William Booth

7. À WHITECHAPEL

Whitechapel, c'est le berceau de l'Armée du Salut, berceau digne de cette œuvre qui se propose l'imitation du Christ. Jésus, à sa venue sur notre terre, ne trouva nulle place dans les maisons judéennes, pas même un coin dans le caravansérail où se pressent les voyageurs : mendiants qui montent à Jérusalem pour profiter de la générosité populaire en ces jours de fête solennelle, et marchands dont les vêtements gardent le parfum des contrées lointaines et qui enferment, dans leurs ballots, l'or d'Ophir, l'encens de Suse et les étoffes chatoyantes de Babylone. Il dut se contenter de la mangeoire de l'âne et du bœuf, dans une obscure étable.

La « Mission Chrétienne », maintenant l'Armée du Salut, ne trouva non plus aucun asile dans les nobles églises aux portiques sculptés et aux vitraux artistiques, épandant sur les fidèles agenouillés une douce lumière, ni dans les vastes temples aux voûtes sonores, où la voix du prédicateur éveille les échos de plusieurs siècles de ferventes prédications. Il n'y avait point de place pour elle. Elle est venue chez les siens, mais les siens ne l'ont point reçue. Elle dut se contenter d'une vieille tente dressée dans un ancien cimetière. Encore fallut-il la maladie du missionnaire qui devait prêcher dans ce lieu, pour que William Booth soit invité à le remplacer.

L'ancien cimetière, la tente que le premier ouragan effilochera en charpie, tout cela n'est rien encore, comparé à la misère des auditeurs et au spectacle des rues de ce quartier. Des enfants en guenilles, dont la chair se cache sous un enduit de crasse et de croûtes suintantes, se traînent sur les trottoirs, ou plongent leurs mains dans l'eau puante du ruisseau ; des femmes échevelées, dépoitraillées, les pieds nus dans des savates éculées, le yeux allumés par la double fièvre de l'ivresse et de la tuberculose, vomissent des paroles ordurières, que les gamins répètent entre deux éclats de rire ; des hommes à l'allure louche, les mains enfoncées dans les poches de leur veston, le col relevé pour masquer l'absence de chemise, la casquette enfoncée sur le front, ne laissant filtrer qu'un regard torve, se glissent le long des murs, tels des fauves au pas feutré se faufilant dans la jungle. Des taudis qui abritent cette humanité larvaire, mieux vaux ne point parler.

Le crayon le plus réaliste ne saurait dépeindre ces chambres sans air ni lumière où s'entassent pêle-mêle hommes, femmes, vieillards, enfants. Dans un coin, un ivrogne éructe, entre deux hoquets, de grossiers jurons, tandis qu'à travers la mince cloison, retentit la querelle de la prostituée et de son client qui refuse d'abandonner, entre les griffes de la femme, sa dernière pièce de six pence. Pour décrire ce quartier et ses habitants, il faudrait la plume d'un Dickens : « Il n'avait jamais vu un endroit plus sale ni plus misérable. Les rues étaient étroites et boueuses, et l'atmosphère imprégnée d'une odeur nauséabonde. De multiples petites boutiques s'alignaient de chaque côté de la rue, mais la seule marchandise qu'elles semblaient vendre était une multitude de gosses qui, même à cette heure de la nuit, se traînaient sur les seuils ou pleurnichaient à l'intérieur. Seuls, les « pubs », les matroquets prospéraient au milieu de la misère générale. »

En toute sincérité, des habitants de ces régions, on peut dire avec l'évêque South : « Ils ne sont pas nés, mais damnés pour toute leur existence. »

William Booth écrivait après les premières réunions sous la tente dans ce quartier maudit :

Lorsque je vis ces multitudes de pauvres gens, la plupart sans Dieu et sans espérance, dans ce monde, lorsque je m'aperçus de l'attention et de l'avidité avec lesquelles ils m'écoutaient, me suivant de la réunion en plein air à la réunion sous la tente, et dans maintes occasions acceptant, sur mon invitation, de s'agenouiller aux pieds du Sauveur, mon cœur s'éprit d'un ardent amour pour eux. Je retournai à pied à notre logis, à l'autre extrémité de Londres, et je dis à ma femme :

