paroles comme la Lumière du monde ; mais nous savons que la Lumière est l’un des aspects de la vie. Jésus lui-même l’appelle (Jean 8.12) la Lumière de la vie.

Le chapitre 10 nous parle du Bon Berger qui assure à ses brebis la vie en abondance, la vie éternelle, en donnant pour elles sa vie.

Au chapitre 11 (Lazare), la vie est présentée sous l’aspect de la résurrection : « Je suis la résurrection et la vie » ; Jésus est l’une et l’autre pour ses disciples et en eux.

De même, au chapitre 12 (visite des Grecs), la vie que Jésus va posséder plus que jamais et communiquer aux siens est présentée comme sortant de la mort (emblème du grain de froment).

Les chapitres 13 à 17 (derniers entretiens) expliquent comment, après la catastrophe imminente, après le départ du Maître, les relations personnelles des disciples avec le Christ invisible et la présence du saint Esprit en eux entretiendront leur vie spirituelle. « Je suis la vie ; parce que je vis, vous vivrez. »

Enfin les derniers chapitres de l’évangile nous font assister au don complet que Jésus fait de sa vie et à sa victoire non moins complète sur la mort, victoire à laquelle doivent participer ses disciples ; nous sommes ainsi conduits au dernier mot de l’évangile déjà rappelé : « afin qu’en croyant vous ayez la vie par son nom. »

Si à cette analyse de la plus grande partie de l’évangile nous joignions, ce que nous ne jugeons pas nécessaire, celle de l’épître, nous y verrions la pensée de l’apôtre osciller, comme il a été dit, entre la vérité et l’amour, ces deux aspects de la vie. C’est donc la vie qui a le premier et le dernier mot.

Une dernière réflexion confirmera ce caractère fondamental de l’idée de vie chez Jean. On sait que c’est dans les écrits de cet apôtre que se trouvent trois des quatre définitions de Dieu que contient la Bible : « Dieu est Esprit, Dieu est Lumière, Dieu est Amour. » On a moins remarqué que le même apôtre donne une quatrième définition de Dieu : « Dieu est la vie éternelle » (1Je.5.20). C’est du Père qu’il s’agit ; et il faut ajouter que cette même définition est au moins implicitement contenue dans un des discours du Christ au quatrième évangile : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a donné au Fils d’avoir la vie en lui-même. » Dieu donc est l’Etre qui a la vie en lui-même, qui vit de lui-même ou par lui-même. N’est-ce pas, en termes à peine différents, précisément ce que Dieu avait dit à Moïse dans le buisson ardent : « Je suis Celui qui suis. » En hébreu, l’existence et la vie sont désignées par deux mots très analogues l’un à l’autre. Je laisse à de plus compétents que moi le soin de décider s’ils procèdent d’une même racine.

Ainsi, des quatre définitions de Dieu que contient la Bible, trois sont de Jean (l’une des trois est proprement de Jésus, d’après Jean) ; l’autre, la première, qui est d’origine mosaïque, est reproduite, renouvelée, traduite sous une forme plus concrète par le même apôtre. Je viens de rappeler que cette définition de Dieu comme étant l’Etre ou la Vie, est la première en date ; elle peut aussi être considérée comme étant logiquement ou philosophiquement la base des autres. J’ai déjà montré que la lumière (ou vérité) et l’amour sont les deux manifestations fondamentales de la vie. l’une dans le domaine de l’intelligence, l’autre dans celui du cœur. Quant à l’esprit, qu’est-il, sinon la vie à son plus haut degré, la vie consciente et personnelle, le siège ou, comme on dit en allemand, le porteur (Træger) de la vie ? Ces deux notions d’esprit et de vie sont étroitement unies dans Jean 6.63 : « Les paroles que je vous dis sont esprit et vie. » L’apôtre Paul les rapproche absolument de même : 1 Corinthiens 15.45 ; 2 Corinthiens 3.6.

Tout cela nous paraît venir à l’appui de notre assertion touchant le caractère absolument fondamental de la notion de vie dans la pensée religieuse de l’apôtre.

III
Sotériologie de Jean
La vie par la foi en la personne du Christ

Nous prononçons ce mot de sotériologie, non sans rappeler, une fois de plus, ce que ces termes abstraits et théologiques ont de peu satisfaisant lorsqu’on essaie d’exposer le contenu de la foi et de l’enseignement d’un apôtre, plein du saint Esprit. Il s’agit du point de vue spécial sous lequel Jean présente la doctrine du salut. D’après ce qui précède, nous ne pensons pas pouvoir mieux nous en rendre compte qu’en partant de la notion de vie.

