L’Église primitive jusqu’à la mort de Constantin

17. Développement de l’ascétisme.

« Défendant de se marier. » — « Prescrivant de s’abstenir d’aliments. » — Les ermites. — Paul. — Antoine. — Les moines et les nonnes.

Pendant la période où nous sommes, l’état de célibat et l’ascétisme sont de plus en plus en honneur. Il semble, et nous ne le disons pas sans tristesse, que lorsque les martyres cessèrent, le désir de se distinguer et de gagner le ciel par les œuvres et non par la foi, leur ait substitué le vœu de célibat. Presque tous les docteurs de l’Église s’accordent pour l’exalter.

Les Homélies Clémentine font exception. « Que les prêtres, y est-il dit, prêchent le mariage, non seulement aux jeunes gens, mais à ceux aussi qui sont plus avancés en âge… Que tous, pour sauvegarder la chasteté, se hâtent de se marier. » Hom., III, chap 68. Mais cet ouvrage, si l’opinion généralement admise sur sa date est correcte, appartient à peine à notre période. C’est une série d’ouvrages, comprenant les Recognitions de Clément, et qu’on prétend avoir été écrits par Clément de Rome. Ils contiennent des discours de l’apôtre Pierre, et le détail des circonstances qui amenèrent l’auteur à devenir le compagnon de voyage de cet apôtre. On y trouve, en outre, d’autres détails sur sa vie. En somme, c’est une espèce de roman, moitié religieux, moitié philosophique, dessiné d’après la vie réelle. Son auteur et les doctrines qu’il contient ont donné lieu a de nombreuses et vives discussions, et l’opinion générale est que ce recueil a été composé vers la fin du iie siècle, ou vers le commencement du iiie Dict. Christ. Biog., art. Clementine Litterature, I, 567. Introduction aux Recognitions dans l’A.-N. C. L. — Neander, I, p. 44, 488, 489.

Tandis que la persécution sévissait encore, Origène prédisait une gloire exceptionnelle, dans le monde à venir, à ceux qui auraient choisi la vie de célibat. Cyprien, de son côté, élève jusqu’aux nues le mérite de la virginité, tout en se voyant forcé de déplorer certaines des conséquences désastreuses qu’il lui voyait produire. Voici, par exemple, comment il pervertit le sens de la parabole du semeur dans son traité de la Conduite des Vierges. « Le grain, qui en rapporte cent, désigne les martyrs ; celui qui en rapporte soixante, c’est vous. » Et dans le cas où une vierge serait martyre, il pense qu’il faut ajouter les cent aux soixante, car la couronne céleste en est rendue doublement glorieuse. Jérôme, qui écrit lorsque les martyres ont cessé, conserve cette même interprétation. « Le grain qui en rapporte trente, dit-il, désigne l’état de mariage ; celui qui en rapporte soixante, le veuvage sérieux ; celui qui en rapporte cent, est la couronne de la virginité. »

Méthodius, évêque et martyr du commencement du ive siècle, a laissé un long traité ou dialogue, composé à l’imitation du Banquet de Platon et intitulé : Le Banquet des dix vierges. Les interlocuteurs y rivalisent à qui fera le plus pompeux éloge de l’état de virginité.

Mais si ce genre de vie paraissait si désirable aux chrétiens en général, à plus forte raison le trouvait-on tel, sinon absolument nécessaire, pour le clergé. Sans doute, jusqu’alors, on n’avait pas considéré le mariage comme un empêchement dirimant à l’accomplissement des fonctions ecclésiastiques ; mais, dès longtemps déjà, il était inouï qu’un prêtre, surtout du haut clergé, se mariât après son ordination. Les Canons et les Constitutions Apostoliques décident que seuls les membres des ordres inférieurs, sous-diacres, lecteurs, chantres, portiers, pourront se marier après leur nomination.

[Canon 27. Constitutions, liv. VI, chap. 17. Le concile d’Ancyre (314) décide que si les diacres, au moment de leur ordination, déclarent qu’ils veulent se marier, ils ne doivent pas, pour cela, être privés de l’ordination. Au contraire, ils doivent l’être s’ils se marient après leur ordination, et sans en avoir parlé d’avance. Canon 10. — La même année, le concile de Néo-Césarée décidait qu’un prêtre qui se marierait après son ordination, serait dégradé. Canon 1.]

Le concile d’Elvire se montre sévère pour les prêtres mariés, et celui de Nicée aurait décrété l’obligation du célibat dans l’Église entière, sans les protestations de Paphnutius, le confesseur mutilé et borgne de la Haute-Thébaïde, lui-même célibataire. Se levant au milieu de l’assemblée, il rappela aux évêques, ses collègues, que le mariage est un état « honorable entre tous », les conjura instamment de ne pas imposer un joug si lourd aux ministres de la religion, et de ne pas faire un tort sérieux à l’Église par d’intolérables entraves.

L’opposition de Paphnutius enraya le mouvement pour un instant, mais elle ne l’arrêta pas. Dépassons un peu les limites de temps que nous avons assignées à ce volume, et voyons comment la nouvelle doctrine grandit et atteignit, enfin, son plein développement. Siricius, évêque de Rome en 385, défend absolument le mariage des prêtres et des diacres. Innocent Ier, en 405, ajoute comme sanction la peine de la dégradation.

