Histoire de la Bible en France

2. Le « maître d’école » et ce qu’il fit

L’homme qui devait exécuter la décision prise à Chanforans, fut Pierre Robert Olivétan.

Aucun nom ne devrait être plus populaire parmi les protestants que celui de l’homme modeste, consciencieux et savant, qui, traduisant le premier les Écritures en français sur l’original, donna à nos ancêtres la Parole de Dieu « repurgée », ainsi qu’il s’exprime lui-même. Si quelqu’un mérite le titre de Père de l’Église, c’est Olivétan. Et, chose étrange, son nom même est resté inconnu jusqu’à nos jours. On ne savait si Olivetanus (c’est ainsi qu’il est désigné dans les lettres de Calvin) était la traduction d’un nom français ou un surnom. On sait maintenant, par une lettre récemment découverte dans les archives de la ville de Neuchâtel, et qui nous reproduisons plus bas, que son nom était Louis Olivier[d].

[d] On ne sait pourquoi il échangea son prénom de Louis contre ceux de Pierre-Robert.

Boniface Wolfhard, dans une lettre de 1529 à Farel, s’exprime ainsi sur le compte d’Olivétan.

Ce jeune homme, qui aime d’un amour ardent les saintes lettres, et chez lequel on trouve une piété et une intégrité (innocentia) extrêmes, se dérobe pour le moment à la charge de prédicateur, comme étant au-dessus de ses forces, soit qu’il use en cela de modestie, soit qu’il ait une parole peu facile.

Ce dernier trait doit être exact, car Farel écrivait à Bucer, en 1529 : « Guillaume du Moulin nous a dit que, pour la parole, il n’est pas fort (voce parum valere). »

Mais cela ne l’empêchait pas d’inspirer à tous une vive sympathie. Andronicus, en effet, écrivait à Bucer, en 1533 :

Olivétan, qui n’est pas tant ton Olivétan que notre Olivétan à tous (non tam tuus quant omnium) a été envoyé au Piémont, dans une moisson du Seigneur, la plus dangereuse de toutes.

C’est Olivétan qui, le premier, initia son cousin Jean Calvin à l’Évangile. Il lui fit « goûter quelque chose de la pure religion », dit Théodore de Bèze. Il lui conseilla de lire l’Écriture. « Calvin, ayant suivi ce conseil, commença à se distraire des superstitions papales ». « Quand Olivétan, a dit M. Doumergue, n’aurait fait qu’initier Calvin à la Réforme, il mériterait un souvenir et une reconnaissance impérissables. »

On sait peu sur Olivétan, mais le peu qu’on sait, d’après ces témoignages, est bien propre à le faire aimer. Nous verrons plus loin que ce maître d’école était un savant de premier ordre.

En 1528, la persécution l’oblige à s’expatrier. Il quitte Noyon, sa ville natale, et se réfugie à Strasbourg. Là, avec Bucer et Capiton pour maîtres, il étudie le grec et l’hébreu.

En 1531, on le trouve à Neuchâtel, maître d’école, comme naguère Farel à Aigle. Il avait été appelé à ces fonctions par les autorités de la ville. Voici la lettre qu’il leur écrit au commencement de l’hiver. C’est le seul autographe qu’on ait de lui. L’écriture en est lisible, fine, distinguée[e].

[e] Documents inédits sur la Réformation dans le pays de Neuchâtel, par Arthur Piaget.

A mes très honorés et prudens Seigneurs, messieurs le Baudret, les quatre ministraulx, conseil et commun, etc.

Messieurs,

Entendu vostre bon et honneste vouloir et mandement, ainsi que sçavés suys ci venu par devers vous à votre instance pour enseigner et endoctriner vos enfans, comme par raison et commandement de Dieu appartiendra. Dont par la grâce d’iceluy, espérons mectre telle peine et diligence que ce sera à sa digne gloire, et de vous aultres, Messieurs, et generallement aussi de toute la conté de Neuchâtel, me submectant toujours à votre bon conseil et ordonnance.