Dieu, avons-nous dit, est Celui qui a la vie en lui-même ou, comme s’exprime encore notre évangéliste, le Père vivant (ὁ ζῶν πὰτηρ, Jean 6.57). Cette vie, communiquée primitivement au Fils, doit aussi devenir le partage des hommes, dont la vocation est d’être enfants de Dieu et par conséquent de lui ressembler (1 Jean 3.2). A l’origine, « la vie était la lumière des hommes », c’est-à-dire qu’elle existait à un plus haut degré chez l’homme que chez aucune autre créature, et se manifestait ou brillait dans sa conscience comme connaissance de Dieu.

Ce moment, s’il a existé dans l’histoire, a été court et fugitif. Le mal existe ; il est immense ; le monde y est plongé (1 Jean 5.19) ; le diable, « meurtrier et menteur dès le commencement » (Jean 8.44) en est le Prince (Jean 12.31). Or, le mal ou le péché est un principe de mort ; celui qui s’y livre est et demeure dans la mort (Jean 5.24 ; Jean 3.14). Le mal a pour conséquence et pour fin la destruction de l’être, car « celui-là seul qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (1 Jean 2.17). Et comme la vie, qui se confond avec le bien, est lumière (ou vérité) et amour, ainsi le péché, principe de mort, est ténèbres (ou mensonge) et égoïsme ; au lieu d’égoïsme, Jean, toujours absolu dans son langage, dit haine (1 Jean 3.15). Or, encore une fois, ce règne du péché et de la mort est général ; quiconque fait le péché est esclave du péché (Jean 8.34) ; ceux-là seuls en sont affranchis qui sont nés de nouveau, nés de l’Esprit (Jean 3.3,5) ; qui, à la voix du Fils, ont passé de la mort à la vie (Jean 5.24-25). « … Dieu a tant aimé le monde que, pour le sauver, il a envoyé et donné son Fils unique » (Jean 3.16), son image et sa manifestation parfaite (Jean 14.9) ; car il est, comme le Père, vie, lumière, amour, (Jean 14.6 ; 8.12 ; 15.9, 13).

La base de la sotériologie de Jean est donc infiniment simple. L’homme, fait pour participer à la vie divine, s’est voué à la mort et demeure dans la mort par son péché. En Jésus-Christ, la vie est venue dans le monde ; elle a été manifestée et donnée (1 Jean 1.2 ; 4.11). En conséquence, le moyen unique et suffisant pour l’homme de s’approprier la vie, de passer de la mort à la vie (Jean 5.21), en d’autres termes, d’être sauvé, est de s’unir par la foi à Jésus-Christ. « Celui qui croit en moi a la vie éternelle », dit Jésus (Jean 6.48) ; et l’épître de Jean dit à son tour : « Celui qui a le Fils a la vie, celui qui n’a pas le Fils de Dieu n’a pas la vie » (1 Jean 5.12).

Il serait facile, mais il est inutile, de multiplier les citations. Dans tous ces passages, on le voit, la personne du Fils de Dieu est seule en relief ; sa mort n’est pas expressément mentionnée. Plusieurs des symboles que nous offre l’évangile ne nous conduisent pas au-delà de ce point de vue. Tel est le symbole de l’eau vive, et à son point de départ (nous aurons à revenir là-dessus), celui du pain de vie. L’âme humaine a faim, a soif, et même elle meurt de faim et de soif. Par la foi, elle reçoit la parole du Christ, qui l’abreuve et devient en elle une source d’eau vive (Jean 4.13-14 ; 7.37-38) : elle s’approprie la personne du Christ. aliment permanent et vivifiant, qui la préserve de la mort (Jean 6.35,50). Tel est aussi le symbole du Cep qui communique la sève aux sarments. C’est donc à juste titre qu’on a remarqué que Jean met l’accent sur la personne du Christ plutôt que sur son œuvre, et qu’il y a là une nuance qui distingue sa pensée de celle de Paul. Les apôtres, la Samaritaine, l’aveugle-né, Marthe et Marie, avaient déjà la vie, au moins un commencement de vie, par Jésus-Christ, en un temps où ils ne savaient rien encore de sa mort et sans doute étaient loin d’en comprendre la nécessité.