[Le philosophe Synesius était devenu évêque de Ptolémaïs en Cyrénaïque en 410. Lors de son ordination, on lui avait demandé de quitter sa femme. Voici sa réponse indignée : « Dieu, la loi et la sainte main de Théophile (évêque d’Antioche) m’ont donné ma femme. C’est pourquoi je déclare et j’affirme, que je ne veux en aucune mesure être séparé d’elle, ni vivre en secret avec elle comme un adultère ; la séparation serait impie ; une vie cachée, illicite. Ce que je ferai, c’est de demander à Oieu de nous accorder beaucoup et de pieux enfants ! » Œuvres de Synésius, Lettre à son frère, CV, dans ses Œuvres, éd. de Paris, 1612.]

Au neuvième concile de Tolède, en 659, les enfants nés de pareils mariages sont déclarés illégitimes, condamnés à devenir esclaves et à rester la propriété de l’Église, contre laquelle leurs pères ont péché. Soixante-deux ans plus tard, un nouveau concile de l’intolérante Espagne devait édicter des lois pour combattre les terribles conséquences du décret du concile de Tolède. D’une part, il formulait des canons au sujet des vices contre nature croissants du clergé et les condamnait de ce chef à la déposition et à l’exil ; de l’autre, il prenait des mesures contre les suicides de plus en plus fréquents chez ceux sur lesquels pesait la discipline de l’Église. Toujours, depuis lors, le mariage a été interdit entièrement au clergé de l’Église latine.

[La règle était d’une observation difficile. Les infractions étaient tolérées, et elles devinrent très nombreuses au ixe siècle, surtout en Allemagne et en Lombardie. Les papes essayèrent l’un après l’autre de faire exécuter cette loi. Mais il fallut la main de fer de Grégoire VII pour amener tout le monde a s’incliner devant elle (1074). On vit même de nombreux ecclésiastiques résigner leurs bénéfices plutôt que d’abandonner leurs femmes. Waddington, History of the Church, chap. xvi, § 2. « Durant toute la période qui s’étend de Siricius à la Réforme, dit Milman, la loi fut défiée, enfreinte, éludée. Jamais elle n’obtint rien qui ressemblât à une obéissance générale ; seulement elle fut violée tantôt plus ouvertement, tantôt moins. » Latin Christianity, I, 18.]

Dans l’Église grecque, les usages sont restés différents et moins rigoureux. Jusqu’à nos jours, on a enjoint au bas clergé de se marier, et on l’a interdit au haut clergé. Les évêques sont choisis parmi des moines ou des ecclésiastiques veufs. Les secondes noces sont considérées comme illicites.

Parmi toutes les infractions, déplorables pour l’Église, aux règles évangéliques, aucune n’a eu de plus déplorables résultats que le célibat forcé des prêtres. Le mal était déjà grand de revenir à la loi et de rétablir un ordre ecclésiastique, alors que Jésus-Christ l’avait aboli pour toujours. Mais que dire de cette interdiction du mariage, alors que sous l’Ancienne Alliance il avait toujours été permis aux fils d’Aaron ? N’est-il pas presque incroyable que, lorsqu’on pouvait encore entendre l’écho de la voix des apôtres, lorsque leurs écrits étaient dans toutes les mains, des docteurs et des conciles de l’Église aient eu la hardiesse d’accomplir, dans leur conduite et dans leurs ordonnances, cette prédiction si énergique du Saint-Esprit 1 Timothée 4.1-3 : « Mais l’Esprit dit expressément que, dans les derniers temps, quelques-uns se détourneront de la foi, s’attachant à des esprits séducteurs, et à des doctrines de démons ; par l’hypocrisie de docteurs de mensonges, ayant leur propre conscience cautérisée ; défendant de se marier, commandant de s’abstenir d’aliments que Dieu a créés, afin que les fidèles et ceux qui ont connu la vérité en usent avec actions de grâces » ? Certes, ce fut un coup de maître de l’Ennemi, de s’établir ainsi fortement au sein même de l’Église, en s’appuyant sur les aspirations mal comprises de l’homme à la sainteté !

La sauvegarde que Dieu avait ménagée pour l’humanité tout entière, on l’enleva à toute une classe d’hommes ; ils devaient diriger le troupeau, et on leur ôtait la possibilité de comprendre les devoirs, les intérêts et les sympathies domestiques, qui les en auraient rendus le plus capables. Les conséquences de cette grave erreur ont été nombreuses et terribles, et la moindre n’a pas été de voir la vie ecclésiastique descendre trop souvent au-dessous de celle de tous, alors qu’on pensait l’élever à un niveau supérieur de pureté et de piété. Hélas ! du temps de Constantin déjà, ce mal était profondément implanté dans l’Église !

