Sermons inédits

— Noël —
Montre-nous le Père

Philippe dit à Jésus : Montre-nous le Père, et cela me suffit !

(Jean 14.8)

Il peut vous paraître étrange que pour célébrer la naissance de notre Sauveur j’emprunte mon texte aux suprêmes entretiens qui précédèrent sa mort. Et cependant, les paroles du Maître, dont nous allons nous entretenir, sont l’explication la plus profonde et la plus authentique du berceau de Bethléhem. Jésus vient de prononcer : cette affirmation décisive : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père, et maintenant, vous le connaissez et vous l’avez vu ! » Philippe de s’écrier, avec cette impétuosité de sentiments et de langage qui l’a fait appeler un second saint Pierre : « Montre-nous le Père, et cela nous suffit. » Ce qui veut dire, sans doute, dans sa conception israélite : Accorde-nous une vue sensible de Dieu comme en furent honorés les patriarches, les prophètes et notre grand législateur Moïse. — Jésus va répondre. — Cieux, terre, soyez attentifs ! S’il n’est qu’un envoyé de Dieu, un révélateur, un ange, un archange, l’être le plus rapproché de Dieu, si grand qu’on puisse le concevoir, sa véracité parfaite l’obligera à nous le dire. Et lui, évitant toute équivoque prévenant toute confusion : Philippe, celui qui m’a vu a vu mon Père. Réponse éclatante de vérité qui ne fait que confirmer ses enseignements de trois années, bien que ses disciples n’aient pas su les comprendre ; réponse d’une importance capitale, d’une autorité souveraine sur les confins de ce Calvaire où il sait qu’il va mourir. Devant une telle déclaration de Jésus, le doute n’est plus possible. Jésus s’est donc trompé — à moins qu’il n’ait voulu nous tromper ! — Non, écartons ces suppositions blasphématoires et, prosternés devant son berceau, disons-lui avec l’Eglise universelle : Mon Seigneur et mon Dieu !

Au reste, le cri de Philippe si naïf, si spontané : Montre-nous le Père, est bien celui de l’humanité tout entière. Le mystère d’un Dieu qui s’incarne sous une forme visible correspond aux besoins de la conscience universelle. Nous voulons voir Dieu ; c’est là un instinct primordial qui reste attaché aux entrailles mêmes de l’humanité. « Incarnation et religion sont une même chose, » a dit le grand penseur Vinet. Vous étonnerez-vous maintenant si je vous conduis, en ce jour de Noël, à la crèche de Bethléhem pour vous y faire contempler le glorieux et consolant « mystère de piété, Dieu manifesté en chair » ?

I

Ce n’est point sous les ombrages de l’Eden, ce n’est point aux jours de sa première et pure existence que l’homme cherchait Dieu avec effort, en laissant échapper ce soupir : Montre-nous le Père. — Le Père, il le contemplait dans l’azur du ciel et dans la magnifique parure de la terre ; il l’entendait dans les harmonies de la création et dans le secret de son cœur. La nature entière, comme un cristal docile, laissait passer les rayons de sa gloire, et la conscience de l’homme, autre miroir, autre cristal, réfléchissait la douce image du Père. L’homme avait une vue intérieure et immédiate de Dieu ; il possédait Dieu, dans une communion ininterrompue avec lui.

Mais tournez un feuillet de ce livre antique qui nous raconte les origines de la race humaine. Tout est changé. Par un abus de sa liberté, l’homme tombe dans la désobéissance et dans la révolte. Dès lors, la face du Père se voile et s’éloigne. La nature semble lui dénoncer une puissance hostile qui le poursuit et qui aura raison de lui par la mort. Sa conscience, bien mieux que la nature, lui montre un Dieu offensé dont il faut satisfaire la justice et apaiser le courroux. Entre lui et Dieu s’étend désormais non seulement la distance du fini à l’infini, mais la distance, tout autrement redoutable, de la sainteté, à la corruption.