IV
Symboles relatifs à la mort du Christ

De cette nécessité de la mort du Christ, les apôtres auraient dû, cependant, savoir quelque chose. Car, d’après Jean plus que d’après les autres évangélistes, Jésus s’est expliqué de bonne heure sur ce point. Dans l’étude de ces paroles, nous ne nous astreignons cependant pas à suivre l’ordre du temps. Nous partons de cette idée, dont nous sommes déjà en possession, que Jésus-Christ apporte la vie et la communique à ceux qui s’unissent à lui par la foi, pour nous laisser conduire plus avant, par l’évangéliste ou plutôt par son Maître, dans l’intelligence de la rédemption.

V
Le pain de vie

Revenons au symbole du Pain de vie. Jésus le développe au chapitre 6 de notre évangile d’une façon graduelle, pareil à l’artiste qui a d’abord tracé une esquisse et qui en fait ensuite un tableau. Il commence par opposer à l’aliment matériel que recherchaient les Juifs, une nourriture spirituelle et vivifiante pour l’éternité, objet plus digne de la recherche et du travail de l’homme ; puis il appelle cette nourriture le Pain de vie, le vrai pain du ciel, en opposition à la manne ; il explique ensuite que ce pain, c’est sa chair, qu’il donnera pour la vie du monde ; enfin, il ajoutée la chair, le sang ; « Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous-mêmes. » C’était annoncer sa mort prochaine et violente ; c’était aussi la déclarer nécessaire au salut de l’homme. A quel titre ?

Remarquons qu’il ne s’agit pour nous en ce moment de répondre à cette question que dans le sens et dans la mesure où le texte que nous étudions nous fournit une réponse. Celle qu’il nous suggère est avant tout une comparaison. Il faut qu’un animal soit tué pour qu’il puisse nous servir de nourriture ; il fallait que Jésus-Christ fût immolé pour devenir l’aliment et la vie de nos âmes.

Mais comparaison n’est pas raison, dit à juste titre le proverbe. Quelle est donc la réalité morale et spirituelle cachée sous les images dont l’enveloppe, au chapitre 6 de saint Jean, la pensée de Jésus ? Fallait-il que Jésus-Christ mourût afin que son corps pût être mangé et son sang bu dans le sacrement de la Sainte-Cène ? Cette notion essentiellement sacramentelle du salut n’est ni évangélique, ni johannique, ni en particulier conforme aux explications que Jésus donne lui-même à la fin de l’entretien que nous étudions (Jean 6.63).

Fallait-il que Jésus-Christ mourût pour devenir esprit ? En d’autres termes, parce que, tant qu’il était enfermé dans une chair mortelle, il ne pouvait être en relation qu’avec un petit nombre d’hommes, tandis que mort, ressuscité, glorifié, il devenait accessible et assimilable pour tous ? Cette interprétation trouverait un point d’appui dans certaines déclarations de l’évangéliste, notamment dans celle-ci : « Il n’y avait pas encore d’Esprit Saint (traduction littérale), parce que Jésus n’était pas encore glorifié. » (Jean 7.39 ; 16.7). Mais, d’une part, rien, dans ce chapitre, ne fait allusion à cette idée ; d’autre part, la nécessité d’une mort violente du Sauveur n’en ressortirait pas.

Avec plus de raison, nous insisterons sur ces expressions du verset 51 de notre chapitre : « Le pain que je donnerai pour la vie du monde est ma chair. » Pour que le Fils de Dieu appartînt complètement aux hommes, de façon à pouvoir être assimilé ou mangé (« celui qui me mange vivra par moi », v. 57) il fallait qu’il se donnât sans réserve ; or, ce don ne pouvait se manifester et même se réaliser que par l’immolation volontairement accepté. Ce sacrifice provoque la foi en manifestant l’amour ; il était donc nécessaire à notre salut.

Par lui-même, le symbole que nous étudions ne nous permet pas d’aller plus loin. Il ne renferme aucune allusion explicite à l’expiation.

VI
Le serpent d’airain

Le symbole du Serpent d’airain (Jean 3.14) nous en rapproche déjà davantage. « Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, de même il faut que le Fils de l’Homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle. » Ces paroles annoncent, non seulement la mort, mais le genre de mort du Sauveur. Jésus lui-même le désigne trois fois par ce mot d’élévation (Jean 8.28 ; 12.32) ; c’est l’explication formelle de l’évangéliste lui-même, (Jean 12.33) La nécessité de la mort du Christ pour notre salut en ressort également (il faut…) ; le Serpent d’airain n’est devenu un moyen de guérison pour les Israélites blessés que par son élévation sur le bois ; de même, Jésus ne devient tout à fait notre Sauveur que par sa mort sur la croix.