Jeûnes. — Le Saint-Esprit, qui avait révélé à Paul que quelques-uns s’écarteraient assez de la foi pour empêcher les hommes de se marier, lui avait aussi fait connaître qu’ils leur prescriraient « de s’abstenir d’aliments que Dieu a créés pour qu’ils soient pris avec actions de grâce ». Le jeûne, en effet, de facultatif qu’il était au début, alors qu’on le considérait comme pouvant contribuer à faciliter la dévotion, était devenu obligatoire et réglementé. Le mercredi et le vendredi furent choisis comme jours de jeûne. Le premier, parce que Jésus avait été trahi ce jour-là, le second, parce que c’était celui de la crucifixion. Plus tard on y ajouta certaines époques fixes d’humiliation. Le jeûne consistait en l’abstinence de tout aliment jusqu’à trois heures de l’après-midia. Après cette heure, au moins dans les premiers temps, on pouvait, à toute époque, prendre les aliments qu’on voulait. L’historien Socrate constate même, dans la première partie du ve siècle, une grande diversité d’usages à cet égard. Dans certaines contrées, les chrétiens ne mangeaient aucune espèce de chair animale ; ailleurs, ils pouvaient se permettre le poisson ; ailleurs, la volaille et le poisson. Les uns ne mangeaient ni œufs, ni fruits ; d’autres se contentaient de pain sec ; d’autres se privaient de cela aussi ; d’autres, enfin, prenaient part à toute espèce d’aliments. Les Constitutions Apostoliques ordonnaient de se contenter de pain, de légumes, de sel et d’eau, pendant la semaine de Pâques. Le vin et la viande étaient expressément interdits ; et les Canons Apostoliques décrètent que, si un évêque, un prêtre, un diacre, un lecteur ou un chantre n’observent pas le jeûne des quarante jours, ou ceux des quatrièmes jours de la semaine et du jour de la préparation, ils seront privés de leurs offices, sauf le cas de faiblesse physique. Si c’est un laïque, il sera suspendu de la participation à la communion.

a – Denys d’Alexandrie écrit : « Quelques-uns ne prennent aucune espèce de nourriture durant les six jours (de la semaine de Pâques) ; d’autres jeûnent deux, trois ou quatre jours ; d’autres ne jeûnent pas même durant un jour entier. » Ép. à Basilide. Canon 1.

Ermites. — La persécution de Décius (249-251) vint donner une impulsion considérable à la tendance à renoncer au monde et à vivre dans la solitude, que nous avons vue se manifester de bonne heure dans l’Église. L’orage s’était abattu principalement sur l’Egypte, et comme cette contrée abondait, plus qu’aucune dans l’empire, en retraites sûres pour les fugitifs, ses déserts et ses montagnes conservèrent définitivement ceux qui y avaient trouvé un asile. Plus tard, lorsque la persécution eut entièrement cessé, beaucoup de chrétiens éprouvèrent le besoin d’avoir une sorte de preuve extérieure qu’ils n’appartenaient plus au monde. Le nom de chrétiens, pensaient-ils, n’en était plus une, puisque le monde lui-même se donnait ce nom. On nommait ces sortes de personnes ermites (qui vit dans les déserts, ἐρημίτης) ou anachorètes (qui s’est retiré du monde, ἀναχωρητής).

Un des fugitifs de la persécution de Décius, nommé Paul, est resté connu comme le premier ermite chrétien. Son histoire a été fortement embellie par la légende. Ce qu’on sait de positif se résume en ceci : vers l’an 251 et à l’âge de vingt-deux ans, il s’enfuit au désert de la Thébaïde, s’établit dans une caverne, où il vivait encore au siècle vivant. A vrai dire, son nom n’aurait pas été sauvé de l’oubli sans celui d’Antoine, le père du monachisme.

Antoine était né à Coma, près d’Héracléopolis, dans l’Heptanomide (Moyenne-Egypte) vers l’an 251. Il parlait la langue copte et n’avait jamais appris le grec. Dès son jeune âge, il se manifesta chez lui un sentiment religieux profond et un désir ardent de connaître Dieu. Son assiduité à l’église était remarquable, et les leçons de l’Écriture qu’il y entendait lire s’étaient si bien gravées dans sa mémoire, qu’il pouvait se passer plus tard d’une Bible écrite. Un jour, en allant à l’église, le contraste entre l’homme préoccupé des choses terrestres et l’image de la première communauté apostolique — telle qu’on la concevait généralement — où toutes choses étaient communes, s’imposa à son esprit. Au milieu de ces préoccupations, il entend lire la parabole du jeune homme riche. Son imagination ardente y voit un appel direct venu du ciel et, donnant à la parabole un sens que Clément d’Alexandrie avait condamné comme erroné, il se persuade qu’il doit renoncer à tous ses biens. Aussitôt il offre toutes ses propriétés aux habitants de son village, à la condition qu’ils en payeront l’impôt, vend ses meubles et en distribue le prix aux pauvres, n’en réservant qu’une petite partie pour l’entretien de sa sœur. Une autre fois, entendant lire l’ordre du Seigneur : « Ne soyez point en souci du lendemain », il donne à ces paroles un sens trop littéral et trop matériel, distribue tout ce qui lui reste en fait de biens, place sa sœur dans un parthénonb et, s’établissant non loin de la maison paternelle, il se voue à une vie de rigide ascétisme. On lui parle d’un vieillard vénérable, qui mène une existence solitaire ; il va le trouver et en fait son modèle. Toutes les fois que la renommée d’un anachorète arrive jusqu’à lui, il se hâte de le visiter, demeure quelque temps auprès de lui, et rentre ensuite dans son village. Pour vivre, il a le produit du travail de ses mains et, ce qu’il peut épargner, il le donne aux pauvres.

b – Maison d’éducation pour les jeunes filles pieuses.