Mais pour autant que ja longtemps avec grandz frais et despenz, suy chés honneste et bon bourgeois Henry Bonvespre, ne sachant sur qui seront faictz lesdits despens, attendu que telz ma pauvreté ne pourrait porter, et, davantage désirant sçavoir par quel moien et condition me voulés icy avoir, veu aussy que je suys pour le présent de toute chose destitué et que l’yver approche, auquel temps chascun appete estre ja retiré et logie, nous suplions humblement votre seigneurie et humanité d’avoir regart et mectre ordre et fin à notre estat et condition.

Ainsy que par vostre bonté et prudence sçairés bien faire. A ce prierons Dieu, le Créateur, le Roy des Roys, par lequel estes constitués, vous garder et maintenir en sa saincte volunté et ordonance en tout honneur et prospérité. Ainsy soit-il !

Louys Olivier.

Farel, qui savait combien Olivetan était savant en hébreu et en grec, le pressa de se charger de la traduction de la Bible décidée à Chanforans. Saunier joignit ses instances à celles de Farel. Mais Olivétan, qui était d’une modestie rare, excessive même[f], allégua son insuffisance, quoiqu’il se fût déjà occupé pour son compte personnel de la traduction de la Bible. L’importunité de ses amis ne put le vaincre.

[f] Voir la fin de l'épître de Calvin en tête de la Bible d'Olivétan, citée plus loin, et ce qu'Olivétan dit de lui-même dans son Apologie.

[Olivétan avait-il accompagné Farel et Saunier aux Vallées ? Reuss, Douen, Herminjard l’admettent ; Merle d’Aubigné et Comba ne le croient pas. M. Herminjard l’infère d’une lettre écrite des Vallées, le 5 novembre 1532, par Saunier à Farel. Saunier dit des Vaudois : Fratres… habentes gratiam vel maximam quod ad te nos remiseris (les frères te sont extrêmement reconnaissants de ce que tu nous as renvoyés auprès d’eux). Ce nos, dit M. Herminjard, ne peut désigner que Saunier et Olivétan, puisque les deux barbes revenus avec eux devaient revenir dans tous les cas. Donc, si Olivétan est renvoyé par Farel aux Vallées, c’est qu’il y avait déjà été, c’est qu’il avait assisté au Synode. L’argument est plausible. Toutefois, on peut se demander si, venu avec trois frères, n’ayant fait qu’un corps et qu’une âme avec eux pendant un long et pénible voyage, Saunier n’a pas été amené tout naturellement à dire « nous » même si, strictement, il était le seul « renvoyé », d’autant plus que les deux Vaudois, en fait, revenaient avec lui. On se le représente difficilement disant moi tout court. Certaines circonstances font parfois perdre aux mots leur précision mathématique. Et si Olivétan avait été à Chanforans, les Vaudois ne l’eussent-ils pas pressé, eux-mêmes, de traduire la Bible, vu sa réputation d’hébraïsant ? Or, il ne parle jamais que des instances de Farel, Saunier et Viret. Ce qui nous semblerait trancher la question, c’est que dans les extraits de son Apologie que l’on trouvera plus loin, le langage d’Olivétan ne laisse guère supposer qu’il ait accompagné les réformateurs au Synode de Chanforans.]

Cependant on était décidé à ce que, d’une manière ou de l’autre, cette Bible vît le jour. Si on n’avait pas une traduction originale, on aurait une révision de la Bible de Lefèvre d’Étaples. Aussitôt après le synode, deux barbes vaudois, Martin Gonin et Guido, vinrent pour préparer les voies à la publication et s’entendre avec l’imprimeur, Pierre de Wingle. En mars 1533, cet imprimeur sollicitait du conseil de Genève l’autorisation d’imprimer une Bible française.

