Homélies

Riche et sage

Les richesses du sage lui sont une couronne.

(Proverbes 14.24)

Il y a un mal fâcheux que j’ai vu sous le soleil ; c’est que les richesses sont conservées à un homme afin qu’il en ait du mal. — Telle est la réflexion que se faisait à lui-même l’auteur de l’Ecclésiaste, Salomon, lorsque, revenu de ses égarements, il en considérait la cause, et ne pouvait s’empêcher de la voir dans ces écueils de la prospérité temporelle auxquels je vous rendais attentifs Dimanche dernier. Et l’on comprend sans peine qu’il en voulût à ces richesses, qui lui avaient été un piège et l’avaient fait si rapidement et si fatalement déchoir de ses glorieux débuts.

Mais faut-il donc croire que la prospérité et les richesses ne soient accordées à quelques-uns par notre Père qui est au ciel, que pour leur être une occasion de chute et les induire en tentation ! Et ce mal fâcheux que Salomon a vu sous le soleil, à savoir que les richesses sont conservées à un homme pour qu’il en ait du mal, est-il un mal inévitable ?

Non ! sans doute. Et si malgré les précautions que j’avais prises, frappés des écueils si nombreux et si perfides que je vous ai signalés dans la prospérité temporelle, vous avez pu conserver de nos paroles une crainte de cette nature, je crois de mon devoir aujourd’hui, sinon de la combattre, du moins de la renfermer dans ses justes limites, en achevant de vous instruire sur cet important sujet.

Hélas ! j’aurais une manière bien simple, de vous rassurer si je le voulais, et de vous montrer qu’en vous accordant les richesses en partage, Dieu ne vous a pas placés nécessairement dans une condition inférieure quant au salut à celle du reste des hommes : ce serait de vous découvrir les écueils des autres conditions comme je vous ai rendus attentifs à ceux de la vôtre.

Pensez-vous que la misère n’ait pas ses périls aussi bien que la prospérité, par exemple ? Ne croyez-vous pas que les infortunés qui ont à lutter incessamment contre le besoin, auraient sujet de se plaindre aussi de ce que leur situation est celle qui laisse à l’âme le moins de liberté, qui multiplie le plus autour d’elle les tentations de toute espèce, surtout qui risque le plus de la porter à la révolte par l’aigreur et le découragement ? N’y a-t-il pas quelque chose d’effrayant, de mystérieusement effrayant, dans la presque prédestination de tant de misérables dont on se demande en vérité comment ils auraient pu échapper au vice et au crime dans les bas-fonds de l’extrême pauvreté ?

O Dieu, ne me donne ni pauvreté, ni richesse, disait Agur. Et nous disons comme lui. Cependant la médiocrité elle-même, suivant la disposition qu’on y apporte, ne peut-elle pas présenter tour à tour les périls de la pauvreté et ceux de la richesse ? Ne risque-t-elle pas, plus que l’une et que l’autre, peut-être, d’encourager dans une âme la tiédeur et la propre justice, d’éteindre en elle la flamme de tous les enthousiasmes, et de la ramener sans cesse, par son propre poids, à cette médiocrité spirituelle qui est sans contredit la pire de toutes les conditions pour une âme ?

Mais si toute condition a ses écueils et ses dangers, toute condition a aussi en retour ses ressources et ses privilèges. Et plus les périls sont grands, plus aussi sont grands les avantages qui leur correspondent. La prospérité temporelle que j’ai cru devoir dénoncer à votre vigilance, vous rend la tâche plus difficile, c’est possible ; elle vous impose de plus grands devoirs, vous expose à de plus grandes chutes, fait peser sur votre conscience une responsabilité plus redoutable. Ne vous plaignez pas toutefois. A cette condition, elle est aussi un privilège plus grand, plus noble, plus désirable. Je dis un privilège même dans le sens spirituel et chrétien, pour le bien de votre âme, et pour la plus grande gloire de Dieu. L’Ecriture elle-même le dit, et peut-elle le dire en termes plus expressifs que dans cette parole de mon texte : Les richesses du sage lui sont une couronne ?