[« Le Seigneur ne demande pas au jeune homme riche, comme quelques-uns l’ont cru, de rejeter tous ses biens. Il lui demande de bannir de son cœur l’amour des richesses et en même temps les soucis et les anxiétés qui étoufferaient la semence de la vie spirituelle… Est-ce donc un enseignement nouveau du Fils de Dieu ? S’agit-il d’un acte extérieur, que d’autres que des disciples de Christ ont pu faire ? Non, il s’agit de quelque chose de plus élevé, de plus parfait, de plus divin ; il s’agit d’arracher les passions mêmes de l’âme ; il s’agit d’en chasser tout ce qui doit lui rester étranger. Un homme pourrait se dépouiller de tous ses biens terrestres, et n’en conserver pas moins son amour pour eux, son désir de les posséder. Il s’exposerait ainsi à un double malheur, celui de regretter ce qu’il aurait donné et de gémir sur sa pauvreté… Comment, d’ailleurs, les hommes pourraient-ils accomplir des actes de charité sans en avoir les moyens ? Si tel était, en effet, l’enseignement du Sauveur, il serait en contradiction avec plusieurs de ses plus beaux préceptes… Les biens de ce monde doivent être considérés comme les instruments, les moyens nécessaires pour les bonnes œuvres ; ainsi doivent-ils être employés par ceux qui savent vraiment en faire un usage convenable. » Clément d’Alex., Quel est le riche qui peut être sauvé, chap. 11 à 14.]

L’erreur d’Antoine fut de ne pas comprendre l’amour de Dieu. Dieu ne demande pas l’anéantissement des sentiments humains. Son amour les comprend, au contraire, les épure, les sanctifie, les ennoblit. Partant de ce point de vue erroné, il fit tous ses efforts pour étouffer l’affection naturelle qui l’entraînait vers les siens. Il voulait oublier tout ce qui le rattachait à la terre. Mais la nature réclamait ses droits. En dépit de ses efforts, des pensées l’envahissaient et troublaient ses méditations. Bien plus, moins il donnait une issue légitime aux énergies et aux instincts inférieurs de notre nature humaine, plus leur voix devenait impérieuse. D’où les conflits nombreux qu’il avait à soutenir dans la solitude contre ses sens, conflits qu’une vie active lui eût épargnés. Constamment replié sur lui-même, le désœuvrement de ses méditations augmentait le nombre et la puissance des tentations auxquelles il avait à résister. Au lieu de chercher un refuge à ce mal dans de plus nobles occupations, et de remonter à la source éternelle de la force et de la sainteté, il passait son temps à repousser les impures suggestions, qui montaient sans cesse de l’abîme de son cœur corrompu. Bientôt, croyant triompher plus facilement des mauvais esprits par un ascétisme plus rigoureux, il quitta son village et adopta comme demeure une grotte qui servait de tombeau. Là, le dérangement de ses nerfs l’amena à se persuader qu’il était la proie des esprits des ténèbres. Enfin, il tomba dans un état de défaillance tel, qu’on le rapporta sans connaissance dans son village. On sait combien les luttes d’Antoine contre les démons, démons plus grotesques, souvent, que terribles, ont défrayé le pinceau des peintres.

Plus tard, ayant repris des forces, il se retira sur une montagne éloignée et y passa vingt ans au milieu des ruines d’un château abandonné, où il put enfin recueillir les fruits bénis de la sagesse et de l’expérience chrétiennes. Sa réputation de sainteté se répandit au loin ; de toutes parts de nombreux malades — surtout ceux qui attribuaient leur mal à l’influence des mauvais esprits, — accouraient vers lui, pour obtenir la guérison par ses prières. D’autres venaient pour obtenir des consolations ou des conseils, aussi bien sur des questions temporelles que sur leurs intérêts spirituels. Lorsque des différends étaient soumis à son arbitrage, il conseillait toujours de tout sacrifier à la charité, et il s’efforçait d’amener ceux qui venaient le voir, à sentir combien était grand l’amour de Dieu, qui n’avait pas épargné son Fils unique, mais l’avait livré pour le salut des hommes.

Pour échapper à l’admiration de la multitude et à la foule qui troublait ses méditations, Antoine se retira dans une solitude encore plus grande. Quelques Arabes, frappés de son apparence vénérable, lui apportèrent du pain. Sa retraite ne tarda pas à être découverte, et les ermites qu’il avait quittés l’y rejoignirent. Ils lui fournissaient les moyens de subsister. Cela encore parut excessif à Antoine. Il résolut non seulement de se suffire à lui-même, mais encore d’acquérir les moyens d’exercer l’hospitalité. Il se procura donc les instruments nécessaires à la culture du sol, choisit un terrain bien arrosé et y fit pousser des céréales et des légumes. En outre, il fabriqua des paniers, qu’il échangeait contre de la nourriture.

