Homélies

La folie de Salomon

Il arriva, sur le temps de la vieillesse de Salomon, que ses femmes firent détourner son cœur après d’autres dieux ; et son cœur ne fut point droit devant l’Eternel, son Dieu, comme avait été le cœur de David son père. Et Salomon marcha après Hastoreth, la divinité des Sidoniens, et après Milcom, l’abomination des Hammonites.

(1 Rois 11.4-5)

Vous vous rappelez l’admirable récit que nous méditions Dimanche dernier… C’était la médaille. Aujourd’hui nous en avons le revers. Il arriva, sur le temps de la vieillesse de Salomon, que ses femmes firent détourner son cœur après d’autres dieux, et son cœur ne fut point droit devant l’Eternel son Dieu, comme avait été celui de David son père. Et Salomon marcha après Hastoreth, la divinité des Sidoniens, et après Milcom, l’abomination des Hammonites. — Quelle chute et quel avertissement !

Le plus sage et le plus heureux des hommes, le plus comblé de toutes ces grâces excellentes et de tous ces dons parfaits qui viennent d’En-Haut et descendent du Père des lumières, Salomon, entraîné de chute en chute jusqu’à la plus grossière impureté, jusqu’à la plus impure idolâtrie… quel humiliant témoignage de notre fragilité ! Quelle preuve qu’il n’est pas de naissance si privilégiée, pas de commencements si fidèles, pas de caractère si pur, pas de dons de Dieu si éclatants même, qui puissent garantir la persévérance, là-où la vigilance vient à manquer ! Que nul ne présume de lui-même en disant : J’ai Abraham, ou j’ai David pour père ! que celui qui se croit debout prenne garde qu’il ne tombe ! Veillons et prions, de peur que nous ne tombions en tentation !

Quelle est la cause trop évidente de la catastrophe morale qui nous est racontée dans ce texte ? Qu’est-ce qui a peu à peu amolli le cœur du jeune roi d’Israël et flétri la pureté de son âme ? Qu’est-ce qui l’a mis sur cette pente glissante où il ne s’est arrêté que dans un abîme de souillures et de crimes ? — Vous l’avez dit : Ce sont les prospérités inouïes de son règne. C’est la séduction d’un bonheur terrestre continu et sans mesure. Voilà l’écueil fatal à sa sagesse, et auquel je voudrais rendre la votre particulièrement attentive aujourd’hui.

Tout, sans doute, est ici porté à l’extrême. Personne d’entre nous n’est menacé d’un bonheur comparable à celui qui affligea le roi de Jérusalem. Nous n’avons à tomber ni de si haut, ni si bas que lui. N’importe ! En toute condition, à tous les degrés de l’échelle sociale, pour le simple artisan comme pour le riche notable, pour un particulier comme pour un roi, la prospérité, tout en changeant de formes et de proportions, n’en présente pas moins le même fond de tentations, les mêmes motifs de vigilance. — Elle n’est pas un mal en elle-même, assurément : Fortune, santé, succès, bonheur domestique, tous les éléments dont elle se compose sont autant de dons de Dieu, et les dons de Dieu sont des biens, non des maux. Il n’en reste, pas moins que cette réunion de biens qu’on appelle la prospérité, est une grâce redoutable, dont notre mauvais cœur nous porte tous les jours à abuser, et qui, une fois tournée en dissolution, peut devenir, pour une âme, la source de si grands périls, que je ne m’étonne pas, si un moraliste en veine de paradoxe, a pu l’appeler « un don que Dieu nous fait dans sa colère. »

Laissez-moi maintenant vous signaler quelques-uns de ces dangers, en m’appuyant du grand exemple que mon texte nous remet devant les yeux.

Le premier danger de la prospérité, c’est qu’elle tend à s’emparer de notre cœur, pour y développer, par degrés, un attachement immodéré aux choses de la terre.

Il suffit de relire l’histoire du règne de Salomon, pour reconnaître que ce fut là son premier pas loin de la sagesse. :– Il commença, nous l’avons vu, par apprécier les biens périssables de cette vie à leur juste valeur. Il ne les désira point, et quand il aurait pu les choisir pour son partage, il ne demanda qu’un cœur sage et intelligent. Comblé outre mesure, voyant le royaume dans l’état le plus florissant, trouvant des trésors accumulés par David son père ; ayant par ses alliances, le moyen d’accroître encore indéfiniment ses richesses, il mit d’abord son cœur et consacra son activité à la construction du temple magnifique qui porta son nom et dont rien n’égalait, dit-on, les splendeurs. — S’il trouva déjà une satisfaction d’amour-propre dans l’étalage, qu’il eut l’occasion d’y faire, de ses immenses ressources, encore cette satisfaction avait-elle un côté légitime : Il réalisait un vœu de David son père : il avait eu en vue, par-dessous tout, la gloire de l’Eternel.