Faut-il commencer par déterminer l’idée que nous devons nous faire de l’homme sage ? Ce sera vite fait, parce que, au fond, cette idée est très nette dans votre esprit. Nous ne sommes pas ici dans une école de philosophie, mais dans une église chrétienne : L’homme sage, c’est le converti devenu un enfant de Dieu, dont nous vous avons tracé l’histoire et le portrait dans nos deux premiers discours de cet hiverc. Racheté par le précieux sang de Jésus-Christ, c’est un homme qui ne s’appartient plus à lui-même. Il a un idéal devant les yeux : la perfection ! Soyez parfaits, a dit Jésus-Christ, comme votre Père qui est dans les cieux est parfait. Or, il n’y a pas deux perfections : il n’y en a qu’une, la même pour le riche et pour le pauvre.

c – Une homélie sur la conversion, qui n’est pas dans le présent recueil, et l’homélie sur Comme des enfants qui le termine.

Mais si la vie chrétienne est une dans son essence, à chaque condition sont attachés certains devoirs spéciaux, d’où dépendent aussi certaines bénédictions spéciales. Or ce sont les bénédictions correspondant aux vertus spéciales par lesquelles le riche chrétien est appelé à sanctifier l’usage de ses biens, qui embellissent sa vie, qui enrichissent son âme, qui l’honorent aux yeux de Dieu et des hommes, qui lui tressent en un mot cette couronne dont parle mon texte.

Le catéchisme, d’accord en cela avec saint Paul, nous enseigne qu’il y a trois catégories de devoirs : devoirs envers nous-mêmes, devoirs envers le prochain, devoirs envers Dieu. Voyons comment la prospérité peut être sanctifiée et transformée en couronne dans cette triple application de la vie chrétienne.

En nous donnant des biens, Dieu nous permet d’en faire un premier usage pour nous-mêmes. — Vous en êtes bien persuadés.

L’or est à Lui, l’argent est à Lui. C’est Lui qui appauvrit et qui enrichit. Quand il lui plaît de placer quelques-unes de ses créatures dans une condition temporellement plus avantageuse que celle du grand nombre, il les fait naître de parents déjà aisés eux-mêmes, il bénit leur travail, il fait produire leurs champs et prospérer leurs entreprises. En leur donnant l’abondance, il ne leur ordonne pas la disette. Il ne prescrit pas la faim, la soif, le froid, les privations, quand il prodigue les moyens de se mettre à l’abri de ces maux. Ce que Dieu donne de richesses et de biens à un homme, quel qu’il soit, dit l’Ecriture, et dont il le fait maître pour en manger, pour en prendre sa part, et pour se réjouir de son travail, c’est là un don de Dieu. Tout ce que Dieu a créé est bon, est-il écrit ailleurs, et rien n’est à rejeter.

Sous toutes les réserves que nous vous avons indiquées, et en vous tenant en garde contre l’abus, il est aussi naturel que vous jouissiez de la facilité de satisfaire les besoins de la vie présente, quand Dieu vous en fait maître, qu’il l’est que vous jouissiez de votre bonne santé, quand Dieu vous met à l’abri de maladies ; qu’il l’est que vous jouissiez de votre famille, quand Dieu vous accorde une famille heureuse et bénie ; qu’il l’est que vous jouissiez de vos facultés, quand il vous accorde le privilège d’être heureusement doué. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de nous infliger à nous-mêmes des épreuves, pas mieux celle de l’indigence que celle du deuil ou de la maladie. L’homme sage use de tout. Mais en quoi il se distingue et montre sa sagesse, c’est qu’il use de tout avec actions de grâces. Tout ce que Dieu a créé est bon, rien n’est à rejeter… étant pris avec action de grâces, ajoute l’apôtre.

Ne craignons pas de le dire : C’est en soi un grand privilège, dans ce monde de misère et de souffrance, que d’être à l’abri du besoin, et d’ignorer aussi bien les inquiétudes poignantes d’un avenir sans ressources, que l’épreuve aux mille faces qu’apportent jour après jour avec elles, la gêne et l’indigence. C’est un grand privilège de savoir que le pain ne manquera pas, qu’on aura de quoi se vêtir, de quoi se chauffer, de quoi payer le médecin, les remèdes, le régime, le traitement, le changement d’air, si quelqu’un vient à tomber malade dans la maison. C’est un grand privilège que de se sentir pour soi-même et pour les siens, un peu de marge à côté du strict nécessaire. Que de petites souffrances sans nom, vous sont par là épargnées ! Que de petites bénédictions, sans nom pareillement, vous sont par là prodiguées !

Ah ! je sais bien que ce privilège s’avilit et se rabaisse jusqu’au niveau d’une chose mauvaise, pour l’homme qui use du bienfait comme la brute, sans voir le bienfaiteur. On dirait d’un bonheur dérobé, injuste, immoral, le bonheur terrestre entre les mains de celui qui ne le rapporte qu’aux circonstances et à lui seul.