D’où vient à cette mort son efficacité ? La seule réponse qui résulte directement et manifestement de notre texte est celle-ci : « Le serpent d’airain devait être élevé pour être regardé ; quiconque le regardait était guéri. » Ainsi l’élévation de Jésus sur la croix devait l’exposer, d’abord à la contemplation matérielle des témoins de son supplice puis à la contemplation morale et croyante du genre humain, (cf. Jean 19.37 : « Ils regarderont à celui qu’ils ont percé. ») Nous savions déjà que la foi qui nous sauve en nous rendant participants de la vie du Sauveur est une communion avec lui ; il faut ajouter : c’est essentiellement une communion avec le Sauveur mourant. Cela résulte déjà du discours de Jean ch. 6.

On peut creuser davantage le symbole, et l’on n’y a pas manqué. Le serpent d’airain, a-t-on dit, instrument de la guérison, offrait une analogie frappante et voulue avec le serpent brûlant, auteur de la blessure. Il présentait aux regards des Israélites l’image de leur ennemi vaincu et réduit à l’impuissance. Il y a une relation analogue entre Jésus-Christ et le péché. Ce que nous contemplons sur la croix, c’est le péché à la fois condamné et vaincu dans la personne du Sauveur mourant. Ces vues trouvent un point d’appui dans ces célèbres expressions de l’apôtre Paul : « Jésus-Christ a été fait péché, fait malédiction pour nous. » Mais si nous ne considérons que Jean 3.14, il faut confesser que ce sont plutôt des spéculations plausibles à propos d’un texte évangélique, que l’interprétation proprement dite de ce texte lui-même.

VII
Le grain de froment

En réponse au désir de voir Jésus, exprimé par quelques Grecs (c’était au commencement de la Semaine sainte) Jésus dit : « L’heure est venue où le Fils de l’Homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de froment ne meurt après être tombé dans la terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. Celui qui aime sa vie la perdra ; et celui qui hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle. Si quelqu’un me sert, qu’il me suive ; où je serai, là sera aussi mon serviteur ; si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera… Maintenant mon âme est troublée ; et que dirai-je ? Père, délivre-moi de cette heure !… Mais c’est pour cela même que je suis venu jusqu’à cette heure ! Père, glorifie ton nom ! » (Jean 12.23-28)

Dans ce passage, comme dans tous ceux que nous étudions aujourd’hui, la nécessité de la mort du Christ, son rôle essentiel et principal dans sa vie et dans son œuvre, sont affirmés : « C’est pour cela même que je suis venu à cette heure. »

Quelle est la raison de cette nécessité ? Jésus répond ici que sa mort est nécessaire en raison de ses futurs résultats, de ses fruits moraux et spirituels. Cette fécondité de la mort du Christ est à ses yeux l’expression d’une loi générale, loi de la nature aussi bien que du monde moral. La mort seule est féconde ; toute vie sort de la mort. Jésus voit cette loi réalisée dans le règne végétal ; il faut que le grain tombé dans la terre meure en tant que grain pour porter du fruit. Je ne sais ce que les botanistes pensent de cette assertion ; quoi qu’il en soit, il est certain que Jésus ne se place pas au point de vue scientifique, et n’entend mentionner qu’un fait d’observation générale. Dans le règne animal, auquel l’homme appartient par son corps, cette loi trouve son analogie, sinon son application ; toute naissance a pour condition une douleur intense, et qu’on pourrait qualifier de mortelle : c’est encore un fait relevé par Jésus, (Jean 16.21). Dans le domaine moral, l’homme n’entre dans la vie spirituelle, qui est la vraie, qu’à travers une profonde repentance, en d’autres termes que par un renoncement à lui-même, un abandon, un mépris, une immolation volontaire de la vie naturelle et charnelle, renoncement qui est aussi une mort. Cette idée, formulée dans le passage même que je viens de relire, paraît être — j’ai déjà eu l’occasion de le remarquer — l’idée favorite de Jésus ; celle du moins que, d’après ses biographes, il a exprimée le plus souvent et sous les formes les plus diverses. Cette loi, que vérifie l’expérience individuelle, a dû se réaliser aussi, d’après notre passage, dans l’expérience collective, dans l’histoire religieuse et morale de l’humanité. Comme condition de l’établissement du royaume de Dieu, ou, ce qui revient au même, de l’introduction de la vie spirituelle dans le monde, il a fallu la mort du grain de froment, je veux dire de Celui qui était le porteur et le dispensateur de cette vie ; il a fallu de sa part un acte qui fût la négation et l’immolation de cette vie naturelle et sensible dont le péché a fait son siège et sa proie. C’est pourquoi Jésus dit encore, dans la suite de notre passage : « Quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi. » (Jean 12.32)

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