Mais, une fois le temple achevé, qui ne voit, dans la suite de ce qui nous est raconté du règne de Salomon, un homme complètement envahi par ce que nous appellerions la fièvre des affaires, et fasciné par la séduction de ces richesses qui affluaient de toutes parts vers lui ? — Le texte ne prononce aucun jugement sur sa conduite. Mais n’est-ce pas un jugement comme un autre, qu’il n’ait plus à nous parler que des gigantesques entreprises commerciales, des habiles dispositions financières, des enrichissements presque fabuleux, des magnificences inouïes, des palais, des trônes, des villes de plaisance, des milliers de chevaux, des milliers de serviteurs, des milliers d’ustensiles d’or et d’argent, de ce prince dont, tout à l’heure, il n’avait à nous raconter que la sagesse et la piété ?

Et, dans cette infidélité générale de toute la vie, que d’infidélités de détail, quand on y regarde de près ! Dieu qui avait prévu d’avance les périls de la prospérité pour les rois d’Israël, leur avait dressé, 500 ans à l’avance par la plume de Moïse, comme une sorte de charte qu’ils devaient copier de leur main et relire tous les ans, et dans laquelle se trouvent condamnés, point après point, presque toutes les grandes mesures d’administration où de palais qui ont donné au règne de Salomon son caractère. — Il y était dit, entre autres, en parlant du roi : Il ne s’amassera pas beaucoup d’argent, ni beaucoup d’or… Et Salomon fit que l’argent n’était pas plus estimé à Jérusalem que les pierres. — Il ne fera point un amas de chevaux… Et Salomon amassa plus de mille quatre cents chariots, et plus de douze mille chevaux. — Il ne fera point alliance avec l’Egypte… Et Salomon épousa la fille du roi d’Egypte ! — Il ne prendra point aussi plusieurs femmes, de peur que son cœur ne se corrompe… Et Salomon en vint à dépasser tout ce que la polygamie avait encore enfanté de plus monstrueux.

A première vue, ce n’est qu’un habile administrateur, un monarque consommé dans l’art du gouvernement. Regardez de plus près : c’est un esclave de la vanité, qui fait de la terre sa patrie et des biens de la terre le trésor de son cœur.

Que de prétextes spécieux n’a-t-on pas, pour couvrir et justifier un semblable envahissement du cœur et de la vie par les préoccupations terrestres au sein de toute prospérité ! — Qui tracera la limite entre ce qui est encore affaire d’ordre et de devoir, et ce qui est déjà séduction, charme secret d’attachement à des biens périssables ? — Ne faut-il pas songer à l’avenir, faire valoir les talents qu’on a reçus ! Est-ce un mal de bien placer son argent, d’augmenter ses revenus, de réussir dans ses entreprises ? Est-ce un mal de faire un héritage, d’acheter une terre, de bâtir une maison ?… Est-ce un mal d’être riche, enfin, d’être bien placé, bien portant, bien aimable, d’avoir ce qu’on appelle du bonheur en ce monde ? — Non, sans doute !

Mais ce qui est un mal, c’est de se laisser dominer par la passion de s’enrichir, de s’enrichir, encore, de s’enrichir vite, de s’enrichir à tout prix, de s’enrichir indéfiniment : — Or, je demande si l’on n’y est pas insensiblement conduit, et cela à tous les degrés de l’échelle sociale, par le seul fait d’une position déjà relativement avantageuse, par l’entraînement de premiers succès, par ce vent favorable de la prospérité, enfin, dont on ne sait souvent d’où il vient, mais dont il n’est que trop aisé de prévoir où il mène. Ce qui est un mal, c’est une condition dans laquelle les pensées habituelles, les craintes, les espérances se rapportent exclusivement à cette terre, où tout ce qu’on nomme fortune, position sociale, figure dans le monde, train de maison et le reste, ne se présente que comme des matières graves et sérieuses ; où l’administration de ce qu’on possède, le souci de le conserver, l’art de l’augmenter, le talent de le multiplier pour en jouir, devient la grande affaire de l’existence : — Or, je demande si ce n’est pas là, plus ou moins pour tous, un effet presque inévitable des entraînements de la prospérité.