– Oh ! Kate, j'ai trouvé ma mission. Voilà les gens dont j'ai désiré le salut, toutes ces dernières années. Comme je passais ce soir, devant les portes rutilantes de lumières des bars et des cabarets, prodigues d'éclairage, il me semblait entendre une voix murmurant à mon oreille : « Où pourriez-vous trouver de plus grands païens ? Où votre travail serait-il plus nécessaire que dans ce quartier ? » Là, sur le moment, du fond de mon âme, je me suis consacré, et vous, les enfants, à cette œuvre immense. « Ce peuple sera votre peuple et notre Dieu sera son Dieu. »

Mme Booth comprit immédiatement le sacrifice qu'exigeait une semblable consécration. Elle écrivait à ce sujet :

Je me rappelle très bien les émotions qui, en ouragan, balayèrent mon âme. J'étais assise, suivant du regard le jeu des flammes dans la cheminée ; le démon me chuchota : « Encore un nouveau début, toute une révolution dans ta vie. » La question financière constituait un sérieux obstacle. Jusqu'ici les collectes faites parmi nos auditeurs, gens respectables et à l'aise, avaient suffi pour couvrir nos dépenses personnelles, ainsi que les frais de nos missions. Mais nous ne pouvions nous attendre au même résultat parmi les miséreux de l'Est londonien ; nous hésitions même à organiser une collecte dans un pareil milieu.

Néanmoins, je ne voulus pas décourager mon mari par ma réponse. Après un moment de réflexions et de prières, je répartis :

– Eh bien ! si vous croyez devoir rester dans ce quartier, restez-y. Nous nous sommes attendus au Seigneur pour nos besoins une première fois, nous pouvons nous fier à lui à nouveau.

Le Général date de ce soir-là la fondation de l'Armée du Salut.

Jour après jour, les réunions groupaient les foules aux carrefours de Whitechapel et la tente s'emplissait à craquer. Les plus déshérités de ce quartier – et Dieu sait la profondeur de la misère de l'Est londonien – venaient avec plaisir écouter cette prédication dépouillée de tout jargon ecclésiastique, franche et pétillante d'humour. Ils sentaient que la religion de ces deux prédicateurs, le mari et la femme, n'était pas le gendarme du coffre-fort des riches. Ils accueillaient avec joie les allusions de Mme Booth aux riches oisifs et vicieux, qu'elle parait de titres aussi ronflants que comiques :

– Sa Grâce le duc de Vautour ; Son Donneur le Séducteur de femmes ; Sans Vergogne, fils du brave colonel du Juron !

Ces traits d'esprit attiraient la foule. Plusieurs venaient pour se distraire, et les réunions ne s'écoulaient pas toujours dans le calme et le recueillement. Des voyous lançaient des plaisanteries, imitaient les cris des animaux de la ferme ; parfois, le bruit dégénérait en véritable bagarre. Mais le prédicateur ne se troublait pas pour si peu ; du moment qu'il parvenait à grouper des auditeurs, peu lui importait le reste. D'ailleurs, plus d'une fois, les meneurs de ces bandes de voyous, après mille sarcasmes, s'avouaient vaincus par la patience et la persévérance du prédicateur, et ils venaient s'agenouiller au banc des pénitents. Entrés pour se moquer de ces fous religieux, ils restaient pour prier avec eux, et pour les aider dans leur œuvre.