Mais entrez dans les pensées d’un enfant de Dieu qui ne peut voir autre chose dans les biens dont il jouit sur la terre que les caresses tendres et délicates de son Père qui est au ciel. Le matin, à son réveil, quand peu à peu il reprend conscience de lui-même, et que la pensée lui revient de toutes les bénédictions diverses dont se compose le tissus de sa vie, son âme s’élève aussitôt à la considération de ce Dieu qui veille sur lui et qui ne le laisse manquer de rien ; il se sent entouré d’une vivifiante atmosphère d’amour et de protection ; chaque objet sur lequel se porte le regard de ses yeux ou celui de son cœur, la demeure chaude et commode qu’il habite, la couche sur laquelle il vient de goûter un bienfaisant repos, l’air pur qu’il respire, les aliments sains et fortifiants qui le nourrissent, les occupations conformes à ses goûts auxquelles il se livre pendant la journée, ses entreprises qui sont en voie de prospérité, la considération dont il se voit entouré, ses amis qui sont en grand nombre, le bien que sa situation lui permet d’accomplir, l’influence salutaire qu’elle lui assure au dehors, les joies cachées mais ineffablement douces que lui réserve le foyer domestique, une épouse dont les années n’ont fait qu’éprouver la tendresse, des enfants qui grandissent sous ses yeux et commencent à combler son attente… toutes ces richesses, il ne les voit pas seulement comme des richesses autour de lui sur la terre, il les voit d’abord dans leur source même, dans la pensée de son Père céleste, comme autant d’intentions et de grâces, conçues, préméditées et préparées de longue main, qui toutes parlent à son cœur, parce qu’elles lui parlent d’un autre cœur qui l’a aimé le premier. Chaque jour il apprend à répéter, comme David, à son âme attendrie : Mon âme, bénis l’Eternel et n’oublie aucun de ses bienfaits. C’est lui qui garantit ta vie de la fosse, qui te couronne, de gratuité et de compassion. Des mêmes compassions dont un père est ému envers ses enfants, l’Eternel est ému envers ceux qui le craignent. Mon âme, bénis l’Eternel et que tout ce qui est en moi bénisse le nom de sa Sainteté.

Je ne crains pas que l’homme dont je parle s’attache d’une manière dangereuse à des biens qu’il sanctifie ainsi par la reconnaissance. Il les appréciera sans doute comme un autre, mieux qu’un autre. Mais les tenant de l’Eternel, et les lui rapportant, il ne pourra les considérer que comme un prêt, un dépôt qui peut lui être redemandé à chaque instant. S’il s’y attache, ce ne sera qu’en se sentant par eux rattaché toujours plus étroitement à l’Eternel lui-même, en qui il apprend à voir toujours mieux son vrai, son seul, son suprême, son souverain bien.

Je ne crains pas non plus qu’une prospérité sanctifiée par la reconnaissance appesantisse l’âme et la rende moins apte à courir dans la carrière qui lui est ouverte. La reconnaissance, n’est-ce pas le pain quotidien de la vie chrétienne, l’aliment de la foi, le grand ressort de la sanctification. Tous sont appelés à la reconnaissance, toujours et pour tout, même le pauvre dans son indigence, même le malade dans ses souffrances, même l’affligé dans ses larmes : Rendez grâces à Dieu pour toutes choses en notre Seigneur Jésus-Christ ! Mais combien ce devoir n’est-il pas rendu plus aisé, quand la vie tout entière n’est qu’une trame de bénédictions qui semblent vous convier d’elles-mêmes à chaque pas à bénir l’Eternel !

Je ne crains pas, enfin, que les biens de la terre détachent de ceux du ciel l’homme qui sait toujours les rapporter à Dieu. Au contraire ! comme en Dieu tout se tient, les premiers lui rappelleront les seconds et il ne pourra les séparer dans l’expression de sa reconnaissance : — Celui qui garantit ma vie de la fosse et qui rassasie ma bouche de biens, n’est-ce pas le même, qui me pardonne toutes mes iniquités et qui guérit toutes mes infirmités ? Celui qui me donne tant d’autres choses, n’a-t-il pas commencé par me donner son Fils, son bien-aimé, son unique ? Je le bénirai de tous ses dons sans doute, mais combien plus de son don ineffable ! Je m’efforcerai de n’oublier aucun de ses bienfaits, mais surtout je ferai en sorte que chacun de ses bienfaits me rappelle sous une forme ou sous une autre son premier et son plus grand bienfait. Je le bénirai de cette vie paisible qu’il me permet de passer au milieu de mon pays et de ma parenté ; mais combien plus de cette paix intérieure dont il garde mon cœur en Jésus-Christ, et qui surpasse toute connaissance. Je le bénirai pour l’héritage de mes pères ; mais combien plus pour l’héritage incorruptible qu’il me tient lui-même en réserve dans les cieux. Je le bénirai de cette famille, source de mes joies les plus pures ici-bas ; mais combien plus de la famille céleste dans laquelle il m’a introduit en m’adoptant à lui par Jésus-Christ, dont il est Lui-même le tendre père, tout en tous, dans un séjour où il n’y a plus ni séparations, ni larmes, ni deuils !

Ah ! possédées dans un semblable esprit, ne peut-on pas dire que les richesses cessent d’être pour le sage un danger et lui deviennent une couronne ?

Hélas ! tandis que je vous traçais tout à l’heure le tableau des douceurs d’une vie aisée et à l’abri du besoin, tandis que je vous mettais en quelque sorte à l’aise pour jouir sous le regard de Dieu et avec actions de grâces, de la part de bonheur qu’il vous a accordée ici-bas, votre pensée ne s’est-elle pas involontairement portée comme la mienne sur le fait que, tout à côté de vous, dans la maison de votre frère, règnent au contraire la gêne, le besoin, la souffrance, et n’avez-vous pas entendu comme une voix intérieure qui vous criait plus haut que la mienne : — Ce n’est pas tout d’être heureux : Tu as une dette envers ton frère ?

Ecoutez-la, cette voix. Laissez-vous rendre par elle attentifs à ce fond de souffrances,… sur lequel les existences privilégiées comme la vôtre se détachent ci et là tout au plus, comme pendant la nuit les astres se détachent sur les sombres profondeurs du firmament. Laissez-vous par elle conduire en imagination dans l’intérieur de ces maisons dont vous ne voyez trop souvent que le dehors ; pénétrez dans le détail des familles qui les habitent ; figurez-vous leurs besoins, leurs privations, leurs angoisses peut-être. Représentez-vous la part de ces souffrances qui pourrait être soulagée, par une part seulement de votre superflu,… puis songez au privilège d’être entre les mains de Dieu l’administrateur de ce bienfait.

Voici un père et une mère qui s’épuisent pour nourrir leur famille, souffrant les plus cruelles angoisses quand le travail vient à manquer, parce que c’est le pain qui manque alors sur la table paternelle, souffrant journellement quand il leur faut constater le triste fait qu’une nourriture insuffisante ne procure à leurs enfants qu’une santé insuffisante également :… pouvoir soulager délicatement ce père et cette mère, soulever le poids qui oppresse leur cœur, les faire vivre dans la douce confiance qu’un ami intelligent et dévoué veille sur eux, prêt à leur venir en aide à l’heure de la détresse… un peu comme cet autre Bienfaiteur que nous avons au ciel ! Songez à cela !

Voici un malade qui souffre sur un méchant lit, à peine entouré des soins strictement nécessaires à son état, contraint par la misère à se priver d’aliments appropriés à sa faiblesse, de remèdes, peut-être, qui pourraient lui procurer quelque soulagement :… pouvoir aller comme Jésus auprès de lui pour lui faire du bien ; être à même de lui apporter, sinon le miracle de la guérison, du moins ces miracles d’adoucissement que l’argent permet de multiplier indéfiniment, lui faire sa chambre plus chaude, son lit plus tendre, sa nourriture plus saine, ses nuits meilleures, son cœur plus tranquille !… Songez à cela !

Voici un enfant que la misère empêche ses parents de surveiller, et qui végète comme une mauvaise plante, abandonné à toutes les convoitises de son cœur, comme à tous les exemples et à toutes les tentations de la rue :… pouvoir recueillir cet enfant, le retirer de la perdition, lui faire donner une bonne éducation, faire de lui un honnête homme, un chrétien, sauver en lui ce qui était perdu, rendre la vie à ce qui était déjà la proie de la mort !… Songez à cela !

Voici une jeune fille qui s’avance à grands pas vers l’âge du mal ; la tentation l’attire, la misère la pousse vers l’abîme ; l’apprentissage d’un état lui permettrait de gagner honnêtement sa vie ; quelques années passées sous une bonne et chrétienne surveillance ; quelques mois de pension… quelques pièces d’or, jetées avec discernement dans la balance de sa destinée, suffiraient peut-être à la faire pencher pour jamais du côté de l’honnêteté et du salut :… posséder cette précieuse ressource et pouvoir la consacrer à cette œuvre excellente !… Songez à cela !