Qui dit chrétien, dit étranger. Le ciel est la patrie du chrétien, la terre est son exil : son espérance, sa couronne, son trésor, sont En-Haut, — son cœur aussi par conséquent, — et s’il cesse de soupirer après son domicile éternel, c’est qu’il cesse d’en être digne. Nul n’a mieux défini le caractère et la condition du chrétien sur la terre, que saint Paul, lorsqu’il a dit en parlant de lui-même : Certes, je regarde toutes les autres choses comme m’étant nuisibles, en comparaison de l’excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, pour lequel je me suis privé de toutes ces choses, les estimant comme des balayures, pourvu que je gagne Christ et que je sois trouvé en lui ; essayant si, en quelque manière, je puis parvenir à la résurrection des morts : non que j’aie atteint le but, mais je poursuis le but pour tâcher d’y parvenir ; c’est pourquoi, aussi, j’ai été pris par Jésus-Christ. Je ne me persuade point d’avoir atteint le but, mais je fais une chose, c’est que laissant les choses qui sont derrière moi et m’avançant vers celles qui sont devant moi, je cours vers le but, savoir au prix de la vocation céleste qui est de Dieu en Jésus-Christ. Et soyez tous ensemble mes imitateurs, ajoute-t-il, car, pour nous, notre bourgeoisie est dans les cieux, d’où aussi nous attendons notre Seigneur Jésus-Christ.

Il faudrait donc qu’un chrétien ne fit que passer ici-bas comme le voyageur qui traverse un désert, marchant toujours, sans s’arrêter, tendant au but : Voyez un peu le piège que lui tend la prospérité en lui semant sa route de fleurs, en lui créant un paradis terrestre pour l’inviter naturellement à s’y reposer, à y planter ses tentes ! — Il faudrait qu’un chrétien eût l’esprit libre de soins et de soucis, que son âme, détachée de toute entrave, pût s’élancer, prendre son essor, comme l’oiseau échappé des filets du chasseur… La prospérité n’est-elle pas le chasseur, précisément, cet oiseleur qui l’enveloppe de son subtil réseau d’affaires, d’intérêts, de douces relations, de plaisirs, de joies, d’espérances ; chaînes brillantes et légères si vous le voulez, chaînes d’or et de soie, mais, qui n’enlacent que plus sûrement ? — Il faudrait qu’un chrétien pensât beaucoup à la fragilité de cette vie, qu’il se réconciliât journellement avec cet adversaire qui chemine côte à côte avec nous, toujours prêt à nous livrer entre les mains du juge suprême, selon qu’il est écrit : Après la mort suit le jugement !…. Le moyen, quand la prospérité est là, endormant sa sécurité, lui faisant aimer la vie, la lui laissant entrevoir longue, douce, assurée ? — Il faudrait qu’un chrétien s’entretînt dans la pensée de son néant, et se rappelât que n’ayant rien apporté, il n’emportera rien non plus… — Le moyen de s’y appliquer au milieu des murmures de la prospérité, qui le flattent à toute heure, faisant entrer confusément ses biens, sa naissance, son nom, ses succès, dans l’idée qu’il prend de lui-même, le gonflant d’une importance d’emprunt dont tout le monde est ébloui, et dont tout le monde travaille à le persuader ? Le moyen de s’affectionner aux choses d’En-Haut, quand celles qui sont sur la terre vous apparaissent chaque jour sous de nouvelles et plus séduisantes, couleurs, enfin ?

L’insensé de l’Evangile, se voyant dans l’abondance, conviait son âme à se reposer et à se déclarer satisfaite : Mon âme repose-toi, mange, bois et te réjouis, car tu as des biens en abondance pour longtemps. C’est le premier danger de la prospérité temporelle, elle tient à notre âme exactement le même langage que cet insensé.

Veillez, car dans ce langage il y a un double danger, et le premier écueil que je viens de vous signaler est bien près du second : je veux parler des convoitises de la chair, et des séductions de la sensualité.

Salomon est encore ici un bien saisissant exemple à considérer : –Transgresseur de ce premier précepte adressé au roi par l’Eternel : Il ne s’amassera pas beaucoup d’argent ni beaucoup d’or, il ne tarda pas à l’être également du second : Il ne prendra pas non plus plusieurs femmes, de peur que son cœur ne se corrompe ! De jeune homme pur et pieux, dont la rare sagesse faisait naguère notre juste admiration, le voilà devenu ce que le péché a peut-être de plus repoussant à montrer en ce monde : Un vieillard licencieux !

Comment a-t-il franchi l’abîme qui sépare ces deux extrêmes ? Hélas ! Il suffit des séductions de sa prospérité pour tout expliquer, et nous pouvons nous représenter à coup sûr le chemin qu’il a suivi. – L’âme déjà mondanisée par l’amour et la possession de ses immenses richesses, comblé de magnificences et de trésors mille fois superflus, il tomba dans ces désirs fous et nuisibles dont parle l’apôtre, qui plongent les hommes dans la perdition. Entouré de toutes les tentations et de toutes les facilités à la fois, il se laissa glisser sur la pente, d’abord insensible, bientôt irrésistible de la mollesse et de la volupté.

Il se fit, — n’était-ce pas bien permis ? — des appartements magnifiques, où il rassembla tous les genres de luxe et multiplia ses aises à l’infini. Il se donna, — n’était-ce pas bien permis ? — une table somptueuse, enrichie des mets de tous les pays, et de toutes les recherches propres à flatter un palais blasé. Il se déchargea, — et n’était-ce pas bien permis encore ? — de tout travail et de toute fatigue, sur des serviteurs et des employés, pour se faire à lui-même une vie délicate, oisive, efféminée, n’ayant plus d’intérêt que le plaisir, et toute consacrée à caresser et à satisfaire ces désirs insatiables de la chair, qui ne sont jamais assez caressés ni jamais satisfaits.

Des désirs permis, — de ce qu’on appelle des désirs permis, et qui ne sont la plupart du temps que les frères aînés des désirs coupables, — il tomba dans des convoitises plus grossières. Rassasié de luxe, d’aise et d’abondance ; fatigué sans doute aussi de cet immense ennui qu’engendre la monotonie de la mollesse et de la jouissance continue, il lui fallut de nouvelles et plus piquantes émotions. Quand on n’a qu’à désirer pour jouir, il devient bien difficile, à la longue, de résister aux plus mauvais désirs, qui promettent la plus grande somme de jouissance. Après que le terrain a été quelque temps miné en dessous par la convoitise, un écroulement finit par devenir inévitable, et dans la position de Salomon, toute chute devait prendre nécessairement les proportions d’une catastrophe. Il ne pouvait éviter le scandale. Or le scandale accepté est un enivrement de plus ajouté à tous les autres, et ce pas une fois franchi, il ne lui restait plus qu’à rouler jusqu’au fond des derniers, des plus monstrueux excès. Il y roula ! se condamnant ainsi lui-même à jeter, le premier, tout l’éclat de son grand nom et tout le retentissement de son immortelle célébrité, sur cette parole qu’il avait lui-même inscrite au trésor de la sagesse des peuples : L’aise des sots les tue !… lui, Salomon ! lui, hier encore le plus sage de tous les hommes !

Ecoutez bien ce que murmure à vos oreilles le démon de la prospérité. Ne vous semble-t-il pas l’entendre quelquefois vous dire : Tu es riche, tu es dans l’abondance, traite-toi donc magnifiquement ! Ces biens sont à toi, après tout ; c’est l’héritage de tes pères, c’est le fruit de ton travail et de ton industrie. Personne n’a rien à voir à l’usage qu’il te plaît d’en faire, fais-en donc l’usage qui convient le mieux à tes goûts et à tes convenances particulières. Ingénie-toi à cultiver ton bien-être, à te faire la vie large, et chaude, et douce, et enviable ! Ne te refuse rien de ce qui peut te procurer joie et jouissance. A quoi sert donc d’être riche, si ce n’est pour donner à son âme toutes les aises de la vie ?

Et ce langage, que de prétextes n’as-tu pas pour y conformer, peu à peu, toujours un peu mieux, sa conduite ! — On a une certaine position dans le monde : il faut y faire honneur. — On a une certaine fortune : il faut y proportionner sa dépense. Ne blâme-t-on pas ceux qui ne vivent pas selon leur rang et selon leur revenu ? — On a tout un cercle de relations qui donne dans un certain luxe : ne faut-il pas faire comme les autres, comme ce qui s’appelle dans ce monde-là, tout le monde ? Va-t-on se singulariser pour si peu ? Ce n’est pas qu’on y tienne. Mais n’y a-t-il pas des convenances à garder ? Puis ne faut-il pas faire gagner les ouvriers quand on le peut ? Ne faut-il pas encourager l’art, l’industrie ? — Bref ! n’est-on pas maître de faire ce qu’on veut des biens que Dieu vous accorde ?

Et voilà comment dans l’atmosphère de la prospérité, on en vient insensiblement à se justifier à soi-même la vie la plus égoïste. On ne fait d’abord que se prêter à la flatterie des circonstances, répondre aux sourires de la fortune, se laisser caresser par le vent subtil de la tentation, puis on devient soi-même le plus dangereux complice de l’ennemi. Et sous le couvert des excuses les plus banales, on se livre enfin sans retenue à toutes les usurpations hautaines et à toutes les royales nonchalances du moi.

Or, dans la voie que je vous signale, à tous les degrés de l’échelle sociale, quelle forme affecte de plus en plus cette recherche de la satisfaction personnelle ? Oh ! vous l’avez dit, la forme d’un bien-être de plus en plus matériel. La chair est toujours la première a réclamer ses droits, sous le gouvernement autocratique du moi. C’est elle bientôt qui est seule écoutée ; ses exigences et ses caprices sont bientôt seuls cultivés. « On veut que le fruit de la fortune soit tout ce qui peut rendre une vie délicieuse : meubles curieux, équipages commodes, nombre de domestiques, table délicate et bien servie, logements superbes, luxe partout. »… Ne vous offensez pas. Ce n’est pas moi qui parle. Je ne fais que vous citer textuellement un prédicateur d’il y a deux siècles, citant lui-même un père de l’Eglise… « luxe » ajoutait-il avec un courage qui nous manque trop souvent aujourd’hui, « luxe qui insulte aux souffrances de Jésus-Christ et à la misère des pauvres, luxe à qui Dieu dans l’écriture adonné d’avance sa malédiction, quand il disait par la bouche de son prophète Amos : Je détruirai ces maisons de plaisance, ces appartements d’hiver et d’été, et les grandes maisons prendront fin, dit l’Éternel. » — Je vous demande si les mêmes choses ne sont pas applicables dans tous les temps.

Mais précisons davantage : que signifie cette recherche d’une vie délicate et délicieuse ? Quel nom lui donnerez-vous ? N’est-ce pas sensualité ? — Sensualité permise, allez-vous dire peut-être… Hélas ! sur quelle pente ne glisse-t-on pas déjà quand on en est à la sensualité permise ? Qu’on en vient vite alors à substituer la règle du pouvoir à celle du devoir, et une fois en possession de pouvoir à peu près tout ce qu’on veut, qu’on en vient vite à vouloir surtout ce qui ne se doit pas. Ceux qui cherchent les richesses, tombent dans la tentation et dans le piège, et dans plusieurs désirs insensés, qui plongent les hommes dans la perdition.

En voulez-vous la preuve ? — Jetez un regard sur l’histoire. Qu’est-ce qui a fait dans l’antiquité ces monstres d’impureté et de corruption, ces villes infâmes dont les noms seuls sont comme une marque de flétrissure imprimée au front de l’humanité : les Sodome, les Babylone, les Corinthe, les Milet ? — La richesse et l’excès de la prospérité matérielle. Qu’est-ce qui a fait passer la société romaine, des mœurs austères de la république au scandale et à la pourriture de l’empire des Césars ? — La richesse et l’excès de la prospérité matérielle. Qu’est-ce qui avait monopolisé le privilège de la corruption dans une classe de la société française au siècle dernier, si ce n’est le privilège de la richesse et de la prospérité matérielle, monopolisé par cette classe ? Quels fruits porte aujourd’hui, dans un pays voisin du nôtre et dans sa moderne Babylone, un système de gouvernement qui a cru pouvoir impunément fonder son prestige sur l’encouragement excessif et inconsidéré de la prospérité matérielle ?a Et nous-mêmes, de quel prix commençons-nous à payer les récentes et trop rapides conquêtes de notre patrie dans le domaine de la prospérité matérielle, si ce n’est de la perte plus rapide encore de nos mœurs ? — Que Dieu ait pitié de nos fils !

a – Ces paroles étaient écrites en 1868.

Nos pères, eux, avaient choisi la bonne part : Renonçant aux séductions d’une prospérité corruptrice, comme le jeune roi d’Israël à Gabaon, ils n’avaient demandé à l’Eternel que la sagesse. Son royaume et sa justice étaient leur seule ambition. — Cédant naguère à un entraînement général, et favorisée par un concours de circonstances, en tête desquelles il faut placer le bienfait d’une exceptionnelle protection du ciel, Genève s’est amassé beaucoup d’or et beaucoup d’argent ; elle a fait alliance avec l’Egypte, elle s’est bâti de splendides palais. Le bruit de ses enrichissements et de ses embellissements s’est répandu au loin. Et maintenant, que recouvrent ses murailles blanchies ? quelle population nouvelle a envahi ses quartiers magnifiques ? que se passe-t-il à l’ombre toujours austère de son antique cathédrale ? Qu’entend-on dire ?… Que rapportent ceux qui ont mission de pénétrer dans les intérieurs pour y réprimer le désordre ou y porter l’Evangile de paix ?… Informez-vous !… ou plutôt, gardez-vous bien de vous informer ! Conservez, cultivez comme un trésor votre ignorance, croyez, croyez encore à votre patrie ! Et surtout… passez le soir sans regarder ni à droite ni à gauche dans ses rues… jusqu’au jour où un ruisseau de boue et de sang, venant peut-être à s’échapper de quelque allée, vous révélera des choses dont vous n’aviez pas même l’idéeb ! — Mon Dieu, l’heure serait-elle venue où il faudra terminer aussi le tableau de nos prospérités par ces paroles lugubres : Or il arriva sur le temps de la vieillesse de cette ville que les femmes étrangères firent détourner son cœur, et son cœur ne fut point droit devant l’Eternel son Dieu, comme avait été le cœur de ses pères ?

b – Allusion à un crime commis dans une maison de débauche à la suite d’une orgie, et qui avait fait grand bruit à Genève.

