François Coillard T.1 Enfance et jeunesse

II
enfance — années d’esclavage
Asnières, Foëcy, La Ferté 1845-1851

La famille Bost. — Son départ d’Asnières. — Une mort. — Premières leçons de latin. — Veillées d’hiver. — La révolution de 1848. — Une étrange bonne. — Il faut des livres ! — La misère. — En service au château de Foëcy. — Seul ! — Mésaventures. — Un appel à la conversion. — Première communion. — Mort d’une sœur. — La Sologne. — En service à La Ferté-Imbault. — Études à des heures indues. — Retour à Asnières. — « Il sera missionnaire ! » — Départ pour Glay.

Dans cet intérieur de la famille Bost je ne dirai pas qu’on respirât l’esprit missionnaire, non : il s’imposait, il pénétrait par tous les pores et prenait possession de votre être. Un des grands dons de M. Bost, ce n’était pas seulement d’exercer une activité personnelle dévorante pour faire le bien, mais encore de l’inspirer aux autres, à ses enfants tout d’abord. Il les associait, dans la mesure de leur âge sans doute, à tout ce qui l’intéressait ; il était l’âme de cette belle famille. Il a raconté lui-même la grande réunion de tous ses enfants (juillet 1845, Mémoires, t. II). Ces onze fils qui, comme il le disait en riant, avaient « chacun une sœur », étaient venus de partout ; c’était quelque chose de phénoménal. Le dimanche, tous, les uns par de petits discours, les autres par leurs chants, prirent part à un service spécial. L’un montait en chaire s’appuyant sur des béquilles : c’était le négociant Ami qui venait d’Écosse. Un autre, dont la figure est restée bien gravée dans mon souvenir, nous parlait de ses enfants, de ses incurables ; il avait touché les cœurs de ces pauvres paysans qui, au sortir du temple, disaient : « Voilà une belle famille ! Et parmi eux tous, celui-là en a du cœur ! Il est comme sa sœur. Ah ! si nous l’avions comme pasteur avec Mademoiselle, c’est alors que l’Église prospérerait ! » Celui-là, vous l’avez deviné, c’était John Bost. Sa figure m’est restée gravée dans la mémoire et dans le cœur, si bien que, sans l’avoir revu, j’ai pu le reconnaître à trente ans de distance. Mais un autre que « celui-là » me fit une impression non moins profonde ; on l’appelait « le Missionnaire » : c’était Samuel Bost. Il nous captiva par ses récits, il nous montra de petites idoles qu’adoraient les païens. Pour moi ce fut un jour mémorable que celui-là. Je disais à ma mère : « Que c’est donc beau d’être un missionnaire ! » Et elle disait : « Oui, mon enfant, c’est bien encore plus beau que d’être pasteur ! »

Depuis lors, l’intérêt missionnaire reprit vie parmi nous. Mlle Bost nous parlait souvent de missions. Dans ces réunions, elle nous lisait et nous racontait ce qu’elle avait lu. Elle me prêtait de petits traités et me disait : « François, lis cela à la mère Bonté ! » Et, dans les longues soirées d’hiver, pendant que ma mère travaillait au coin du feu, cousait, tricotait, tillait le chanvre, je lui racontais tout ce que je savais, et je lui lisais l’histoire de Moïse Mousétsé et une foule d’autres récits. Et ma mère disait : « Il faut que les voisins entendent ça. » Et le lendemain — et souvent — les voisines apportaient leur travail et je lisais les récits missionnaires. Les noms des Casalis, Arbousset, Rolland, Pellissier, Lemue, comme ils nous étaient familiers ! Et de quelle vénération nous les entourions ! Pouvait-il, dans ma jeune imagination, se former de plus bel idéal ? Les mêmes récits étaient lus et relus pour la vingtième fois, et ils avaient toujours la même fraîcheur. Ils occupaient une grande place dans notre vie simple et ont souvent, dans les longues soirées d’hiver, donné des ailes au temps et illuminé notre humble chaumière d’un rayon bienfaisant. Mais un gros nuage s’élevait à l’horizon : on se disait que M. Bost voulait quitter Asnières. Pareil malheur ne paraissait pas possible. Cependant la rumeur prenait de la consistance, et, un beau jour, dans une de ses réunions, Mademoiselle nous communiqua qu’en effet son père avait accepté l’appel d’une autre église, bien loin, dans une grande ville qu’on appelait Melun, et qu’ils allaient tous nous quitter. Elle éclata en sanglots et nous tous avec elle. Dans l’Église, dans le village, même parmi les catholiques, ce fut une désolation générale. M. Bost père, lui, n’était pas et ne pouvait pas être populaire ; il n’était pas compris de ses paroissiens et il ne les comprenait pas. Quant aux catholiques, ils l’eussent volontiers livré aux tendresses de l’inquisition. Mais sa famille ! Mais Mademoiselle ! … C’était une calamité publique. Le conseil presbytéral fit tout ce qu’il put pour amener M. Bost à retirer sa décision. En vain.

Le jour redouté arriva. Des fourgons de la ville s’arrêtèrent devant le presbytère et chargèrent, puis la famille partit, à pied, en voiture, au milieu des lamentations des vieux qui restaient, des jeunes et de tous les autres qui les escortaient. C’était un Bokim (Juges.2.4-5). Jamais on n’avait vu pareil spectacle. C’était pour les catholiques comme les funérailles de Jacob pour les Cananéens. Les déchirements de cœur ne se décrivent pas. On pleurait partout, au travail, dans les chaumières ; le deuil était général.

Il n’y avait pas encore de chemin de fer du Centre. Quand le bruit se répandit que la diligence qui emportait ceux qui étaient tant aimés, devait passer tel jour sur la grande route, tout le monde, spontanément, se rendit à une demi-lieue, à un point où il était impossible de la manquer, et là, nous attendîmes de longues heures dans une morne tristesse. Enfin, la grosse diligence apparut dans le lointain. Elle s’approcha, s’arrêta même quelques instants. Ce fut une nouvelle explosion de sanglots. Le conducteur fouetta ses chevaux, au loin des mouchoirs s’agitèrent encore par la portière, et puis la diligence disparut. Nous reprîmes le chemin du village, sanglotant tous comme des orphelins désolés (20 avril 1846). Plus de réunions, plus de chants ! Plus de ces visages qui avaient toujours un sourire, même pour les petits et les humbles. Le presbytère était fermé. Le dimanche, un des anciens ou notre instituteur lisait un sermon, on chantait les psaumes. Mais les cœurs étaient gros. Et pendant que nous autres nous regrettions le passé, on se demandait, non sans anxiété, quel serait notre avenir et qui nous aurions comme pasteur.

Une personnalité aussi connue et aussi tranchée que celle de M. Bost avait beaucoup contribué à mettre en vue l’église de Bourges. Plusieurs candidats se présentèrent pour occuper ce poste important et vinrent prêcher. Le choix du conseil, ratifié par le consistoire, tomba sur M. Théophile Guiral, qui, bientôt, vint définitivement s’installer parmi nous. C’était un homme jeune encore, plein de talents et d’un zèle de bon aloi. Sa jeune femme aussi était pleine de vie et d’entrain. Ce n’étaient pas des Bost, mais ils avaient de l’affection pour leur nouveau troupeau ; le troupeau le leur rendit bientôt avec intérêt. M. Guiral avait des talents de premier ordre ; aussi, après les incartades de M. Bost, les prédications de M. Guiral furent-elles immensément appréciées. Le premier culte officiel avait lieu au temple de Bourges, à 11 heures, et tous ceux qui avaient des chevaux conduisaient, à tour de rôle, la vieille « patache » du pasteur. A 2 heures, avait lieu le principal service, à Asnières même. Outre cela, une réunion familière avait lieu le matin, à 8 heures. Elle n’était suivie que par les personnes les plus religieuses du troupeau et était des plus intéressantes. Les homélies simples allaient au cœur de ces bonnes gens. Ma mère ne les aurait pas manquées pour beaucoup, bien qu’elles eussent lieu à cette heure matinale. C’est à ces réunions que mon esprit commença à s’ouvrir aux choses de Dieu.

Mais mes premières impressions vraiment sérieuses, et qui remontent à cette époque, se rapportent à un deuil de famille. J’avais une nièce beaucoup plus jeune que moi et pour qui j’avais une très grande affection. Depuis de longues années elle était invalide. Elle aimait le Seigneur. Sa patience, sa douceur, sa sérénité frappaient tout le monde. Je passais de longues heures avec elle, lisant et chantant des cantiques. Elle mouruta. Sa mort fut dépouillée de toute terreur. Un de ses cantiques favoris, qu’elle chantait encore au seuil de l’agonie et que je chantais avec elle, était celui-ci :

a – Ici Coillard anticipe : Charlotte, fille de Catherine Coillard et de Pierre Berthault, née le 3 mars 1841, mourut le 16 avril 1849. (Ed. F.)

Non, ce n’est pas mourir ! …

La dernière nuit que nous la veillâmes, ma pauvre sœur, accablée par la fatigue de nombreuses nuits sans sommeil, et ma mère aussi, s’assoupissaient par moments, se réveillaient en sursaut et remarquaient en pleurant que « la mort endort », comme dit le vieil adage. Je m’étonnais, moi, et je me demandais si c’était bien là mourir. La chère enfant, elle, disait qu’elle allait à Jésus et chantait son cantique. Ses yeux se fermèrent et elle alla à Jésus. M. Guiral saisit cette occasion de faire, à la jeunesse et aux enfants, un pressant appel. J’en fus profondément remué. Je sentais que je ne pourrais pas mourir comme ma nièce Charlotte, j’avais peur de la mort et je tremblais. Mais à qui confier les combats qui se livraient en moi ? Je luttai pendant quelque temps, m’appliquant à bien remplir mes devoirs religieux. Je me donnai le change. Cette religiosité toute extérieure qui, pour un grand nombre, est l’équivalent de la conversion, est meilleur marché et les satisfait. Elle me satisfit aussi.

Élevé religieusement dès ma plus tendre enfance, cette religiosité était devenue chez moi comme une seconde nature. Il doit cependant s’être produit alors, chez moi, un changement extérieur qui frappa ma bonne mère et mes alentours. Ma mère disait : « Ah, mon enfant chéri, si j’étais assez riche, tu deviendrais pasteur ! Et si jamais je te voyais monter en chaire comme le cousin Cadier (de Pau) et prêcher l’Évangile, ce serait le plus beau jour de ma vie ! » Mes deux frères aînés, que je craignais beaucoup, ne partageaient pas ces sentiments-là ; ils trouvaient que ma mère me gâtait, que j’avais eu assez d’écolage et qu’il était temps que je commençasse mon apprentissage de vigneron et « mangeasse de la vache enragée ! » J’ai été témoin de ces scènes où ma mère plaidait la faiblesse de ma constitution : « Jamais, jamais il ne sera capable de faire un vigneron ; ne voyez-vous donc pas comme il est délicat ? Et il ne grandit pas, il est petit pour son âge. » — « Et que voulez-vous donc en faire, demandait mon frère aîné, un monsieur ? » « J’en ferai ce que le bon Dieu voudra, mais, si je le puis, il ne travaillera pas à la terre. Pourquoi ne deviendrait-il pas un colporteur comme le cousin Peaudecerf ? ou pasteur même comme le cousin Cadier, s’il avait quelqu’un qui le protégeât ? » Et, quand elle était seule avec moi, elle pleurait : « O mon petit enfant, disait-elle, je ne suis qu’une pauvre veuve, mais Dieu aura pitié de toi. » Et Dieu entendit les prières de la veuve, il vit ses larmes et il eut pitié de moi.

Notre pasteur, M. Guiral, prenait un grand intérêt à l’école. Il la visitait souvent et y donnait même des leçons. Il remarqua bientôt deux des premiers élèves, le fils du maître d’école (M. Désiré Rivierre) et moi-même, et commença à nous donner chez lui des leçons de latin. Ma pauvre mère ! qu’elle était donc heureuse ! J’avais enfin trouvé un protecteur, et déjà elle entrevoyait la réalisation de ses désirs les plus chers. « Non, mon petit, tu ne cultiveras pas la terre, le bon Dieu te fera pasteur. » Le soir, la veillée se passait toujours entre une lecture que je lui faisais à haute voix et la préparation de mes leçons. Et quand je répétais à haute voix : Rosa, rosa, rosa, rosam…, elle travaillait avec un nouveau courage, se disant toujours : « Le bon Dieu fera de lui un pasteur. » Nous pouvions être à court de bien des choses, des nécessités de la vie même, mais n’importe ! il y avait toujours une chandelle pour le petit.

Le compagnon d’études de Coillard raconte qu’un jour ils eurent, comme devoir, à mettre en prose une fable de La Fontaine, et il se rappelle encore combien il avait été frappé par la manière dont Coillard avait fait ce devoir. « Coillard avait déjà, ajoute-t-il, ce don d’écrire qui a été une force de son ministère. C’était déjà un garçon travailleur et qui ne pensait pas au jeu comme beaucoup de ses camarades. »

Je ne me souviens pas que ma mère m’ait jamais battu. Ce n’était pas nécessaire pour m’infliger une punition salutaire. Un reproche de sa part et sa tristesse à la rentrée de sa journée de travail suffisaient. Je vivais de sa vie et de sa joie. Si ma mère était heureuse, j’étais heureux. N’importe le reste. J’écoutais ses instructions avec vénération. A sa suggestion, j’allais tous les jours chez une vieille dame octogénaire qui ne quittait plus sa chambre, pour lui lire des chapitres de la Bible, le Voyage du Chrétien et d’autres livres de piété. La vieille dame appréciait beaucoup mes visites et sa famille aussi, et les heures que je passais dans sa chambre, seul avec elle, ne m’ont jamais paru longues. Cela s’ébruita, et, ici et là, on appelait le petit cousin pour lire un chapitre ou une prière.

De nuit, faisait-il un orage ? Ma mère allumait la chandelle et me réveillait : « Mon petit, disait-elle, lève-toi et faisons la prière. » Bientôt tous les voisins, catholiques et protestants, accouraient chez la mère Bonté et je lisais un chapitre et une prière. Puis, l’orage passé, chacun se retirait en remerciant la mère Bonté et le petit cousin.

Il n’était pas nécessaire d’un orage pour attirer chez nous les voisins. Dans les longues veillées d’hiver, des femmes apportaient leur travail, l’une filait à la quenouille, l’autre tricotait, une troisième cousait, même des hommes étaient là et le petit cousin faisait la lecture. Au cœur de l’hiver, chacun casse ses noix à tour de rôle dans la journée, et le soir invite ses parents, ses voisins surtout, pour venir passer la veillée. On improvise une grande table, autour de laquelle chacun prend place, on y entasse les noix cassées et chacun de trier, séparant, pour en faire de l’huile, les fruits des coquilles. Ce travail, naturellement peu attrayant, est transformé en une vraie fête qu’égaient, celui-ci par ses contes de revenants à vous faire dresser les cheveux sur la tête, par le récit de ses aventures au service militaire, celui-là par des chansons qu’il exécute d’une voix tremblotante et sentimentale, et que termine généralement le réveillon, un simple repas fait pour de bons estomacs et de bons appétits. Chez ma mère et chez les voisins j’ai souvent chanté des cantiques — car je ne savais d’autre chanson que celle du Juif errant que m’expliquait ma bonne mère et conté des histoires missionnaires que j’avais lues et qu’on écoutait bouche béante : « Eh, le petit cousin, c’est bien vrai ? » — « Je l’ai lu, » répondais-je, et ça suffisait.

Ces veillées étaient des occasions d’or pour faire du bien et je ne m’étonne pas que nos amis les colporteurs y vinssent, et le maître d’école et le pasteur aussi. L’association des idées, la douceur des souvenirs ont entouré pour moi la saison d’hiver d’une auréole de poésie ; je rêvais des régions boréales avec leurs neiges et leurs glaces, et, plus tard, j’enviais les missionnaires du Groënland et les Lapons comme si, peut-être chez eux aussi, il y avait des veillées et des noix à trier.

J’avais maintenant à peu près quatorze ans. La révolution de 1848 avait éclaté, temps de surexcitation fiévreuse, même en province. La République fut proclamée ; partout dans les écoles on enseignait la Marseillaise. A un jour donné, nous prîmes part à une grande cérémonie civique : on plantait l’« arbre de la liberté ! » Une procession monstre des corporations, des métiers, des écoles, des dignitaires de tous rangs chamarrés des insignes de leurs vocations et de cocardes tricolores, drapeaux, bannières, banderoles tricolores et bandes de musique en tête, défila dans les rues de Bourges, sur la grande place Seraucourt, et, au chant frénétique et enthousiaste de la Marseillaise, on planta le symbole de ce qu’on appelait la liberté. Sur un char fantastique et symbolique, orné des couleurs nationales, trônait la République entourée d’autres figures symboliques. L’arbre périt et les malins disaient : « La liberté est morte ! » Ils lisaient aussi, méchamment, sur les édifices publics, ces trois grands mots qu’on y avait peints ou gravés : « Liberté, point ; égalité, point ; fraternité, point ! »

En tous cas, il y eut un temps de complète anarchie. Des bandes de socialistes parcouraient le pays, pillant les châteaux et les moulins et les livrant aux flammes. Tous les soirs, le tocsin sonnait et on apercevait, dans les environs, quelque nouvel incendie qui éclairait la nuit de ses lueurs livides. La panique s’était emparée de tout le monde. Elle fut au comble quand siégea, à Bourges, la Haute-Cour (mars 1849), devant laquelle comparurent les accusés du 15 mai. L’hôtel de ville, l’hôtel Jacques-Cœur, avaient été fortifiés pour l’occasion. Des troupes occupaient tous les environs et remplissaient les villages. Ce qui n’empêchait pas les incendiaires de saccager la contrée et de répandre partout la terreur. Notre village aussi regorgeait de soldats ; ma mère en logeait deux, bien qu’elle fût veuve. La sécurité publique était alors si compromise que les autorités municipales organisèrent des patrouilles de volontaires qui, se relevant de deux en deux heures, battaient les rues, les ruelles et les abords du village et de la ville. Ces prétendus gardes mobiles étaient surtout armés de fourches et de faux. Tout jeune que j’étais, je me mis de service comme tout le monde, et on disait que le petit cousin était « brave ! »

A ces troubles politiques vinrent encore s’ajouter des calamités publiques : la maladie des pommes de terre et une épouvantable famine. Les boulangeries étaient assiégées et il se passait fréquemment deux et même trois jours avant que je pusse obtenir la miche de 5 livres qui devait nous suffire pour la semaine. Acheter un sac de blé, c’était au delà de nos moyens. J’ai jeûné pendant des jours entiers sans jamais me plaindre, mais la digne femme de notre maître d’école s’en apercevait quelquefois, de même que Mme Guiral, et j’ai encore présents à mon souvenir les régals que ces bonnes dames me donnaient alors, une tartine ou un peu de nourriture. J’opine à croire que, là aussi, il avait parfois gêne, car notre pasteur se contentait d’une petite fille pour domestique. Il passait une partie de l’année en ville, à cause des membres de l’Église qui y habitaient, et c’est là que j’allais prendre mes leçons.

M. et Mme Guiral avaient une enfant, leur aînée, que je prenais grand plaisir à amuser. Un jour, Mme Guiral me dit : « François, je vais faire la toilette de la petite et tu iras la promener sur la place Seraucourt ! » Cela me fit peur. Mais ma mère m’avait toujours enseigné l’obéissance, quoi qu’il m’en coutât. Je cachai donc mes terreurs, je pris dans mes bras l’enfant avec sa longue robe blanche et je partis. C’était un bel après-midi. La place Seraucourt, plantée de marronniers séculaires, était le rendez-vous du beau monde, des flâneurs, des enfants et des bonnes. Dès que je parus et que je me fus assis sur un banc à l’écart — je n’osais pas aller dans la foule — on me remarqua ; il se fit, autour de moi, tout un attroupement de dames qui venaient admirer cette belle enfant et son étrange bonne. Et je ne sais combien de fois je dus décliner le nom de ses parents, M. le pasteur et Mme Guiral, et répéter que j’étais le fils de la mère Bonté. Ce dut être un phénomène pour les gens de cette ville archidévote d’entendre parler d’un pasteur protestant et de voir le fils d’une mère idéale. Je profitai d’un moment où le cercle s’était éclairci, je retournai, à grands pas, rendre le précieux fardeau à la mère qui me reçut ravie et riant aux éclats, et je me sauvai chez nous à toutes jambes. Une chose : je fus fier de la confiance dont on m’avait cru digne, et, une fois le premier pas fait, je portais fréquemment la chère petite dans mes bras, à travers les rues, sur la grande promenade. Je n’y manquais pas d’admirateurs et de moqueurs, mais, tout timide que j’étais, je tenais tête à tout le monde.

Le pasteur était satisfait de mes progrès ou tout au moins de l’intérêt que je prenais à mes leçons. Il me présenta un jour à l’illustre avocat de Bourges, M. Berryer, avec qui il était très lié. Ma mère, qui l’avait entendu plaider dans une grande cause criminelle, m’avait dit de si belles choses que je regardais avec étonnement cet orateur célèbre. Il s’intéressa à ce petit paysan timide qui était là devant lui. Il m’adressa quelques paroles d’encouragement.

Une grande difficulté survint qui faillit compromettre mes études. Jusqu’à présent, je me servais, pour étudier, de livres empruntés. Mais notre instituteur alla avec sa famille s’établir à Orléans, de sorte que je restai sans livres. Il me fallait donc, ou bien me procurer des livres, ou bien renoncer aux leçons particulières de M. Guiral. Un soir, je le dis à ma mère. Elle devint pensive et parla peu de toute la soirée.

Pour elle, elle n’admettait pas la discussion ; il me fallait des livres, plutôt que de renoncer à mes leçons. Mais alors cette alternative se doublait d’une autre : des livres ou du pain. « Mon petit enfant, disait-elle, je n’ai absolument que de quoi acheter la miche ; faut-il y renoncer pour acheter des livres ? Dis. » — « Sans doute, répondis-je avec un sang-froid qui, à cinquante ans de distance, me fait encore rougir, achetons d’abord les livres. » Et elle redevint pensive. Elle tillait le chanvre en silence, puis : « Combien faut-il pour ces livres ? » — « Je ne sais pas, mais c’est une grammaire, un épitomé et un César… puis, dis-je à demi-voix, un dictionnaire… » Plusieurs jours se passèrent, les leçons étaient interrompues faute de livres. Ma mère alla voir le pasteur et elle en revint convaincue de la nécessité de cet important achat. Elle rassembla jusqu’au dernier de ses œufs, son beurre, son fromage, etc., et, un samedi, nous partîmes pour la ville : « Mon enfant, me disait-elle, en s’arrêtant tout court, je n’ai que de quoi acheter le pain, faut-il que nous nous en passions pour acheter ces livres ? » — « Ma mère, comme vous voudrez, — je n’ai jamais tutoyé ma mère, — mais, M. Guiral vous l’a lui-même dit, si je dois étudier, livres il me faut. » — « Eh bien, mon enfant, tu les auras, » fit-elle avec un soupir qui m’alla au cœur. Nous entrâmes dans une librairie et, cinq minutes après, j’étais en possession de mes livres. Mais à quel prix ! Je m’en sentais honteux, si honteux qu’à la prochaine foire je vendis un bel agneau que j’avais élevé que j’aimais beaucoup et donnai la somme à ma bonne mère. Je me mis à élever des lapins, et je pus ainsi me procurer, sans drainer les ressources de ma mère, le papier, les plumes, etc., dont j’avais besoin. Il le fallait bien, du reste, car tout allait mal : les vivres étaient chers, le travail rare, nos vignes restaient incultes et la misère menaçait de s’établir à notre foyer. La lutte devint désespérée.

[A cette époque déjà, l’instituteur d’Asnières, M. Frédéric Vienot, qui fut toujours, ainsi que sa famille, plein de bonté pour Coillard, avait voulu faire entrer celui-ci à l’institut de Glay ; mais Coillard était trop jeune, le règlement fixant seize ans comme limite d’âge. (Ed. F.)]

Un jour, M. Guiral, le pasteur, vint visiter ma mère avec une grande dame (Mme Louis André) qui avait avec elle sa fille (Mlle Isabelle) et sa gouvernante (Mlle de Nilincourt). Ça ne m’étonnait pas du tout, car la personnalité du « père Bost » avait donné de la notoriété à notre église d’Asnières. Des messieurs et des dames, des pasteurs de talent et bien connus, comme je l’ai su depuis, venaient souvent faire un petit séjour à Asnières, et personne n’y venait sans visiter la mère Bonté. Je ne sais pas ce qui se passa dans cette visite de la grande dame. Mais ma mère pleurait le soir et me disait : « Mon pauvre petit, je suis vaincue, je ne puis plus lutter, nous mourrons de faim, ou bien il faudra que tu travailles aux vignes comme tes frères. » — « Eh bien, ma mère, je travaillerai, et le bon Dieu nous aidera ! » Et de fait, j’avais déjà commencé depuis longtemps ; j’allais toujours avec un de mes beaux-frères qui m’avait pris sous sa tutelle, et je tenais à montrer que, moi aussi, je pouvais travailler. « O mon Dieu ! s’écriait une voisine en me voyant passer au petit jour, gaiement, le fossoir sur l’épaule, voilà donc le petit cousin qui va devenir vigneron. Et nous disions qu’il serait pasteur ! » Un soir, à la veillée, ma mère me dit : « Cette grande dame, qui est venue me voir l’autre jour, veut te prendre chez elle, et M. Guiral dit qu’elle pourra nous aider, et te pousser, elle te protégera.) Et elle fondit en larmes. « O ma mère, lui dis-je, ne pleurez pas, je suis grand maintenant, je puis gagner ma vie et vous soulager. » M. Guiral m’appela et, dans un langage tout nouveau pour moi, me dit que cette grande dame s’était intéressée à ma mère et à moi, qu’elle voulait me prendre chez elle et me protéger. Ce dernier mot, je ne le comprenais pas ; ma mère s’en était servie, et il ouvrait devant moi des perspectives bien brumeuses. Je ne savais trop qu’attendre. Mais la grande dame voulait me protéger !…

Mes préparatifs furent vite faits. Et puis, un jour (juin ou juillet 1849), tout seul avec ma mère, nous partîmes à pied pour le château de la grande dame, qui était à une distance de cinq lieues. Ce fut le dernier trajet que je fis avec ma bonne vieille mère. Nous marchions lentement, elle sentait que je lui échappais et retardait autant que possible le moment où elle devrait me lâcher. Elle s’arrêtait quelquefois tout court, et me disait dans son langage laconique : « Mon enfant, promets-moi que tu liras ta Bible tous les jours et que tu prieras le bon Dieu. Il y a beaucoup de mal dans le monde, ne suis pas les mauvais exemples. » Et puis, me regardant avec angoisse, elle reprenait : « Et c’en est donc fini avec ces études ! Vas-tu négliger tes livres qui nous ont tant coûté, et oublier ce que tu as appris ? »

C’était le même château où la bonne dame Pillivuyt s’était autrefois occupée de moib. Mais qu’il était donc changé ! Les tourelles avaient disparu et étaient maintenant remplacées par des pavillons, les fossés avaient été comblés, les abords déblayés. On lui avait enlevé le vieux manteau des siècles passés, on l’avait modernisé. Tous les abords en étaient défrichés ; à la place des fourrés d’autrefois, c’était une belle pelouse avec des massifs et des corbeilles de fleurs, et, au lieu du pont-levis, c’était un perron d’un aspect imposant. Je ne tremblais pas peu à l’idée de comparaître devant la grande dame. Elle nous reçut dehors, sur le perron, me toisa des pieds à la tête, causa avec ma mère pendant que j’étais debout devant elle, fit toutes sortes de promesses à ma mère quant aux soins qu’elle prendrait de moi pour mes besoins matériels et mon instruction religieuse, et puis, jetant un dernier regard sur moi, elle termina en disant : « M. Guiral m’a beaucoup parlé de toi. Sois obéissant et actif, et je ferai de toi un bon jardinier ! Un bon jardinier ! C’était donc là la protection de la grande dame et ce pourquoi je quittais ma mère ! … Mon cœur se serra. Pendant cette entrevue, qui semblait prononcer la sentence de mon avenir, la demoiselle du château, l’unique fille de la famille, Mlle Isabelle, et son excellente gouvernante, Mlle de Nilincourt, semblaient bien pénétrer les mystères psychologiques de cette scène et m’encourageaient du regard et d’un sourire. On nous congédia.

b – M. Louis André avait acheté le château de Foëcy et la ferme de Beauregard en 1843, après la mort de M. Louis Pillivuyt. Mme Louis Pillivuyt s’était fait alors construire à Foëcy le « petit château ».

Ma mère, elle aussi, était sortie de cette entrevue le cœur gros ; elle resta un ou deux jours avec moi, me donnant ses dernières instructions : « Mon enfant, disait-elle, j’ai fait tout ce que j’ai pu. Je suis veuve et les temps sont durs. Ne néglige pas tes livres. C’est une grande dame et, si tu fais bien ton devoir et que tu saches lui plaire, elle dit qu’elle te protégera. Le bon Dieu ne peut pas t’oublier, mon orphelin, Il sait que tu es orphelin, et Il a toujours été bon pour moi et m’a aidée dans toutes mes détresses. » Je donnai à ma bonne mère toutes les assurances que mon amour pour elle pouvait me suggérer. On me permit de l’accompagner un bout de chemin. Ah ! comment jamais oublier ce moment unique dans la vie où se fait la première grande déchirure ? Je n’avais jamais quitté ma mère. Elle était mon monde à moi. Depuis ma plus tendre enfance, j’avais vécu de sa vie, en en partageant toutes les duretés. Je connaissais son dévouement sans bornes, cet amour qui s’était concentré sur moi comme si j’avais été son fils unique. J’avais grandi au milieu de ces terribles luttes pour l’existence, où la confiance en Dieu, une piété simple mais de bon aloi, soutenaient le courage de la veuve et lui faisaient surmonter toutes les difficultés. Pour moi, ma mère était l’idéal d’une héroïne, et je la plaçais haut, bien haut, bien plus haut que la grande dame qui, malgré sa bonté, avait eu l’imprudence de lâcher un mot de mépris qui m’alla au cœur. Non, ma mère était une de ces âmes que Dieu ennoblit pour sa gloire, et dont les titres sont écrits dans les cieux au Livre de vie !

Nous cheminions tout doucement sur la chaussée du grand canal du Berry dont les rangées de peupliers se dressaient comme des soldats et se prolongeaient à perte de vue, se confondant et bornant le triste horizon. Nous étions tout seuls, nous parlions peu ; nous finîmes par nous asseoir, ma mère me donna ses dernières instructions. Elle me dit, entre autres, ces paroles : « Mon enfant, tu es pauvre, c’est un malheur, ce n’est pas un crime. On peut être pauvre et être honorable. Tu portes un nom que ton père a honoré, ne le déshonore pas. Le déshonneur est pire que la misère. Sois honnête, étudie tes livres, lis ta Bible, prie le bon Dieu, et le bon Dieu te gardera et t’aidera. » Elle m’étreignit dans ses bras, me couvrit de baisers et de larmes… et… nous nous séparâmes.

J’avais horreur de cette longue ligne de peupliers, je me jetai dans un petit sentier de traverse, et là, caché derrière des arbrisseaux feuillés, je m’arrêtai et suivis du regard ma bonne mère qui marchait d’un pas lent, se retournant et s’arrêtant de temps en temps, jusqu’à ce qu’enfin la distance l’eût dérobée à ma vue ; alors j’éclatai en sanglots ; je sentais, en effet, que je l’avais quittée et que j’étais maintenant lancé, tout seul, sur le vaste océan de la vie. Le passé, avec tout ce que ses souvenirs avaient de sacré pour moi, prenait un puissant relief. L’avenir m’apparaissait brumeux et maussade et n’avait pas un sourire pour moi. Mais, pour l’amour de ma bonne mère, j’étais déterminé à ne rien faire qui l’affligeât. C’était là mon mobile, je n’en avais pas d’autre. Je ne connaissais pas Dieu. Fort de cette résolution, je séchai mes larmes et je rentrai au château. La grande dame me fit appeler, déroula le programme qu’elle m’avait taillé par intérêt pour moi, et qu’elle couronna de l’assurance suprême de sa protection et de ses faveurs qui feraient de moi un bon jardinier et qui sait quoi ? … Ce « et qui sait quoi » c’était une porte entr’ouverte dans l’inconnu, à travers laquelle j’essayai alors, et souvent depuis, de plonger le regard, mais tout n’était que ténèbres. Mes devoirs étaient bien simples : j’étais sur pied au point du jour et me trouvais aux ordres d’un dignitaire qu’on appelait le maître d’hôtel. Il m’enseignait à balayer les chambres, à cirer les parquets ; sa femme, la cuisinière, se servait également de moi. Excellentes gens que cet homme et cette femme, pour lesquels j’ai conservé, ma vie durant, une grande estime et une bien sincère affection ! Ce n’était du reste que leur rendre ce qu’ils me donnaient ; ils me considéraient, l’un et l’autre, comme leur enfant, et m’entouraient de bonté. Mme G. était une personne pieuse qui me donnait toutes sortes de bons conseils. J’ai eu plus tard, avec eux, quand ils eurent quitté « le service » et se furent établis à Asnières et que moi-même j’eus pris une autre route, des rapports d’un nouveau genre, mais toujours d’estime et d’affection. Au château, j’aurais tout fait pour M. et Mme G. Du reste, les autres domestiques ne firent un accueil non moins aimable. Parmi eux une autre personne, pieuse elle aussi, me témoignait autant de bonté que Mme G.

Mais ce n’était pas là que devait s’écouler ma journée. Je n’y étais qu’un « garçon de peine » et, quand le travail des chambres était fini, je passais sous les ordres du jardinier chez qui je prenais pension. C’était un homme jaloux et astucieux. Quelles directions avait-il reçues de la grande dame ? je n’en sais rien. Mais le pauvre homme voyait déjà en moi un futur rival et l’on peut compter qu’il ne donna pas à mon apprentissage plus de soins qu’il ne fallait. Il ne m’épargnait ni les travaux pénibles ni les travaux ennuyeux. Qu’il plût, qu’il ventât, qu’il neigeât, j’étais toujours à la tâche. Jamais je ne lui ai désobéi ; mais, pour moi, la vie avec cette famille était un rude esclavage où le sentiment et le cœur ne trouvaient pas la plus petite place. Ces gens étaient catholiques et prenaient plaisir à tourner en ridicule tout ce que j’avais appris à considérer comme ce qu’il y a de plus sacré au monde ; la Bible, la prière, nos exercices religieux, rien n’échappait à leurs sarcasmes, soit à table, soit au travail. Et s’il m’arrivait de prendre un livre, j’étais sûr des moqueries de ces gens qui tiraient ainsi avantage de leur position et de ma grande timidité. J’occupais une petite mansarde, isolée, perdue dans un grand corps de bâtiment à double étage, autrefois des ateliers de la fabrique, maintenant vide et silencieux.

C’était une vie bien nouvelle pour moi, et souvent j’adore la bonté de Dieu qui a alors veillé sur moi, avec tant de tendresse. Après une journée bien remplie, où j’avais donné tout ce que je pouvais de force animale, et après un souper souvent assaisonné de moqueries, je montais l’escalier solitaire et obscur, et cherchais mon gîte, là-haut sous le toit, tout au fond d’un immense corridor silencieux ; et là, froissé dans mes sentiments de huguenot, je pensais à ma bonne mère et je pouvais pleurer à cœur las : personne ne me voyait ni ne m’entendait. J’essayais bien de lire ; mais on me plaignait les bouts de chandelle.

Au château, on ne manquait pas de me donner, de temps en temps, un déjeuner, ce qui était contre les règles, mais là tout le monde m’aimait. L’excellente gouvernante s’intéressait aussi à moi, elle me donnait des livres que je lisais de nuit, quand je trouvais un bout de chandelle. Le soir, la cloche, qui annonçait l’approche du dîner, m’appelait de nouveau au château sous les ordres du maître d’hôtel. Propre, dans mes habits de paysan, les pieds nus, car je ne possédais pas encore de souliers, j’étais pour les châtelains une curieuse exhibition qui paraissait les amuser fort. Et quand, dans mon ignorance, je faisais une erreur, comme, certain jour, de passer une sauce aux tomates avec je ne sais quel plat, la salle retentissait d’éclats de rire. Mais que savais-je, moi, de tomates et de plats doux ? On n’avait pas cela chez ma mère. C’était un monde bien nouveau pour moi.

Tout me paraissait étrangement beau. On m’eût dit que c’était ce que serait le ciel, que je l’aurais cru. J’admirais tout. Je m’étonnais qu’on cirât les parquets. Cirer des parquets ! Je n’avais jamais entendu chose pareille. J’avais vu ma mère cirer sa grande armoire et ses meubles qui brillaient toujours d’une manière irréprochable. Mais des parquets … Quel dommage de marcher dessus ! Et comme on glissait ! comme sur de la glace ! Il faut être riche pour s’astreindre à de tels « déconforts » ! Et l’argenterie ! Un jour, la remarque m’échappa : « Quel bel étain ! Celui de ma mère n’était pas si beau ! » — « Petit sot, dit le maître d’hôtel en riant, ce n’est pas de l’étain, c’est de l’argent, ne sais-tu pas ? » — « De l’argent ? » Et du regard je cherchais s’il était sérieux. — « Mais oui, de l’argent. Et si tu voyais, à Paris, il y a même des plats d’argent. » — « Vrai ? » Cela me rendit rêveur. C’étaient de nouveaux horizons qui s’entr’ouvraient devant moi.

Ma gaucherie ! Un jour ne m’arriva-t-il pas de tourner le gros robinet de l’office ? Impossible de le fermer, et l’eau de couler, couler, couler, inonder l’office et descendre les escaliers en cascades ! La peur m’avait paralysé. C’était au point du jour, tout le monde accourut en robe de chambre pour voir ce qui était arrivé. On ne me gronda pas ; j’étais terrifié. J’en fus quitte pour cirer à nouveau les parquets gâtés. Mais ces parquets cirés ! Quel martyre pour mes pauvres pieds de paysan ! Un soir, je portais une grande pile d’assiettes ; arrivé au bord d’un escalier, je glisse. Jugez quelle terrible avalanche et quel tonnerre ! C’était pendant un grand dîner, tout le monde accourut, je sanglotais et pleurais à chaudes larmes. Il y avait de quoi. Je ne fus pas grondé très fort. Comme la fabrique de porcelaine se trouvait tout à côté du château et lui appartenait, le malheur fut vite réparé. Je suppose qu’on tenait compte de ma bonne volonté.

Notre bon pasteur, M. Guiral, visita Foëcy. De grand matin j’étais dans sa chambre, lui ouvrant mon cœur. J’étais malheureux. Les intentions de ma protectrice étaient bonnes, mais la discipline était rude et sévère ; je travaillais comme un esclave et n’avais jamais un moment à moi ; car, même les jours de pluie, il y avait des graines à écosser, des paillassons à fabriquer et que sais-je ? M. Guiral m’avertit que, mon instruction religieuse étant terminée, je ferais à Pentecôte ma première communion et que, pour cette occasion-là, il obtiendrait que mes maîtres me laissassent aller à Asnières. Je bondis de joie à la pensée de revoir ma bonne mère.

[Coillard commet ici une erreur de date : il fit sa première communion dans le temple d’Asnières le 14 octobre 1849 ; le 30 septembre, il avait passé un examen devant le consistoire avec d’autres catéchumènes ; tous avaient répondu d’une manière très satisfaisante. Voir le registre des séances consistoriales de l’église réformée de Bourges et d’Asnières. Communication de M. le pasteur Damagnez. (Ed. F.)]

Vers ce temps-là, une grande dame, Mme André-Walther, arriva de Paris. Elle était la mère de la baronne de N. Elle avait avec elle une autre fille qu’on appelait Mlle Gabrielle et qui, comme Mlle Isabelle, paraissait très bonne et très aimable. Un jour, cette grande dame et Mlle Gabrielle étaient assises sur le perron. Je passai, la dame m’appela, me fit asseoir et commença à me parler de ma mère, et à me faire toutes sortes de questions sur la manière dont j’employais mon temps. Elle me dit qu’elle avait appris que je devais faire ma première communion et elle voulait savoir si j’étais converti. Elle ajouta que sa fille aussi, Mlle Gabrielle, allait faire sa première communion, mais qu’elle était convertie ; cela ne m’étonnait pas, car on disait beaucoup de bien d’elle. C’était la première fois que quelqu’un me parlait avec bonté de ma mère, depuis que j’étais à Foëcy. C’était aussi la première fois que quelqu’un me parlait de mon âme. Cette conversation me fit une impression profonde et qui ne s’est jamais effacée. J’étais attendri, je pleurais. C’était si étrange que quelqu’un s’occupât de moi, de moi qui étais aux ordres de tout le monde !

Converti ! Cette parole tomba dans mon cœur comme un charbon de feu. Converti ! Je connaissais bien le mot, mais pas la chose. Cet appel si maternel ravivait les impressions que j’avais reçues lors de la mort de ma petite nièce Charlotte. Mais je ne sentais pas la nécessité de ce qu’on appelait la conversion. J’étais plein de ma propre justice. J’aimais jusqu’à un certain point les choses de Dieu. C’est vrai que je ne lisais pas assidûment ma Bible, elle n’avait pas d’attrait pour moi, elle m’était ennuyeuse. Mais, d’un autre côté, j’étais un bon protestant, je tenais à bien remplir mes devoirs religieux, je n’aurais pas manqué un culte pour je ne sais quoi ; j’aimais les cantiques, et j’allais, quand je le pouvais, les chanter avec ma nièce Françoisec en souvenir de Mlle Bost. Mon sang huguenot se révoltait contre les insultes et les sarcasmes du jardinier et des ouvriers catholiques, et je ripostais avec sérieux et conviction. J’étais fier non seulement d’être un protestant mais surtout un huguenot, descendant de huguenots, et je sentais que, moi aussi, comme eux, j’aurais pu mourir pour ma foi, la foi même que j’avais. Converti ! c’était le jardinier et sa femme qui avaient besoin de l’être. Mais pour moi, dont la conduite était irréprochable, si bien que je n’étais jamais grondé, quelle nécessité y avait-il d’une conversion ? Pouvais-je devenir meilleur et faire mieux ? Je ne possédais pas, dans ce centre industriel, un seul ami, je ne connaissais pas un seul garçon de mon âge, je ne frayais avec personne ; les jeux et les fêtes mondaines ne m’attiraient pas du tout. Et pourtant cette dame insistait pour que je me convertisse !

c – Au service de la famille Pillivuyt, à Foëcy, au « petit château ». (Ed. F.)

C’est dans ces dispositions que je retournai à mon village. Mes maîtres avaient compté mes jours. Comme je ne gagnais rien, ma bonne mère et mes sœurs mirent ensemble leurs sous pour m’acheter un habillement neuf pour l’occasion. Je comparus avec les autres catéchumènes devant le conseil presbytéral. Je fus reçu avec satisfaction. Hélas ! cela m’ancra plus profondément encore dans la propre justice. Je me disais tout naturellement : Si tout le monde est si satisfait de moi, ceux qui me connaissent, mes maîtres, le pasteur et même le conseil de l’Église, pourquoi le bon Dieu ne le serait-il pas aussi ? Je l’étais bien, moi, satisfait de moi-même, il ne me manquait rien. La première communion était pour moi un brevet de religion. De fait, j’avais bien mérité de Dieu et des hommes.

Malheureusement cette idée ne m’était pas particulière. La première communion est souvent la porte par laquelle un jeune homme, une jeune fille, sort de l’Église pour faire son entrée dans le monde. De là, ces sermons de circonstance, si sérieux, si solennels : les adieux d’un pasteur à ses catéchumènes ! Quant à moi, mes devoirs religieux étant remplis, il ne fut plus question d’aucune instruction religieuse en dehors des cultes qui se célébraient, de loin en loin, quand le pasteur venait d’Asnières.

La vieille Mme Louis Pillivuyt était encore là, elle vivait avec son fils et sa famille, M. et Mme Charles Pillivuyt, de l’autre côté de la cour de la fabrique, dans ce qu’on appelait, par dérision d’abord et par coutume ensuite, le « petit château ». Les rapports entre le grand et le petit château étaient, au su de tout le monde, très tendus. Elle s’intéressait toujours à moi et me traitait avec une bonté toute maternelle. Mais je la voyais peu. Je ne disposais que de peu de temps. J’étais soumis à une discipline sévère, dont je vois maintenant la sagesse, mais que je ne comprenais ni n’appréciais alors. La saison rendait les travaux de jardinage intéressants. J’aimais l’ordre du jardin potager et la poésie de ce qu’on appelait le jardin anglais ; j’aimais ces riches plates-bandes, ces belles corbeilles de fleurs, le parc avec ses allées sombres et silencieuses où j’aurais voulu pouvoir aller rêver, et la petite tour, tout au fond, démantelée, avec son escalier vermoulu, mais du haut de laquelle on dominait les environs, et ce canal monotone et sans vie, avec ses écluses sifflantes et ces interminables rangées de peupliers où folâtrait le vent, là où je m’étais séparé de ma bonne vieille mère ! … Ah ! je sentais bien que le gouffre entre elle et moi irait s’élargissant et que jamais, non, plus jamais, malgré des rêves que je caressais encore au vol, je ne vivrais près d’elle, avec elle, de sa vie, comme par le passé.

Mme Louis André me fit un tout petit salaire qui devait suffire pour payer ma pension et quelques sous de plus, avec la promesse de me donner de l’avancement. Cela ne me souriait nullement. J’avais toujours considéré ma position comme temporaire, je rêvais toujours de mes livres et de la protection qu’on m’avait promise. Je m’étais, à temps perdu, amusé à faire des essais, aux serres chaudes. J’avais même greffé des rosiers et fait des boutures de toutes sortes qui avaient parfaitement réussi. Tout cela, à mon insu, était dûment remarqué. Un jour que je prodiguais mes soins à une corbeille de géraniums de ma création, je fus surpris par l’arrivée de ces dames : « Fort bien, dit Mme André en souriant, tu feras un excellent jardinier ; il vaut mieux t’appliquer à cela que rêver à tes livres. Tu as bien réussi ! » Je ne pouvais rien répondre, mais le rouge me monta au visage, mon cœur se gonfla, les larmes m’humectèrent les paupières, tout mon être se révoltait et disait : « Non ! ce n’est pas pour cela que ma mère s’est imposé tant et de si durs sacrifices ! Je ne serai jamais jardinier ! » Dès lors, je pris le jardinage en dégoût ; je ne le considérai plus que comme un gagne-pain et un gagne-pain détestable.

Mlle Isabelle André, jeune chrétienne, non moins ardente, non moins intelligente, non moins aimante que Marie Bost, s’occupait des enfants et les réunissait dans la salle à manger du château pour leur parler, les faire réciter, etc. … Au jour de l’an 1850, raconte un témoin oculaire, j’assistais à cette réunion, lorsque, vers la fin, je vis un jeune garçon se lever et réciter, d’une voix vibrante et d’une manière admirable, le cantique de Vinet :

Ainsi que d’une lyre
Un accord échappé…

Je fus impressionnée et je demandai : « Qui est ce jeune garçon ? » On me répondit que c’était un petit jardinier auquel la famille s’intéressait. C’était François Coillard.

L’hiver vint. Les châtelains quittèrent Foëcy pour Paris, avec tous les domestiques, et le château fut fermé. Je fus donc livré aux cruelles tendresses du jardinier dont la jalousie allait croissant. Les travaux étaient durs, le temps rude ; j’étais mal vêtu et encore plus mal logé. Le vent sifflait, les frimas pénétraient dans ma mansarde. Certaines influences ne contribuèrent pas à adoucir les orages qui grondaient en moi toujours plus fort. Un jour, je n’y tins plus, et j’écrivis à Mme Louis André, à Paris, sur un ton qui, je suppose, n’était pas convenable, puisque la réponse me donnait mon congé immédiat et me lançait dans le monde, le vaste monde. Le jardinier jubilait, il ne me donna pas un jour de grâce. Je fis mon petit paquet et partis. Mais où aller ?

La bonne vieille dame Pillivuyt, émue de pitié, me reçut chez elle, en attendant qu’elle pût me trouver une place. Ma pauvre mère accourut d’Asnières pour se rendre compte de la situation. Elle me gronda. Elle réprouva mon orgueil : « Voilà, dit-elle, cette bonne dame l’aurait protégé, mon petit. » Mais, quand je l’assurai qu’on ne voulait faire de moi rien autre chose qu’un jardinier, elle se consola : « Ce n’est pas pour cela que je t’ai élevé, mon enfant. Le bon Dieu ne t’abandonnera pas. » Et moi aussi, j’avais instinctivement cette assurance. La chose la plus naturelle eût été de retourner à Asnières, de travailler à la terre et de cultiver nos vignes ; mais ma bonne mère n’en voulait pas entendre parler. J’étais trop jeune, je n’étais pas fort, elle conservait toujours l’espoir qu’une providence protectrice sauverait encore mon avenir et réaliserait les rêves qu’elle entretenait : « Le bon Dieu t’aidera, mon enfant, tu deviendras pasteur et tu seras mon bâton de vieillesse ! » Pour le moment, la perspective n’était rien moins que brillante.

A cette époque, un nouvel appel à cette conversion qu’il ne comprenait pas et dont il ne ressentait pas le besoin, se fit entendre à Coillard : le 30 avril 1850, il perdit une sœur, Françoise, née en 1826 et mariée à Louis Dautry. Quelques années après il écrivait :

« Jamais mort ne me fit plus d’impression que celle d’une sœur que j’aimais tendrement et âgée seulement de quelques années de plus que moi. Jusqu’à ce jour, son souvenir me remplit d’émotion. Le Seigneur se servit de sa dernière et longue maladie pour l’amener à sa connaissance, et il me semble encore la voir sur son lit de mort, me remettre sa Bible et me conjurer les larmes aux yeux de me donner au Seigneur. »

La bonne vieille dame Pillivuyt me dit enfin, un jour, qu’elle venait de recevoir de Mme Kirby une lettre qui me concernait. La famille Kirby avait eu à son service une de mes sœurs et son mari comme homme d’affaires pour leurs nombreuses fermes ; elle employait encore comme garde-forestier mon frère puîné, qui y était depuis de longues années, qui s’y était marié et y avait famille ; elle consentait à me recevoir comme domestique. Il n’y avait plus de malentendu dans ma nouvelle position, il ne s’agissait plus du tout de patronage et de protection, mais bien de domesticité pure et simple.

Ma bonne mère voulut me conduire elle-même à La Ferté-Imbault, et comme j’avais un peu d’argent dans ma poche, nous prîmes le chemin de fer jusqu’à Salbris et, de là, fîmes le trajet de deux lieues à pied sur la route de Romorantin. C’était la Sologne, et, pour n’être séparée du Berry que de quelques lieues, elle en était bien différente. Autant le Berry réjouit l’œil par sa fertilité, par ses ondulations couvertes de vignes et de champs, par ses petits vallons bien arrosés, tapissés de prés, et par ses bois et ses villages parsemés à profusion, autant la Sologne est triste avec ses sables, ses champs stériles, ses seigles et ses sarrasins. Les villages y sont rares et sont hantés par la misère. Une impression de mélancolie vous saisit dès les premiers pas ; le contraste avec les pays avoisinants est non moins criant en venant d’Orléans, après la Beauce si fertile et si riche. La Sologne était jadis l’une des régions les plus peuplées et les plus riches de la France. C’était un grand centre industriel, et la principale industrie du pays était la soie. Partout on y élevait les vers, on filait les cocons, on tissait la soie. La Réforme avait pénétré la population, qui en avait embrassé les doctrines. A la révocation de l’Édit de Nantes, il y eut, malgré toutes les mesures qu’on prit pour l’empêcher, une émigration en masse en Angleterre par La Rochelle, et le pays devint désert. Les tisserands portèrent leur industrie à Londres et fondèrent la colonie puissante de Spitalfields. La pensée, écrasée par le catholicisme, n’a plus de ressort ; l’homme, en perdant la liberté de sa conscience, perd tout ce qu’il y a en lui de noblesse et d’initiative, et devient la victime et la proie de l’ignorance et de la misère. Voilà ce que le catholicisme a produit en Sologne, en trônant sur les ruines épouvantables qu’il y a faites. L’impression qu’on reçoit, en y mettant le pied, est saisissante et ineffaçable. Ce fut la mienne en 1850, tout jeune que j’étais et tout ignorant alors des causes de cet état de choses.

Deux heures sur la longue route solitaire qui va de Salbris à Romorantin et nous arrivâmes à La Ferté-Imbault. Après avoir longé le long mur d’un parc à l’aspect mystérieux, nous nous trouvâmes aux grilles du château. L’aspect en était des plus imposants. Le château lui-même est une énorme construction rectangulaire, percée de grandes et belles fenêtres et flanquée de quatre tours. Elle est assise sur de vastes terrasses superposées et entourée d’une belle grille et de fossés larges et profonds, alimentés par une rivière qui coule tout auprès et qu’on franchissait, peu d’années auparavant, sur un pont-levis, et aujourd’hui sur un pont fixe. Cette enceinte de terrasses ravissantes, couvertes de fleurs et de massifs verdoyants, c’est la cour d’honneur. Pour y arriver, il faut traverser une autre cour, immense, que bornent à droite et à gauche de longs corps de bâtiments terminés par des pavillons. Au fond et près de la cour d’honneur ombragée de marronniers, deux grilles conduisent l’une au jardin potager et l’autre, à droite, dans un parc de grandes dimensions, auquel une rivière aux gracieux méandres, des massifs et des allées d’arbres séculaires donnent un air de grandeur et de poésie qui frappe, tout à la fois, le cœur et l’imagination. L’intérieur du château lui-même répondait parfaitement à cet entourage grandiose. Au rez-de-chaussée, une porte monumentale vous introduit dans un vestibule d’où, à droite et à gauche, s’élancent les plis contournés de larges escaliers qui se rencontrent de nouveau pour vous déposer au premier étage, et puis se fondent en un pour vous conduire au deuxième. Ces deux étages se ressemblent ; au premier, dans un long corridor éclairé par une fenêtre tout au fond, de grandes portes à droite et à gauche donnent accès à des pièces vastes et très élevées, avec des plafonds de bois de chêne sculpté, ce sont : salles à manger, salons, offices, etc. A l’étage supérieur, la répétition de celui-ci, sont les chambres à coucher. De plain-pied avec le vestibule, sont les caves qui s’étendent sous les terrasses, et la cuisine, une pièce à grandes prétentions avec son immense cheminée antique, son puits profond et son plafond cintré. Des terrasses ou des fenêtres, le regard plonge et va se perdre, de tous côtés, dans l’immense horizon, panorama de champs, de châtaigniers et de fermes, le tout sans vie, et pourtant d’un caractère qui a son genre de fascination.

C’est là que j’arrivai, au printemps de 1850, avec ma mère. Mon frère qui occupait, avec sa famille, un des pavillons de la grande cour, me présenta à mes nouveaux maîtres. Ils connaissaient ma mère de longue date et avaient de l’estime pour elle. Je les connaissais de nom et j’avais peur d’eux. C’était une famille anglaise bien connue dans les environs. Elle se composait d’un vieux monsieur (William Lee), le propriétaire du château et de ses fermes qui parlait en écorchant horriblement ce qu’il savait de français d’un neveu non marié (Edward Howarth), de sa nièce et de son mari (M. et Mme Robert Kirby) et de leurs six ou sept enfants, jeunes encore. Mme Kirby était, je crois, une personne pieuse, avec un singulier mélange de sévérité et de bonté. Son mari, un révérend anglais, était d’une bonne nature et généralement aimé. Le personnel se composait surtout de personnes de mon village, car Madame tenait, autant que faire se peut, à avoir des protestants à son service. Tous les jours, on célébrait le culte de famille, et le dimanche, dans une chapelle, le service divin d’après le rite anglican ; quelques employés catholiques y assistaient. Malheureusement, la chapelle qui se trouvait dans la grande cour fut abandonnée, et le service se tint dans un des salons. Il y avait dans la vie de cette famille une grande simplicité. Mais les trente fermes qui appartenaient au château étaient une charge onéreuse. Riches en biens fonciers, pauvres en argent, les propriétaires avaient de la peine à maintenir la dignité de leur position et à nouer les deux bouts. Ces embarras transpiraient de temps en temps et excitaient parmi nous tous, qui étions de la famille, une sympathie réelle. Je ne fus donc pas surpris, plus tard, quand je revins en Europe, d’apprendre qu’à la mort de Mme Kirby, la propriété avait été vendue ; les enfants grandis étaient dispersés et M. Kirby était pasteur de l’église anglaise de Tours.

Si jamais j’avais compté retrouver mes livres et mes petites études, je m’étais grandement trompé. Je me levais de très grand matin pour ouvrir les grilles et je me couchais très tard. Et, entre ces deux extrêmes, on veillait à ce que je n’eusse pas trop de loisir. Quand on ne savait que me donner à faire, on me faisait désherber le pavé de la terrasse supérieure. Avez-vous vu ces pauvres femmes accroupies dans la cour du château de Versailles, arrachant, avec un couteau, l’herbe qui croît entre les pierres du pavé ? Vous est-il possible de concevoir quelque chose de plus monotone au monde ? Eh bien, c’était mon temps de récréation à moi. Il m’arrivait souvent de m’endormir à la tâche et alors Madame de me gronder vertement.

D’un autre côté, je m’efforçais de faire plaisir à mes maîtres et de leur causer des surprises, car ils avaient de l’affection pour moi. C’est ainsi que, sachant Madame passionnée pour les fleurs, je m’évertuais à faire, de nuit, des décorations originales de pervenches, de violettes, etc., qu’on admirait toujours le matin. Un sourire, un petit compliment, je ne demandais pas d’autre récompense.

Malgré tout cela, mon cœur n’était pas là. Je travaillais parce que je devais travailler. La vie était bien plus simple à La Ferté qu’à Foëcy. Il n’y avait de plus grand que le château et ses parcs. On respirait, dans ce milieu, un air de vie de famille qui adoucissait les rapports et la dureté des positions les plus humbles. Mais j’avais des besoins que personne ne s’inquiétait de satisfaire ; au contraire, on les trouvait déplacés, du moment qu’ils intervenaient dans l’accomplissement de mes devoirs. J’avais une soif dévorante de m’instruire et de me pousser. D’abord mes maîtres me prêtèrent bien des livres. Mais où trouver le temps d’étudier ? Je n’avais qu’une seule alternative, celle de le prendre sur mon sommeil. J’occupais une chambre isolée dans une tourelle, et, pour être sûr d’entendre la grosse horloge du vestibule et n’être pas en retard le matin, je dormais la porte ouverte. Or il arriva plus d’une fois que M. ou Mme Kirby me surprirent étudiant à une heure indue ; d’autres fois, ce qui était plus grave, ils me trouvaient endormi sur mes livres, ce qui m’attira des gronderies bien méritées. On m’enlevait alors ma chandelle, et je me jetais sur mon lit jusqu’au matin. On ne pouvait pourtant pas me priver entièrement de lumière, car, par la nature même de mes devoirs, j’étais le dernier sur pied. On me disait que je risquais de brûler le château, ce que je ne croyais guère possible, attendu que ma chambre, perdue dans une tourelle, avec ses murailles de pierre nue et ses dalles froides comme celles d’un donjon, n’avait pour tout mobilier qu’un lit, une table et une chaise. J’étais jeune et paraissais encore plus jeune que je ne l’étais en réalité et, pour cela et pour d’autres raisons sans doute, j’étais aimé de tout le personnel et des habitués du château.

Comme je ne changeais pas mes habitudes, malgré toutes les réprimandes de mes maîtres, les reproches sévères de mon frère et les remontrances des employés de la maison qui avaient tous pour moi une grande affection, on finit par m’enlever tous mes livres, excepté ma Bible.

Peut-être pensait-on, hélas avec assez de vraisemblance, que je ne passerais pas de longues heures à la lire. Mais je tombai sur un recueil de cantiques qui ne m’appartenait pas, et je me mis non seulement à les lire et à les apprendre par cœur, mais même à les copier. M. et Mme Kirby me menacèrent alors de me renvoyer. Rien n’y fit ; eux-mêmes virent bientôt que décidément mes goûts et ma vocation avaient une direction bien différente de celle de domestique ; au lieu de continuer à me gronder et à me menacer, ces excellentes gens s’en convainquirent et cherchèrent le moyen de me venir en aide. Moi-même, je correspondais avec mon ancien pasteur et avec l’instituteur de mon village. M. Guiral m’exhortait à l’étude et à la patience, mais ne voyait pas d’issue à ma situation actuelle. Pour étudier, il fallait de l’argent ou une bonne protection. Je n’avais ni l’un ni l’autre, j’étais orphelin et j’étais pauvre. Mes maîtres actuels, quoique habitant un château, n’étaient pas riches dans le grand sens du mot ; ils avaient une nombreuse famille et ils étaient étrangers en France.

L’instituteur, M. Vienot, était un excellent homme du pays de Montbéliard, qui avait de l’affection pour moi. Je ne sais pas s’il avait connu la gêne et la misère dans sa jeunesse, toujours est-il qu’il sympathisait fort avec moi. Dans une lettre, il me parlait de l’établissement de Glay, fondé dans son pays pour des jeunes gens de ma condition qui n’avaient pas le moyen de faire des études mais qui se destinaient au service du Seigneur comme instituteurs, comme évangélistes, pasteurs ou missionnaires ; mais il ajoutait qu’il y avait tant de demandes d’admission qu’il y avait peu d’espoir pour moi. Ce fut un trait de lumière. Je parlai à M. et Mme Kirby qui m’approuvèrent fort. J’écrivis, ils écrivirent en même temps que moi pour me recommander au directeur de Glay et bientôt vint la réponse que j’étais admis, conditionnellement, cela va sans dire. Mes rapports avec mes maîtres changèrent du tout au tout. Ils entrevoyaient pour moi une carrière bien autrement belle et utile que celle d’être à leur service. Ils me payèrent mes gages, y ajoutèrent généreusement de quoi m’aider à faire ce long voyage et promirent de me suivre toujours avec intérêt et affection, promesse qu’ils ont fidèlement tenue.

Je quittai le château (juin 1851) avec les regrets et les meilleurs vœux de tous les employés et habitués et je me rendis à Asnières, pour passer quelque temps auprès de ma bonne mère et me préparer à mon voyage. Oh ! cette bonne mère, avec quelle joie elle m’accueillit ! « Mon petit, disait-elle, comme le bon Dieu nous aime ! Moi qui croyais que tous mes efforts avaient été inutiles et que tous mes désirs n’avaient été qu’un rêve ! » Et elle, qui parlait peu, déversait le trop-plein de son cœur en conseils tels que seul l’amour de la plus excellente des mères peut en donner.

Un incident assez remarquable eut lieu pendant les quelques semaines que je passai à Asnières, au milieu des miens. On m’y fêtait selon l’habitude du pays. Le petit cousin était l’homme du jour. On savait que j’allais bien loin, dans un établissement d’éducation, et on se disait : « Vous verrez, le petit cousin deviendra quelque chose. » Moi je n’avais pas d’autre ambition, pour le moment, que de m’instruire, et peut-être avais-je secrètement l’espoir confus de devenir pasteur ; mais je ne m’en rendais pas compte. Ce que je rêvais surtout, c’était une vie sédentaire et facile qui me permit de garder ma mère auprès de moi et de la soigner dans ses vieux jours.

Le dernier dimanche de mon séjour à Asnières (septembre 1851), un service des plus solennels eut lieu. Le pasteur lut un appel de la Société des Missions de Paris qui, ayant survécu à 1848, reprenait une vie nouvelle et faisait un pressant appel à la jeunesse de nos églises. Ce fut pour M. Guiral l’occasion de faire un de ces discours qu’on n’oublie pas. J’en reçus une impression profonde. Je dis en sortant à ma mère : « Pourquoi ne serais-je pas missionnaire, moi aussi ? » — « O mon enfant, s’écria-t-elle, deviens ce que tu voudras, mais pas missionnaire, tu serais perdu pour moi ! » Je la rassurai de mon mieux et je crus l’incident terminé. C’est étrange, lors même que je n’étais pas encore converti, cet appel m’était entré au cœur comme une flèche. Seulement, être missionnaire, c’était, à mes yeux, être un apôtre et je n’avais pas assez de présomption pour m’imaginer que j’étais de l’étoffe dont les apôtres sont faits. Et l’impression diminuait peu à peu. Mais celle qu’avait reçue ma mère était bien autrement sérieuse. Un pressentiment de ce qui l’attendait l’avait saisie : « Il sera missionnaire, pensait-elle, il ira dans les pays lointains et je ne le verrai plus ! » Et elle n’était pas encore prête à ce grand sacrifice dont elle entrevoyait la probabilité.

[Ce ne fut peut-être pas seulement dans le cœur de Coillard que cet appel pénétra comme une flèche. Un autre futur missionnaire, de cinq ans plus jeune, Charles Vienot, fils de l’instituteur d’Asnières, dut aussi l’entendre. Nous ne croyons pas que, comme on l’a dit (J. M. E., 1903, 2e sem., p. 66), Charles Vienot ait donné des leçons de latin à Coillard ; mais nous nous demandons si la vocation missionnaire des deux amis n’aurait pas une commune origine. (Ed. F.)]

Sous l’empire d’une profonde tristesse, de compagnie avec une troupe de membres plus ou moins éloignés de la famille, mes frères, mes sœurs, cousins et cousines de tous degrés, elle m’accompagna à la gare de Bourges, et là, en me pressant sur son sein, en me donnant ses derniers baisers, elle me dit, au milieu de ses larmes et de ses sanglots : « Mon enfant, que le bon Dieu te bénisse ! … Fais tout ce que tu voudras ; mais surtout, je t’en supplie, ne pense pas à devenir missionnaire. Je ne puis pas te quitter, j’en mourrais de chagrin. » Je ne m’étonnai pas peu de l’insistance de ma mère sur ce point. Je la rassurai de mon mieux, puis un douloureux adieu… et la locomotive sifflant et fumant m’emporta vers l’inconnu.

Le voyage me prit plusieurs jours. Il était long et compliqué dans ces temps où les chemins de fer n’avaient encore que quelques grandes lignes et n’étaient que l’ébauche des réseaux qui couvrent maintenant la France. Je fis la plus grande partie du trajet en diligence.

Heureusement que j’étais embarrassé de fort peu de bagages : une malle d’une trentaine de kilos contenait tout mon avoir. Mes petites économies, dont ma bonne mère avait eu les prémices, avaient suffi aux frais de mon trousseau comme à ceux de ce long voyage. J’avais dix-sept ans, mais je paraissais excessivement jeune, et cela me valut bien des marques de bonté tout le long de la route. On s’intéressait à ce jeune berrichon en blouse de cotonnade verte qui s’en allait si loin chercher de l’instruction. Une fois dans la vieille ville de Montbéliard, je laissai ma petite malle au bureau de la diligence et, guidé par les renseignements des passants, je partis à pied pour Glay.

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