En octobre 1532, Gonin et Guido se remirent en route, emmenant avec eux Saunier et Olivétan. Ce dernier se rendait aux Vallées pour y annoncer l’Évangile. Mais ce voyage avait aussi pour but de recueillir auprès des Vaudois les dons nécessaires pour l’impression de la Bible. Ce fut donc, au point de vue de l’histoire de la Bible française, un voyage historique, puisqu’il rendit possible, matériellement, l’impression de cette Bible. Les voyageurs affrontaient un danger réel. Les Vaudois étaient persécutés. C’était la « moisson du Seigneur la plus dangereuse de toutes », disait Andronicus, à propos de ce voyage même, dans une lettre que nous avons citée plus haut. De plus, pour se rendre aux Vallées, il fallait traverser les terres du duc de Savoie. On les traversa de nuit. Mais le danger n’empêche pas les voyageurs d’être dévorés, tout le temps, par le besoin d’annoncer l’Évangile. A Vevey, ils « parlent de Christ » à leur hôte et à leur hôtesse[g], « femme d’un esprit très vif ». Au-dessus de Martigny, avant de passer le Saint-Bernard, ils entreprennent, dans une auberge, un moine du célèbre couvent, auquel « ils parlent beaucoup de Christ » (quocum multa de Christo locuti sumus), et qui promet à Saunier de suivre tous ses conseils et tout d’abord de rompre avec l’Antéchrist. Quels hommes ! Et combien dignes de travailler à la publication de la Bible, dont l’esprit les pénètre et les inspire à un si haut degré ! Dans la montagne, les voyageurs tombèrent tous malades, et eurent de mauvais moments à passer. Enfin, ils arrivèrent aux Vallées, où ils reçurent, avec un accueil chaleureux, les ressources nécessaires pour l’impression de la Bible « repurgée ». Ces pauvres montagnards remirent entre les mains de Gonin, le pasteur d’Angrogne, la somme de 500 écus d’or, soit environ 215 000 euros[h], « pour qu’on imprimât le plus tôt possible ». En même temps, des instructions étaient envoyées à Farel pour diriger et hâter le travail.

[g] De Christo locuti sumus cum hospite et hospita. Tous ces détails sont empruntés à la relation de ce voyage que Saunier envoya à Farel dans sa lettre du 5 novembre 1532. On trouve ce très pittoresque récit dans d'Aubigné (Op. cit., t. III).
[h] « Gabrielle Berthoud a établi, en 1980, que le montant avancé par ces vaudois pour le financement de la Bible, n'était pas de 500, mais bien de 800 écus d'or. » Source : wikipedia. Ce qui correspond alors à une somme actualisée de 340 000 €.

Un an après, rien n’était encore fait, et Saunier, dans un nouveau voyage, essuyait les reproches des Vaudois, et les transmettait à Farel.

D’où venaient ces retards ? Probablement de ce que Farel, anxieux de donner aux Églises de France non une révision, mais une traduction, et persuadé qu’Olivétan pourrait mieux que personne mener l’entreprise à bonne fin, ne perdait pas l’espoir de décider ce dernier à s’en charger. Et c’est, en effet, ce qui arriva. Viret joignit ses importunités à celles de Farel, et, quatre ou cinq mois plus tard, les deux réformateurs triomphaient, à eux deux, des scrupules d’Olivétan. C’est par lettre qu’ils réussirent à le persuader, car Olivétan était resté aux Vallées. Vers la fin de 1533, ou vers le commencement de 1534, Olivétan se mit à l’œuvre. Un an plus tard, il était prêt. Il date sa préface « des Alpes » (c’est ainsi qu’il désigne le théâtre de ses labeurs), le « 12 février 1535 ». Le volume fut imprimé à Serrières, près Neuchâtel, par Wingle, un imprimeur de premier ordre, qui était missionnaire au moins autant qu’imprimeur. Olivétan se rendit à Neuchâtel, probablement en mars, pour surveiller au moins la fin de l’impression. Il retourna aux Vallées en juillet, afin d’y reprendre ses travaux missionnaires.