Parmi les premiers convertis de la mission de Whitechapel se trouvait un Irlandais, qui devint plus tard officier de l'Armée du Salut. Il raconte lui-même sa conversion dans un style aussi vivant que populaire :

J'étais boxeur professionnel. En ce temps-là, nous boxions dans un ring de sept mètres, et non pas comme maintenant un ring de cinq mètres, et je vous assure qu'il fallait savoir encaisser pour tenir bon contre un adversaire rapide. Mais j'étais vif comme le vent et vigoureux avec cela ; je rendais avec usure les coups reçus. Nos rencontres avaient lieu dans une salle derrière le cabaret du « Mendiant aveugle ». C'est dans cette salle, il y a quarante-huit ans, que devait se dérouler un match entre Fitz Gérald, un Irlandais aussi, et votre serviteur. Fitz Gérald était un des plus forts gaillards de Whitechapel. Nous étions l'un et l'autre jaloux de notre renommée, et le combat promettait d'être chaud. Un matin, je me rendais au cabaret ; j'étais sur le trottoir de l'autre côté de la rue, marchant les mains dans les poches, lorsque je me trouvai tout à coup pour la première fois face à face avec le Général Booth. C'était le 26 juillet 1865. Je le regardai et il me regarda. Quelque chose de particulier dans l'aspect de cet homme retenait mon attention. Je m'arrêtai et m'immobilisai sur le trottoir, les yeux fixés sur lui ; et lui, de son côté, plongeait ses regards en moi. Je crus tout d'abord qu'il allait me demander son chemin. Point de doute, c'était un pasteur égaré dans ce quartier ; sa cravate blanche et son chapeau haut de forme révélaient sa profession. Lorsqu'il m'eut regardé ainsi un moment, il me dit d'un ton triste :

– Je cherche du travail, et je n'ai pas un lieu où reposer ma tête.

J'étais surpris. Je pris quelques pièces de monnaie dans ma poche pour les lui offrir, mais lui continuait, me montrant les « copains » à la porte du « bistro » :

– Regardez ces gens abandonnés de Dieu et des hommes. Pourquoi chercher du travail ? Le voilà, mon travail, là, qui m'attend ; mais je n'ai pas un endroit pour reposer ma tête.

– Vous avez raison, monsieur ; ces gens-là sont abandonnés de Dieu et des hommes. Si vous pouviez faire quelque chose pour eux, vous accompliriez une œuvre magnifique.

Pourquoi ai-je répondu ainsi ? Sans doute l'apparence de ce prédicateur, si différent des autres. C'était un monsieur aux manières agréables, teint pâle où flambaient deux yeux de charbons, une grande barbe noire s'étalant sur sa poitrine, avec quelque chose d'étrange dans son aspect qui attirait et captivait. Il m'apprit qu'il prêchait dans Mile End road, il m'invita à venir l'écouter, moi et quelques-uns de mes camarades ; je le lui promis.

Je devais, le lendemain, me mesurer avec Pitz Gérald. Je me, disais : « Ce sera le dernier combat de ma vie. » Et je pensais à la rencontre avec le pasteur ; puis, je l'avoue, je croyais bien que Pitz Gérald me tuerait. Il était plus grand que moi et très violent ; mais lorsque sonna le match, il se défendit mollement, et abandonna après une lutte d'une heure trois quarts. Vainqueur et encensé par les camarades, qui prétendaient faire de moi un héros, je n'en décidai pas moins de ne plus jamais boxer. Aussitôt que je le pus, je me mis à la recherche de l'endroit où M. Booth prêchait.

Je n'ai jamais rencontré un homme aussi ardent. Entouré par les pires voyous de Whitechapel, les plus grands scélérats qui aient jamais foulé le sol de notre planète, il tenait bon. Les uns se moquaient de lui, d'autres riaient aux éclats ; mais M. Booth élevait la voix au-dessus du vacarme, il entonnait un cantique et chantait jusqu'à ce que le bruit s'apaisât. Alors j'enlevai mon veston et vins me placer sur l'estrade, à côté du prédicateur, au lieu de me joindre à la bande des turbulents. En deux minutes, les plus terribles se calmèrent et devinrent doux comme des moutons. Quand la réunion fut terminée, M. Booth me saisit par le bras et me demanda :

– Comment avez-vous pu les apaiser ainsi ?

