Vie de Guillaume Farel

12. Les jours sombres de Meaux

Pendant ce temps, un orage se préparait. Les Franciscains commençaient à se plaindre hautement de la nouvelle doctrine ; cela ne faisait point leur affaire qu'on dépensât en Évangiles l'argent qui prenait autrefois le chemin de leurs poches. Ils supplièrent donc l'évêque de mettre fin aux prédications hérétiques. Mais l'évêque tint bon il prêcha lui-même du haut de la chaire contre l'hypocrisie des moines et des pharisiens et il loua les nouveaux docteurs qui, disait-il, parlaient selon Dieu. Malheureusement, si l'évêque refusait son concours aux moines, ceux-ci savaient où s'adresser. Ils se rendirent à Paris et racontèrent à Noël Bédier ce qui se passait à Meaux Celui-ci tressaillit de joie en apprenant que Briçonnet, son ancien antagoniste, pouvait attirer une sentence terrible sur sa tête. Le syndic de la Sorbonne s'empressa de porter la chose devant le Parlement de Paris ; il était d'autant plus satisfait d'entraver l'Évangile qu'il venait d'essuyer un échec à propos de Louis de Berquin. Ce jeune gentilhomme avait été réellement converti par l'étude de la Bible, non seulement au protestantisme, mais à Dieu. Depuis lors, il s'était employé avec zèle à écrire, traduire et faire imprimer une foule de traités et de livres évangéliques. Le Parlement, excité par Bédier avait saisi les livres et les papiers de Berquin, puis l'avait fait mettre en prison.

Il fut décidé qu'il comparaîtrait comme hérétique devant l'archevêque de Paris, et en conséquence on le transféra de la prison d'État dans celle du palais archiépiscopal. Mais à ce moment parut la garde du roi, avec une lettre du souverain, commandant qu'on lui remît Berquin ; la princesse Marguerite avait probablement intercédé pour lui. Le Parlement lâcha à regret son prisonnier et se consola en brûlant ses livres sur la place Notre-Dame, tandis que le roi rendait la liberté à Berquin, lequel se retira dans ses terres de Picardie. Bédier brûlait du désir de s'emparer d'un luthérien et de se venger sur Briçonnet de ce que Berquin lui avait échappé. Soutenu par la Sorbonne tout entière, le syndic réussit à obtenir du Parlement l'ordre de faire une enquête sur les choses étranges qui se passaient à Meaux. Bientôt le pauvre évêque fut appelé à rendre compte de ses méfaits. On l'accusait d'avoir prêché des hérésies. On disait que c'était lui qui les avait fait venir à Meaux et les avait aidés de son argent, qu'il avait même permis à Guillaume Farel, un laïque empoisonné d'hérésie, de prêcher publiquement dans la ville, quoiqu'il ne fût pas consacré.

Farel dut probablement quitter Meaux à peu près à cette époque, ayant sans doute beaucoup de peine à se séparer de Faber et du petit troupeau de croyants auquel il était attaché ; mais le temps était venu pour lui de renoncer à Rome et à tous ceux qui, comme son cher vieux maître, se refusaient encore à tout abandonner pour suivre Christ seul. Mais où se rendra-t-il ? Nous lisons dans l'histoire des serviteurs de Dieu que Bénaja, fils de Jéhojadah, poursuivit un lion sur la neige et le tua dans une fosse. Comme lui, Farel se rendra dans l'antre même du lion, il ira à Paris au moment où il s en est fallu de si peu que Berquin ne fût brûlé et où Bedier a réussi à soulever une tempête contre Briçonnet. Alors même Farel arrive à Paris et parle hardiment et ouvertement de Christ et de son Évangile, tout en signalant la corruption et l'idolâtrie de l'Église romaine. Hélas ! la porte était fermée ; personne ne voulut recevoir son message ; il est même extraordinaire que nul n'ait mis la main sur lui. Nous ignorons comment cela se fit ; du reste, nous verrons souvent cette espèce de miracle se reproduire dans le cours de sa remarquable histoire. Farel annonçait pour la dernière fois la vérité à Paris, mais, ne trouvant que des sourds qui refusaient d'entendre, il secoua pour toujours la poussière de ses pieds contre la grande cité, et se dirigea par Metz vers son village natal, les Farelles.

Pendant ce temps, que devenait l'évêque de Meaux ? Les accusations du Parlement et des moines le remplirent de terreur ; il savait que Faber n'avait échappé qu'à grand'peine au bûcher, il pouvait deviner le sort probable de Louis de Berquin s'il venait à retomber entre les mains de Bédier. Que faire ? D'un côté la disgrâce et le bûcher, de l'autre la mitre et le pouvoir épiscopal, la faveur de la cour et du Parlement, le respect de tous ceux qui reconnaissaient le pape pour leur maître. Mais faudrait-il renier Christ ? Satan lui insinua qu'il y avait un juste milieu, à savoir ne pas abandonner l'Évangile, mais pourtant faire semblant de satisfaire l'Église romaine. Il pourrait servir deux maîtres. C'est ce que Briçonnet se décida à faire. Il promit de renoncer aux écrits de Luther et d'autoriser l'adoration de la Vierge. « Je puis toujours expliquer que c'est par Christ seul qu'elle a le pouvoir de secourir », se disait-il. Mais que deviendraient ses chers amis, Faber et les Roussel ; Satan vint de nouveau à son aide, en lui suggérant cette lâche excuse que s'il les bannissait de Meaux, ils iraient porter l'Évangile ailleurs, de sorte que lui, Briçonnet, se trouverait encore servir la cause de la vérité. C'est ainsi que ce malheureux abandonna le droit chemin, séduit par les artifices de son propre cœur.

Le 15 octobre 1523, l'évêque publia un mandement par lequel il ordonnait de prier pour les morts, d'adorer la Vierge et les saints, d'enseigner la doctrine du purgatoire, et défendait aux prêtres de laisser prêcher les luthériens dans son diocèse. On donnait alors le nom de luthériens à tous les réformés, bien que Farel ait connu et compris l'Évangile plus exactement que Luther, contre les erreurs duquel il a même prêché. Au mois de janvier suivant, l'évêque ordonna de vénérer les images ; le premier président du Parlement et un conseiller nommé Verjus se rendirent à Meaux pour surveiller la conduite de Briçonnet, qui fut obligé de prêcher en leur présence contre les nouvelles hérésies. Ils retournèrent à Paris satisfaits de l'évêque, qui obtint de n'être condamné qu'à une forte amende pour ses fautes passées. Les ennemis de la vérité attaquèrent ensuite Faber, mais le roi intervint une seconde fois en sa faveur ; il respectait la science du vieux martre, tandis qu'il méprisait les moines et les docteurs à cause de l'ignorance dont ils avaient fait preuve dans leurs débats avec Faber. Le savant vieillard fut donc laissé en paix ; il n'osait prêcher publiquement à Meaux, mais il enseignait en particulier et il tâchait de se consoler en voyant que beaucoup d'âmes se tournaient vers le Seigneur. Mais il avait souvent des remords lorsqu'il pensait au courage de Louis de Berquin dans sa prison, et à la fidélité de Farel qui avait hardiment rompu toute relation avec Rome. Néanmoins Faber ne renia pas sa foi comme l'évêque, et nous pouvons nous souvenir de lui comme d'un serviteur fidèle quoique timide du Sauveur, qu'il aimait véritablement.

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