Histoire de la restauration du protestantisme en France

XI
La vie d’un Prédicant
(1715-1729)

Belles paroles de Claris. — Le Languedoc. — Courses et tournées ; récits de Corteiz et d’Antoine Court. — Intempéries et souffrances. — L’hospitalité. — Les dangers ; espions et soldats. — Récits d’aventures. — Fermeté des martyrs. — Supplice d’Alexandre Roussel. — Antoine Court est vivement poursuivi. (1729) Sa vie, ses travaux. — Visites pastorales. — Affaires ecclésiastiques. — Correspondance. — Antoine Court se marie. (1722) Il se décide à quitter la France. (1729) Plans et projets. — Départ. — Conclusion.

Cent vingt églises fondées, l’ancienne discipline rétablie, le nombre des protestants du Languedoc porté à deux cent mille, le corps des prédicants augmenté, le séminaire fondé, l’attention des pays étrangers éveillée, tels étaient, après quinze ans, les résultats obtenus. Mais à quel prix ! Lorsque le prédicant Claris fut arrêté, le subdélégué de l’intendant lui demanda en quel lieu il était resté, depuis qu’il avait quitté la maison paternelle ; Claris répondit : « Tantôt dans les villes, tantôt dans les bourgs et les villages. » Ensuite il ajouta : « Pour ma sûreté, j’errais de campagne en campagne, et je couchais dans les forêts, dans les cavernes. » — Tous les ouvriers du grand œuvre auraient eu le droit de faire la même réponse. C’était bien au prix de leur santé, de leur vie, qu’ils avaient restauré le protestantisme en France.

Parcourez le pays, à pied, aux premiers jours d’automne ; évitez les grandes routes, mais demandez au paysan les vieux chemins, les chemins du temps jadis, abandonnés aujourd’hui. C’est là qu’ils ont passé. La trace de leurs pas est encore marquée sur le sol, et la contrée est si pleine de leur souvenir, qu’ils apparaîtront devant vous, comme au temps où, solitaires, ils allaient de paroisse en paroisse glorifier et prêcher la foi de leurs pères. Dans le bas Languedoc, le pays est plat, et les chemins, à travers les vignes rampantes et les oliviers, s’étendent couverts de poussière en longs rubans blancs. C’est une contrée riche et fertile, la contrée « de Chanaam, » comme on l’appelait. Mais lorsqu’on s’avance vers les Cévennes, ou que peu à peu on s’engage dans le haut Languedoc, la nature change d’aspect. Voici la montagne. Peu de vignes, plus d’oliviers. Des seigles, des mûriers rabougris. Les châtaigniers centenaires se tordent aux flancs des monts ; les torrents grondent au fond des vallées ; les villages deviennent rares ; les routes s’ouvrent tristement dans le roc ; au-dessus, s’étend le ciel d’un bleu intense.

C’est bien là qu’ils ont passé. Comme ces pâtres qui, encore aujourd’hui, descendent des hautes Cévennes vers la plaine, aux jours de marché, ainsi ils battaient le pays. C’était ce qu’ils appelaient « aller de foire en foire. » Ils cheminaient à pied, le bâton à la main, vêtus grossièrement. A les voir, on les eût pris pour de rudes montagnards. Parfois ils allaient à cheval, couverts de leur manteau, le chapeau rabattu sur le front, en gens qui craignent d’être reconnus. Mais le cas était rare. Ils n’étaient pas assez riches pour acheter des chevaux, et les paysans leur prêtaient difficilement les leurs. « Pour moi qui suis toujours valétudinaire, écrivait Gaubert, je ne puis guère marcher, et le monde devient mal obligeant. Ceux qui ont de bonnes montures, ne leur manque pas de bonnes raisons pour se dispenser de les prêter. » Ils allaient ainsi presque toujours à pied, s’arrêtant ici et là, prêchant, exhortant. (N° 1, t. IV, p. 117 ; 1726.)

Et parce que M. Court se trouvait à Genève du temps de la peste, et tous les passages bloqués à ne pouvoir entrer en Languedoc pour me soulager, je priai l’assemblée synodale de me donner M. Rouvière, proposant, pour m’assister sans cependant qu’il touchât aux sacrements. Ce qui me fut gracieusement accordé.

Ainsi nous partîmes, le 16 avril, de Nîmes pour aller administrer la sainte Cène à l’église de Ganaules… — Le 23, nous allâmes administrer la sainte Cène à l’église de Manoblet ; le 27, nous allâmes rendre le même office à celle de Cros. Le 5 mai, nous donnâmes la même consolation à l’église de Lasalle ; le 8, nous fîmes de même à l’église de Saint-Jean de Gardonnenque… En sortant de cette assemblée, on établit quelques Anciens pour les églises de Lasalle et de Saint-Jean. — Le 10, nous fîmes l’assemblée en faveur de paroisses de Peyroles, de Saint-Roman, de Soudorgues, de Saint-Martin, de Saumane. Il ne se passa rien d’important dans cette vocation. Le 17, l’assemblée fut formée en faveur des paroisses de Saint-André de Gabriac, de Moleson, des Plantiers. Il ne se passa rien de remarquable, si ce n’est que quelques familles divisées furent heureusement réconciliées. Le 24, l’assemblée fut convoquée en faveur de Cassagnac et des quatre paroisses voisines, savoir : les Baumes, Saint-Germain, Saint-Martin, et partie de Saint-Julien et de Saint-Privat. L’assemblée était environ de deux mille âmes ; car, bien que l’assemblée ne fût convoquée qu’en faveur de quatre à cinq paroisses, il en vint de plus de six. Plusieurs firent réparation devant la table du Seigneur, étant surtout coupables du crime de lâcheté d’avoir assisté au prétendu sacrifice de la Messe. Beaucoup de personnes furent heureusement réconciliées. Le 27, nous allâmes au bourg Saint-Germain. Nous ébranlâmes un peu les consciences de ces temporisateurs ; mais n’ayant pas continué à les fréquenter, ils sont restés dans leur criminelle tiédeur… » (N° 17, vol. H. Relation historique, etc. V. cette curieuse et émouvante relation dont Corteiz est l’auteur. Pièces et documents, n° 22.)

En 1728, Antoine Court fit une tournée dans le bas. Languedoc et dans les Cévennes, seul d’abord, plus tard accompagné d’un proposant. Dans l’espace de deux mois et quelques jours, il visita trente et une églises, y tint des assemblées, prêcha, donna la communion, et parcourut près de cent lieues.

« Je me remis en campagne le jeudi, vingtième mai. Sur mon chemin, j’appris que M. Bétrine convoquait ce soir-là une assemblée. Je m’y rendis. Je partis de là pour Saint-Hippolyte de Caton où j’assemblai, le vendredi 21, l’église de ce lieu et celles des environs… Le dimanche 23, je convoquai les églises de Vendras et de Lussan ; le lundi 24, celles de Saint-Laurent et de Saint-Quentin ; le mercredi 26, celles d’Uzès et de Montaren ; le jeudi 27, celles de Garrigues et de Foissac. Il ne se passa rien de particulier dans ces assemblées. On y vit seulement, comme en bien d’autres, plusieurs personnes qui n’avaient jamais paru à nos sociétés religieuses. Tout y fut tranquille.

M’étant rendu à Nîmes pour une affaire particulière, j’en partis le lundi dernier mai, et j’assemblai, ce soir même, l’église de cette ville, celle de la Calmette et de Saint-Geniès. Avant que de sortir de la ville, on vint me dire que l’assemblée était vendue. Je ne laissai pas de partir. Sur la porte de la Bouquerie, je vis une troupe de soldats, et, un peu plus loin, une troupe d’officiers qui fixèrent un moment les yeux sur un cavalier que j’avais avec moi. Ces deux troupes me firent craindre qu’on n’eût accusé juste, sur l’avis qu’on venait de me donner. Mais je n’en continuai pas moins mon chemin, persuadé que l’assemblée se tenait un peu trop loin de la ville pour être suivie, et que, s’il y avait quelque chose à craindre, ce ne serait qu’en revenant, et qu’alors il ne manquerait pas de moyens pour rendre inutiles les soins des soldats. Nous eûmes un autre obstacle. Ce fut une nuit sombre et obscure, accompagnée de pluie : obstacle qui fit que plusieurs errèrent pendant la nuit, sans trouver l’assemblée. Je rencontrai sur mes pas une de ces troupes errantes à laquelle il fallut que je servisse de guide. Il cessa ce revers, et la pluie nous laissa assez tranquillement achever notre exercice. Il n’en fut pas de même à notre retour. Elle se renforça. Heureuse encore l’assemblée de n’avoir à se défendre que contre la pluie ! Les soldats ne firent pas de sortie.

Le mardi 1er juin, je convoquai les églises de Lédignan, Boucoiran, de Lascours, de Cruviès. M. Claris, qui devait m’accompagner dans les hautes Cévennes et dans la montagne, me vint y joindre. L’assemblée congédiée, nous partîmes et nous nous rendîmes du côté de Brenoux où nous assemblâmes, le jeudi 3 juin, cette église avec une de ses voisines. Quelques personnes de votre ville voulaient être de la partie, mais une pluie très forte, qui nous surprit en chemin, fit décamper tous ceux qui s’étaient rendus sur la place à bonne heure. Les fidèles qui étaient avec moi et qui n’étaient pas en nombre ne perdirent pas courage. Nous nous rendîmes, malgré la pluie, sur les lieux. Avant que d’y arriver, nous trouvâmes sur nos pas une troupe de gens qui s’en retournaient chez eux et qui nous apprirent que tous avaient déserté. Nous ramenâmes ceux-là et rappelâmes par le chant des psaumes les moins éloignés des autres. La prédication fut ouïe, et la sainte Cène célébrée tout de même que si le temps avait été beau ou moins mauvais.

Le samedi matin, cinquième juin, j’assemblai les églises de Chamborigaud et de C… Cette dernière église, qui se distingue de bien d’autres par son zèle et par son courage, me fournit l’occasion d’exercer les principales fonctions de mon ministère. Ce jour même, me furent présentés cinq enfants pour être baptisés, et autant de mariages pour être bénis.

Le lendemain matin, jour de dimanche, furent convoquées les églises de Genolhac, Frugères, et du Pont de Montvert, et où assista encore l’église de C… L’assemblée fut très nombreuse. On y vit ce qu’on n’avait peut-être point vu depuis la Révocation, cinq enfants baptisés à la tête de l’assemblée. Cette cérémonie attendrit le cœur de tous les assistants. Que de larmes furent répandues pendant la prédication ! La pluie nous incommoda, non seulement pendant cette cérémonie, mais encore après. L’exercice achevé, la pluie ayant cessé, les uns se retirèrent et les autres prirent une réfection sur le lieu. Là, se virent un grand nombre de cercles de personnes assises sur le gazon qui avec simplicité prirent un sobre et simple repas composé des aliments que chacun a soin de porter de chez soi, et qui se termina par un chant d’un sacré cantique. C’est ainsi qu’on en use ordinairement dans les assemblées de ce pays. Avant de quitter la place je bénis cinq mariages. »

Pluie ou vent, chaleur ou froid, ils bravaient tout. La maladie ne les arrêtait pas. On se rappelle qu’Antoine Court tomba malade dans les premières années de son ministère ; malgré la fièvre, il persista à courir le pays, se faisant porter par deux hommes, quand il ne pouvait plus marcher. « Mon compagnon de voyage, écrivait Corteiz, le frère Rouvière a été malade environ cinquante jours dans un village ; il m’est venu joindre, mais il est encore fort malade, bien qu’il marche un peu. » La souffrance pouvait les étreindre, non les terrasser. (N° 17, vol. G, p. 128)

Si du moins, le soir, ils avaient toujours trouvé un accueil sympathique et un abri ! Mais combien de fois ils n’avaient pour dormir « que la rase campagne, le dessous des arbres ou les antres des rochers. » Ils étaient encore, comme les prédicants de la première heure, obligés de chercher un asile au Désert « entre des rochers, des buissons coupés qui couvraient partie d’une beaume ou caverne.  » C’est là qu’ils se barricadaient pour passer la nuit.

[« … Dieu, raconte Court, bénissait visiblement mon ministère malgré mes dangers, mes fatigues, et tout ce qu’il y avait à souffrir pour la nourriture et pour les gîtes, qui étaient le plus souvent la rase campagne, le dessous des arbres ou les antres des rochers. » N° 46 ; cah. I.]

Une maison inconnue leur offrait-elle l’hospitalité, il fallait encore qu’ils s’en défiassent. Peut-être le maître du logis était-il un traître. Ne les avait-il point reçus, gagné par l’appât de la récompense, pour les livrer aux soldats pendant leur sommeil ? On répétait volontiers qu’un nommé Minot avait ainsi livré un prédicant.

Cependant, on doit le dire, les religionnaires aimaient assez à recevoir les prédicants ; ils y mettaient même de l’émulation. Depuis le « réveil, » ils ouvraient facilement leurs maisons aux ministres qui venaient y frapper ; ils les ouvraient au premier appel, sans hésiter, avec joie. C’était faire preuve de courage. Ces maisons hospitalières étaient connues des espions ; les gouverneurs savaient tous quels en étaient les maîtres et on possédait à l’Intendance la liste des familles chez lesquelles venaient habituellement loger les prédicantsa. Si ces derniers étaient capturés chez eux, les fidèles savaient quelle peine ils encouraient.

a – Cette liste fort curieuse existe. Le Bulletin l’a publiée et nous en avons eu l’original entre les mains.

« Défendons à tous nos sujets, avait dit le Roi en 1724, de recevoir les ministres ou prédicants, de leur donner retraite, secours et assistance, d’avoir directement ou indirectement aucun commerce avec eux ; enjoignons à ceux qui en auront connaissance de les dénoncer aux officiers des lieux, le tout à peine, en cas de contravention, contre les hommes de galères à perpétuité, et contre les femmes d’être rasées et enfermées pour le reste de leurs jours dans les lieux que nos juges estimeront à propos, et de confiscation des biens des uns et des autres. »

Mais que pouvaient faire ces menaces et ces peines, lorsqu’il s’agissait de donner asile à un de ces hommes qui couraient la province pour le triomphe de la commune foi, et qui, dans les longues soirées d’hiver, passaient les veillées à raconter à leurs hôtes les souffrances subies, les succès remportés, et de quel poids dans la balance de leurs destinées pouvaient être leur zèle et leur persévérance.

« Le moment que le pasteur arrive à l’assemblée, écrivait Court, est épié par mille personnes qui chacune a un mot à lui dire, ou un cas de conscience à lui exposer. Quatre heures entières l’attendent ensuite pour le voir debout et bien occupé ; il est trop aimé, il est trop rare pour trouver là la fin de son travail. Il faut qu’il essuie les compliments d’une foule de gens qui se jettent sur lui, dont il n’y a aucun qui ne lui baise la main et ne lui demande l’état de sa santé. »

Les fatigues du voyage étaient grandes, les périls plus grands encore. On avait mis à prix la tête de tous les prédicants, et de fortes sommes étaient offertes à qui les livrerait. On avait en outre répandu leur signalement, et certains gouverneurs n’avaient pas hésité à le donner à la populace. Ainsi, marchant au hasard, par les routes détournées, prêchant dans les assemblées, reposant sous le toit de son hôte, le prédicant était toujours sous le coup d’une surprise et pouvait être traîné à la mort. Les espions, soit misère, soit cupidité, abondaient. Chaque jour, les gouverneurs recevaient des offres de service :

« J’ai l’honneur de vous informer qu’un homme s’est offert à nous pour veiller, jour et nuit, pour faire surprendre les prédicants qui courent le pays et les assemblées qui se feront. Il me paraît sage et de bonne volonté, et son ancien curé, homme de bon sens, qui me le procure, veut m’en répondre. »

Aussi la police était-elle bien informée.

« J’ai l’honneur de vous informer que Durand a commencé à paraître aux environs d’Anduze, depuis quelques jours. Je ne sais d’où il vient, ni où il a resté plus de deux mois. Un autre prédicant a paru en même temps que lui ; vous trouverez son portrait ci-inclus. »

Antoine Court et Duplan couraient le pays, déguisés en officiers. La Fare en fut averti ; il ordonna aussitôt qu’on les arrêtât, indiquant la ville et la maison où l’on aurait le plus de chances de les surprendre. (N° 7, t. II. 1724.)

Que de périlleuses aventures ! Un jour, près de Nîmes, Court composait un sermon, assis au pied d’un arbre. Tout à coup les soldats, qui le croyaient réfugié dans une maison des environs, apparurent. A cette vue, il grimpa sur l’arbre, et, caché par le feuillage, il assista, témoin prudent, aux recherches qu’on faisait pour s’emparer de sa personne (N° 46, cah. I). Une seconde fois, il se trouvait chez un coreligionnaire qui lui avait offert l’hospitalité pour la nuit ; il dormait déjà, quand un détachement de troupes arriva et un officier fit frapper à la porte. Le péril était grand. Court pria son hôte de faire le malade et d’envoyer aussitôt sa femme ouvrir aux soldats ; pour lui, il se blottit dans la ruelle du lit où était couché son ami. La femme tira les verrous, les soldats entrèrent, l’officier pénétra dans la chambre, fouilla les armoires, sonda les murs ; il ne découvrit rien. L’hôte cependant, entr’ouvrant les rideaux, et pâle de peur, lui témoignait son déplaisir de ne pouvoir se lever, pour l’aider dans ses recherches, malade qu’il était, et jurait bien haut que jamais prédicant ne s’était caché dans sa maison ; les soldats se décidèrent à partir (N° 46, cah. I et V). — En 1725, le danger fut plus grand. Court avait été prié par « des personnes de distinction » de présider une assemblée à Alais. C’était un piège que lui avait dressé un gentilhomme qui, pour prix de sa trahison, devait obtenir une compagnie de dragons. L’assemblée fut surprise et Court obligé de se cacher pendant vingt et une heures sous un tas d’immondices. C’est à ce propos que Duplan lui écrivait :

« Je vous vois surpris dans une maison par vos ennemis, ne connaissant pas la carte du pays, courant pendant l’obscurité sur des toits qui glissent à cause de la neige et de la pluie ; je vous vois repoussé du premier asile qui se présente à votre fuite, je vous vois abandonné de tout le monde, presque saisi par deux soldats qui se contentent de vous faire rentrer dans votre réduit, comme dans une cage ou dans une prison dont ils ferment la porte ; je vous vois monter de hautes murailles qui épuisent vos forces ; je vous vois environné d’ennemis de toutes parts et hors d’espérance de vous sauver, à cause de la clarté des flambeaux qui environnent toute l’île. Je vous vois enfin ramassant le bois de votre caisse, creusant votre tombeau dans du fumier, et Dieu lui-même qui vous couvre, afin que les méchants ne touchent point à son oint. » (N° 12, p. 51. 1725.)

Voilà bien du haut style. — Court raconte ses aventures avec infiniment plus de bonhomie et de naïveté. Il avait, comme ses collègues, fait depuis longtemps le sacrifice de sa vie, et il parle de la mort sans prosopopée ni rhétorique, en homme qui ne la craint plus et la brave en se jouant. Il n’insiste que sur une chose : son sang-froid.

En 1715, en revenant de Nîmes, il aperçut à l’entrée des garrigues deux capucins. Il alla à leur rencontre, fit route avec eux, et mit bientôt la conversation sur le purgatoire, l’invocation des saints, la défense de lire l’Écriture et surtout la transsubstantiation. Les capucins étaient fort intrigués ; enfin l’un deux : « Vous faites le fin, vous avez été aux assemblées. » Court ne se déconcerta pas, et souriant, avec calme : « Je vois par là que vous avez une idée plus avantageuse de ces religieuses convocations que je ne m’étais imaginé. Vous avez raison. On y acquiert des connaissances salutaires, et elles sont formées pour l’instruction et non pour y tramer des projets de révolte, comme vous avez accoutumé de les en accuser calomnieusement. » Là-dessus, comme on approchait du couvent Saint-Nicolas et que l’aventure pouvait avoir une fin désagréable, il abandonna en riant ses deux compagnons de route. — Deux ans plus tard, harassé de fatigue, il entra dans un cabaret sur le bord d’une route. Survint un personnage qui n’était autre que le commandant de la garnison d’un village voisin. Le personnage l’interrogea, et lui demanda avec autorité qui il était et où il allait. Court répondit qu’il allait à Nîmes, et que, s’il avait quelque chose à lui ordonner, il se mettait à sa disposition. Le commandant de s’adoucir aussitôt, d’assurer qu’il était très sensible à ses obligeantes offres de service, qu’il avait deux lettres à faire jeter au courrier, mais qu’elles n’étaient pas cachetées et qu’il craindrait de le trop retarder, s’il le priait de les attendre. Court insista, entra dans le cabinet du commandant, donna un faux nom, le lieu de son logis, et prit les deux lettres dont l’une était pour Roquelaure et l’autre pour Bâville. « Ainsi se tira-t-il d’une aventure qui pouvait lui être des plus funestes, et des mains d’un homme dont le principal emploi était de le faire arrêter et qui vraisemblablement avait son signalement. » (N° 46, cah. I et III.)

Toutes les aventures n’avaient pas malheureusement un dénouement aussi inattendu. On avait beau prendre des noms supposés, se vêtir de costumes d’emprunt, et organiser pour déjouer les espions une contre-police ; trop souvent les soins étaient inutiles. Les fidèles ne se ménageaient pas cependant ; ils conduisaient le prédicant aux assemblées, le prévenaient du péril et le cachaient. Mais que pouvaient des efforts isolés contre des espions sans cesse aux écoutes, âpres au gain, et contre des gouverneurs qui mettaient leur émulation à arrêter les prédicants ! Une seule chose étonne, c’est que le nombre des victimes ait été en réalité si petit. Dans l’espace de quinze ans, on ne pendit que quatre prédicants : Arnaud, Huc, Vesson et Alexandre Roussel. C’était peu.

On sait comment ils furent pris, mais avec quelle merveilleuse fermeté d’âme ils subirent leur supplice, c’est ce qu’on ne saurait assez admirer. « Jamais on n’a vu une personne plus tranquille, écrivait Duplan à la mère d’Arnaud, et plus résignée à la mort que ce pauvre agneau. Ses ennemis les plus cruels en ont été touchés… Je ne doute pas, ma chère sœur, que vous ne vous soumettiez avec joie aux ordres du ciel qui avait prédestiné votre cher fils à être du nombre des martyrs ; les hommes n’ont fait qu’exécuter les décrets de Dieu. Il faut adorer avec un religieux respect cette main invisible qui règle avec une souveraine sagesse tous les événements qui arrivent dans ce monde. » — Lorsque Roussel fut pris et enfermé dans la citadelle de Montpellier, le duc d’Uzès, qui le voulait sauver, lui conseilla de contrefaire le fou. Mais lui, avec fermeté : « Monseigneur, je vous suis très obligé de vos bonnes intentions en ma faveur, mais permettez-moi de dire à votre Grandeur que je n’ai jamais été de meilleur sens que je suis présentement, et que ma conscience ne me permet pas de contrefaire le fol. » Il fut condamné à être pendu, et l’exécution suivit de près le jugement.

« L’heure de l’exécution étant venue, dit une relation du temps, notre fidèle martyr vit entrer dans sa prison le bourreau et un archer ; ce dernier connaissant M. Roussel l’embrassa et pleura ; mais M. Roussel ne parut pas ému. Il se contenta de témoigner sa reconnaissance à cet archer attendri, et il se mit ensuite à genoux pour prier Dieu. Il le fit à haute voix, et sa prière fut accompagnée de tant d’onction et de zèle, qu’elle ravit en admiration l’archer et le bourreau qui n’étaient pas accoutumés d’en entendre de pareilles. Après cela, on vit entrer trois ou quatre moines qui étaient venus à la citadelle, soit pour disposer M. Roussel à la mort, soit pour le séduire à changer de religion par les motifs capables d’ébranler un fidèle. qui n’aurait pas posé sa foi sur un solide fondement ; mais ce fut en vain que les moines déployèrent leur éloquence. M. Roussel leur répondit toujours avec beaucoup de douceur, de sagesse et de fermeté touchant sa religion et son espérance. Il leur témoigna que, bien loin de craindre la mort, il la regardait comme la fin de ses peines et son entrée dans le séjour des bienheureux ; c’est pourquoi il les priait instamment de le laisser en repos, n’ayant aucun besoin de leur ministère. M. le major de la place qui était près de là, ayant entendu ces dernières paroles, entra dans la prison, et dit à M. Roussel qu’il ne fallait pas mépriser ces révérends pères, puisqu’ils étaient là pour le disposer à bien mourir. M. Roussel lui répondit qu’il ne méprisait, ni n’avait jamais méprisé personne ; mais que, n’ayant aucun besoin du secours de ces révérends pères, il les priait instamment de le laisser en repos. Après ces paroles, notre martyr tira en particulier M. le major, il le chargea de quelque chose qui regardait sa famille, et, après avoir. reçu la promesse qu’il souhaitait, il le remercia, et ensuite il se dépouilla, et se remit entre les mains du bourreau. On sortit ensuite de la citadelle. On avait eu soin de ranger depuis la porte de la place jusqu’au gibet deux fortes haies de soldats, le fusil monté et la baïonnette au bout. Notre martyr était accompagné par le bourreau, une troupe d’archers, une autre de soldats, et une autre de tambours qui battaient la caisse, et par les moines qui ne le voulurent pas quitter, quoiqu’il les eût priés instamment de le laisser en repos, et qu’il les rebutât ensuite avec les bras, lorsqu’ils s’approchaient trop de ses oreilles dans un temps où il était uniquement occupé de Dieu. Mais notre martyr, en allant offrir à Dieu le sacrifice de son corps, avait affaire à des oiseaux plus opiniâtres et plus mauvais que le patriarche Abraham, lorsqu’il offrit le sien, comme il est raconté en la Genèse. Malgré le bruit des tambours, il y eut des personnes qui s’étant approchées, soit par faveur, ou par quelque argent qu’on donne aux soldats pour pouvoir rendre témoignage de tout ce qui se passe dans les derniers moments de ceux qui scellent la vérité de leur sang, entendirent que notre martyr chanta une partie du psaume 51 et la fin du 34 qui finit le dernier acte de sa dévotion. On ne remarqua point dans sa route qu’il eût un visage triste ou effrayé, on remarqua, au contraire, un air tranquille, doux et modeste. Il semblait qu’il allait plutôt à une fête qu’à un martyre. Ses yeux étaient souvent fixés vers le ciel qu’il regardait comme sa patrie et le lieu de son repos, après avoir soutenu les combats et les épreuves qui sont attachées à la profession de l’Évangile. Lorsqu’on fut arrivé au pied de la potence, il se mit à genoux où il fit encore une prière ; après quoi, il monta l’échelle avec beaucoup de courage et de fermeté. Le bourreau attendri voulut encore le solliciter de sauver sa vie en changeant de religion, mais comme c’était une aveugle tendresse, ce furent aussi des paroles inutiles. Le bourreau fit son office ; l’âme de notre martyr fut bientôt séparée de son corps ; elle s’envola dans le ciel accompagnée des anges qui sont les administrateurs de la parole de Dieu. » (V. Pièces et documents, n° 20.)

Alexandre Roussel avait vingt-six ans.

Antoine Court avait réussi jusqu’alors à échapper aux poursuites. Quoiqu’il eût traversé les plus grands périls, il avait toujours déjoué les efforts de ses ennemis « par un effet, disait-il, de la Providence divine. » Depuis le supplice de Roussel cependant, les espions étaient en campagne et les troupes en mouvement pour le surprendre. « Nous l’aurons votre M. Court, » disait-on sans cesse aux religionnaires. Le 1er mars 1729, la nuit, le commandant de la ville, où il était caché, fit faire des perquisitions dans deux maisons ; il ne le trouva point. Le 2 avril, le même commandant, suivi d’une partie de la garnison, alla le rechercher dans une autre maison ; ses recherches furent encore vaines. « … On voit par tous ces mouvements, qu’on ne manque pas d’espions, que je fais beaucoup de la peine à l’ennemi et qu’on ne néglige rien pour me surprendre ; mais on voit en même temps que les soins de la Providence ne se lassent pas en ma faveur ; qu’elle veille pour ma conservation ; que les ennemis et les espions, quelque rusés qu’ils puissent être, sont souvent confondus dans leur maligne sagesse. » — Le 24 avril, un détachement de soldats pénétra dans une maison de Nîmes où on le croyait caché, et la fouilla en tous sens. Ce fut encore en vain. Mais l’intendant avait résolu de s’emparer de ce prédicant qui, depuis quinze ans, reconstruisait avec opiniâtreté ce qu’il renversait, et tenait tête, seul, sans armes et sans appui, à la cour, au clergé, aux espions et aux soldats. Sa tête était mise au prix de dix mille livres, et la chasse était ouverte. Court ne pouvait assurément tarder à succomber sous la triple attaque du faux frère, du soldat et du gouverneur. (V. Pièces et documents, n° 21.)

Les protestants étaient inquiets : « Il a passé là ; il a risqué en tel endroit ; il a échappé à tel péril ; un tel l’a voulu livrer. » Quelques-uns lui conseillaient de quitter la France et d’attendre à l’étranger que l’orage fût passé. Mais il n’écoutait aucun conseil. « Il avait reçu, disait-il, tant de marques de la protection divine, il sentait son ministère si nécessaire à l’Église, qu’il aurait cru pécher, et contre la bonté divine qui l’avait protégé si souvent et en tant d’occasions différentes, et contre l’Église à laquelle son ministère paraissait si utile, et se rendre coupable d’une extrême lâcheté, s’il avait abandonné son troupeau. » Il se fit humble, inaperçu, prit des précautions et continua son ministère.

Sa vie, comme celle de ses collègues, était toute d’action, mais combien plus laborieuse ! Il écrivait non seulement des apologies et des mémoires, lisait, s’instruisait, composait des sermons et des lettres pastorales, mais encore il entretenait une active correspondance avec les protestants de l’étranger et ceux de sa patrie. Il ne lui suffisait point de s’occuper du présent, il voulait encore préparer l’avenir. Le présent même était plein de doutes, d’incertitudes ; que de soins n’exigeait-il pas ! La convocation des Synodes, les rivalités et les colères à apaiser, les conseils à donner, les malheureux à visiter, les améliorations à introduire, les projets à débattre, la discipline à faire respecter, — il fallait qu’il s’employât à tout, qu’il dirigeât tout, qu’il se donnât tout à tous. C’étaient des lettres aux galériens pour les inviter à la patience, aux mères dont on avait enfermé les filles dans les couvents, aux familles affligées par les mille douleurs de l’existence augmentées de celles de la persécution, — lettres pleines de tendresse, de sévérité et de mâles consolations. — C’étaient des visites aux malheureux, et quels malheureux ! Les amendes multipliées, la misère — une misère hideuse, croissante, — la faim déchirant les entrailles, les soldats s’installant dans les maisons et les ruinant, voilà les souffrances qu’il fallait voir et qu’il fallait faire patiemment supporter. Tous en effet n’avaient pas l’héroïque grandeur d’âme de cette femme protestante, la mère de Roussel. Lorsqu’elle apprit la mort de son fils et la sérénité avec laquelle il avait subi le dernier supplice, loin de montrer de l’affliction, elle ne témoigna que de la joie. Antoine Court alla lui offrir ses consolations ; mais elle : « Si mon fils avait montré quelque faiblesse, je ne m’en serais jamais consolée, mais, puisqu’il est mort constamment, que de grâces n’ai-je pas à rendre à Dieu qui l’a fortifié. » (V. Pièces et documents, n° 20.)

Ce n’était pas tout. Avait-on élu les Anciens, et les consistoires fonctionnaient-ils bien ? — Où en était l’œuvre, et n’y avait-il point de reproches à adresser aux prédicants ? — Quand se tiendrait le Synode ? en quel lieu ? Ne serait-il pas préférable de le convoquer plus tard et dans un endroit moins exposé aux recherches des troupes ? — Mille autres choses. Court ne tarissait point.

Les prédicants recevaient chaque jour des lettres de lui, et répondaient. C’était un continuel échange de demandes et de nouvelles. Des hommes sûrs et le courrier parfois portaient les lettres. Celles-ci étaient adressées à des personnes tierces qui étaient dans la confidence et se chargeaient de les remettre à leurs vrais destinataires, ou bien elles portaient des noms d’emprunt. Lorsque Durand écrivait à Court, il mettait sur l’enveloppe le nom de Delingèbe. Les autres proposants se livraient en cette matière aux caprices de leur fantaisie. « A Monsieur Court, écrivaient-ils, vicaire de l’Église sous la † ; à Monsieur Ax, Cx bon berger en son logement ; à Monsieur Court, avocat pour le grand Roi en son conseil spirituel en Languedoc (N° 1, t. II à IV, passim). » — Chose touchante que les sentiments de mutuelle affection et de support qui se manifestaient dans ces lettres ! Lorsqu’il ne s’agissait plus d’affaires ecclésiastiques, ces hommes écrivaient des pages d’un charme infini, d’une délicatesse exquise. Il faut lire surtout la correspondance de Duplan, de Corteiz et de Court ; on trouverait difficilement, malgré les grossiers défauts de la forme, quelque chose de plus simple, de plus noble. Ce ne sont que des conseils, des exhortations, des appels, mais qui rappellent les épîtres des Pères par l’énergie et par la tendresse. Avec les proposants surtout, qu’il regardait un peu comme ses fils, Court entretenait une correspondance suivie. Il leur traçait leur conduite, leur donnait des conseils, leur indiquait des livres à lire ; il les réprimandait parfois et réparait leurs fautes. En 1725, quelques plaintes s’étaient élevées contre le proposant Gaubert. Court lui ordonna aussitôt de quitter son Église et d’aller porter son ministère dans un autre quartier (N° 7, t. II, p. I47). L’ordre déplut et Gaubert s’insurgea. Plusieurs lettres furent échangées. « Vous vous mettrez en colère, dites-vous, répondit Court. Il ne faut pas le faire ; Dieu le défend, et cela vous ferait mal. » Légère ironie, conseils, tendresse paternelle, rien ne manquait à ces épîtres. Et cependant, malgré cette affectueuse sollicitude, un sentiment de jalousie germait déjà chez quelques-uns. On supportait difficilement sa supériorité ; elle commençait à devenir à charge ; et, bien qu’on n’en voulût pas convenir, elle paraissait fatigante. Il y avait paru dans les démêlés qui suivirent la nomination de Duplan à la députation. Il y parut encore. On lui suscita mille ennuis, en identifiant la cause de Duplan à la sienne. (N° 7, t. III, p. 218. 1727.)

Combien l’horreur de cette vie vagabonde devenait épouvantable, quand le prédicant avait, comme lui, comme Corteiz, une femme, une famille. Corteiz était marié à Genève. Depuis longtemps, il n’avait pas reçu de nouvelles de sa femme, et il errait tristement, demandant à ses correspondants habituels s’ils n’avaient point reçu de lettre à son adresse. On avait partout répondu négativement. Alors, à bout de courage, il écrivit à un marchand de Genève, son compère : « Si ma femme est vivante, je la prie de m’écrire, et si elle ne peut pas, vous aurez la bonté de le faire, et m’apprendrez son état et celui de ma petite. Si ma femme n’a pas d’argent pour payer la nourrice, vous lui en donnerez, et nous serons toujours en bon compte. » Enfin, il reçut les lettres de sa femme ; elles étaient restées un mois à Montpellier. Quelle joie ! « Je glorifie de tout mon cœur le grand Dieu de ce qu’il vous a délivré des maladies, des peines ; … qu’il plaise à la bonté divine de vous rétablir vos forces, et vous donner toute la patience dont vous avez besoin ! » Un autre jour, il apprit que sa mère était morte, et que le prêtre avait refusé de la recevoir dans son cimetière, « parce qu’elle n’avait pas voulu porter les marques de la bête » (N° 17, vol. G, p. 28.) — Un autre jour, que son enfant, une petite fille, venait de s’éteindre dans les bras de sa mère, loin de lui : « Je n’ai jamais pu l’embrasser sur la terre, écrivait-il ; j’espère de la miséricorde de Dieu qu’elle jouit d’une parfaite paix dans le ciel avec notre divin époux. » (N° 1, t. II, p. 431. 1721.)

Ainsi, fuir sans cesse, avoir l’oreille aux écoutes, craindre le passant, voir sans cesse se projeter sur la route l’ombre de l’échafaud, et avec cela se sentir l’âme torturée par cet épouvantable supplice : l’anxiété ! Que faisaient-il ? Vivaient-ils encore ? Fallait-il craindre, fallait-il espérer ? Plus tard une lettre arrivait, longtemps attendue : elle apprenait la mort de la mère, de la fille. Brisé, on s’arrêtait sur le bord du chemin, on pleurait. Mais quoi ! était-on excusable de se livrer à sa douleur, quand la voix de Dieu vous appelait à consoler des douleurs bien plus grandes, celles des persécutés et celles des victimes ! On reprenait sa route et on convoquait une assemblée. C’était la vie.

Antoine Court, s’était marié en 1722, à son retour de Genève. Il avait épousé une jeune fille d’Uzès, dont il avait probablement fait la connaissance dans ses courses à travers le Languedoc. On la nommait Etiennette Pagès, mais lui et ses amis l’appelaient simplement Rachel.

Sa jeune femme avait quelque fortune, mais surtout une ferme piété. « Je vous marquerai très volontiers, lui écrivait un Ancien, l’état de Mademoiselle Pag(ès), car je n’ai rien à en dire qui ne doive vous satisfaire et édifier. Je vous dirai donc qu’elle édifie fort l’Église par son zèle et sa débonnaireté. » C’est de cela qu’il s’était épris.

[N° 1, t. II, p. 450. (1721) — Quelle était cette femme douce, dévouée, courageuse, dont son fils, Court de Gébelin, devait dire plus tard : « Une épouse d’une force d’âme peu commune, et qui ne vivait que pour sa famille ? … » (V. Monde primitif, t. VIII, p. 9.) Court se montre très discret a l’égard de sa femme ; son nom est même effacé dans quelques lettres. Il l’aimait beaucoup et on le lui reprocha souvent. On verra plus loin (V. tome II, chap. xiii, p. 380) quelle fut sa douleur, lorsqu’il la perdit. Il en mourut.]

De ce mariage il avait eu trois enfants. En 1727, sa femme habitait Uzès, et elle n’y avait pas été encore inquiétée, lorsqu’un jour le nouveau commandant de la ville, venant à passer devant sa maison, s’arrêta, fit quelques questions aux voisins, et continua son chemin. Grande peur ! Court se rappela ce qu’avait récemment écrit Duplan à sa femme : « Je crains à tout moment qu’on ne vous enlève. » Il courut au-devant d’elle, et la pria de partir pour Genève. Au commencement de l’année 1728, il disait : « Ma Rachel est errante, elle n’habite plus la maison ; une vente a été passée sur partie de ses biens, en faveur d’une permission que nous avons obtenue de la cour. La permission a été jugée bonne, la vente l’est aussi. Ma Rachel n’attend que ce prix, ou d’avoir mis quelqu’autre arrangement à cette affaire, pour faire voile vers l’heureuse cité. » Elle ne partit cependant qu’en 1729, avec deux de ses enfants, et arriva à Genève dans le mois d’avril. (N° 7, t. III, p. 274. Août 1729.)

Cette séparation fut très sensible à Antoine Court. Il aimait tendrement sa femme, et se voyait désormais séparé d’elle et par la longueur du trajet et par l’imminence du danger. D’ailleurs, il la savait malade, et sa douleur était d’autant plus vive.

Il conçut le dessein d’aller la rejoindre. « Ces fréquentes indispositions, et un grand nombre d’autres choses, augmentent le désir que j’aurais de vous voir. » Il prépara donc son départ, et se disposa à quitter la France.

Cette détermination presque subite, dans la situation surtout où se trouvait le protestantisme, étonne et elle étonna ses coreligionnaires. Il est nécessaire de l’expliquer. Depuis son séjour à Genève, Court avait souvent souhaité d’aller se fixer à l’étranger. L’amour de l’étude, le désir de déployer son activité sur un plus grand théâtre, le soin des églises, tout l’y poussait. Il avait cependant résisté à la tentation. Au commencement de 1729, encore qu’il fût traqué de tous les côtés et que beaucoup le sollicitassent à fuir, il s’était décidé, on le sait, à rester en France. « Le Berger, qui voit le loup et qui s’enfuit, est un mercenaire, » avait-il dit à Duplan. Mais le départ de sa femme fut pour lui comme un coup de foudre. Dans sa solitude, tous ses projets, tous ses desseins, tous les rêves qu’il avait jadis formés, apparurent subitement à la lumière de son amour.

La situation du protestantisme, prospère sans doute, n’était point florissante encore. Comment la rendre plus satisfaisante ? Quel moyen pour arriver à ce but ? — Continuerait-il de courir la province et d’organiser la discipline ? Il l’avait fait depuis sa plus tendre enfance, et les résultats obtenus étaient excellents. La limite du possible était atteinte ; on ne pouvait guère la dépasser. Mais éveiller l’attention de la France et la piété des Puissances étrangères, former et préparer au ministère des jeunes gens dévoués et instruits, faire entendre dans la grande mêlée du dix-huitième siècle la voix de la tolérance, demander hautement réparation et justice, c’était la seconde et la plus importante partie de l’œuvre, et voilà ce qui restait à faire.

Court le dit quelque part. Expliquant les motifs qui le poussèrent à se réfugier en Suisse :

« Je voulais, dit-il, contribuer de tout mon pouvoir, en prenant soin de ma famille qui était depuis six mois à Genève, à l’établissement d’un séminaire ; aider aux études des jeunes gens qui y seraient envoyés, les diriger sur la manière de gouverner l’Église et sur les moyens qu’il y aurait à suivre pour les progrès de la religion ; faire ce qui dépendrait de moi pour faire consacrer ces jeunes gens dans les académies étrangères ; établir des correspondances avec toutes les églises du royaume ; contribuer à ce que le nombre de ces églises augmentât tous les jours ; les aider toutes, autant que j’en serais capable, par mes lumières et par mes conseils ; rassembler les matériaux pour la composition d’une histoire destinée à transmettre à la postérité les miracles qu’une Providence, aussi magnifique dans ses voies qu’impénétrable dans ses vues, avait opérés en faveur d’une Église dont un puissant Roi avait résolu la perte, et s’était félicité d’avoir éteinte ; et mettre ensuite les matériaux en œuvre ; faire enfin tout ce qui dépendrait de moi en faveur de ceux que la persécution chasserait de leur patrie et les forcerait à chercher des asiles dans des bords étrangers. »

Vers la fin du mois d’août 1729, Antoine Court se décida donc à partir. Accompagné de Claris, jeune proposant qu’il affectionnait entre tous, il se dirigea vers la Suisse où devait s’écouler la seconde partie de sa vie.

[Court dit (N° 37, p. 14) qu’il quitta la France en septembre ; cependant il arriva a Lyon, le 2 septembre (N° 7, t. II, p. 363). Il est probable que ses souvenirs le trompent et qu’il partit dans les derniers jours d’août.]

Il avait alors trente-trois ans. Depuis quatorze ans, il évangélisait le Languedoc.

Au début de son ministère, quand il accompagnait Brunel, il avait trouvé cette province dans une bien triste situation. Le protestantisme y était défiguré, la discipline inconnue, les religionnaires rares et découragés, les populations misérables et ignorantes, les prédicants erraient à l’aventure, les Inspirés étaient honorés. On sait quel était l’état dans lequel il la laissait. Et c’est à quoi assurément il songeait avec orgueil, lorsqu’il traversait une dernière fois ces contrées qu’il avait si souvent parcourues, et où il avait marqué la forte empreinte de ses pas. Oui, certes, il avait le droit de se glorifier de son œuvre. Cette province lui appartenait, c’était son ouvrage, c’était son bien ; il l’avait faite ce qu’elle était. De tous côtés, les religionnaires effrayés lui disaient : « Vous nous abandonnez ! » Mais lui : « Oui, Jérusalem, si je t’oublie, que ma dextre s’oublie elle-même, que ma langue s’attache à mon palais. » (N° 46, cah. V.) Il n’abandonnait pas ce qui avait été l’objet de ses soins et le but de sa vie ; il allait lui chercher au loin de nouveaux appuis et de nouveaux soutiens.

En 1729, les églises sous la croix avaient pris pour devise : « Sauve-nous, Seigneur, nous périssons ! » Désormais, elles allaient graver sur leurs sceaux : « Sous la croix, le triomphe ! »

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