Antoine aurait pu se faire une grande réputation de thaumaturge. Il préféra toujours détourner, au profit de Dieu et de Christ, l’attention de ceux qui s’adressaient à lui. Un officier vint un jour lui demander de guérir sa fille. « Je suis un homme comme toi, répondit-il. Si tu crois au Christ que je sers, va et prie Dieu avec foi et ton désir sera réalisé. » En général, cependant, il exhortait ceux qui souffraient à la patience, et beaucoup des malheureux, qui le quittaient sans avoir trouvé le soulagement espéré, emportaient quelque chose de bien plus précieux que la guérison d’une maladie physique, c’est-à-dire, la soumission à la volonté de Dieu. A mesure que son expérience augmentait, Antoine comprenait davantage combien il s’était mépris sur les moyens à employer pour surmonter les tentations. « Ne laissons pas, dit-il, nos imaginations nous importuner avec les spectres des mauvais esprits ; ne laissons pas nos âmes s’affliger comme si nous étions perdus. Soyons joyeux, au contraire, et consolés en tout temps. Souvenons-nous que nous avons été rachetés et que le Seigneur, qui a vaincu les mauvais esprits et les a réduits à rien, est avec nous. »

Il fallait des occasions bien extraordinaires pour qu’Antoine quittât le désert et se montrât dans le monde. Il le fit, par exemple, en 311, lors de la persécution de Maximin. Cette crise le décida à venir à Alexandrie, pour visiter les frères, raffermir les faibles et donner plus de courage encore aux confesseurs. Telle était la puissance de ses paroles et de son exemple, que le gouverneur de la ville ordonna à tous les moines de la quitter. Beaucoup se cachèrent ; Antoine, pour sa part, ne s’inquiéta pas de cet ordre et continua à paraître en public. Personne n’osa mettre la main sur lui. Quarante ans plus tard, en 352, alors qu’il avait cent ansc, il parut encore à Alexandrie. Il s’agissait de résister à l’arianisme que protégeait le pouvoir civil. Son apparition produisit une sensation immense. Les païens eux-mêmes et leurs prêtres venaient dans les églises, pour voir celui que tous appelaient « l’homme de Dieu ». Païens ou chrétiens, les malades se pressaient autour de lui pour obtenir, en touchant ses vêtements, la guérison qu’ils espéraient.

c – Le Dict. Christ. Biog., art. Saint Antonius, donne à cette seconde visite la date de 335 environ.

Plusieurs des propos tenus par cet homme remarquable, et que nous a transmis la tradition, montrent chez lui une évidente grandeur d’âme. A ses yeux (et certes beaucoup d’autres ecclésiastiques, d’ailleurs distingués, étaient fort loin d’en être là) la faveur des princes était sans valeur. Constantin et ses fils lui ayant un jour écrit comme à leur père spirituel, et lui demandant une réponse, il dit aux moines qui l’entouraient : « Ne soyez pas émerveillés de voir l’empereur nous écrire ; il n’est qu’un homme. Émerveillez-vous bien plutôt que Dieu ait donné sa loi aux hommes, et qu’il leur ait parlé par son Fils. » Tout d’abord, il ne voulait même pas entendre lire la lettre. Mais, sur l’observation des moines, que cette lettre émanait de princes chrétiens, et qu’il risquerait de les offenser, il finit par consentir à l’entendre et à y répondre. Dans sa réponse, il commence par féliciter l’empereur et ses fils d’être chrétiens, et il les engage à ne pas attacher une importance trop grande à leur gloire et à leur puissance terrestres ; qu’ils pensent plutôt au jugement futur, et se souviennent qu’il n’y a qu’un roi vrai et éternel, Christ. Il termine en les exhortant à se montrer philanthropes, justes et charitables.

Parvenu à l’âge de cent cinq ans, et sentant venir la mort, il réunit ses disciples et leur dit : « Je vais suivre maintenant le sentier de mes pères, car le Seigneur m’appelle. » La grande préoccupation de ses derniers moments était la crainte que les Égyptiens ne rendissent à ses restes un culte idolâtre. Et comme c’était encore la coutume d’embaumer les morts et d’en conserver les momies dans des maisons amies, surtout s’il s’agissait de personnages entourés d’un grand respect, il ordonna aux moines de tenir secret le lieu où ils l’enterreraient, afin qu’on ne vint pas y chercher son corps pour l’embaumer, et lui rendre un honneur que n’avaient eu ni les patriarches, ni Christ lui-même. Il mourut en 356. De ses deux peaux de moutons, il en légua une à l’évêque d’Alexandrie, l’autre à celui de Thmuis ; il exprima le désir qu’un manteau, qu’Athanase lui avait donné, fût rendu au donateur, et que son cilice fût partagé entre deux disciples depuis longtemps en relations particulièrement intimes avec lui.

Antoine était, paraît-il, toujours joyeux et bienveillant. Sa personne, bien que d’une taille peu élevée, imposait à tous. Son austérité était extraordinaire. Il ne mangeait ordinairement que du pain et buvait de l’eau. En général, il ne prenait de nourriture qu’après le coucher du soleil. Parfois il jeûnait quatre jours de suite. Il dormait fort peu. Son cilice dura, dit-on, autant que sa vie, et ses seules ablutions semblent avoir été involontaires, comme, par exemple, lorsqu’il était forcé de traverser une rivière à la nage.