– Oh ! lui répondis-je, il y avait certainement dans le nombre des hommes plus costauds que moi ; mais je suis Irlandais, et chacun sait bien qu'un Irlandais ne renâcle jamais devant une bagarre.

Alors, continuant à me regarder, il me dit :

– Vous n'êtes pas heureux ?

– Quelle est la raison de mon malheur, d'après vous ?

– Vous périrez comme un chien, car vous vivez pour le diable, et le diable vous aura.

– Qui vous a érigé en prophète ? demandai-je avec une pointe d'impatience.

– Mon Père Céleste, répondit-il.

À ces mots, je baissai les yeux. Et lui, la main sur mon épaule, d'un ton affectueux, bien différent de celui de ses premières phrases :

– Cependant, je ferai un homme de vous.

Peu de jours après, je m'agenouillai au banc des pénitents, dans la tente, et il vint m'entourer le cou de son bras :

– Vous n'êtes pas heureux, me redisait-il.

Coûte que coûte je dus confesser ma misère, car j'étais un être vil et diabolique. Il pria avec moi, et je ne me relevai que transformé, converti et prêt à mourir pour cet homme.

Quel était l'idéal oratoire de William Booth en ce temps-là ? Un des convertis de la première heure, qui se tint à ses côtés pendant de longues années, nous en donne une idée :

Le Général, dans ses discours, était aussi impétueux que l'ouragan. On aurait cru qu'il allait vous déraciner l'âme et vous l'emporter dans un tourbillon. Au milieu de cette tempête, il plaçait quelques phrases calmes, une vérité qui pénétrait au plus profond de la conscience et vous embrumait les yeux, ou une histoire qui vous faisait rire aux éclats. Mais toujours vous sentiez qu'il voulait sauver votre âme. Point de doute possible à ce sujet.

Dans un article nécrologique, un rédacteur du Daily Telegraph décrivait ainsi le Général :

Il possédait la puissante personnalité de l'orateur populaire. Grand et svelte, d'une maigreur quasi ascétique, vêtu d'une longue redingote à brandebourgs, rappelant la petite tenue des officiers supérieurs anglais, il dépassait de toute la tête son entourage. Un nez fortement aquilin, des yeux marron foncé lumineux et doux, et une longue barbe devenue neigeuse ces dernières années, lui donnaient l'apparence d'un patriarche échappé des pages de la Bible ; par ses traits il forçait l'attention. L'énergie et la vivacité se révélaient dans chacun de ses mouvements...

Orateur populaire, il possédait et exploitait un riche filon d'humour, et le don de vêtir les lieux communs de la vérité et les doctrines religieuses d'une forme originale qui les montrait sous un jour tout nouveau. Il avait à sa disposition une abondante collection d'anecdotes. Dans le choix de ses comparaisons et de ses phrases, il bousculait toutes les conventions avec une étonnante hardiesse. Il expliquait ainsi sa témérité : « Nous n'avons plus de réputation à perdre : nous ne sommes pas comme la plupart des autres prédicateurs, qui ne peuvent rien essayer, ou rien dire, sans se demander d'abord ce que les respectables membres de leur Église, ou les dignes représentants de la société vont penser et dire d'eux. Nous, il y a longtemps que nous sommes jugés par tous les honorables et révérendissimes gentlemen ; ils nous ont classés parmi les fous et dans une catégorie pire encore ; aussi nous pouvons aller dans n'importe quelle ville et agir à notre guise, parler selon l'inspiration du moment, sans nous soucier du qu'en dira-t-on. »

Un philanthrope, M. Samuel Morley, ayant entendu parler de la courageuse prédication de William Booth dans l'Est londonien, lui offrit son aide pécuniaire, et plaça son influence à sa disposition, sans autre condition que la continuation de l'œuvre commencée. Les réunions en plein air sur une place boueuse du carrefour de Mile End road et de Sydney street, avec leurs auditoires d'incrédules, de blasphémateurs et d'ivrognes bruyants ; les défilés par Whitechapel road, sous une averse d'immondices qui s'abattait sur le prédicateur et ses convertis ; les affiches avec leurs textes frappants portés dans ces défilés, le banc des pénitents et les témoignages des nouveaux convertis avaient conquis toute sa sympathie.