Vous vous lasseriez de m’entendre plus vite que je ne me lasserais de parler, et je me lasserais de parler plus vite que Dieu ne se lasserait de me donner de quoi parler, si je voulais énumérer l’infinie variété d’occasions semblables, toutes plus touchantes les unes que les autres, qu’il sème sur votre route :… pouvoir relever en passant chacune de ces occasions et semer à chaque pas une égale variété de bienfaits… pouvoir avec ce même argent que l’Ecriture appelle la racine de tous les maux, s’en aller de lieu en lieu répandre l’aide, la consolation, la délivrance, le salut, tous les biens…. encore une fois, songez à cela ! Et si en y songeant, votre cœur ne s’émeut pas, c’est, je le crains, que ce cœur n’est pas encore celui du sage dont nous avons entrepris de raconter aujourd’hui les joies pures au sein des privilèges de la prospérité.

Mais je ne veux pas même le supposer. Tant pis pour vous, si ce que je vais dire ne vous concerne pas. Je me représente un riche chrétien, dans toute la vérité et toute la pratique de ce beau nom. Et pour le dire en passant, si tous les riches n’ont pas le privilège d’être chrétiens, le privilège d’être riche n’est-il pas à la portée de tous les chrétiens ? En tout cas, pour cela il n’est pas besoin de posséder des millions : une pauvre femme déposant deux pites dans le tronc des aumônes était riche aux yeux de Jésus-Christ. On peut avoir des ressources très limitées pour soi-même, et quand le cœur y est, les voir néanmoins se multiplier indéfiniment pour les autres. Les premiers bienfaiteurs de l’humanité n’avaient ni or ni argent. Ne dites donc pas : Si j’étais riche ! Vous l’êtes au moins autant qu’eux. — Je me représente donc un riche chrétien et je compte les rameaux dont va se tresser sa couronne dans ce seul domaine de la bienfaisance et de la charité.

Premier rameau : la joie ineffable que laisse après elle dans une âme la conscience d’un bienfait accompli, joie qui veut être sanctifiée sans doute, mais qui dans son essence même et par la vertu du Saint-Esprit, n’en est pas moins la joie la plus pure, la plus désintéressée, la plus élevée, la plus saine et la plus sainte qu’un homme puisse goûter sur la terre, car elle fait penser, quoique d’infiniment loin, à l’éternelle félicité de Celui qui a dit : Ma gloire, c’est ma bonté !

Second rameau : la considération dont ne tarde pas à se voir universellement entouré celui qui, ayant une fois connu la joie de faire le bien, n’en veut plus connaître d’autres : pauvres et riches, bons et mauvais, ceux qui ont part à ses bienfaits et ceux qui n’en sont que les témoins, tous indistinctement apprennent à le respecter et aie bénir, tous s’honorent de le connaître, et s’il est réellement un riche au sens vulgaire de ce mot, tous conviennent à l’envi et se plaisent à répéter que la fortune est une belle chose entre ses mains.

Troisième rameau : La reconnaissance des obligés envers le bienfaiteur…. Ne demandez pas trop de fleurs à ce rameau-là…. ou plutôt ne lui en demandez point du tout. Mais, si de lui-même il lui arrive d’en porter quelque-unes, convenez quelles sont au nombre des plus suaves et des plus parfumées. La reconnaissance est un sentiment délicat, qui a sa pudeur, et ne veut pas être provoqué. Elle ne se mesure pas d’ailleurs à l’éclat des démonstrations, et pour qui a acquis l’intelligence des choses du cœur, il y a tel serrement de main, tel regard profond, tel sanglot étouffé, telle parole toute simple — Vous m’avez réconcilié avec Dieu…. Je vous dois la vie de mon enfant ! — qui lui révélera tout à coup la sublime beauté de ce qu’a dit Jésus-Christ : Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir !

Oui ! même dans ce monde de péché, d’ingratitude et d’égoïsme, par une grâce toute gratuite du Seigneur, la bienfaisance porte avec elle-même sa couronne. Mais, quand elle y devrait renoncer sur la terre, ce ne serait que pour la retrouver plus brillante et plus glorieuse dans le ciel, selon qu’il est écrit : Celui qui donne aux pauvres prête à l’Eternel.

A Dieu ne plaise que je vous donne à penser en aucune manière et en aucune mesure, que l’aumône nous mérite le ciel ! L’Evangile, comme on l’a si bien dit, se réduit à un nom qui est celui de Jésus, et à un mot qui est celui de grâce. Les biens que Dieu nous a prêtés, le Ciel même qu’il nous offre en Jésus-Christ, ne sont-ce pas autant d’aumônes qu’il nous fait, à nous, misérables pécheurs dénués de tout mérite et de toute justice ? Mais s’il est vrai, néanmoins, que, par une sage volonté de Dieu, nous soyons, nous-mêmes, les propres artisans de notre plus ou moins grand bonheur ; s’il est vrai que nous devions moissonner là-haut ce que nous aurons semé ici-bas, que celui qui aura peu semé doive moissonner peu, et que celui qui aura semé abondamment moissonne abondamment ; s’il est vrai que même avec des richesses injustes, nous puissions nous faire des amis qui nous attendent dans le ciel ; s’il est vrai qu’il n’est personne qui ait donné, ne fût-ce qu’un verre d’eau froide, à l’un de ces petits et qui en perde sa récompense ;… s’il est vrai, surtout, ô mon Sauveur, que ce soit toi-même que nous ayions le privilège d’assister, dans la personne de-ces pauvres qui ont faim, qui ont soif, qui sont nus, malades ou en prison ;… s’il est vrai, en un mot, qu’après nous avoir comblés de tes richesses éternelles, tu nous permettes encore de nous dépouiller, pour toi, de quelque portion de nos biens périssables… Ah ! il est vrai, aussi, il est adorablement vrai que les richesses de celui qui sait te les consacrer de la sorte, lui sont une couronne !

Il est un dernier point de vue sous lequel les richesses se présentent comme un privilège pour le chrétien qui sait en sanctifier l’usage. — De combien de manières ne peuvent-elles pas seconder son désir de contribuer, pour sa part, à la manifestation de la gloire de Dieu et à l’avancement de son règne ?

S’agit-il, pour lui-même, de grandir dans la connaissance et dans la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, de chercher les choses qui sont En-Haut et de s’intéresser à celles de Dieu sur la terre : — L’argent, c’est la liberté, quand on le veut bien. Qu’est-ce qui empêche tant d’hommes de s’appliquer, comme nous le voudrions, aux choses de l’âme et du Ciel ? Hélas ! c’est qu’ils sont à l’attache, penchés vers la terre, absorbés par le souci d’une vie à gagner, d’une famille à nourrir. Vous qui ne connaissez pas l’esclavage du strict nécessaire et qui êtes bien maîtres de ne pas vous créer celui du superflu, rien ne vous empêche de vous élever et de vous tenir aussi habituellement que vous le voulez dans les pures régions du monde spirituel. — L’argent, c’est du temps. Ce qu’on nous objecte le plus souvent, quand nous recommandons à certaines personnes les habitudes religieuses, l’étude des Ecritures, les bonnes lectures, c’est que leurs journées sont remplies d’autre part et que le temps leur manque. Je ne me fais pas aujourd’hui le juge de cette excuse. Mais ce que je sais, c’est qu’elle n’existe pas pour le chrétien dans l’aisance : A vous donc l’étude religieuse, les lectures suivies et ordonnées, à vous de vous tenir au courant, d’être les premiers à recevoir les nouvelles du royaume des cieux, les premiers à les répandre ; à vous le privilège d’être, dans le monde chrétien, à la fois, les foyers qui rassemblent la lumière et les foyers qui la dispersent ! — L’argent, ce sont des amis encore. N’est-ce pas un des privilèges de la richesse, que de vous permettre d’approcher un grand nombre des hommes dont le nom, les écrits ou les œuvres, ont attiré votre attention ?

Quelle faveur inappréciable, que celle de pouvoir se former une famille étendue, un cercle choisi parmi ces serviteurs de Dieu qui, en tout pays, contribuent à l’avancement de son règne et à la gloire de son nom ! Il nous est dit : N’oubliez pas l’hospitalité par laquelle quelques-uns même ont logé des anges, quoiqu’ils n’en savaient rien. N’est-ce pas l’hospitalité qui mit en relation si intime la Sunamite avec Elisée, Philémon avec saint Paul, Marthe, Marie et Lazare avec le Seigneur Jésus-Christ ? Et que de fois n’est-il pas arrivé à ceux que Dieu met en position d’exercer ce devoir avec libéralité, de former ainsi des relations, dont les conséquences, indéfiniment bénies, rappellent ces grands exemples !

S’agit-il de faire aimer et respecter l’Evangile dans le monde, selon qu’il est écrit : Faites luire votre lumière devant les hommes, afin qu’en voyant vos, bonnes œuvres, ils soient amenés à glorifier aussi votre Père qui est dans les cieux ? — Chacun, dans sa sphère, est appelé à devenir un prédicateur, muet ou parlant, de la vérité, qui fait la vie de son âme : le malade, sur son lit de souffrance, la proclame par sa douceur, sa patience, sa résignation ; le pauvre, dans sa misère, lui rend hommage par sa confiance, son esprit de contentement, sa sérénité, son humilité ; l’affligé glorifie le Dieu de toutes consolations par sa foi, sa paix intérieure, sa joyeuse espérance. — Mais qui est plus avantageusement placé, pour faire briller au loin sa lumière, que le riche chrétien, s’il est fidèle ? Sa position élevée, la considération dont il est entouré, ses nombreuses relations, tout, en un mot, ce qui le met en vue malgré lui, met en vue avec lui son christianisme. C’est lui qui est comme une ville placée sur une haute montagne. On sait que l’exemple exerce principalement son influence de haut en bas, dans le bien comme dans le mal. Un riche corrompu peut être, pour toute la contrée, une peste publique ; un riche sage et chrétien, au contraire, attire, plus qu’un autre, les regards sur l’Evangile par le témoignage de sa fidélité. L’instinct public sait fort bien tenir compte des écueils de sa situation, dans l’hommage qu’il rend en lui au caractère chrétien. Son humilité, la simplicité de ses mœurs, son dévouement et sa bienveillance touchent et instruisent davantage ; il n’y a pas jusqu’aux libéralités de sa bourse, dont le prix est plus que doublé par cette simplicité et cette affabilité dans les manières, dont le charme est d’autant plus grand qu’il est plus inattendu. Nous avons entendu un vieillard, longtemps rebelle et contredisant, amené finalement à la foi du petit enfant, nous dire : « Monsieur le pasteur, le premier appel qui m’ait rendu attentif, c’est l’exemple de Monsieur un tel (un riche chrétien). En le voyant si bon, si simple, je me suis dit : Il y a là quelque chose, et ça m’a donné à penser. » — « Ah ! pour celle-là, on peut compter que c’est une chrétienne », dira-t-on, ailleurs, en parlant d’une dame riche, « ce n’est pas pour son argent, mais rien que de la voir entrer, ça fait déjà du bien. Elle se met là, elle nous cause comme si elle était de la même sorte que nous. » — Vous ne savez pas, riches chrétiens, combien souvent, dans la maison du pauvre et jusque devant la conscience de l’incrédule, vos richesses pourraient devenir une couronne, presque une couronne de lumière.

Je n’ai pas craint m’étendre un peu sur ces détails, qui ont leur importance, et dont nous avons rarement l’occasion de vous entretenir, comptant sur votre cœur, sur votre patriotisme et sur le sentiment le plus élémentaire de votre responsabilité de chrétien, bien plus que sur les développements dont je pourrais l’accompagner, pour donner toute sa force à ce qu’il me reste à vous dire.

Quand j’ai dit que les richesses du sage pouvaient lui devenir une couronne, en étant entre ses mains un moyen de concourir à l’avancement du règne de Dieu et à la manifestation de sa gloire, vous avez tout de suite compris que la plus évidente application de cette vérité était dans le privilège de pouvoir soutenir, et soutenir largement, ces œuvres chrétiennes, qui ne demandent votre argent que pour le changer en fruits de conversions, de consolations et de vie éternelle. Et, certes, vous avez bien compris ! Comprenez bien seulement encore sous quel aspect particulier, saisissant, solennel même, ce privilège doit vous apparaître aujourd’hui.

Je vous traçais, Dimanche dernier, un tableau que vous avez pu trouver bien sombre et que je voudrais croire trop sombre, quoique je ne le puisse pas, des déplorables effets de la prospérité sur nos mœurs. Je vous ai montré une Genève qui suit le chemin des grandes villes, la voie large et spacieuse qui mène — aussi les villes — à la perdition. A Dieu ne plaise que je me fasse, au milieu de vous, un prophète de malheur ! Mais il faudrait se fermer les yeux et se boucher les oreilles, il faudrait ne pas vous entendre, et ne pas lire dans le cœur des meilleurs d’entre vous, pour ne pas reconnaître avec tristesse, qu’il y a une Genève qui s’en va :… C’est celle de nos pères !

Nous permettrez-vous d’espérer qu’il y en a une autre qui s’élève, une Genève spirituelle, dont les destinées, après Dieu, sont entre vos mains, une patrie pour nos âmes, qui pourrait encore avoir sa place marquée, et une noble place, dans le champ de la grande mission que l’Eglise de Christ poursuit ici-bas… que dis-je ? qui pourrait devenir, pour la seconde fois, une forteresse, un point de ralliement, un lieu de refuge et de réconfort, dans les jours d’épreuves et de crise, que l’avenir semble présager au peuple de Dieu ? — Les bases de cette cité nouvelle existent, sans doute, ses fondations sont jetées. — Je les vois, et elles sont bonnes, — dans ces institutions, grandes et petites, que vous connaissez aussi bien que moi, qui, depuis notre chère et antique Eglise, jusqu’à de modestes comités de dames ou de jeunes filles, se sont réparti la tâche, infiniment variée, de faire resplendir la bienfaisante lumière de l’Evangile parmi nous, et de la répandre au dehors ? — Mais, ce n’est pas tout que les fondations existent, il faut que les murs s’élèvent. Or, j’entends dire que, sur tous les points, le travail est arrêté faute d’argent. Il n’est presque pas une œuvre entreprise qui ne soit retenue dans son essor, quelquefois même obligée de réduire ses bienfaits, parce que les ressources matérielles lui manquent : Le flot de population étrangère qui nous submerge n’est point évangélisé comme il devrait l’être, nos coreligionnaires disséminés ne sont pas visités comme ils pourraient l’être, nos veuves et nos orphelins sont en souffrance… que sais-je, enfin ? n’a-t-il pas été question de supprimer jusqu’à la distribution des Bibles qui se donnent à l’occasion des mariages, parce que vos diaconies, parce que vos sociétés bibliques, parce que vos comités d’évangélisation, manquent d’argent ?…

Vous ne le saviez pas, sans doute, sans quoi, vous ne l’auriez jamais permis ! — Mais, maintenant, vous comprenez, n’est-ce pas, la grande, la belle, la patriotique et urgente tâche qui vous incombe ? Faites-vous donner la liste de ces œuvres que je viens de vous rappeler. Et à vous de vous les répartir ! à vous de prendre charge et responsabilité de la part que vous vous serez, chacun à vous-mêmes, assignée !… Et qu’il soit bien entendu que ce n’est pas, ici, une aumône ; il faut que cela devienne une affaire, que cela figure dans votre budget ordinaire, dans vos dispositions testamentaires, dans les principes que vous inculquez à vos enfants, et dans les recommandations sacrées que vous leur laissez après vous ! Il faut que vous compreniez le devoir de faire retourner régulièrement à Dieu, par cette voie, une part au moins, mais une part régulière, de ces biens qu’il vous prête, et dont vous n’êtes, après tout, que les administrateurs ! Il faut, enfin, que vous mettiez votre ambition, votre sainte et juste ambition, vous, riches chrétiens, à nous rendre en bien et au centuple, par le bienfait d’une prospérité sanctifiée, le mal que nous a fait la prospérité corruptrice du mauvais riche, et que, à cause de vous, je ne veux pas appeler irréparable !

Mais que parlé-je de riches ?…. Est-il donc ici question de chiffres, ou de caractères ? L’homme le plus riche parmi vous, voulez-vous que je vous le désigne ? C’est celui qui a la conscience la plus haute et le cœur le plus large. Réfléchissez donc avant de vous récuser. Les riches dont je parle, il y en a parmi les riches, grâces à Dieu, il y en a aussi parmi les pauvres, et Jésus en a sans doute remarqué plus d’un parmi ceux qui déposent les plus petites pièces à la porte de ce temple. Mais je voudrais que toute la classe intermédiaire se rangeât dans le nombre, et que chacun comprît qu’il s’agit ici d’un devoir qu’il n’est pas plus permis de renvoyer à son frère que tout autre devoir. Saint Paul écrivait aux Corinthiens : Il n’y a pas beaucoup de riches parmi vous. Je voudrais, moi, qu’il n’y en eût que de tels parmi vous, afin que vous ayiez tous part à cette magnifique promesse, qui trouvera son accomplissement dans le ciel comme sur la terre, dans la Jérusalem céleste comme dans la patrie d’ici-bas : Les richesses du sage lui sont une couronne. — Or, à Celui qui étant riche s’est fait pauvre pour nous afin que par sa pauvreté nous fussions rendus riches, soient de notre part à tous amour, retour, adoration et dévouement !

Ainsi soit-il !

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