Antoine trouva beaucoup d’imitateurs zélés parmi ses contemporains. Comme lui, ils désiraient atteindre la perfection chrétienne et, comme lui, ils prenaient une fausse route pour y arriver. Bâtissant leurs cellules autour de la sienne, ils en firent leur guide et leur chef, et peu de temps suffit pour implanter le monachisme dans l’Egypte entière. Les déserts des confins de la Libye furent bientôt parsemés de cellules et de congrégations de moines. Il en fut de même en Palestine et en Syrie, où le climat était aussi favorable que celui de l’Egypte à l’épanouissement d’un pareil genre de vie, et où, d’ailleurs, dès longtemps déjà, des précédents avaient existé parmi les Juifs.

[Par exemple, les Esséniens. Plusieurs auteurs pensent que la vie ascétique et la réclusion que s’imposaient ces anciens sectaires juifs ont grandement contribué à I’éclosion du monachisme. — Beaucoup de montagnes de la Palestine sont criblées de grottes creusées par les anciens anachorètes. Nous citerons particulièrement le mont Quarantana, près de Jéricho, et la caverne en forme de labyrinthe de la Montagne Franche, qui porte encore le nom du vénérable ermite Chariton, mort en 410 et qui, dit la tradition, a été le premier à l’occuper (Magharet Khareitun). Baedeker. Syria, 255, 256.]

Le génie plus pratique et moins contemplatif de l’église d’Occident se montra d’abord réfractaire au monachisme. Mais la puissante influence d’Athanase prépara son adoption dans le Nord de l’Afrique et en Europe, et l’adhésion enthousiaste d’Ambroise, de Jérôme et d’Augustin fit le reste.

[Dict. Christ. Antiq., II, 1241. Augustin raconte l’anecdote suivante : Lorsque l’empereur Théodose (318-395) était à Trêves, deux fonctionnaires, se promenant dans les jardins qui entouraient les murs de la ville, entrèrent par hasard dans la modeste demeure de quelques-uns de ces pauvres en esprit, serviteurs du Seigneur. Ils y trouvèrent un petit livre contenant la vie d’Antoine. L’un d’eux commença à le lire, et son admiration ne faisait qu’augmenter au fur et à mesure qu’il lisait. En même temps se développait en lui le vif désir d’abandonner ses fonctions, pour suivre l’exemple d’Antoine. Regardant son ami, il s’écria : « Dis-moi, je te prie, à quoi pouvons-nous bien espérer d’arriver avec tout notre travail ? Quel est notre but ? A quoi servons-nous ? Pouvons-nous aspirer à mieux que de devenir, à la cour, les favoris de l’empereur ? Le chemin de ces faveurs n’est-il pas semé de dangers ? Si nous les surmontons, n’est-ce pas pour en rencontrer un plus considérable encore ? Et pourtant, si nous le voulions, nous pourrions devenir de suite les amis de Dieu ! » Puis il recommença à lire le livre et son cœur était agité comme le flot de la mer. Enfin, sa résolution prise, il dit à-son ami : Je renonce maintenant à toutes mes espérances terrestres ; je suis décidé à servir Dieu. Si tu n’es pas disposé à m’imiter, au moins ne cherche pas à m’arrêter. » Son ami lui déclare alors qu’il ne l’abandonnera pas, et qu’il se joindra à lui dans l’accomplissement d’un si glorieux devoir, dans l’espérance d’une aussi glorieuse récompense. Ce qui fut dit, fut fait. Les deux amis s’installèrent dans l’humble habitation où ils se trouvaient, et, à la nouvelle de leur décision, leurs deux fiancées se vouèrent, pour Dieu, à une virginité perpétuelle. Augustin, Confessions, Iiv. VIII, chap. 6.]

Monachisme. — Antoine avait fondé la vie monastique ; Pachôme la régularisa. Pachôme était né en Egypte de parents païens, vers 292. Dès que le service militaire auquel il avait dû se soumettre fut terminé, il vécut pendant douze ans avec un vieil anachorète. C’est là qu’il comprit, sous l’influence de l’amour chrétien, qu’il ne devait pas se préoccuper seulement de sa propre perfection, mais travailler aussi au salut des autres hommes. Aussitôt, conformément aux idées courantes de son temps, et croyant obéir à un appel du ciel, il fonda une congrégation de moines dans une île du Nil appelée Tabennae, non loin de Thèbes. Cette congrégation ne tarda pas à devenir nombreuse. En 348, c’est-à-dire encore du vivant de Pachôme, elle comprenait déjà huit monastères distincts, avec trois mille moines, dont quatorze cents dans la seule maison mère. Au commencement du ve siècle, ces trois mille étaient devenus cinquante mille.