Cependant, l’humanité ne peut se résigner à cette perte immense de son Dieu. Il y a en elle un besoin inéluctable de le retrouver et de renouer avec lui le lien brisé. Dans le désordre de ses pensées, elle cherche ce qu’elle fuit, elle fuit ce qu’elle cherche. La forme grossière de ce besoin, c’est l’idolâtrie sous ses divers aspects. Idolâtrie stupide qui prosterne la créature devant un ignoble fétiche ; idolâtrie contemplative qui attire ses regards vers les astres au scintillement mystérieux ; idolâtrie farouche et sensuelle qui la jette aux pieds de l’impure Astarté et du cruel Moloch ; idolâtrie mystique qui correspond au génie des vieilles civilisations de l’Orient ; idolâtrie gracieuse et poétique qui divinise chez les Grecs la valeur, la beauté, le génie, et peuple l’Olympe de tous les charmes mais aussi de tous les vices des peuples, civilisés ; idolâtrie qui descendra chez les Romains de la décadence jusqu’à l’adoration d’un César cachant sous la pourpre des passions monstrueuses.

Ai-je besoin de vous dire que dans cette voie l’humanité n’a pas trouvé Dieu ? Pour le voir, pour le saisir, elle l’a abaissé, dégradé. D’après les expressions mêmes de saint Paul, « elle a fait le Dieu incorruptible à l’image de l’homme corruptible » ou même à celle « des oiseaux, des bêtes et des reptiles ». — Ignoble défiguration de la divinité ! Et cependant, comment ne pas reconnaître dans ces égarements de la conscience païenne le besoin d’un Dieu qui puisse s’approcher de sa créature, c’est-à-dire le cri de Philippe : Montre-nous le Père. Et ce besoin profond, universel, trouve un corollaire dans cet autre besoin, celui de rendre la divinité propice, car l’homme a le sentiment poignant d’un divorce entre Dieu et lui. Partout, il se montre implacable, envers lui-même, et, ne pouvant apaiser les tourments de sa conscience, il frappe des victimes. Essais désespérés de réconciliation avec les dieux, rites barbares qui épouvantez nos imaginations, victimes sans nombre, victimes humaines dont le sang rougit les autels, dévoilez-nous ici votre sens tragique et profond. Vous attestez sans doute les lamentables aberrations de l’âme humaine, mais vous attestez avec non moins de force ce besoin d’un Dieu qui vienne s’unir à l’humanité, et qui efface ses crimes sans l’anéantir.

Ces pressentiments des peuples païens, nous les retrouvons, sous d’autres formes, chez ce peuple juif qui s’impose, entre tous, à l’attention de l’histoire et qui a le don de ramener sur lui, même par les haines implacables qu’il soulève, les regards du monde entier. Ce peuple, ne l’oublions pas, a eu le privilège exclusif d’une révélation positive de Dieu. Quand on a dit qu’Israël était monothéiste par un trait naturel à sa race, — monothéiste comme le désert, — on n’a fait qu’une plaisanterie scientifique. Certes, s’il est resté monothéiste, comme un îlot au milieu de l’Océan des peuples Cananéens et à travers de continuelles défaillances, c’est bien malgré lui ! C’est à cause des ordres impérieux de Moïse et des prophètes qui lui rappellent les droits de Jéhovah ; c’est grâce à une théocratie étroite qui l’enchaîne à son Dieu, et à une loi minutieuse qui mêle Dieu à tous les actes de sa vie ; c’est aussi à cause des châtiments terribles qui lui sont infligés, quand il se dérobe à sa mission monothéiste. Eh bien, tandis que la notion d’un Dieu unique était comme incrustée à son existence même, ce Dieu unique, mais invisible, ne lui suffisait pas. Il disait un jour à Aaron, dans une heure d’égarement : « Fais-nous des dieux qui marchent devant nous. » N’était-ce pas comme une sorte de prophétie des vœux plus purs qui devaient s’échapper un jour de la bouche des prophètes d’Israël : « Oh ! si tu voulais fendre les cieux, et que tu descendisses et que les montagnes s’écroulassent devant toi ?… » Si Jéhovah majestueux, éloigné, ne suffit pas au cœur du peuple, qu’en sera-t-il de sa conscience qui sait que le Dieu du Sinaï est « un feu consumant » ? La loi sainte qu’il a reçue avec un appareil imposant, mais à laquelle il est si souvent infidèle, lui fait mesurer toute la profondeur de son péché. En vain l’institution des sacrifices est-elle établie par Jéhovah lui-même pour le sauver du désespoir, en vain l’agneau immolé chaque jour entre les deux vêpres, en vain les deux boucs sacrifiés au grand jour des expiations lui parlent-ils du pardon qui descend sur lui et de la malédiction qui s’éloigne, il sait bien que ce ne sont là que des figures de la réparation véritable et que « le sang des taureaux et des boucs ne saurait effacer le péché ». — En vain aussi les prophètes font-ils briller à ses yeux la période messianique où un Dieu apaisé régnera sur l’heureuse Sion, Israël sait bien que ce Dieu n’est pas encore venu ; et, sous le coup de la loi qui le condamne comme des châtiments de l’Eternel, du sein de ses douleurs comme de ses espérances, il ne cesse de s’écrier : Quand apparaîtra le Libérateur ? Viens bientôt, Toi que l’humanité réclame ; montre-nous enfin le Père ! A la distance des siècles, n’entendez-vous pas un de nos poètes se faire l’écho de cette ardente palpitation de l’âme humaine, en s’écriant avec éloquence :