Le secours de M. Morley vint à point au pauvre prédicateur chargé de famille, et abandonné par la plupart des amis qui l'avaient soutenu jusqu'ici. Les uns lui reprochaient sa prédication de la sanctification, les autres son insistance sur la repentance et les œuvres qui doivent en découler, d'autres encore ses réunions en plein air, ses défilés par les rues, ses cultes trop bruyants au milieu d'une populace moqueuse et foncièrement irrespectueuse.

Cependant, l'aide de M. Morley n'aplanit pas toutes les difficultés. À la fin de la quatrième semaine, le dimanche, à l'heure de la réunion, Booth et ses aides trouvèrent la tente écroulée et en lambeaux. La tempête, qui avait soufflé la nuit sur Londres, et aussi la malveillance de quelques voyous, qui avaient coupé les cordes de la tente, aidant l'ouragan, et la « Mission Chrétienne de Whitechapel » se trouvait de nouveau sans abri.

On doubla le nombre des réunions en plein air ; d'ailleurs, pour une œuvre qui s'adresse au peuple, les carrefours et les places publiques constituent les cathédrales idéales.

Après de longues recherches, la Mission se transporta dans une salle de danse. Le dimanche matin, de bonne heure, à peine les derniers flonflons du bal éteints, les convertis de la « Mission » nettoyaient la salle et y installaient les chaises échappées à la tourmente qui avait détruit la tente. Cette salle était longue, étroite, elle pouvait contenir six cents personnes. Sur le devant s'ouvrait le magasin du propriétaire, un photographe ; les clients, pour se rendre à l'atelier de photographie, passaient par une galerie ouverte sur la salle de réunions. Parfois, ils s'arrêtaient un moment pour écouter les étranges discours de cet orateur qui prêchait dans une salle de danse.

Nous avons eu là des réunions vraiment merveilleuses, écrivait le Général en 1886. J'ai dû aussi y donner plus d'un rude coup de collier le dimanche, présidant régulièrement trois ou quatre réunions en plein air, marchant à la tête de trois défilés processionnant à travers les rues de Withechapel, et parlant encore à trois réunions dans la salle, et la plus grosse part du travail m'incombait. Mais la grandeur et la joie de l'œuvre accomplie me soutenaient ; dans cette salle furent posées les fondations de tout ce que nous avons entrepris depuis.

Cette salle ne leur était ouverte que le dimanche ; il fallait en trouver une autre pour les réunions de la semaine. Un ancien magasin, bas de plafond, où jadis s'entassaient les balles de laine, vit se presser la foule des auditeurs. Malheureusement, il prenait jour sur la rue et, l'été, il y régnait une température presque tropicale. Si on ouvrait porte ou fenêtres pour aérer, les gamins jetaient de la boue ou des cailloux à l'intérieur ; ils lançaient des pétards allumés sur les gens. Orateur et auditeurs en prirent vite l'habitude ; ils répondaient au bruit des pétards par une volée d'alléluias. Cependant, bien des personnes, peu accoutumées à ce charivari, fuyaient un lieu de culte si peu approprié à la calme méditation ; mais de pauvres âmes trouvèrent la paix au milieu de ce tumulte.

Puis la Mission émigra dans une ancienne chapelle, un très bel endroit, comparé aux salles précédentes ; cependant la foule boudait cette chapelle et refusait de s'y laisser entraîner, à cause même de son cachet religieux.

Une étable, nettoyée et blanchie à la chaux, promettait de nombreux succès ; cette fois, William et ses aides avaient imité la Perrette du fabuliste, et pris leurs rêves pour la réalité. Après une ou deux réunions, ils furent expulsés, parce qu'ils troublaient une société de gymnastique qui s'exerçait dans un bâtiment attenant à l'étable. Notre prédicateur d'errer à nouveau, tenant des réunions dans une échoppe de charpentier, à Old Ford ; dans une salle en planches, parmi l'odeur des étables et des porcheries, à Poplar ; dans un jeu de quilles couvert, à Whitechapel. Enfin, il s'installe dans un cabaret de bas étage, boîte célèbre par les scènes immorales qui s'y déroulèrent. Booth acheta la licence de cette trop fameuse « Eastern star » (l'étoile d'Orient), il y ouvrit sa première librairie religieuse et une grande salle de réunions, avec, au premier étage, des petites salles pour les études bibliques et la prière.

Mais ce ne fut qu'après la location du théâtre d'Effingham, que la mission se trouva établie avec quelques chances de durée.

Pourtant, à cette époque, William Booth n'avait pas encore formé de plan pour l'organisation de son œuvre ; il écrivait plus tard :

Au début, j'étais fortement opposé à la création d'un organisme religieux nouveau. Sans doute, plus d'une fois, me vint à l'esprit l'idée du travail pour Dieu et pour les hommes que pourraient accomplir des gens mus par une seule pensée, celle du salut immédiat des masses ; je songeais aussi aux gens sauvés dans nos réunions, et à leur consécration à l'œuvre du salut de leurs camarades. Mon grand chagrin, au temps de mes relations avec les diverses Églises, provint du spectacle des divisions à propos de ma piété pratique, et des résultats immédiats de ma prédication ; mais j'éloignais toujours de moi la suggestion de former le peuple de sauveteurs dont je rêvais.

Mon idée première était d'envoyer nos convertis dans les Églises. À l'expérience, cette façon d'agir se révéla impraticable :

  1. nos convertis ne voulaient pas s'y rendre ;
  2. les Églises ne désiraient pas leur présence ;
  3. nous avions besoin d'eux pour nous aider à sauver les autres pécheurs.

Nous fûmes ainsi conduits à pourvoir nous-mêmes aux besoins spirituels de nos gens.

Il faut bien le confesser, à la honte de notre christianisme officiel, les Églises ne regardaient pas d'un bon œil l'entreprise de ce prédicateur pour le moins extravagant. Cette hostilité des Églises explique la boutade du Général Booth :

Les temps sont venus pour le prêtre et le lévite de ne plus se contenter de passer rapidement près du blessé sur le bord du chemin de Jérusalem à Jéricho. Maintenant ils s'arrêtent, reviennent s'il le faut sur leurs pas, pour assommer à coups de poings les bons Samaritains qui osent secourir le moribond.

Faisons la part de l'exagération dont ne saurait toujours se défendre un homme qui souffre d'une stupide inimitié, cette phrase n'en jette pas moins un jour cruel sur la religiosité de prétendus disciples du Christ. Nous comprenons que la vision des misères de Whitechapel et l'apathie des Églises lui aient inspiré le paragraphe virulent de son livre Dans les ténèbres de l'Angleterre :

Quelle satire pour notre christianisme et notre civilisation : l'existence de ces colonies de païens et de sauvages au cœur de notre capitale. C'est une sinistre farce – les théologiens emploieraient peut-être une expression plus forte – d'appeler du nom de Celui qui vint chercher et sauver les perdus, ces Églises qui, au milieu des multitudes qui glissent à la perdition, dorment insouciantes et apathiques, ou discutent avec un intérêt passionné du choix d'une chasuble. Pourquoi tous ces temples et toutes ces salles de réunions, pour sauver les hommes de la perdition dans le monde à venir, et pas une seule main tendue pour secourir ceux qui se débattent dans l'enfer de la vie présente ? N'est-il point temps qu'oubliant un moment leurs chicanes sur les points de doctrine les plus controversés, infiniment petits et infiniment obscurs, les Églises concentrent toutes leurs énergies, dans un commun effort, pour briser le terrible atavisme du péché, et pour sauver de la perdition au moins quelques-uns de ceux pour qui, affirment-elles, leur fondateur est mort ?

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