Vie de Guillaume Farel

36. La faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes

Pendant ce temps, le Père Michel comparaissait devant les juges, nommés par les officiers de Berne et de Fribourg. Le seigneur d'Arnex, mari de la dame Elisabeth, était aux côtés du moine pour le défendre ; grâce aux instances de ce gentilhomme, son protégé fut remis en liberté, à la condition de ne prêcher que la Parole de Dieu.

Ces juges ignoraient qu'il ne suffit pas d'ordonner à un homme de prêcher la Parole de Dieu pour qu'il en soit capable. Quant au moine, il trouva plus facile de se réfugier en France ; les délégués des États alliés s'en retournèrent chez eux et Farel resta seul à Orbe.

Bientôt arriva un ordre de Berne, portant que maître Farel devait avoir pleine liberté de prêcher. Le peuple répondit : « Qu'il s'en aille où il voudra, nous n'avons que faire de lui et de ses sermons. » Les Bernois répliquèrent que Farel était libre de prêcher, mais que nul n'était tenu d'aller l'entendre. En conséquence, Farel annonça que le samedi suivant, à une heure, il prêcherait dans l'église et réfuterait par les Écritures les discours du Père Michel.

Mais si la dame Elisabeth ne pouvait tuer Farel, elle était résolue à l'empêcher de se faire entendre à Orbe. Aussi quand le réformateur entra le samedi dans l'église, il la trouva remplie de gamins qui faisaient semblant de dormir profondément. Les uns ronflaient avec force, les autres contenaient avec peine leurs rires. Quand Farel commença à prêcher, les enfants se dressèrent sur leurs pieds et se mirent à faire un tapage infernal puis ils se sauvèrent en criant et sautant, tandis que l'évangéliste demeurait presque seul dans l'église.

Le lendemain, dimanche, le clergé et presque tous les habitants d'Orbe s'en allèrent en procession à une église, située hors de la ville. Pendant ce temps, Farel prêcha en paix. Il n'avait que dix auditeurs, mais parmi eux se trouvait Pierre Viret, le cœur débordant de joie.

Pendant le sermon de Farel, la procession rentra en ville ; les enfants faisant partie du cortège, aperçurent l'église ouverte. Ils avaient pris goût au tapage, ils entrèrent et, par leurs cris, mirent une prompte fin aux exhortations de Farel qui fut obligé de s'en aller.

Cette fois les prêtres pensèrent être victorieux. « Il a été obligé de se sauver finalement ; il n'a pas pu trouver une seule chose à condamner dans les sermons du Père Michel », disaient-ils. Mais le bailli de Berne entendit leurs vanteries : « Très bien, vous vous plaignez de ne pas entendre le ministre, nous y aviserons », et aussitôt il fit publier que Messieurs de Berne avaient ordonné que, sous peine d'encourir leur déplaisir, tous les pères de famille allassent entendre le prochain sermon de maître Farel. Les bourgeois d'Orbe savaient qu'on n'offensait pas impunément Messieurs de Berne ; Farel trouva donc le temple rempli d'auditeurs sérieux. Il proclama le seul Sauveur donné aux hommes, le seul Médiateur auprès de Dieu. « Les pardons du pape ôtent l'argent, dit-il, mais non les péchés, tandis que le pardon que Dieu nous donne, a été acquis par le sang de Jésus pour tous les pécheurs, quelque coupables qu'ils soient. »

Pendant deux jours les bourgeois d'Orbe revinrent au prêche, mais ensuite ils s'en dispensèrent, et il resta seulement à Farel un petit auditoire bien disposé.

Dans les villages environnants, il y avait des multitudes impatientes d'entendre la vérité, la porte de l'hôtellerie où logeait Farel était assiégée par des pâtres, des vignerons, des tisserands, qui le suppliaient de venir apporter le message de paix dans leurs vallées. Farel pleurait de chagrin en voyant le petit nombre d'ouvriers à envoyer dans un champ aussi vaste. « Nul ne saurait exprimer l'ardeur que le peuple ressent pour l'Évangile », écrivait-il. Et il ajoutait un peu plus tard : « Il faudrait une longue lettre pour vous donner l'idée de l'ardeur et du zèle que met le peuple à venir entendre l'Évangile. Malheureusement nous manquons d'ouvriers, car ceux qui arrivent de France ne sont pas tous à la hauteur de leur tâche, et les hommes pieux que nous aurions été si heureux d'avoir, restent en France. Retenus par les douceurs de la patrie, ils préfèrent l'esclavage à la confession publique du nom de Christ. Notre frère Toussaint lui-même a résisté à foules nos supplications jusqu'à ce qu'il ait été obligé de fuir et de se réfugier à Zurich. Exhortez-le à déployer du zèle pour rattraper le temps qu'il a perdu. »

Quelques-uns des nouveaux convertis d'Orbe offrirent d'aller évangéliser, mais Farel ne les trouva pas suffisamment instruits dans les Écritures ; quelques-uns s'offensèrent de ce refus et on lui donna à entendre que sa sévérité était blâmée. « N'importe, répondit Farel, il vaut mieux offenser les hommes que Dieu. »

Il y avait parmi les croyants d'Orbe un jeune homme qui ne s'était pas offert et auquel Farel désirait justement remettre une charge dans le champ de travail. Pierre Viret avait diligemment étudié les Écritures et son cœur appartenait au Seigneur, mais il était d'une modestie et d'une humilité profondes qui lui faisaient craindre de se mettre en avant. « Dieu vous appelle, lui dit Farel, ce n'est pas sur votre force, mais sur la Sienne que nous devons compter. Sa vertu s'accomplit dans l'infirmité. » Pierre se tourna vers le Seigneur pour obtenir aide et conseil ; déjà son père et sa mère avaient été amenés à l'Évangile par son moyen, et quoiqu'il se sentît si jeune et ignorant, Dieu pouvait l'employer pour gagner d'autres âmes à Christ.

Le 6 mai, cinq semaines après l'arrivée de Farel à Orbe, Viret prêcha son premier sermon dans la grande église. Bien qu'il ne fût pas consacré et qu'on le soupçonnât d'hérésie, toute la ville alla l'entendre. Ses concitoyens étaient fiers du fils de maître Viret le tailleur : il n'avait que dix-neuf ans, et il pouvait déjà prêcher dans une église ! Dieu mit son sceau ce jour-là sur le ministère de son jeune serviteur, en convertissant par ses paroles plusieurs pécheurs.

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