Soulève les voiles du monde,
Et montre-toi, Dieu juste et bon !

II

Dieu a magnifiquement répondu à cette attente des peuples, à ces pressentiments de l’âme humaine, et ce jour de Noël en est la démonstration éclatante. Dans l’obscure crèche de Bethléhem s’accomplit un mystère d’amour plus grand que celui de la création des mondes. « La Parole était au commencement, la Parole était avec Dieu, et cette Parole était Dieu. La Parole a été faite chair et elle a habité avec nous pleine de grâce et de vérité » (Jean 1). Ainsi s’exprime saint Jean dans ce sublime prologue de son Evangile qu’on a appelé « le regard de l’aigle dans l’infini ». Comment la divinité s’est-elle unie à l’humanité ? Par quel prodige d’abaissement et d’anéantissement volontaire le Dieu des cieux s’est-il manifesté en chair ? Graves questions sur lesquelles s’exercera la théologie de tous les temps, de même que les anges se penchent sur cet abîme d’amour sans pouvoir en sonder la profondeur.

Mais le fait est réel, indéniable. Depuis que le Christ est venu dans le monde, la notion du Père, que dis-je ? la présence du Père a éclaté au sein de l’humanité. Dieu s’est rendu visible à l’âme humaine. Elle a compris la sainteté de Dieu quand elle l’a vue réalisée dans la vie du Christ, pure, transparente comme le cristal. Elle a aussi compris son amour par la divine pitié que Jésus a manifestée de sa part : ce regard ineffablement miséricordieux s’attachant sur toutes les misères du corps et de l’âme, ces mains bénissantes opérant partout des miracles de guérison et de résurrection, ces larmes de sympathie coulant sur toutes les détresses et sur tous les péchés de la race humaine… Mais cet amour de Dieu est apparu d’une manière plus saisissante encore dans le sacrifice auquel il a consenti en donnant au monde son Fils unique, « la splendeur de sa gloire, la vive image de sa personne ». O mystères du plan de la Rédemption, dévoilez-nous vos sublimes grandeurs : le Père décrétant le don de son Fils, et le Fils adhérant pleinement, librement, à sa volonté. Mais ce sont là des hauteurs et des profondeurs inaccessibles à nos pauvres égoïsmes de la terre… Le Fils obéit ; le voilà, obscur petit enfant, couché dans une crèche ; le voilà plus obscur encore, fils d’un charpentier ; le voilà, Galiléen méprisé, pauvre Rabbi ayant pour disciples quelques infimes pêcheurs ; le voilà, soulevant partout l’opposition et la haine, humilié, persécuté, arrêté, conspué, mis en croix… Au-dessus de la terre, quel autre drame moral s’accomplit, incompréhensible, à nos humaines pensées ! Le Père voulant lever l’obstacle entre nous et lui, le péché, laisse aux meurtriers de son Fils une libre carrière… Le Fils, comme représentant de l’humanité coupable et perdue, porte le poids de nos forfaits et se soumet à la plus cruelle des douleurs pour son âme divine, je veux dire, à l’abandon momentané de son Père qu’il exprime en cette plainte mystérieuse, désolée, tragique : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » ? En présence de cet amour et du Père et du Fils, nous nous sentons bouleversés, le vertige nous gagne et nous n’avons plus que des larmes… Mais, du moins, l’âme humaine a tressailli d’une généreuse émotion. Elle a compris le sens tragique du péché et la profondeur de cet amour divin qui efface le péché au prix d’un immense sacrifice. Eperdue de remords, de honte et de repentir, elle s’est jetée dans les bras du Sauveur qui lui apporte le baiser de paix. Quelle allégresse à pouvoir contempler là-haut non un juge, mais un Père ! Plus de condamnation méritée, éternelle ! Plus de séparation entre la terre et le ciel, mais un lien béni dont la force égale la douceur, et qui attache pour toujours au bien et au bonheur le pauvre enfant prodigue ! Demandez à cet enfant revenu dans la maison paternelle s’il y a un obstacle, ou seulement un intervalle, entre lui et son Père ? Non, vous répondra-t-il, ses bras serrent mes bras, son cœur presse mon cœur.