Dans son ensemble, cette association portait le nom de couvent (cœnobium, du grec κοινόβιον, vie en commun, nom donné plus tard à chaque cloître), et elle était sous la direction de Pachôme et de ses successeurs. Le chef ou supérieur se nommait abbé, du nom de père en hébreu ou en syriaque (en grec, ἀρχιμανδρίτης, c’est-à-dire chef du troupeau ou du bercail). Les moines étaient divisés en vingt-quatre classes, suivant le degré de leurs progrès spirituels, et chaque classe était désignée par une des lettres de l’alphabet. Ils étaient astreints au travail, et faisaient, avec les joncs du Nil, des paniers, des nattes et des cordes ; ils s’occupaient aussi d’agriculture et de construction de bateaux. A la fin du ive siècle, chaque cloître possédait son bateau destiné à descendre le Nil et à porter sur les marchés d’Alexandrie ce que les moines avaient fabriqué. Le produit de la vente était employé à l’entretien de tous ; s’il restait ensuite des fonds disponibles, on les distribuait aux pauvres. Les moines avaient si complètement établi la communauté des biens, que c’était un grave manquement à la discipline que de dire : mon manteau, mon livre, ma plume. Jérôme nous raconte l’histoire d’un moine de Nitrie « plutôt économe qu’avare », qui laissa à sa mort cent solidi, gagnés par lui en tissant du lind. Que faire de cette somme d’argent ? Les frères tinrent conseil. Les uns voulaient la distribuer aux pauvres ; d’autres, la donner à l’église ; d’autres, aux parents du défunt. Mais les pères du couvent citèrent le texte : « que ton argent périsse avec toi ! » et ordonnèrent que l’argent serait enseveli avec celui qui l’avait économisé. Non qu’ils voulussent montrer à son égard une trop grande sévérité, mais afin qu’aucun autre moine ne se laissât aller à thésauriser ainsi.

d – Le couvent dont il est ici question était sur la montagne de Natron, au milieu d’une région déserte, à l’ouest de l’ancienne Memphis et du Caire. Il avait été fondé par Macarius l’ancien, à peu près à l’époque où Pachôme fondait celui de Tabennae.

Les moines priaient plusieurs fois par jour, jeûnaient les quatrième et sixième jours de la semaine, et communiaient tous les samedis et tous les dimanches. Ils mangeaient ensemble, chantaient des hymnes avant de commencer leurs repas, les prenaient en silence et abaissaient leurs capuchons pour ne point se voir. La partie la plus importante de leur costume était une peau de chèvre, à l’imitation du prophète Élie ; ils portaient une tunique à manches courtes, munie d’un capuchon, une ceinture et une sorte de manteau qui couvrait le dos, les épaules et les bras. Ils dormaient tout habillése et sur des sièges disposés, dit-on, de telle sorte, qu’ils étaient presque debout. Deux fois par an, à Pâques et au mois d’août, ils se réunissaient tous à la maison mère. En août, ils célébraient la fête de leur réconciliation avec Dieu et de leur réconciliation entre eux.

e – Pachôme, à l’inverse de quelques-uns de ses successeurs, exigeait que ses moines lavassent leur linge avec un très grand soin.

Pachôme avait une sœur. Entendant parler avec éloge de l’œuvre de son frère, elle désira le voir. Pachôme ne voulut pas la recevoir. Il lui envoya le portier, chargé de la prier de se contenter de savoir qu’il se portait bien, et de lui dire que, si elle le désirait, il lui bâtirait un couvent. Elle accepta. Les moines de Tabennae bâtirent en effet une maison, où se forma très vite une importante communauté de femmes, dont la sœur de Pachôme fut l’abbesse. Pachôme fit pour elles un règlement sur le modèle de celui de ses moines. Elles étaient sous son autorité, mais il ne les visitait jamais. Cet exemple fut rapidement suivi, et les recluses prirent le nom de nonnes, terme de respect filial, signifiant une femme âgée, une mère ou une nourricef.

f – Les vieux moines étaient appelés nonni par les plus jeunes. Le mot est peut-être égyptien. Dict. Christ. Antiq., art. Nun.

L’enthousiasme pour la vie d’anachorète avait pris si rapidement de telles proportions, que, parmi le grand nombre de ceux qui s’étaient retirés au désert, plusieurs n’avaient ni les dispositions ni l’énergie intérieure nécessaires à ce genre de vie. Il en résulta promptement et inévitablement, chez quelques-uns, des troubles mentaux ou un fanatisme sauvage. Les uns, tourmentés par leurs pensées, se tuaient eux-mêmes, soit en se plongeant des couteaux dans le corps, soit en se jetant dans des précipices. D’autres, après avoir poussé l’abstinence et les macérations jusqu’à leur extrême limite, pensaient avoir atteint la perfection, et pouvoir se dispenser, désormais, de l’usage des moyens de grâce, que les chrétiens plus faibles trouvaient nécessaires. Ils cessaient de s’assembler avec les frères, et s’abandonnaient aux visions et aux révélations particulières dont ils se supposaient honorés. Trop souvent, alors, ils tombaient dans une espèce de folie, ou en venaient à se figurer que tout ce qu’ils avaient pris pour une inspiration n’était qu’illusion trompeuse. Souvent, aussi, les désirs sensuels, qu’ils avaient réussi à supprimer pendant quelque temps et que, dans l’aveuglement de leur orgueil spirituel, ils croyaient avoir définitivement domptés, reprenaient le dessus avec une violence extrême. Ils se replongeaient alors dans toutes leurs occupations terrestres antérieures, et allaient même jusqu’à se permettre tous les plaisirs charnels.

Deux exemples suffiront à le montrer. Héron, moine du désert de Nitrie, avait poussé si loin la mortification de ses sens, qu’il pouvait faire plus de dix lieues (40 km) sous les rayons brûlants du soleil, sans manger ni boire, et en répétant constamment des passages de la Bible. Il pouvait encore vivre trois mois de suite en ne mangeant que le pain seul de l’eucharistie et des herbes sauvagesg. Il en conçut de lui-même une opinion si exagérée, qu’il ne voulait se reconnaître aucun supérieur sur la terre, et qu’il trouvait au-dessous de sa dignité de participer à la communion. Peu à peu, cependant, une fièvre de mouvement s’empara de lui et il ne put rester plus longtemps dans sa cellule. Il quitta brusquement le désert, vint à Alexandrie, et se plongea dans un genre de vie absolument opposé. Il fréquentait le théâtre, le cirque et tous les lieux de plaisir, et ne se privait d’aucun excès. Ce changement provoqua chez lui une grave maladie, qui le fit venir à résipiscence, et lui inspira le désir ardent de recommencer à vivre comme il avait vécu avant sa chute. Il finit par mourir dans la paix.

g – Sozomène (H. E., l. VI, ch. 33) parle de moines de Syrie qui, à l’heure des repas, « prenaient chacun leur faucille et coupaient sur la montagne l’herbe qui servait à leur repas ».

Ptolémée s’était établi seul dans un endroit connu sous le nom de l’Échelle, au delà du désert. Personne n’avait encore eu le courage d’y résider, parce qu’il fallait faire quatorze milles pour trouver de l’eau. Il y passa quinze ans, recueillant dans des vases de terre, pendant les mois de décembre et de janvier, l’abondante rosée qui couvre les rochers à cette époque. A la fin, pourtant, ce genre de vie excéda ses forces, et l’essai qu’il avait tenté, de devenir étranger à tout ce qui était humain, fut la cause même de sa chute. A force de ne plus vouloir être homme, il en vint à douter de la réalité de sa propre existence ; il ne crut plus ni à lui-même, ni à Dieu, ni à rien ; la création tout entière lui fit l’effet d’une fantasmagorie. Il en conclut que l’ensemble de ce qui existe, né de soi-même et sans créateur, se mouvait dans l’apparence. Désespéré, il parcourut, devenu presque muet, une ville après l’autre, fréquenta les spectacles publics et finit par s’abandonner à toute espèce de débauches.

Ce qu’on nous raconte de Pior et de Mutius montre encore à quel point certains moines avaient réussi à étouffer en eux toute affection humaine. Le premier, disciple d’Antoine, fit vœu, en quittant la maison paternelle, de ne plus jamais voir aucun de ses parents. Il était au désert depuis cinquante ans, lorsque sa sœur apprit qu’il vivait encore. Trop infirme pour aller le trouver, elle obtint par ses instantes supplications, que le supérieur de son frère lui ordonnât de venir la voir. Arrivé devant la porte de sa demeure, Pior lui fit dire qu’il était là. Mais, dès que la porte fut ouverte, il ferma les yeux et les tint obstinément fermés durant toute l’entrevue. Puis, après avoir permis à sa sœur de le voir dans ces conditions, il refusa d’entrer dans la maison et partit en toute hâte pour le désert.

Mutius alla encore plus loin dans le même genre. Il désira entrer dans un monastère avec son fils, âgé de huit ans. On les obligea, pour commencer et comme épreuve, à rester longtemps en dehors de la porte. Leur constance à le supporter décida les moines à les admettre, bien que les enfants fussent habituellement exclus. Mais ce n’était là qu’un commencement. L’enfant fut séparé de son père et dut subir toute espèce de mauvais traitements. Il fut couvert de haillons, laissé dans un état de saleté indigne, et battu souvent sans motif. Mutius ne fit aucune observation. Enfin, l’abbé lui ordonna de jeter son fils dans la rivière. Il le fit. Ajoutons qu’on sauva l’enfanth.

h – Neander, III, 337-340. Robertson, I, 316-319, 332, 333. Dict. Christ. Antiq., art. Saint Antonius. Cf. Kingsley, The Hermits.

Insister plus longtemps sur ce sujet nous entraînerait bien au delà de la période historique, dans laquelle nous voulons nous tenir. Concluons donc en racontant un trait d’une nature moins sombre. L’ermite Pambos était fort ignorant. Il ne savait pas lire. Voulant cependant apprendre un psaume afin de pouvoir le répéter, il chercha quelqu’un qui lui vint en aide. On choisit le psaume trente-neuvième. Mais à peine Pambos eut-il entendu les premiers mots du verset premier : « Je disais : je veillerai sur mes voies de peur de pécher par ma langue… » qu’il se déclara satisfait et partit, sans vouloir même entendre le reste. « J’en ai appris bien assez, disait-il, si seulement je puis m’y conformer. » Six mois après, son précepteur le rencontre et lui reproche de ne pas être revenu continuer son étude. Pambos réplique qu’il n’a pu encore apprendre à pratiquer ce premier précepte, et qu’il attend. Bien des années après, on lui demande s’il y est arrivé et il répond : « A peine, en dix-neuf ans, ai-je appris à faire ce que ces lignes enseignent. » Ce même ermite, invité par Athanase à venir habiter à Alexandrie, y vit une fille de mauvaise vie danser en public, ainsi qu’on peut le voir encore fréquemment. Il se mit à verser des larmes, et comme on lui en demandait la raison : « Deux choses, dit-il, me font pleurer. La première, c’est la perdition de cette femme : la seconde, c’est que je ne fais pas tant d’efforts pour plaire à Dieu, que cette femme pour plaire à des méchantsi. »

i – Socrate, liv. IV, chap. 23.

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