[« Après avoir travaillé toute l’année », dit-il, dans son Apologie. Cette rapidité s’explique par le fait qu’Olivétan, reprenant peut-être le travail de Gérard Roussel, avait déjà travaillé pour son compte personnel à la traduction de l’Ancien Testament. Quand il consentit à se charger du travail, ses matériaux, en ce qui concerne l’ancien Testament, devaient être prêts. « On ne se serait pas adressé à lui, dit M. Reuss (Op. cit., nouvelle série, t. IV), si le public, si ses amis n’avaient pas été au courant de ses études. Et l’on n’acquiert pas la réputation d’être un fort hébraïsant avant d’avoir approfondi les textes de la Loi et des Prophètes. Il était prêt dès l’époque de son voyage aux Vallées ». Ceci d’ailleurs ressort clairement des lignes suivantes de l’Apologie : « Ayant jà longuement traîné ce joug tout seul, ai été contraint entre ces montagnes et solitudes, user tout seulement des maîtres muets c’est-à-dire livres, vu que ceux de vive voix me défaillaient ». En parlant d’ « une année », il s’adresse, ne l’oublions pas, à Farel, Saunier, Viret, qui savaient à quoi s’en tenir. Le travail de l’« année », ce fut sans doute une mise au point de l’ancien Testament, la préparation du Nouveau Testament, des Apocryphes et des notes. L’effort accompli n’en était pas moins colossal.

En 1534, Wingle avait imprimé à Neuchâtel un Nouveau Testament, reproduction de celui de Lefèvre, qu’il avait fait précéder d’une préface remarquable, tout enflammée de l’amour des Écritures. Elle est introduite par ces mots : L’imprimeur aux lecteurs. En voici quelques lignes :

« Entre toutes les choses que le Seigneur Dieu a données aux hommes, il n’y a rien de plus précieux, plus excellent ni plus digne que la Sainte et vraie Parole qui est contenue es livres de la Sainte Écriture…… à l’étude et leçon des Saintes Écritures nous sommes exhortés par notre bon Père céleste quand il nous commande de ouïr son cher fils Jésus-Christ…… Même le fait de l’eunuque de la reine de Candace nous y admoneste, lequel jà soit qu’il fût barbare et payen détenu d’infinies occupations et de toutes parts environné de négoces et affaires forains, aussi non entendant la lecture, il lisait la Sainte Écriture, assis en son chariot. Que s’il a été diligent de lire par les chemins, que penses-tu qu’il fit en sa maison ? S’il n’entendait pas encore la leçon d’Ésaïe, que penses-tu qu’il fit après qu’il l’entendit ?… ».

Le seul exemplaire connu de ce Nouveau Testament se trouve à la Bibliothèque publique de Neuchâtel.]

En 1536 Olivétan vint à Genève et y occupa une place de professeur dans le collège récemment institué. Il fut aussi, d’après Froment, précepteur des enfants de Chautemps, conseiller de la ville. Il figure sur les registres de Genève, toujours comme « maître d’école ». Il s’occupa de la révision et de la réimpression du Nouveau Testament et de quelques livres de l’Ancien. En 1538, il partit pour l’Italie. Il ne devait pas en revenir. La nouvelle de sa mort, survenue en août de la même année, peut-être à Rome, parvint à Genève en janvier 1539. On n’a sur sa fin aucun détail. « Le voile qui enveloppe cette vie cachée en Dieu, dit M. Comba, nous dérobe même sa tombe ». Il circula des bruits d’empoisonnement, mais on n’a aucune preuve. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, s’il mourut empoisonné, l’ennemi, ce jour-là, sut viser à la tête. La nouvelle de sa mort frappa Calvin et ses amis comme un coup de foudre. Dans la préface d’une révision de la Bible d’Olivétan, Calvin appelle ce dernier un « fidèle serviteur de l’Église chrétienne, de bonne et heureuse mémoire ».

Rappelant le mot de Bucer, cité plus haut, nous dirons, comme conclusion : Celui qui a donné aux Églises de la Réforme leur première traduction de la Bible, est bien « notre Olivétan à tous ».

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