Voilà la solution du problème religieux longtemps attendue par l’humanité. Jésus est comme un astre radieux, apparu à l’horizon de notre planète, qui lui apporte avec la certitude du pardon la paix et la joie. Avec lui, une ère nouvelle a commencé ; une espérance glorieuse, toute pleine d’éternité et de bonheur, s’est levée sur notre ciel attristé, et l’humanité pleine de reconnaissance pour Celui qui lui a montré, ou plutôt, qui lui a rendu le Père, s’est écriée dans un généreux enthousiasme : Cela me suffit !

Quel est cet esclave que Paul, prisonnier à Rome, renvoie à son maître ? C’est Onésime. Paul a eu la joie de l’engendrer à Jésus-Christ, et maintenant il le rend à Philémon, en lui recommandant de le traiter, non comme un esclave, mais comme un frère, Onésime accepte dans un esprit joyeux le service de son ancien maître, en saluant dans l’avenir l’affranchissement de sa race, car il sait bien que, désormais, il n’y a plus que des frères devant Celui qui est le Père de tous. En possession de la glorieuse liberté des enfants de Dieu, il peut s’écrier : Cela me suffit !

Quelle est cette patricienne de Rome qui se dirige en tremblant vers l’assemblée secrète des chrétiens ? Elle a sacrifié au Dieu de l’Evangile ses biens, son avenir, sa famille, sa réputation elle-même, car les disciples du Crucifié sont exposés aux plus infâmes calomnies. Demain, Rome étonnée dira que cette descendante de quelque famille illustre est tombée dans le Colisée sous la dent meurtrière des lions, à côté d’un vil gladiateur… Mais Rome dira, avec plus d’étonnement encore, qu’elle a succombé le visage radieux, car elle voyait à travers les ombres de la mort briller le ciel et la face du Père. Cela lui suffit !

Quel est ce serf obscur qui montre dans sa condition une résignation étrange ? La vie est pour lui sans rayon et sans sourire ; un joug de fer pèse sur sa pauvre existence. Mais il attend, quand Dieu le voudra, le relèvement des petits. Et lorsqu’il apporte sa pierre à cette cathédrale qui s’élève à côté de lui, — incarnation de la foi des peuples, sublime évasion des âmes vers l’infini, — il contemple avec adoration l’homme de la douleur mis en croix. Alors, s’identifiant avec cette souffrance divine, il oublie la bassesse de sa condition comme les regards durs et méprisants de ceux qui l’oppriment pour ne voir, à travers les vitraux mystiques, que le Père et le Fils qui l’appellent à partager leur gloire. Cela lui suffit !

Quels sont ces hommes à la peau de bronze ou d’ébène qui vont entendre dans une modeste chapelle la parole de leur missionnaire ? Ce sont des sauvages cruels et abrutis. Ils ont délaissé leurs idoles pour servir le Dieu vivant, et maintenant, ils ont conquis leur dignité d’hommes comme leur titre d’enfants de Dieu. Ecoutez l’un d’entre eux faire sa profession de foi de néophyte ; combien belle et touchante ! Il porte désormais un nom biblique : Andréas. Et lorsque l’un de nos plus grands missionnaires répand sur son front l’eau du baptême, son regard laisse échapper une telle flamme que le fils du roi présent à cette cérémonie en est comme illuminé et s’écrie avec émotion : Que tu es heureux, Andréas ! Que tu es heureux, éloquent synonyme de : Cela me suffit !