A Dieu ne plaise, que j’insiste sur les détails d’un pareil sujet pour vous découvrir des plaies qu’il n’est pas même séant de nommer, moins encore de sonder ! A Dieu ne plaise que je suppose plus grand qu’il n’est en réalité, un mal qu’on dit croissant parmi nous ! Mais, frères bien-aimés, quand je vois de saints hommes de Dieu, tels que David, tels que Salomon, entraînés à de telles chutes par les séductions de la prospérité ; quand j’entends l’apôtre saint Paul, ce martyr épuisé de travaux et meurtri de persécutions, nous dire qu’il mate encore sa chair et la tient durement assujettie, de peur qu’après avoir prêché aux autres, il ne soit lui-même, rejeté ; quand je lis tant de déclarations de la Parole de Dieu nous représentant l’aise et la prospérité comme une source de tentations et de ruine, et ses entraînements comme la racine de tous les maux, ai-je tort de vous dire qu’il y a là, si vous n’y prenez garde, un danger imminent pour vos âmes ? Ai-je tort de vous crier : Soyez sobres et veillez, car le diable votre adversaire tourne autour de vous, cherchant qui il pourra dévorer !

Dire que la prospérité attache le cœur aux choses de la terre, dire qu’elle l’expose aux séductions de la sensualité, c’est signaler un troisième écueil vers lequel elle risque de nous entraîner pour notre perdition : L’oubli de Dieu !

Quel triste exemple encore de ce nouveau péril dans l’histoire de Salomon, — comme si ce prince avait été choisi pour éclairer par ses chutes, jusqu’aux dernières profondeurs de l’abîme où peut entraîner la séduction des richesses ! Il arriva au temps de la vieillesse de Salomon que ses femmes firent détourner son cœur après d’autres dieux, et son cœur ne fut point droit devant l’Eternel son Dieu, comme avait été le cœur de David son père. Et Salomon marcha après Hasthoreth, la divinité des Sidoniens, et après Milcom, l’abomination des Ammonites.

Comme il avait déjà foulé aux pieds les commandements de l’Eternel, et livré son cœur à toutes sortes de convoitises, déshonorant lui-même son propre corps, Dieu, à son tour, le livra à un esprit d’aveuglement. Il se fit des idoles et les adora.

Que de malheureux païens, nés sans Dieu et sans espérance au monde, égarés par les ténèbres de leurs passions, en même temps que par les fausses lueurs d’un instinct religieux fourvoyé, se fassent à eux-mêmes des dieux et les adorent : c’est là un sujet de profonde pitié. — Mais que Salomon, le fils de David, bercé, pour ainsi dire, dès son enfance au chant des divins cantiques du roi-prophète ; que Salomon, celui qui, en montant sur le trône, faisait à l’Eternel cette admirable requête : O Dieu, je ne suis qu’un jeune homme qui ne sait comment il faut se conduire : donne donc à ton serviteur un cœur sage et intelligent ; que Salomon, le constructeur du temple, et celui qui l’inaugurait par cette sublime prière du sixième chapitre des Chroniques ; que Salomon, le plus sage des princes, cet homme comblé de tous les dons de la nature et de la grâce, cet homme qui, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope, n’ignorait rien de tout ce qui est sous le soleil, un des élus du Saint-Esprit pour faire briller dans le monde le flambeau de l’éternelle vérité ;… que Salomon en vienne jusqu’à immoler cette sagesse si vantée sur l’autel de l’impure Hasthoreth, et jusqu’à prosterner devant l’abomination des Ammonites, son front marqué du sceau de la divine inspiration… Nous ne dirons plus quelle pitié ! mais bien quel mystère et quel enseignement !

Croit-il donc à ces divinités de mensonge et d’infamie, auxquelles il fait des encensements ? — Non, sans doute ! mais son cœur, égaré par de viles passions, éteignant les lumières de son esprit, il est mené comme un aveugle, sans résistance, par les misérables créatures auxquelles il s’est abandonné. Il bâtit de hauts lieux pour toutes ses femmes étrangères, qui faisaient des encensements et sacrifiaient à leurs dieux. — L’égarement du sens moral, entraînant chez lui la ruine du sens religieux, il ne lui en coûte plus de se prosterner devant des idoles de pierre, une fois qu’il a commencé par se prosterner devant des idoles de chair.

C’est ici, surtout, que l’exemple de Salomon ne peut être considéré que comme un exemple extrême, par la nature comme par la grandeur des séductions auxquelles il succomba. — Hasthoreth et Moloch ne sont plus à redouter aujourd’hui pour nous. Je ne veux pas même dire que l’impiété réfléchie et systématique paraisse aujourd’hui, à première vue, plus spécialement le vice des élus de la prospérité. On dirait, quelquefois au contraire, que ce soient surtout les classes misérables et souffrantes qui s’éloignent du vrai Dieu, désertent volontairement son culte, murmurent contre les lois de sa Providence, contre la Parole de son Evangile, et se cherchent ailleurs des autels. — Mais cela même n’est pas un des côtés les moins sombres de la situation.

Les masses, dit-on, s’éloignent de la foi : c’est possible. Mais, comme il faut à l’homme un Dieu, un culte, il n’est pas besoin d’une bien profonde observation pour reconnaître quel Dieu s’élève et quel culte se prépare derrière le voile de cette incrédulité. A qui, à quoi des multitudes entières commencent-elles à demander impérieusement ce qu’elles ne veulent plus recevoir du vrai Dieu : leur pain de vie, leur salut, leur unique espérance ? Vers qui, vers quoi tant d’âmes fatiguées et chargées tournent-elles leurs regards, — non pas soumis, mais avides et menaçants, — pour réclamer leur part au moins en ce monde ? Ah ! le nom du dieu serait vite prononcé, s’il le fallait : ce dieu n’est autre que l’antique Mamon, c’est-à-dire l’argent, la jouissance ! Son nom aujourd’hui est matière et prospérité matérielle. Voilà l’idole maudite qui grandit, qu’on encense… si l’on n’en vient pas un jour jusqu’à lui offrir des aspersions de sang ! — Or, dans une société où la foi semble marcher de pair avec l’aisance et l’incrédulité avec l’envie, convenez que le partage des responsabilités, n’est pas si aisé qu’il pourrait le sembler au premier abord. Malheur, a dit Jésus-Christ, — à qui ? Malheur à celui par qui le scandale arrive ! Malheur à celui qui aura scandalisé un de ces petits ! — Ne vous demandez-vous pas quelquefois si, dans ce que nous appelons avec une si tranquille approbation de nous-mêmes, l’incrédulité générale des masses, il ne faudrait pas voir pour une large part ce que Jésus appelle, Lui, le scandale des petits ? — Ce n’est qu’une question que je pose à vos consciences, du reste.

Au surplus, est-il bien certain que les favoris de la prospérité en soient les derniers adorateurs ? Et s’il est vrai que, aujourd’hui, le bien-être et la piété semblent le plus souvent se rencontrer et se donner la main, le fond répond-il bien toujours ici à la forme et la réalité aux apparences ? Etes-vous bien sûr que, dans le secret de votre âme, le culte du vrai Dieu ne recouvre pas trop souvent chez vous le culte bien plus réel et bien plus profond de votre bien-être lui-même ?

Il est écrit : Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui. Quelle place faites-vous au Dieu saint dans votre cœur, ô vous qui la faites si grande à la convoitise des yeux, à la convoitise de la chair, à l’orgueil de la vie ? — N’aimez-vous pas ces vanités qui vous occupent tant ; n’aimez-vous pas cet encens, ces hommages mondains auxquels vous paraissez quelquefois tenir si fort ; n’aimez-vous pas toutes ces choses autant et plus que Celui qui les condamne en ces termes : Je vous dis, en vérité, que nul qui ne renonce à lui-même et au monde ne saurait être mon disciple ? Diriez-vous comme le psalmiste et avec la même plénitude de sentiment : Quel autre ai-je au ciel que toi ? Je n’ai pris mon plaisir, — mon plaisir ! — sur la terre qu’en toi seul ?

Hélas ! rappelez-vous plutôt la réponse d’Ephraïm aux reproches que lui adressait l’Eternel par la bouche de son prophète Osée : Je suis devenu riche, j’ai trouvé mon idole ! — Je suis devenu riche, j’ai trouvé mon idole : n’est-ce pas trop souvent la pensée intime et secrète de votre cœur, quand nous vous faisons entendre, avec quelque franchise, la voix de l’Eternel ? — Parlez, prédicateurs, faites votre devoir, rappelez-nous l’austérité de l’Evangile ; déroulez devant nos yeux les dangers de la prospérité ; conviez-nous à la vigilance, à l’humilité, à la charité, à la reconnaissance envers Dieu et à la sévérité envers nous-mêmes ! Nous souscrivons d’avance à tous vos discours… — quoi qu’il en soit, je suis devenu riche ! — Et qui sait ? peut-être, après nous avoir entendu aujourd’hui, un moment repris par vos consciences, en rentrant dans vos demeures, en y retrouvant le sentiment de votre importance et les douceurs de votre vie facile, peut-être étoufferez-vous les derniers échos de notre voix, en vous disant à vous-mêmes : Après tout, je suis devenu riche… — Oui ! Et vous avez trouvé votre idole ! Ah ! quand on considère dans quel rapport sont encore ici les chances de relâchement avec l’influence secrète et continue des biens de ce monde sur une âme, on comprend, n’est-ce pas, la Parole du Seigneur, prononcée avec tristesse sur une des victimes de cette séduction : Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est à un riche d’entrer dans le royaume des cieux ; on comprend ce qui faisait dire à l’apôtre saint Jacques, par une juste appréciation des diverses conditions terrestres dans leur rapport avec la vocation céleste d’un chrétien : Que le frère qui est de basse condition se glorifie dans son élévation, et que le riche, au contraire, s’humilie dans sa basse condition ! — Quand on considère, surtout, avec quelque sérieux ces divers écueils auxquels je viens de vous rendre attentifs : l’attachement à la terre et à ses biens, l’entraînement à la sensualité, l’éloignement et l’oubli de Dieu, conséquences si ordinaires de la prospérité, quand elle n’est pas accompagnée d’une continuelle vigilance, on comprend comment Dieu, dans sa miséricorde, n’abandonne pas ses enfants à une séduction si perfide, sans en venir tôt ou tard rompre le charme par ces dispensations amères au premier moment, mais qui font dire ensuite avec David : O Eternel ! il m’est bon d’avoir été affligé. Autrefois, je courais à travers champs, mais maintenant j’aime ta loi !

Ainsi, en fut-il vraisemblablement de Salomon. Car l’Ecriture, — sans toutefois se prononcer d’une manière absolue sur cette question, dont notre curiosité voudrait bien avoir le dernier mot, mais qu’il a été plus sage, sans doute, de laisser indécise, — l’Ecriture, dis-je, nous permet d’espérer que Salomon se releva de ses désordres, et mourut dans le détachement et dans la foi, après avoir composé ce beau livre de l’Ecclésiaste, qui commence et finit par ces mots singulièrement dignes d’être médités pas les enfants de la prospérité : Vanité des vanités : Tout est vanité. — Crains Dieu et garde ses commandements, car c’est là le tout de l’homme !

Mais, s’il est vrai que Salomon revint à l’Eternel, ce ne fut, vous le savez, qu’après avoir entendu la menace des châtiments qui allaient fondre sur lui, sur sa famille et sur son royaume à cause de lui, — et les avoir vus, en partie, se réaliser.

Une menace, un avertissement lui suffit. Des menaces, des avertissements… combien souvent déjà Dieu ne nous en a-t-il pas fait entendre ! Ouvrez les yeux, prêtez l’oreille, soyez attentifs ! — Voyez comment, depuis quelques années, les plus redoutables fléaux, la guerre, le choléra, la famine, se promènent autour de nous, jonchant de deuil et de ruines les nations qui nous avoisinent, arrivant quelquefois jusqu’à nos portes et toujours retenus par cette volonté puissante de Celui qui dit aux flots de la mer : Vous n’irez pas plus loin ! — Serons-nous donc toujours épargnés ? Qu’avons-nous fait pour y compter ? Déjà le vent favorable de la prospérité, qui semblait devoir toujours durer, est tombé pour faire place insensiblement à un calme plat plein de malaise et d’inquiétude. Qui nous dit que ce calme n’est pas précurseur de quelque orage ? Il y a des commencements de souffrance parmi nous ; mais surtout il y a un fond d’angoisse, le ciel a perdu sa sérénité et ce ne sont pas seulement les têtes couronnées qui croient entrevoir des points noirs à l’horizon. Chaque nouvelle année qui s’ouvre ne semble-t-elle pas nous rappeler je ne sais quelle échéance de calamité, de plus en plus rapprochée et de plus en plus inévitable ? Chacun n’attend-il pas pour le printemps, pour l’été, — les plus confiants disent pour un autre printemps, pour un autre été, — je ne sais quels grands événements qui ne peuvent être que des grandes catastrophes ? — Et en attendant l’épreuve par coups isolés, ne continue-t-elle pas à frapper à droite et à gauche, tantôt l’un, tantôt l’autre, par la ruine, par la maladie, par le deuil ? — N’est-ce pas le moment, plus que jamais, enfin, pour tous et pour chacun, d’écouter la voix grave qui nous dit : Pécheurs, sentez vos misères et menez deuil, que votre ris se change en pleurs et votre joie en tristesse ! Humiliez-vous en la présence du Seigneur et il vous élèvera ! — Approchez-vous de Dieu et il s’approchera de vous ?

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant