William Booth

6. EN AVANT QUAND MÊME !

Malgré ses succès pastoraux, William Booth ne se sentait pas dans sa sphère d'activité ; il lui tardait d'échapper entièrement à la routine du pastorat, pour reprendre sa tâche de pionnier. Il venait d'achever à Gateshead un ministère de trois ans, et selon le règlement, l'Assemblée générale des Églises, espèce de Synode aux pouvoirs très étendus, devait lui assigner un nouveau poste. Les amis du jeune pasteur, les membres des Églises qu'il avait visités, tous demandaient la mise à part du jeune ménage pour l'œuvre à laquelle Dieu lui-même les appelait. Les Booth étaient décidés à ne plus accepter de tergiversations : ou le Synode nommerait William Booth évangéliste de la dénomination, ou William Booth quitterait la dénomination.

Pour comprendre la valeur d'une telle décision, il faut se souvenir qu'à cette époque le jeune ménage avait quatre enfants de moins de cinq ans et pas un centime de revenus personnels. Cette rupture avec leur Église entraînait la séparation d'avec la plupart de leurs amis. Mme Booth écrivait à ce moment-là à ses parents :

William a peur. Il pense à moi et aux enfants. J'apprécie beaucoup son amour et ses attentions, mais je lui dis que Dieu pourvoira à tous nos besoins, si seulement il ne s'écarte pas d'une ligne du chemin du devoir. Chose étrange, comment se fait-il que moi, qui d'ordinaire hésite et recule devant le sacrifice, je sois dans ce cas la première prête ? En vérité, je puis l'avouer, j'ai consenti à ce renoncement de tout cœur, et depuis je suis une autre créature. Oh ! priez pour nous de plus en plus.

La séance qui amena la rupture du révérend William Booth avec sa dénomination a été décrite d'une manière très vivante dans La vie de Catherine Booth. Le Synode était assemblé dans une grande chapelle méthodiste ; en bas, les membres du Synode, pasteurs et délégués laïques, les yeux tournés vers l'estrade où siégeait le Comité directeur ; dans les galeries, le public, membres de l'Église locale et femmes de pasteurs qui accompagnaient leurs maris à cette assemblée annuelle. Vint la répartition des postes entre les divers pasteurs ; à William Booth, le Synode offrait une combinaison bâtarde qui ne lui aurait permis d'accomplir rien qui vaille. Le jeune pasteur hésite un moment.

Il peut se sacrifier, lui, à son idéal et à sa mission, mais a-t-il le droit de sacrifier sa femme et ses enfants ? Quel est le Victor Hugo qui nous dépeindra les phases tragiques et rapides de cette tempête sous un crâne, ou plutôt dans une conscience ? Ses yeux se lèvent vers les galeries comme pour y chercher une inspiration. Sa femme rencontre les regards questionneurs, la flamme du sacrifice illuminant son visage, elle se dresse, superbe dans son indignation :

– Jamais ! crie-t-elle.

William s'incline devant le président et quitte la salle où son sort vient de se décider. Plus tard, le Général, revenant sur cet événement, écrira :

Cette affaire nous brisa le cœur. Dispersées à travers le pays, une foule de personnes nous aimaient, ma chère femme et moi. C'est avec un profond regret et une infinie tristesse que je me séparais d'elles. Mais je me sentais obligé d'obéir au geste de mon Maître, m'indiquant de sa main percée la route à suivre. Ainsi, avec ma femme et mes quatre enfants, je quittais ma calme situation pour m'en aller par le monde, me confiant en Dieu seul, et ignorant entièrement d'où me viendrait le secours, les quelques shillings nécessaires à notre vie matérielle, et aussi ce que je devais faire et où je devais me rendre.

Tous mes amis pensaient que j'avais commis une faute, quelques-uns me jugeaient fou. J'avoue que ce fut une des situations les plus embarrassantes de ma vie. Aucune issue ne s'offrait à moi pour sortir de cette situation. Il ne me restait qu'une action possible : me fier à l'Éternel et attendre dans le calme son salut.

Quelques jours après sa démission, William Booth reçut une lettre d'un jeune pasteur converti à une des réunions du futur Général ; il lui demandait de bien vouloir passer en Cornouailles pour l'aider à réveiller son Église. Le jeune ménage partit immédiatement pour Hayle, un petit port de cabotage sur la côte de Cornouailles, où se trouvait cette Église.

L'entreprise, à vue humaine, manquait d'envergure. Il s'agissait d'une petite Église rassemblant une poignée de pauvres gens, la plupart des matelots, sans grande influence sur leur entourage. À son arrivée, William Booth fut averti que les rudes Cornouaillais, gens de sens rassis, n'accepteraient pas sa méthode du banc des pénitents. Néanmoins, William n'introduisit nul changement dans ses procédés et, bientôt, ces gens froids et fermés se pressèrent au pied de l'estrade, ou près de la table de communion, arrosant de leurs larmes de repentir ce banc dont ils ne voulaient pas entendre parler.

Le bruit se répandit, dans toute la contrée, qu'une œuvre extraordinaire s'accomplissait dans ce bourg. Les paysans se mirent en route par les sentiers montueux, les pêcheurs cinglèrent vers Hayle, les commerçants en oubliaient leurs affaires, et les ouvriers leur fatigue, pour venir écouter ce prédicateur qui, par son verbe puissant et fort, fouillait au fond des consciences, et jetait les plus énergiques et les plus froids pantelants aux pieds du Christ. Il leur arrachait l'aveu de leur défaite, car tous répétaient, les yeux levés vers la vision du Crucifié triomphant : « Seigneur, que dois-je faire ? »

La marée spirituelle balaya de son flot toute la région : Saint-Ives, Lelant Saint-Just, Penzance, Mousehole, Redruth, Camborne, tour à tour virent les mêmes scènes de repentance et de conversion. À Saint-Just, un millier de membres furent ajoutés aux diverses Églises de l'endroit.

Cependant, les Wesleyens et les Méthodistes primitifs, dans leurs assemblées générales, crurent devoir prendre des décisions énergiques contre ce couple d'évangélistes qui se permettaient de sauver les gens en dépit des règles et coutumes ecclésiastiques. Nulle chapelle méthodiste ne devait s'ouvrir à ces prédicateurs hors cadre. L'histoire recommençait ; l'Église organisée avait chassé Wesley et sa bande de prédicateurs, l'obligeant à fonder une nouvelle dénomination religieuse ; maintenant, l'Église de Wesley, figée dans sa dignité, se barricadait contre William Booth et sa femme qui avaient ressuscité les méthodes et le verbe de Wesley ; elle se préparait à les forcer à créer une organisation religieuse nouvelle.

À la fin de sa carrière, le Général confiera ses réflexions sur ce sujet à son entourage :

Que personne ne suppose que je garde le moindre ressentiment contre les Églises à cause de la façon dont elles me traitèrent jadis. Je ne désire jeter la pierre à aucune d'elles. Dieu m'a préservé toute ma vie de semblables sentiments, et je me réjouis des marques d'affection dont j'ai été comblé ces derniers temps, en divers pays, à cause de cet esprit d'oubli des offenses. Mais je désire faire comprendre clairement aux lecteurs en terre païenne, comment j'ai été conduit à créer une organisation tout à fait en dehors des Églises chrétiennes, cela pour remplir ma mission, et la raison pour laquelle nos officiers et nos soldats, tout en ne désirant pas plus que moi se disputer ou simplement discuter avec une Église voisine, doivent cependant toujours préserver leur indépendance, comme je l'ai toujours fait moi-même, quelle que soit l'amitié des Églises pour nous à l'heure actuelle.

Il nous faut même veiller à empêcher nos officiers d'accepter trop souvent les invitations à tenir des réunions dans les édifices religieux, invitations qui leur parviennent de tous côtés, de crainte qu'ils ne perdent le contact avec les masses et ne se contentent d'un auditoire d'admirateurs.

Les trente-six ans que j'ai passés à la vaine recherche d'un foyer, et d'une société religieuse parmi les Églises, m'ont révélé, comme seule l'expérience le pouvait, les pensées et les sentiments de millions de personnes, dans nos pays prétendus chrétiens, qui n'ont jamais franchi le seuil d'une église, et trouvent inconcevable même la pensée de pénétrer un jour dans un édifice religieux.

Si cette expérience nous fut d'un grand secours en terre chrétienne, combien plus encore nous est-elle utile en Asie ou en Afrique, là où notre œuvre débute à peine. Quand je me rendis au Japon, les missionnaires, par tout le pays, s'unirent pour me présenter comme un exemple de véritable activité chrétienne pour le bien des hommes. Mais les chefs des cinq sectes bouddhistes furent tout aussi unanimes à m'accueillir favorablement, et à exprimer leurs souhaits de succès pour mon œuvre.

Dans les Indes et en Afrique, j'ai souventes-fois été soutenu dans mes manifestations en plein air ou dans nos salles, par les chefs hindous, parsecs, sikhs, bouddhistes, juifs et mahométans qui, d'ordinaire, ne fraternisent guère avec les chrétiens. Je ne pense pas que j'aurais eu la même action si j'avais appartenu à quelque branche de l'Église chrétienne en Angleterre.

Peut-on s'étonner alors que j'aie vu, dans les expériences désagréables de mes premières années, la main de Dieu me conduisant par des chemins inconnus, et où je reconnaissais difficilement le bon chemin ? Pourquoi un homme qui désirait seulement amener les perdus au Grand Berger qui cherche toutes les brebis égarées, ne put-il entrer et rester dans un des troupeaux officiels, sinon parce qu'il nous était réservé, à mes soldats et à moi-même, une tâche infiniment plus grande et plus importante que toutes celles que j'avais accomplies auparavant ?

Nous ne suivrons pas notre couple de prédicateurs itinérants dans toutes leurs randonnées. Pourtant, il nous faut nous arrêter un instant sur les expériences de William Booth à Walsall ; nous assisterons ainsi à la genèse d'une méthode salutiste. L'Armée du Salut, avec ses méthodes variées, n'est pas sortie, comme un vain peuple serait teinté de le penser, tout armée du cerveau du Général, comme Minerve, cuirassée et casquée, du cerveau de Jupiter. Elle a crû et s'est développée selon les besoins et les circonstances, tel un organisme vivant : la fonction a créé l'organe. À Walsall, il s'agissait de recruter une congrégation pour une grande chapelle méthodiste. L'édifice se dressait là, mais les auditeurs refusaient absolument d'en franchir le seuil.

En 1886, le Général racontait cette campagne en ces termes :

Des Méthodistes avaient construit une grande chapelle, mais ils ne pouvaient former de congrégation. Ils nous invitèrent à les aider dans l'accomplissement de cette tâche. Mais, hélas ! aucune de nos attractions, à l'intérieur de la chapelle, ne charmait les gens. Les personnes respectables et en vue étaient trop fières pour entrer dans cette chapelle, et les autres membres des classes inférieures étaient absolument opposés aux affaires de ce genre. Je m'efforçais de les entraîner à ma suite. La bataille était rude. Soir après soir, je parlais à de grandes foules sur la place du Marché, puis nous partions en bandes, à travers les sombres ruelles bordées de taudis, vers la chapelle où très peu d'auditeurs entraient. La foule me suivait bien jusqu'à la porte de la chapelle, mais pas plus loin.

C'est alors que j'imaginai un genre spécial de réunions, d'où devait sortir un des mouvements religieux les plus remarquables, connu plus tard sous le nom de « Brigade Alléluia ». Pour attirer les gens à l'intérieur de la chapelle, nous invitâmes toutes les célébrités des faubourgs de Nottingham, de Derby, de Birmingham et des environs, jadis notoires pour leurs péchés et leur dégradation, mais qui servaient Dieu maintenant. Nous avions ainsi rassemblé un braconnier, deux boxeurs, un ancien pensionnaire de la prison de Birmingham et d'autres spécimens du même genre. Ces notoriétés faubouriennes furent annoncées, non sous leur caractère de gens religieux et honorables, mais tels qu'ils étaient avant leur conversion. Le matin, nous défilâmes ; des charrettes dans le creux d'un terrain vague et là, toute la journée, réunions sur réunions. Les auditeurs se pressaient en foule autour des chariots, et de nombreuses âmes furent sauvées.

Les hommes que nous avions ainsi réunis pour la première fois travaillèrent ensemble, et avec quelques autres, pendant quelques mois, parcourant tout le pays noir et les régions voisines. Ils attirèrent au Christ des milliers de personnes de toutes classes. Plusieurs personnages des plus mal famés de la région furent convertis ; ce fut indubitablement un des mouvements religieux les plus remarquables.

Mais l'effet et l'influence de ce mouvement sur les classes les plus pauvres et les plus disgraciées de la population fit une puissante impression sur mon esprit ; je n'ai jamais cessé de me demander si une telle œuvre ne pourrait pas être organisée, et conduite de façon à en faire une force capable d'agir puissamment sur la masse des gens vicieux qui croupissaient partout à la ronde.

Au moment où il formera la « Mission Chrétienne », plus tard l'Armée du Salut, le souvenir de la « Brigade Alléluia » dut se présenter à sa mémoire et lui inspirer sa fameuse réponse à la question un peu moqueuse de ses critiques :

– Où trouverez-vous des collaborateurs ? – Dans les cabarets.

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