III

Cela me suffit ! Est-ce bien l’affirmation joyeuse que nous trouvons dans les doctrines humaines ? Hélas, toutes, déçues, et décevantes, toutes, désolées et désolantes ! La pensée moderne comme la pensée ancienne remonte éternellement son rocher de Sisyphe et le laisse éternellement retomber. Les philosophes succèdent aux philosophes, mais aucun n’a trouvé une vérité certaine, irréfutable, définitive, sur laquelle tous soient d’accord. Le sphinx n’a pas livré son secret sur les problèmes qui nous tourmentent, et notre monde moderne demeure devant lui pensif, déconcerté, sceptique, en proie à un noir pessimisme… On avait beaucoup compté sur les sciences positives. Mais, que peut la science pour répondre à notre soif du divin ? Qu’a-t-elle à nous dire sur ces faits inexplicables et irréductibles du péché, de la souffrance et de la mort ? On peut en croire un penseur peu suspect de christianisme, Renan, qui a dit que « plus la science éclaire les choses, plus elle obscurcit le mystère de notre destinée ». Et d’ailleurs, que peut-elle pour apaiser nos angoisses d’âme et de conscience et pour guérir les blessures de nos cœurs ? — Enfin, certains hommes, religieux, d’instinct, ont cru pouvoir se réfugier dans le déisme. Certes, nous ne prétendons pas que, parmi eux, il n’y ait eu des philosophes aussi remarquables qu’attachants ; mais leur Dieu n’a pas la liberté de toucher au mécanisme universel et d’exaucer les prières ; il ne parle pas, il ne répond pas, il n’aime pas… Au reste, nul ne l’aime, nul ne l’implore, ni pour l’apaisement de sa conscience ni pour ses détresses d’âme ! « Un inutile Dieu qui ne veut point d’autels, » a dit le poète. « Une statue dans la vie humaine, » a dit un de nos illustres coreligionnaires. Aussi, quand on a voulu fonder la religion du déisme, on a piteusement échoué. Souvenez-vous de Robespierre, ceint de l’écharpe tricolore, décrétant au Champ de Mars, en homme d’état et en pontife, devant une immense foule rassemblée, le culte de l’Etre Suprême… Ces choses-là finissent dans la puérilité et presque dans le ridicule.

Non, décidément, le Dieu morne et mort du déisme, aujourd’hui aussi contesté par la libre pensée que le Dieu des chrétiens, a fait son temps et l’on ne parviendra pas à le ressusciter. — Vous l’avouerai-je, mes frères, au risque de vous scandaliser ou d’avoir l’air de soutenir un paradoxe, j’ai plus, de sympathie pour les religions païennes que pour ce déisme glacé. — Dans l’une de nos premières expositions universelles françaises, on avait réuni une foule d’idoles de toutes les antiquités et de tous les cultes, devant lesquelles se manifestaient la curiosité et l’étonnement des foules, tant elles étaient bizarres et souvent monstrueuses. Eh bien, je me souviens que ces pauvres et tristes simulacres de la divinité parlaient à mon cœur. Je me disais que s’ils avaient dénaturé les rapports de Dieu avec l’homme, ils en avaient pourtant maintenu la réalité et la nécessité. Je me disais que si ces idoles n’avaient pu étancher la soif de Dieu dans l’âme de leurs adorateurs, du moins, elles n’avaient pas commis le forfait de la supprimer. O Christ, si tous ceux-là eussent pu te connaître, comme ils t’auraient aimé et adoré de toute leur ferveur ! Il me semblait voir, en remontant l’infini des siècles, ces multitudes, prosternées au pied des autels, te pressentir, t’appeler, te chercher, toi, le Désiré des nations ; c’est vers toi que ces myriades d’adorateurs, innombrables comme les feuilles des forêts et comme les gouttes d’eau de l’Océan, — prophètes sans le savoir — avaient fait monter, par une clameur immense, leurs gémissements, leurs remords, leurs ignorances et leurs désespoirs ?… Qui oserait affirmer que tu ne les as pas entendus dans le mystère insondable de ton amour ?… Et tout en évoquant ce long passé de générations disparues, je saluais l’avenir avec une joyeuse espérance en voyant là, devant moi, à côté du temple des idoles, la modeste chapelle que nous avions consacrée au Dieu de Jésus-Christ, où nous annoncions, nous, chrétiens de toutes dénominations, plusieurs fois par jour, dans des langues diverses, le glorieux message du salut. Alors, il me semblait voir se lever sur l’humble édifice l’Etoile mystérieuse qui guida les Mages jusqu’à Bethléhem et qui brillait encore ici pour attirer au Christ les hommes de toute couleur et de toute race. Et dans ma foi triomphante, je voyais cette multitude de peuples venus des derniers confins du monde, du Nord et du Midi, de l’Orient et de l’Occident, entrant en phalanges pressées dans le royaume de notre Christ auquel les nations ont été données comme un héritage éternel. O mon Dieu, réalise bientôt cette magnifique vision de l’avenir !…

Ainsi, en dehors de Jésus-Christ, nous avons assisté à la faillite des doctrines humaines impuissantes à nous donner la paix et la certitude. On raconte que César, au faîte de la gloire, laissa échapper ces mots d’une profonde mélancolie : est-ce là tout ? Eh bien, il faudrait les inscrire, ces mots, sur toutes nos ignorances, sur notre entendement obscurci par le péché, sur cette raison orgueilleuse qui veut se mesurer avec Dieu, qui défie Dieu, et même qui le nie outrageusement aujourd’hui, dans son délire d’athéisme… Mais il faudrait aussi les inscrire, ces mots mélancoliques, sur toutes les choses humaines : — sur nos années qui tombent comme les feuilles d’automne, sur notre vie qui se glace comme le sol, au souffle de l’hiver ; sur nos joies qui s’épuisent et nos plaisirs qui finissent dans l’ennui ; sur nos travaux qui ne nous donnent que de faibles résultats avec l’amer sentiment de nos limites ; sur nos rêves qui ne se réalisent pas ou se décolorent par la possession ; sur notre idéal moral qui n’accuse que notre impuissance à faire le bien et la corruption de notre nature ; sur nos affections qui ne répondent qu’imparfaitement à notre besoin d’aimer et d’être aimés, — hélas, lorsqu’elles ne vont pas, à l’heure des purs enchantements, se briser contre la pierre d’un sépulcre… Est-ce là tout ? C’est aussi le mot que l’histoire écrit, de siècle en siècle, sur les peuples qui montent pour redescendre, sur nos civilisations qui s’épuisent et laissent dans les âmes un scepticisme amer, ou finissent en des couchants tragiques ; sur ces aurores de relèvement qui ne tiennent pas leurs promesses, sur ce fond de déception et de souffrance populaire que les meilleures constitutions ne peuvent guérir, parce que, décidément, la terre n’est pas notre patrie définitive et qu’elle est trop étroite, trop misérable, pour suffire aux aspirations de nos cœurs et à l’achèvement de nos destinées.

Mais à cette élégie des choses humaines, à ce chœur à bon droit découragé, vient répondre un autre chœur, celui des vaillants, et des croyants qui possèdent de glorieuses certitudes. En Christ, ils ont trouvé le Dieu vivant, et cela leur suffit ! O la belle doctrine, ou plutôt, la belle réalité ! Un Dieu qui veut être l’hôte familier de notre demeure, qui vient s’y asseoir, qui bénit nos travaux, qui sanctifie, nos joies, qui pleure nos larmes, qui éclaire nos tombes des rayons, de l’immortalité…, un Dieu qui « compte les cheveux de notre tête et dont pas un ne tombe sans sa permission », un Dieu enfin qui destine notre planète à des fins meilleures que celles dont nous sommes les témoins attristés, puisqu’il lui a donné son Fils… Mon Dieu, quel privilège de te connaître, et quel honneur pour l’âme humaine de se donner à Toi !

O vous, les affligés, les isolés, les pauvres, les malades, c’est bien pour vous, que, dans un jour semblable à celui-ci, Jésus est venu « dans une chair mortelle », afin que vous puissiez voir Dieu et le toucher, pour ainsi dire, de vos mains. L’épreuve vous confère un privilège, celui de 1e mieux connaître que ne peuvent le faire les heureux de ce monde. Il est des vertus, la patience, la résignation, la douceur, la confiance, l’humilité, qui ne se développent qu’en souffrant avec Lui ; il est des expériences chrétiennes qu’on ne fait que dans la communion de ses douleurs ; il est des bénédictions qu’on ne peut recevoir que sous une croix, et devant sa croix, — de même qu’on n’aperçoit les paisibles et douces étoiles du ciel que dans l’obscurité de la nuit. Oh ! recevez-le donc en vos cœurs, vous tous qui êtes « affligés et chargés » ! Combien j’en ai connu dans la pauvreté, dans l’abandon, dans la maladie, torturés par les souffrances du corps et de l’âme, qui me disaient avec sérénité : J’ai un Sauveur, cela me suffit ! Et vous, les jeunes gens, c’est bien à vous que je voudrais dire, de toute l’énergie de ma conviction : donnez, dès ce jour, vos cœurs au Dieu de Jésus-Christ. La vie est si riche et si féconde avec lui, elle est si pauvre et si amère sans lui ! Quelle belle couronne d’honneur, de pureté, de vaillance, de beauté morale, il met sur la tête du jeune chrétien ! Pourquoi hésiteriez-vous à vous engager à son service ? Auriez-vous peur des sacrifices qu’il impose ? Mais le monde aussi impose des sacrifices, et ceux-là, combien tyranniques et déshonorants ! Il est vrai, le Dieu de Jésus-Christ a un ennemi, et cet ennemi, il exige qu’on lui déclare une guerre implacable : c’est le péché, c’est la souillure, c’est le mal sous toutes ses formes ! Mais toi, jeunesse, généreuse, ne veux-tu pas le combattre, avec Lui ? Le Dieu de l’Evangile n’est pas le Dieu d’un ascétisme farouche ; il ne condamne ni la gaieté, ni cette exubérance de vie qui fait ton charme. Va, déploie tes ailes ; ne crains pas l’enthousiasme pour tout ce qui est noble et grand ; livre-toi aux belles ambitions qui développent tout l’être moral, intelligence, cœur, volonté ; cultive avec passion l’art, la science, la poésie ; enflamme-toi pour toutes les causes généreuses de liberté, de vérité, de justice ; va vers le peuple ; sers-le, aime-le, montre-lui ce vrai Christ des Evangiles qu’on n’a que trop défiguré devant lui ! J’ai pitié de ces jeunes sceptiques, désenchantés de tout, avant d’avoir vécu, lassés, avant d’avoir travaillé ; mais je ne sais rien de plus beau que cette vaillante jeunesse chrétienne qui porte écrit sur son front, sans étalage de piété : Je sers le Dieu de Jésus-Christ, cela me suffit !

En ce beau jour de Noël, ne voulez-vous pas tous, mes frères, vous décider à servir ce Dieu-là, en rompant avec les idoles méprisables qui s’appellent l’égoïsme, l’orgueil, l’or, l’argent, le plaisir, la mondanité ? — Ne voulez-vous pas lui porter vos cœurs tristement déçus par tous ces cultes frivoles ou pervers ? Ne voulez-vous pas qu’il les régénère et les remplisse de sa présence ? Ne voulez-vous pas qu’il apaise vos consciences et qu’il pardonne vos péchés ? — Ah ! si les montagnes s’écroulaient, si le ciel se fendait encore aujourd’hui pour nous envoyer le Christ de Noël ? Si cette nombreuse assemblée voulait le reconnaître à ses langes méprisés et à sa croix sanglante ? Si nous venions tous à cette table fraternelle pour y recevoir « les symboles sacrés de son corps rompu, de son sang répandu », et la réconciliation qu’ils figurent… Alors, ce serait une ineffable bénédiction pour notre Eglise ! Alors, s’échapperaient de tous nos cœurs l’action de grâces de Pascal : « O Dieu de Jésus-Christ, je t’ai connu ; joie, joie et pleurs de joie », et le cri d’allégresse de Philippe : « Cela me suffit ! »

Amen.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant